LES CAPUCINS CANADIENS EN INDE
II. De la missiologie à l’inculturation

Inculturation en Inde des capucins canadiens

NOUS avons laissé les Capucins canadiens à un tournant de leur aventure missionnaire, quand ils prennent possession du territoire confié à leurs soins par la Congrégation de la Propagande : la préfecture apostolique de Gorakhpur. Pour le nouveau préfet, Mgr Malenfant, le temps était enfin venu de mettre en application sa doctrine missiologique, mûrie depuis longtemps, à l’école des papes Pie XI et Pie XII, ainsi que des experts les plus en vogue à l’époque.

Cette doctrine s’harmonisait avec le grand principe à la mode en matière de relations internationales : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Rompant avec la pratique séculaire de l’Église, on ne chercherait plus à s’appuyer sur le pouvoir colonisateur, on ne prétendrait plus civiliser – au sens d’européaniser – les peuples païens qu’on évangélisait. C’est pourquoi Mgr Malenfant s’était réjoui de la décolonisation indienne en des termes non équivoques :

« Colonie de l’Angleterre pendant plus de deux siècles, l’Inde vient juste de se libérer de ce joug odieux. Il y a peu de pays où l’on ait eu plus à souffrir des péchés de commission et d’omission de l’impérialisme étranger contre le bien du pays. Qui a tort ou raison en cela, ce n’est pas à nous d’en juger. C’est l’affaire des Indiens.

« On dira peut-être que devant certains maux inévitables qui ont suivi l’indépendance, plusieurs Indiens s’en prennent à regretter “ les beaux jours ” du régime anglais. Beaucoup d’Indiens aussi sont friands d’assimilation de choses européennes. C’est leur affaire. Ce n’est pas à nous de nous prévaloir de notre titre d’étranger pour imposer des vues et des manières étrangères. Les Indiens peuvent être laissés libres de prendre leur bien où ils le trouvent, mais ils n’accepteront jamais que nous le leur imposions. »

Certes la situation du nouvel État indien indépendant, particulièrement complexe, rendait délicate l’avancée des missions catholiques, faisant même craindre pour leur avenir. Mais le préfet ne voulait y voir que la confirmation de ses orientations premières : de toute urgence, il fallait ADAPTER l’Église à la culture indienne, afin qu’elle puisse survivre à une éventuelle expulsion des missionnaires européens.

ADAPTATION

Il ne s’agissait pas d’une adaptation simplement pratique ou empirique, telle que l’avaient comprise et appliquée les missionnaires de tous les temps, et dont le seul but était de mieux toucher les cœurs. C’était plutôt une adaptation de principe : tout devait être soumis au processus, afin que ne soient pas imposées aux Indiens des coutumes qui, pour leur être “ étrangères ”, leur seraient également “ inacceptables ”.

Charité missionnaire

Pour le nouveau préfet apostolique, la première chose à adapter, c’était le missionnaire lui-même : « Essayer de vivre et de travailler aux Indes, sur des Indiens, tout en demeurant étranger de mentalité et de manières de voir et de faire ; cela, tout en prétendant se faire accepter comme héraut d’une religion “ catholique ” et supra-nationale, c’est une contradiction dans les termes ».

Mgr Malenfant en fait même une question de charité apostolique, dans une inversion étonnante de la pensée d’un Mgr Jarosseau, par exemple, qui, par charité chrétienne, clamait de toutes ses forces la nécessité d’une colonisation française, efficace et féconde, pour tirer l’Éthiopie de son marasme.

C’est que, justement, de l’un à l’autre, la charité semble avoir changé d’objet, ou, tout au moins, d’idéal : il s’agit moins, maintenant, de donner la foi aux gens, avec les progrès de civilisation qu’elle entraîne, mais bien de les respecter tels qu’ils sont, comme des “ personnes humaines ” à part entière :

Mgr Malenfant

« Des missionnaires très pieux, mortifiés, charitables et zélés n’arrivent pas à se faire Indiens avec les Indiens. Ils ne comprennent même pas, parfois, que ça puisse et que ça doive se faire. Ils aiment des “ Indiens métaphysiques ”, ce qu’il y a en eux de pur esprit, mais ils ne peuvent s’empêcher de détester l’Indien de chair et d’os et ses manières de faire... Le malheur est que l’Inde n’est pas peuplée de purs esprits, mais de personnes humaines, composées d’une âme et d’un corps, avec toutes sortes de caractéristiques et d’accidents humains (...)

« Ce qui, dans ces éléments humains variables, ne s’oppose pas à l’unité de la foi et des mœurs chrétiennes, non seulement l’Église ne s’y oppose pas, mais elle nous dit positivement de le respecter, de le conserver, de l’intégrer dans le patrimoine chrétien de chaque nation et de chaque pays. L’Église aime les choses indiennes. Pourquoi le missionnaire ferait-il autrement ? »

Témoin de cette volonté de l’Église, Mgr Malenfant cite une exhortation du Saint-Siège, parue un an plus tôt (janvier 1950), et faisant savoir qu’en raison des circonstances indiennes, « il louerait grandement les missionnaires qui choisiraient, pour le bien de leur apostolat, de se faire naturaliser Indiens. » Il y voit un sommet de la charité missionnaire :

« Le jour où un indifférent fonctionnaire vous demanderait devant la loi : “ Renoncez-vous à votre nationalité et à votre citoyenneté canadienne, aux droits et privilèges qu’elle vous confère, jurez-vous d’aimer, de respecter, de défendre l’Inde, son gouvernement, sa Constitution, ses lois, à la vie, à la mort ? ”, si vous avez le courage de répondre sincèrement et sans hésitation : “ Je le jure ”, et si ce dépouillement juridique vient avec celui du cœur, vous faites certainement preuve d’un grand amour, à peine inférieur à celui de “ donner sa vie pour ceux qu’on aime ” ».

Tout au long de ses vingt-trois ans de préfectorat, Mgr Malenfant fut évidemment le premier à donner l’exemple dans tous les domaines. Sculpteur à ses heures, il partit à la recherche d’un “ style indien chrétien ”. En 1953, il fut à l’origine de la Commission pour l’art sacré Indien. Il s’occupa aussi de liturgie, en particulier au sein de la commission indienne de liturgie, et se multiplia en articles et conférences, se faisant ainsi un renom à travers le pays. Il fut évidemment des premiers à intégrer la langue vernaculaire, profitant des premières ouvertures de Rome en ce sens, dès 1950.

Parmi les autres innovations qui s’ajoutèrent au fil des ans, mentionnons le déchaussement des fidèles à l’entrée de l’église, le remplacement des cierges par des lampes à huile et des baisers liturgiques par un toucher des mains jointes portées sur le front, l’introduction du chant folklorique et de la danse, la confection de nouveaux vêtements liturgiques, l’adoption d’un autel bas, pour y célébrer assis, à la mode indienne... Le tout aboutissant en 1969 à l’élaboration d’un rite officiel indien, accrédité par la commission indienne de liturgie, et qui est actuellement toujours en usage dans les diocèses de Varanasi et de Gorakhpur.

Le Préfet apostolique ne s’en tint pas là. Il voulait que tous ses missionnaires partagent ses vues et les mettent en pratique. Il choisissait lui-même les ouvrages de missiologie à mettre à leur disposition, et encourageait fortement les spécialisations de chacun. Ainsi, le frère Yvon Caron devint expert en architecture. Le frère Liguori Lapointe explora le domaine du chant folklorique kirtan, pour l’employer à des fins catéchistiques. Un autre, le frère Jean-Vianney Daigneault, se piqua d’histoire et de philosophie hindoue.

Frère Edmond Packwood

Mais le plus grand succès fut incontestablement celui de frère Edmond Packwood dans la musique sacrée. Expert en grégorien, il eut tôt fait d’en remarquer les affinités avec la musique hindoustani. Il parvint à marier les deux styles en une nouvelle musique sacrée parfaitement adaptée. Son école de musique, fondée en 1956, eut un succès considérable : on s’y pressait de tous les diocèses de l’Inde, et de tous les ordres religieux. Son nom passa même les mers et parvint jusqu’à Rome, notamment dans les colonnes de l’Osservatore romano. Mais là-bas il devenait une enseigne, comme le modèle type de l’inculturation que le prochain concile œcuménique devait favoriser.

Il fallait encore adapter le domaine de l’apostolat indirect : écoles et œuvres de bienfaisance. Elles devaient évidemment être ouvertes à toutes les castes et confessions religieuses, ce qui est bien dans la pensée traditionnelle de l’Église, vu le grand avantage qu’elles offrent d’atteindre de larges pans de la population païenne, trop encadrés par leurs systèmes religieux (islam ou hindouisme) pour être prêchés directement.

Cette ouverture pose pourtant un problème de discernement, surtout dans les écoles : il faut trouver un équilibre de compromis entre le respect des confessions et le travail apostolique pour la conversion des âmes.

Cet équilibre exista peut-être dans les écoles de la préfecture, du moins Mgr Malenfant s’en montra-t-il soucieux dans les premières années. Mais pouvait-il résister longtemps à la pression d’un État qui, pour être jeune encore, n’en cherchait que d’avantage à s’affirmer en se durcissant contre l’étranger ? Mgr Malenfant, du reste, n’avait-il pas salué l’indépendance indienne ? Ne se faisait-il pas un point d’honneur de développer le patriotisme chez les enfants de ses écoles ? Il n’avait donc ni les moyens, ni surtout la volonté de s’opposer à l’État.

À partir de 1950, les écoles de la préfecture apposèrent donc le portrait des leaders nationaux à côté du crucifix. En 1953, elles furent priées par le Ministre de l’Intérieur de ne plus faire de conversions. Et quand éclatèrent de faux rapports sur de prétendues conversions forcées, le préfet ordonna de ne plus imposer les prières chrétiennes en présence des enfants païens. Moyennant quoi, après vingt ans d’efforts, il sera amené à ce constat désabusé : « Cette forme d’apostolat ne semble pas avoir porté de fruit en comparaison des efforts et du prix qui y ont été consacrés »...

Ainsi vont les œuvres catholiques quand elles n’ont plus le soutien d’un pouvoir politique, et quand, par ailleurs, le libéralisme les inféode à un pouvoir hostile.

Renouvellement de la prédication

Pere Marie-Louis Malenfant et Ernest Raid
Peres Marie-Louis Malenfant et Ernest Raid

Enfin, l’adaptation devait renouveler la prédication du missionnaire, comme en témoigne le Père Marie-Louis Malenfant, le propre frère du préfet apostolique : « Si le message chrétien est présenté comme il doit l’être, c’est-à-dire comme la voie unique du “ mukhti ”, ou salut dès ici-bas et dans l’au-delà, comme le royaume de Dieu sur terre par opposition au royaume de Satan, au “ karma ”, ou problème du mal, qui hante ces pauvres gens, si le missionnaire se présente sans crainte ni réticence comme un “ guru ”, c’est- à-dire un guide spirituel, il y a à peu près soixante-quinze chances sur cent que les gens seront intéressés. »

Cette récupération du vocabulaire hindou, pour être vraiment une “ stratégie missionnaire ”, ne devait pas être superficielle, ni facultative. Mgr Malenfant s’en expliquait ainsi : « Les croyances religieuses hindoues, nous voulons dire les meilleures parmi elles, et qui se rapprochent plus ou moins des dogmes chrétiens, ne sont pas d’origine purement humaine et naturelle. En partant de ces notions imparfaites et incomplètes, on peut amener graduellement l’hindou à réaliser combien le christianisme répond admirablement à ses plus vives préoccupations ».

Cette façon de faire cheminer le païen à partir de ses propres croyances est dangereuse... Mgr Malenfant le savait bien, et c’est pourquoi il avait soin de parer à la critique en nuançant son propos : « Qu’on veuille bien nous lire jusqu’au bout avant de crier au modernisme » disait-il, avant d’expliquer que l’hindouisme a bénéficié d’une “ Révélation primitive ”, héritée d’Adam et de Noé, qu’il a subi l’influence chrétienne, depuis l’apôtre saint Thomas, qu’un “ terrain d’entente ” existe donc, et qu’il faut savoir utiliser ces “ préparations providentielles ”... sans céder au syncrétisme, bien entendu !

Par exemple, il préconisait de faire avec la philosophie hindoue le même “ tour de force ” réussi par saint Thomas d’Aquin avec la philosophie païenne d’Aristote :

« A priori, ça ne devrait pas être plus impossible, ni plus hétérodoxe. (...) en tout cas, on ne convertira jamais l’Inde tant que l’on ignorera dédaigneusement, en bloc et sans examen sérieux, son patrimoine spirituel et intellectuel, qui est de qualité au moins égale à ce qu’était le patrimoine religieux et philosophique de la Grèce et de Rome à l’avènement du Christ. »

C’est là un a priori pour le moins téméraire, comme nous aurons à le voir. Mais retenons seulement le but fixé par Mgr Malenfant : gagner par la bienveillance les gens des hautes castes – fiers et orgueilleux peut-être, mais intellectuellement plus formés – seuls capables à ses yeux de fournir à l’Inde, dans un avenir rapproché, une élite chrétienne solide et influente.

C’est encore là un devoir dicté par la missiologie moderne, dont il reconnaît cependant, d’expérience, le caractère ingrat et peu fructueux. Il est tellement plus “ consolant ” de convertir massivement les gens de basse caste sans se soucier des autres ! Mais, dit-il, cela n’est pas “ planter l’Église ”, c’est faire fausse route et négliger le véritable mandat missionnaire.

LA CRISE

Toutefois, il faut bien constater que, malgré quelques succès humains réels, et avec l’excuse partielle d’un contexte socio-politique difficile, ce grand labeur d’adaptation n’a pas porté les fruits escomptés. Certes, un premier mouvement de conversions avait augmenté le nombre des fidèles de 2100 à 5000 entre 1947 et 1952, mais il semble plutôt le fruit du travail apostolique traditionnel du prédécesseur, Mgr Poli. À partir de 1953, le mouvement s’estompa dangereusement, la mission commença à piétiner, causant la mésentente entre missionnaires. Les uns mirent en cause l’esprit novateur du préfet, d’autres, tel le frère Packwood, se prétendirent lésés dans leurs travaux dès qu’on voulut, par nécessité, diminuer leurs subsides. Dans ces conditions, le préfet se sentit contesté à tout propos et devint nerveux, cassant et irascible.

Sur ce, un incident très grave se produisit à Mariabad, une mission tenue par le Père Marie-Louis Malenfant, que d’aucuns jugeaient beaucoup trop permissif envers les néophytes et les coutumes hindoues. L’un des catéchistes, ex-leader communiste, entraîna ses collègues à la grève. Le groupe se rendit à la mission voisine, battit un catéchiste, menaça un missionnaire, mit le village sens dessus dessous jusqu’à entraîner tous les villageois à apostasier et à piller la mission.

Le Père Marie-Louis Malenfant assista à la scène, impuissant. Il en fut commotionné pour de longues années. Un missionnaire témoigne : « un grand filet de lassitude et d’éberluement descendit sur toute l’équipe. »

Au Canada, le provincial s’inquiéta de plusieurs lettres alarmées qu’il reçut. Débarquant un an plus tard pour la visite canonique, il fut effrayé de ce qu’il trouva. Cinq frères demandaient à être transférés. Partout régnait la mésentente, et la perte de l’esprit surnaturel était patente. Il rédigea un rapport au Ministre général, disant qu’il fallait remplacer le préfet. À ceux qui restaient au poste, il rappela les exigences de la vie religieuse capucine : prière, exercices religieux, port de l’habit capucin, charité fraternelle...

La crise dura quatre longues années. Le provincial n’osait même plus envoyer de nouveaux sujets, tant il craignait pour eux ce mauvais climat... Malgré une terrible dépression nerveuse qui n’arrangea pas ses relations fraternelles, le préfet ne fut pas remplacé bien qu’il le demandât lui-même. Il finit par couper les ponts avec la province canadienne, jusqu’au changement de provincial en 1961.

SAUVÉ PAR LE CONCILE

Sur ce, intervint le concile Vatican II. Mgr Malenfant en retrouva un regain d’énergie. Il participa à la deuxième session, proposant quelques amendements. Paul VI le reçut par deux fois, et à l’ouverture de la troisième session, il fut désigné – grande émotion ! – pour porter et installer l’évangéliaire. En réalité, Vatican II, avec ses directives d’ouverture au monde et d’inculturation, était son triomphe contre les missionnaires récalcitrants...

Mgr Malenfant

Le nouveau provincial, plus libéral, lors de sa visite canonique en 1964, vit avec bonheur que tout était rentré dans l’ordre : « Les missionnaires ont acquis de la maturité. »... Faut-il entendre par là qu’ils se sont soumis ? Ou qu’ils ont su renoncer à certaines choses, comme de revenir au beau temps des conversions de jadis ? En tout cas, une nouvelle préoccupation anime désormais les esprits : passer la main.

En 1967, déjà, presque tous les postes de direction avaient été confiés à des prêtres indiens... non sans de multiples difficultés de relations humaines, dont le préfet fut le premier à souffrir. Les Capucins canadiens, se sentant désormais « une gêne pour la maturation du clergé Indien », décidèrent de se retirer progressivement, sur une période de cinq ans, s’alignant d’ailleurs sur une consigne générale d’indianisation du personnel, édictée d’un commun accord par l’Église et par l’État.

Quant à Mgr Malenfant, dont les forces déclinaient, il se vit donner un successeur en la personne du Père Patrick D’Souza, prêtre d’origine goanaise, venu d’un diocèse de la côte ouest. Nommé le 5 juin 1970, il fut sacré à Bénarès par le Cardinal Garcias, de Bombay, qui profita de la cérémonie pour rendre un vibrant hommage à l’œuvre des Capucins canadiens.

Le diocèse fut divisé à nouveau en 1984, donnant naissance à celui de Gorakhpur. En 2001, les deux diocèses comptaient 170 prêtres... de quoi rendre jaloux bien des diocèses canadiens ! mais la population chrétienne n’était encore que de 17 000 âmes, pour 32 millions d’habitants. Sa progression suit à grand peine la croissance démographique. Ces chiffres sont éloquents. Ils montrent une Église bien “ plantée ”, certes, mais qui en a oublié sa mission principale : sauver les âmes.

DÉPASSÉ PAR LE CONCILE

Au même moment où Mgr Malenfant, apaisé, résiliait sa charge aux applaudissements de tous, en France, l’abbé Georges de Nantes faisait déjà le bilan d’un désastre mondial. Vatican II avait peut-être permis le triomphe du préfet, il avait en même temps sonné le glas des missions catholiques à travers le monde, de par la volonté d’une coterie de novateurs parfaitement identifiables.

On relira avec profit l’étude de notre Père consacrée aux missions, dans la série « Préparer Vatican III » (La Contre-Réforme catholique, n° 52, mai 1972).

Au-delà des consignes d’inculturation et de pastorale missionnaire, l’intention des réformateurs était de saper à la base une œuvre que le dialogue et l’œcuménisme rendaient désuète. Ainsi, on ne dirait plus : « Les missions catholiques », mais bien « l’activité missionnaire de l’Église », suggérant par là que la “ mission ” devait être le fait de tous, et non plus un “ appendice lointain de l’Église au repos ”.

« Mais, remarque l’abbé de Nantes, en faisant des missions la chose de tous, on les ferait la chose de personne, en les “ resituant au cœur de l’Église ” on les arracherait aux terres lointaines. On leur enlèverait ainsi sans retour leur raison d’être et leur grandeur propre ! »

Le programme d’aggiornamento qui s’ensuivit faisait litière de la seule chose nécessaire : la conversion et le salut des âmes. On y retrouvait en revanche, à côté de quelques développements classiques réclamés par les évêques missionnaires, les thèmes récurrents de presque tous les actes conciliaires : inculturation, dignité humaine, œcuménisme, création d’assemblées et d’organes administratifs dans une perspective démocratique et mondialiste...

« Visiblement, concluait l’abbé de Nantes, la chute vertigineuse des missions catholiques s’en est suivie. Elle trouve dans le concile sa cause adéquate et proportionnée. Certes, les difficultés étaient antérieures ; les solutions mauvaises étaient déjà préconisées et mises en œuvre en bien des endroits. Mais le concile les adopta toutes et les promulgua avec l’autorité qui lui est et lui reste (bien à tort) reconnue. »

Vatican III, RESTAURATEUR DES MISSIONS

Avant toute considération pastorale, expliquait le théologien de la Contre-Réforme catholique, le concile Vatican III devra émettre une affirmation dogmatique sans équivoque : « Hors de l’Église, point de salut ». La formule, dans sa rigueur, n’exclut pas absolument le salut des infidèles, dont certains attendent mystérieusement la venue de cette Église par qui seule ils peuvent être sauvés. Mais elle justifie de façon pressante la nécessité de l’effort missionnaire, comme elle l’a toujours fait depuis les premiers siècles de l’Église.

Ensuite, il pourra définir sagement une vraie « pastorale d’Église ». Voici, par exemple, quelques remarques de l’abbé de Nantes concernant l’adaptation :

Abbé de Nantes

« En adoptant certaines formes mineures des cultes anciens, l’Église contemporaine a cru faciliter la pénétration chrétienne. Cela paraît une erreur, à plus d’un titre. Le premier, traditionnel, réside dans le danger ou l’apparence même de syncrétisme, de mélange des religions. Le second est dans l’interprétation défavorable des indigènes flattés de cette adoption de leurs traditions mais prompts à y voir un signe de l’insuffisance avouée des nôtres. Le troisième, qui est le plus considérable, est dans l’irrésistible mouvement d’occidentalisation de la planète. Chrétien ou communiste, le monde entier est dirigé par l’Europe : soutane ou bleu de chauffe, vin ou coca-cola, les idées et les modes occidentales subsisteront bientôt seules. Tout le reste tombe au niveau du folklore. L’Église, en y faisant retour pour se “ déseuropéiser ”, travaillerait à sa perte : c’est son européisme premier, privilégié, qui est son meilleur atout naturel pour demain... À vrai dire, l’Europe, c’est elle ! »

« Le Concile rejettera donc comme des utopies sans valeur tous les projets de “ décolonisation ” spirituelle, ou de “ désoccidentalisation du Message ”. Le Christ a institué l’Église, et l’Église a bâti la Chrétienté. Il n’y aura jamais de mission vraiment chrétienne et raisonnable qu’à partir de la Chrétienté. Toute autre vue est utopique. »

Utopique, donc, cette idée de chercher partout des “ préparations providentielles ”, en tous points égales à celles qui virent et favorisèrent le développement de la primitive Église – l’Ordre romain et la pensée grecque –, comme si la Chrétienté était à refaire à neuf, à réinventer sur de nouveaux fondements en chaque territoire de mission !

Saint Pie X disait admirablement : « Non, la civilisation n’est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est, c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique »

L’abbé de Nantes poursuivait : « Le concile devra d’abord réhabiliter la Chrétienté. Tant que l’Évangile n’aura pas retrouvé sa fonction et son honneur de fondement de la civilisation occidentale, il ne trouvera aucun accès, il ne sera pas crédible ailleurs. Tant que l’Église condamnera la Chrétienté qui est son propre fruit, elle ne portera aucun fruit chez les païens.

« La Mission ne pourra jamais se fonder que sur la réussite de la Chrétienté et à partir de celle-ci comme de son unique et incomparable base de départ. À l’encontre de l’orgueil humain, Vatican III dira aux Occidentaux : vous n’êtes grands que par le Christ et l’Église qui vous ont faits ce que vous êtes. Et elle dira à tous les autres peuples : votre salut passe par votre soumission à cette admirable chrétienté séculaire, romaine, latine, européenne, occidentale, qui détient tous les trésors du ciel et de la terre pour vous les communiquer. »

UNE ŒUVRE ANTILIBÉRALE

La mission est, par essence, une œuvre insupportable à l’esprit libéral, parce qu’elle va au-devant du démon sur ses propres terres, pour lui arracher les âmes dans une guerre sans merci, et sans dialogue possible. L’abbé de Nantes écrivait :

« Fidèle à l’ordre du Christ et poussée par l’Esprit-Saint, l’Église doit prêcher l’Évangile dans le monde entier, baptiser les nations et leur apprendre à mettre en pratique les commandements et les conseils du Seigneur. Ainsi a-t-elle le droit souverain et le devoir absolu de s’introduire partout et par conséquent d’étendre la Chrétienté au monde entier, faisant de toutes les nations le royaume de Dieu. Cela représente trois grandes œuvres concourantes, convergentes, que libéraux et révolutionnaires ont affreusement opposées les unes aux autres, qu’ils ont calomniées et enfin cyniquement trahies : la mission, la colonisation et la croisade.

« La mission des prédicateurs de l’Évangile a toujours été et doit demeurer la fonction et le charisme d’un corps d’élite dans l’Église, admiré et choyé par tous les bons chrétiens, aidé de leurs prières et de leurs biens, aguerri pour cette tâche apostolique périlleuse que domine constamment la pensée du martyre : les missionnaires. » (Les 150 points, n° 44)

Le martyre est bien l’acte antilibéral par excellence, et c’est face à lui que se révèlent vraiment les cœurs... Or voici ce qu’en disait Mgr Malenfant :

« Serait-ce le désir du martyre qui vous attire en Mission ? On s’attarde encore parfois à regarder la vocation missionnaire dans les “ pays barbares ” comme étant spécifiquement une vocation au martyre. C’est désuet, allez, et ça ne concorde plus avec les faits ».

Est-ce vraiment si désuet ? En tout cas, si ça l’était en 1953, ça ne l’est plus en 2010. La persécution, le martyre sont de nouveau à l’ordre du jour en Inde, en Chine, en Afrique et en cent pays de missions. C’est pourquoi, demain, les mêmes héros que jadis devront répondre à l’appel de Vatican III...

UN CONTRE-EXEMPLE MAGNIFIQUE :
LE PÈRE LIEVENS

Père Lievens

Quelque soixante ans avant Mgr Malenfant, à 200 km au sud-est de Bénarès, un autre apôtre des Indes entreprenait l’une des plus formidables épopées de l’histoire des missions. Le Père Constant Lievens, jeune jésuite belge, arrivé au pays depuis quatre ans, entrait dans sa nouvelle paroisse : Torpa, si vaste qu’il en ignorait les lointaines limites. Il était seul et sans argent, n’ayant pour lit que la terre battue, et pour toit deux paillassons inclinés. Ses ouailles ? Elles étaient encore à convertir, parmi les cinq millions d’habitants du Chota Nagpor. C’était en juillet 1885.

Six ans plus tard, en mai 1891, celui qu’on appelait désormais l’apôtre du Bengale devait déjà quitter sa mission, épuisé, miné par la tuberculose, pour aller mourir dans une maison de son ordre en Belgique. Il laissait derrière lui 100 000 chrétiens fermement attachés, brisés de chagrin au départ de leur père. Il les avait presque tous baptisés de sa main, après les avoir défendus des injustes traitements dont de plus riches hindous ou protestants les accablaient !

Ce succès inouï faisait dire à l’évêque de Calcutta : « Ce mouvement, nous ne l’avons pas créé, il ne nous appartient pas de l’arrêter ou même de le limiter, il serait déplorable de ne pas le suivre en sauvant des milliers d’âmes que la Providence semble avoir jetées dans nos bras. »

Le Père Lievens au milieu d’enfants indiens
Le Père Lievens au milieu d’enfants indiens

On pourrait certes lui alléguer des causes humaines, des opportunités d’ordre historique et sociologique... Mgr Malenfant le fait, d’ailleurs, évoquant cette histoire au chapitre des “ conversions en masse ”, mais il le fait d’un mot, pour passer outre, et « ne garder en vue que ce qui peut se passer de nos jours, dans nos conditions à nous. »

Pourtant, ces opportunités existent toujours, et c’est justement parce qu’elles favorisent puissamment le travail de la grâce qu’il importe à l’Église de les rechercher pour les mettre à profit, et ne pas s’illusionner sur des méthodes nouvelles aux fruits incertains...

L’idéal du Père Lievens ? Il le confia ainsi à ses parents : « Travailler au salut des âmes qui, comme des grêlons, tombent en enfer parce que personne n’est là, près d’eux, pour les aider et leur apprendre à vivre et à mourir pour Notre-Seigneur. »

Sa stratégie missionnaire ? Aller aux plus pauvres, aux spoliés, et sans souci des autres, sans s’inquiéter outre mesure d’adaptation, sans jamais prêcher ni la dignité humaine ni l’esprit de révolte ou d’indépendance, mais au contraire en s’appuyant sur l’ordre colonial anglais, prendre leur défense devant la loi et exiger que justice soit faite en leur faveur.

Le Père Lievens peu avant sa mort

À cela il faut seulement ajouter un dévouement infini, paternel, de jour comme de nuit, pour répondre au défilé interminable des pauvres qui venaient à lui, et un courage inflexible contre quiconque voulait s’en prendre à ses enfants.

Antilibéral, il l’était évidemment, sans en faire la théorie, lui qui disait, oubliant toute prudence humaine : « Je ne tiens pas à vivre, mais à faire beaucoup de bien ; plus je travaillerai vite, plus tôt les âmes seront sauvées ». La meilleure preuve, c’est que la plus cruelle épreuve de sa vie fut l’ostracisme des libéraux à son endroit, parmi lesquels son propre supérieur général. Ceux-ci, plus politiciens que pasteurs, soutenus par le pape Léon XIII, désavouèrent sournoisement ce missionnaire imprudent qui risquait d’indisposer le gouvernement de Londres, et détournèrent au profit des collèges une foison de vocations suscitées par lui et qui n’aspiraient qu’à venir le rejoindre.

Mais demain, c’est sous l’égide de tels héros que se lèveront les nouvelles phalanges missionnaires, quand « Vatican III, par sa sagesse traditionnelle, restaurera les missions, et si Dieu le veut, plus grandes et plus conquérantes que jamais ! » (La CRC n° 52, mai 1972)