La bienheureuse Mère Marie-Élisabeth Turgeon
cofondatrice des Sœurs des Petites-Écoles

Mère Marie-Élisabeth

PARMI les nombreuses communautés religieuses fondées dans la deuxième moitié du XIXe siècle (La Renaissance catholique 201), la congrégation des Sœurs des Petites-Écoles, appelées aussi Sœurs de Notre-Dame du Saint-Rosaire, tient une place particulière en raison des conditions extrêmement éprouvantes qui présidèrent à sa fondation par mère Marie-Élisabeth Turgeon. Il est bon de présenter cette vie pleine d’enseignements, ce récit nous donnera un éclairage véridique sur l’œuvre de l’Église catholique au Canada en matière d’instruction scolaire à la fin du XIXe siècle, tant décriée actuellement. Chacun pourra juger sur pièces.

TRENTE-QUATRE ANNÉES
DE LENTE PRÉPARATION (1840-1874)

Élisabeth Turgeon est née le 7 février 1840 à Beaumont près de Lévis, dans une famille de paysans modestes, qui ont juste de quoi faire vivre leurs neuf enfants. Ses ancêtres paternels sont arrivés au pays en 1662, venant de Mortagne-au-Perche, tandis que ses ancêtres maternels sont normands. Louis Turgeon, son père, a appris à lire par lui-même ; il sait assez de latin pour comprendre les principaux textes liturgiques. Il conservera de ce goût pour l’étude le désir de procurer à ses enfants une véritable instruction.

Baptisée le lendemain de sa naissance, élevée par ses parents « dans la crainte de Dieu et l’amour de notre sainte religion », la petite Élisabeth manifeste très tôt une piété profonde. Sa grande sœur Louise, qui a fait ses études chez les sœurs de l’Hôpital général de Québec, assure son instruction, si bien qu’Élisabeth étudie le catéchisme dès l’âge de 7 ans. La prière, les visites au Saint-Sacrement et les lectures spirituelles font ses délices. Louise parle souvent à sa petite sœur des exemples de vertu, de dévouement et de charité qu’elle a remarqués au cloître. Il n’en faut pas davantage pour voir naître dans le cœur de l’enfant un vif désir de se donner tout à Dieu comme religieuse.

Hélas, en 1855, Élisabeth a la douleur de voir son père mourir. Elle comprend que son devoir est d’aider sa mère aux soins de la ferme. Elle fait donc le sacrifice de sa vocation religieuse, dans la soumission à la volonté de bon plaisir du Bon Dieu, se dévouant ainsi sans compter pendant cinq ans, au bout desquels sa mère lui propose de l’inscrire à l’École normale Laval de Québec, pour devenir institutrice. Élisabeth s’y distingue par ses excellents résultats (elle remporte dix prix en 1862 !), au point d’être remarquée par le principal de l’École, l’abbé Jean Langevin. La voilà institutrice diplômée pour les écoles primaires, celles-ci se subdivisant en écoles modèles et en petites écoles.

Élisabeth Turgeon
Élisabeth malade, à vingt ans

C’est à cette époque qu’elle lit Les servantes de Dieu en Canada. Essai sur l’histoire des communautés religieuses de femmes dans la province, du très réactionnaire C. de Laroche-Héron, alias Henry de Courcy. Elle s’imprègne ainsi de l’exemple de femmes aussi extraordinaires que Marie de l’Incarnation, Marguerite Bourgeoys, Jeanne Mance, Marguerite d’Youville, Eulalie Durocher, Madame Gamelin, Madame Roy, etc. Commencent alors pour elle huit années d’enseignement, souvent interrompu par des fatigues excessives. Elle reçoit même l'extrême-onction par deux fois. Durant sa maladie, elle manifeste des vertus qui frappent ses jeunes sœurs. Mais si sa santé est si faible, pourquoi ne pas renoncer à l’enseignement ? C’est qu’elle désire beaucoup « instruire les enfants de leurs devoirs de religion, leur enseigner les vérités de la foi, les prémunir contre la nonchalance et l’ennui, leur inspirer l’horreur du péché, tout en imprimant dans leur intelligence les éléments des sciences profanes. »

C’est à cette époque que sa sœur aînée, Louise, qui veut être religieuse, forme le projet de fonder une congrégation qui aurait une vocation à la fois contemplative et active, avec le désir d’assurer l’instruction des enfants délaissés. Elle pense présenter ce projet à l’abbé Jean Langevin qui vient justement d’être nommé premier évêque de Rimouski (1867) et cherche des institutrices pour les petites écoles de son diocèse. Élisabeth ne se montre pas favorable, jugeant ce projet trop ambitieux pour être agréé par le très réaliste Mgr Langevin. Louise se tourne alors vers Mgr Taschereau, mais celui-ci répond par la négative. Or, en cette même année 1871, Élisabeth reçoit une lettre de l’évêque de Rimouski lui proposant de venir fonder une école modèle dans son diocèse. Son défaut de santé la contraint à décliner l’invitation, qui, en revanche, intéresse Louise. Celle-ci écrit à Mgr Langevin en février 1872 pour lui soumettre son projet.

L’évêque ne veut pas d’une nouvelle congrégation religieuse dans son diocèse, mais seulement des institutrices laïques. Pourtant, comme Louise a eu l’habileté de lui promettre la venue d’Élisabeth dès que sa santé le lui permettrait, Mgr Langevin répond à Louise qu’il l’attend à Rimouski le 12 septembre 1874. Les deux premiers cofondateurs de la nouvelle congrégation ont des vues très différentes, voire opposées. Cette divergence fondamentale va être la source de tensions et même d’épreuves crucifiantes pendant les cinq premières années de probation du nouvel institut. Une fois devenue supérieure, Élisabeth Turgeon comprendra la raison profonde de ces souffrances : Dieu voulait que cette œuvre soit fondée sur la Croix.

LA PREMIÈRE FONDATION DES SŒURS DES PETITES-ÉCOLES :
CINQ ANNÉES D’ÉPREUVES CRUCIFIANTES (1874-1879)

Dès l’installation des trois premières demoiselles à Rimouski, la fondation se présente mal. Mgr Langevin signifie aux aspirantes à la vie religieuse qu’elles ne sont pas une communauté religieuse et qu’elles doivent s’occuper uniquement d’apprendre leur future tâche d’institutrices des enfants des campagnes. Toutefois, il leur dit aussi qu’elles s’appelleront « Sœurs des Petites-Écoles » et que leur organisation sera celle d’une congrégation religieuse ! L’abbé Albert Tessier, dans son livre sur Les Sœurs des Petites-Écoles, décrit en détail les effroyables conditions de vie du petit institut durant les premières années. Les demoiselles doivent étudier tout en souffrant du froid et de la faim, dans un dénuement total, mais surtout dans une cruelle absence de ressources. Elles sont obligées de faire quelques travaux de couture pour s’acquitter de leur loyer auprès de Mgr Langevin.

Cette misère et ces difficultés de rapports avec leur évêque sont tout de même adoucies par le ministère charitable de l’abbé Edmond Langevin, vicaire général de son frère, et leur directeur spirituel. C’est ainsi qu’en 1875, un projet de costume et de règlement est examiné, mais Monseigneur ne veut pas d’un costume religieux ! On choisit donc celui du tiers ordre séculier franciscain. La prise d’habit est prévue pour le mois de mai.

Mais que devient Élisabeth pendant ce temps ? Les médecins étant impuissants à lui rendre la santé, elle a ouvert en 1873 une classe au village de Sainte-Anne-de-Beaupré dans l’intention de se tourner vers la bonne sainte Anne : si elle lui rend assez de santé, elle promet d’ouvrir une classe gratuite pendant six mois. La guérison demandée est obtenue. C’est là qu’elle reçoit de Mgr Langevin un nouvel appel à venir s’occuper de l’instruction des enfants pauvres de son diocèse. Une fois son vœu honoré, Élisabeth prend le train pour Rimouski, où elle arrive le 3 avril 1875.

La chronique de la communauté raconte : « Grande, svelte, figure pâle mais gracieuse, enfin extérieur agréable dans la force du mot. Aucune ressemblance avec sa sœur Louise […]. Élisabeth est âgée de 35 ans, mais la mine, le cœur, semblent si jeunes ! Une douce gaieté est entrée au foyer avec le soleil printanier ; on se sent heureuses. » Pour tous, elle est un don du Ciel. Mais surtout pour Mgr Langevin qui convoque tout de suite son ancienne élève afin de lui donner ses consignes, inchangées. Cette détermination de l’évêque à ne pas vouloir une congrégation religieuse peut surprendre. Mais elle peut aussi se comprendre si on se souvient que les congrégations religieuses vivent surtout de la générosité des fidèles. Or, les habitants de Rimouski et de sa région sont très pauvres. On ne peut donc pas leur imposer la charge d’une congrégation supplémentaire !

Mgr Jean Langevin
co-fondateur de la Congrégation des Sœurs des Petites-Écoles

Mais imaginons les sentiments d’Élisabeth en entendant ces consignes de Monseigneur ! Elle vient à peine d’arriver, et elle se voit prise entre le marteau épiscopal et l’enclume sororelle ! Elle sait bien que Monseigneur est le maître dans son diocèse ; mais en même temps, il ne semble pas voir que pour tenir des classes dans les missions du diocèse, il faut des vertus telles qu’une simple institutrice laïque, même bonne catholique, ne peut avoir. D’un autre côté, elle voit bien que sa sœur Louise n’est pas réaliste : les sœurs ne pourront pas s’acquitter correctement de leur mission d’enseignantes si elles ont, en plus, une véritable vocation contemplative et charitable.

Élisabeth comprend que, prise entre ces deux volontés antagonistes, elle va souffrir. Mais, dans un esprit tout surnaturel, elle accepte la mission que Monseigneur lui confie, et promet à Dieu de s’y consacrer de toute son âme. En butte à l’attitude parfois, souvent ! déconcertante de Mgr Langevin, elle ne se départira jamais de son respect et même de son affection pour celui qu’elle considère comme le garant de la volonté divine, et à qui elle veut donc obéir en toutes choses. Forte de tout son amour de Jésus auquel elle veut plaire uniquement, elle embrasse volontiers la Croix.

Pour lors, les demoiselles ont la joie de se voir confier par le curé de la cathédrale le soin de préparer des enfants à la première Communion. Pourtant, leur vie est si austère que plusieurs aspirantes quittent la communauté, de sorte qu’à l’été, la prise d’habit n’a toujours pas eu lieu. Mademoiselle Élisabeth, qui a toute la confiance de Monseigneur, lui demande à nouveau, respectueusement, de leur donner un costume religieux. Ce dernier consent enfin, entendant pourtant qu’elles seront simplement tertiaires franciscaines et institutrices laïques ! La prise d’habit a lieu le 15 septembre 1875. Louise s’appelle désormais sœur Marie de la Passion, et Élisabeth, sœur Marie-Élisabeth. Et Monseigneur recommande le nouvel institut à son clergé.

Mais le cercle vicieux de leur misère n’est pas brisé pour autant. N’ayant toujours pratiquement pas de ressources et vivant dans la plus extrême pauvreté, rares sont les postulantes qui persévèrent. Cette situation va changer quelque peu au printemps 1876, lorsque le nouveau curé de la cathédrale demande aux sœurs d’ouvrir une classe de garçons. Épaulée par sa jeune sœur Alvine qui les a rejointes, sœur Marie-Élisabeth ouvre, en septembre, la classe demandée. Voilà enfin une source fixe de revenus ! Les premiers examens scolaires attirent sur la directrice de nombreuses félicitations ; mais sœur Marie-Élisabeth est surtout heureuse d’avoir réussi à conquérir les enfants. L’institut voulu par Mgr Langevin pour les écoles de son diocèse semble donc lancé. Pourtant, si l’on veut qu’il rayonne, il faudrait des conditions plus favorables à son développement.

Or, comme maîtresse des novices, sœur Marie-Élisabeth déplore que sœur Marie de la Passion et M. le Grand vicaire lui imposent de recevoir des demoiselles qui n’ont pas leur vocation. Ces jeunes filles ne pouvant supporter l’austérité de leur vie, elles quittent la communauté en traitant publiquement les sœurs de folles !

En juillet 1877, l’abbé Edmond Langevin rentre de Rome avec un décret reconnaissant la mission d’éducation des sœurs des Petites-Écoles et avec permission pour les sœurs de conserver le Saint-Sacrement chez elles. Quelle joie pour sœur Marie-Élisabeth, qui ira désormais chercher force et courage auprès de Jésus-Hostie, savourant « l’enivrement que produit sa présence. » Ce divin contact renouvelle en elle le désir des vœux de religion indispensables pour assurer l’avenir de la communauté. À l’automne, elle déclare à Mgr Langevin qu’elle abandonnera l’association s’il n’est pas possible d’y faire des vœux. Mais l’évêque reste inflexible : elle doit obéir. Sœur Marie-Élisabeth s’y applique, en s’acquittant consciencieusement de sa tâche de maîtresse des novices.

Pour elle comme pour tous ses contemporains, l’unique but de tous ses travaux, c’est le Ciel, « où je verrai Jésus. Oh ! oui, mes sœurs, voir Jésus, et pendant l’éternité ; jouir de Jésus toujours, toujours, voilà le désir, l’ambition de l’âme religieuse. » Puis elle indique le chemin du Ciel : « Pour être l’épouse d’un Dieu crucifié, il faut consentir à porter la croix à sa suite et à renoncer à sa volonté propre pour vivre sous la puissance d’une volonté quelquefois opposée à la sienne. Cependant ce joug est si léger à la religieuse fidèle, qu’elle ne consentirait pas à l’échanger pour un royaume, car le divin Époux répand avec tant de suavité l’onction de sa grâce, qu’il fait trouver doux et agréables les sacrifices les plus pénibles à notre nature, toujours avide de ses aises. » Elle enseigne aussi la conformité à Marie, « la Reine des vierges et le modèle des religieuses », qui « aime d’un amour de prédilection les vierges qui, à sa suite, ne veulent d’autre époux que son divin Fils ». Cette recherche de conformité à Jésus et à Marie doit mener la sœur des Petites-Écoles à participer à la grande œuvre de la Rédemption : le désir du Ciel « ne suffit pas à notre zèle, il nous faut gagner des âmes pour aimer et bénir Jésus », au point de « devenir, si je puis ainsi m’exprimer, corédemptrices du genre humain. » Et elle réalisera ce « désir ardent de coopérer au salut des âmes, par l’éducation et l’instruction des petits enfants. » Elle veut des écoles qui « les protégeront contre les embûches du démon et les séductions du monde. »

Maison Martin
Maison Martin occupée par la communauté jusqu’en 1876. Élisabeth y fut accueillie en 1875.

En avril 1878, sœur Marie-Élisabeth a la douleur de voir sa jeune sœur Alvine mourir. Cette mort, conjuguée au temps que sœur Marie-Élisabeth doit consacrer à la formation spirituelle de ses novices, impose d’abandonner les classes de garçons. Les sœurs perdent ainsi leur unique source de revenus. Les postulantes continuent à arriver régulièrement, mais Monseigneur refuse toujours d’accorder les vœux religieux.

Sœur Marie-Élisabeth est si découragée qu’un soir de février 1879, en l’absence de sœur Marie de la Passion, après avoir longuement prié et mûrement réfléchi, elle rassemble la communauté et déclare aux sœurs qu’elle croit devoir leur rendre leur liberté. Toutes les sœurs veulent demeurer ensemble. Sœur Marie-Élisabeth met alors la maison et les sœurs sous la protection de la Sainte Vierge :

« Très sainte et très digne Vierge, Mère de Dieu, Reine du Ciel et de la terre, nous voici prosternées à vos pieds, avec un indicible regret des fautes que nous avons commises au service de Dieu et au vôtre, desquelles nous vous demandons humblement pardon, vous promettant en présence de la très Sainte Trinité et de toute la cour céleste de vous tenir pour notre Mère, Dame et Avocate, vous suppliant toutes du plus profond de nos cœurs, et de toute l’étendue de nos affections, d’avoir un soin tout particulier de cette Congrégation qui vous reconnaît pour première et principale supérieure, voulant toujours relever de vous par l’état d’une très humble servitude.

« Et moi, sœur Marie-Élisabeth, supérieure [par interim], quoique très indigne, je mets cette charge entre vos mains, ne voulant désormais la tenir que de vous et me soumettant avec toutes celles qui composent cette Congrégation à votre sainte conduite, pour rendre à votre Grandeur l’honneur et l’obéissance que nous lui devons en qualité de ses petites sujettes et très humbles filles. Je vous supplie très humblement, très douce et bonne Mère, de nous assister à l’heure de notre mort, et à présent de nous donner à toutes votre sainte bénédiction. »

La Sainte Vierge ainsi sollicitée ne tarde pas à intervenir. Le 24 mai 1879, en la fête de Notre-Dame Auxiliatrice, le curé de Saint-Donat demande des sœurs pour faire la classe dans sa desserte de Saint-Gabriel. Sœur Marie de la Passion n’étant toujours pas rentrée de voyage, sœur Marie-Élisabeth accepte d’envoyer des sœurs, mais à condition qu’elles fassent des vœux de religion. En effet, pour affronter l’isolement dans des conditions héroïques, les sœurs doivent pouvoir compter sur le soutien de Dieu. Elles doivent lui être unies par des vœux qui seuls attireront les grâces nécessaires et donc, assureront plus sûrement leur efficacité apostolique. Sœur Marie-Élisabeth reste absolument inflexible sur ce point. Aujourd’hui où les vœux religieux ne comptent plus, voilà une belle vérité à retrouver de toute urgence, à la suite de notre pape François !

Père Tielen
Le Père Tielen, rédemptoriste belge, bienfaiteur de la communauté

Mais que va faire Mgr Langevin ? Sur le conseil providentiel du Père Tielen, rédemptoriste belge qui vient d’arriver au Canada pour devenir supérieur du monastère de Sainte-Anne-de-Beaupré, Monseigneur change complètement d’attitude : il autorise un nouvel habit, et treize sœurs prononcent leurs vœux le 12 septembre 1879. L’heureux dénouement de cette dramatique épreuve conduit sœur Marie-Élisabeth à tirer pour les âmes cette conclusion : si « leur foi est languissante, elles cherchent leur secours et leur appui dans les moyens humains. Dieu ne les bénit pas ; elles restent toujours dans l’indigence, jusqu’à ce qu’enfin elles reconnaissent qu’elles n’ont à attendre de secours que de Dieu seul. »

En leur remettant leur croix de profession, l’évêque leur dit : « Recevez, mes filles, la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec amour, et portez-la sur votre poitrine avec foi, vous rappelant sans cesse que c’est par la souffrance et la croix que l’on arrive à la gloire céleste. » Sœur Marie-Élisabeth est enfin l’épouse de Jésus ! Mais malgré sa joie, la croix ne manque pas : contrariée de voir la communauté se détourner de l’idéal qu’elle s’était fixé, sa sœur Louise quitte. Sœur Marie-Élisabeth est nommée officiellement supérieure : elle sera appelée « Mère », ce qu’elle est en toute vérité depuis qu’elle a été nommée maîtresse des novices il y a quatre ans.

DEUX ANNÉES DE FÉCONDITÉ…
DANS LA DOULEUR (1879-1881)

L’envoi de deux sœurs à la mission Saint-Gabriel est décidé pour début janvier 1880, le temps d’achever les travaux de construction de l’école. Mère Marie-Élisabeth met ce délai à profit pour rédiger les constitutions et pour former ses sœurs.

Elle veut d’abord stimuler ses sœurs à vivre selon ce qu’elles sont devenues : des « épouses de Jésus ». Cela consiste à être « les aides de Notre-Seigneur dans l’œuvre de la Rédemption. » De cet esprit religieux découle une pédagogie tout aussi religieuse : « Sachez bien, mes chères sœurs, que le plus grand don que Dieu puisse faire à une institutrice est d’aimer son état et les enfants qu’il lui confie. C’est le désir de leur donner une bonne éducation chrétienne et de leur ouvrir le Ciel qui nous a rassemblées ici. »

De même qu’elle est une mère pour ses sœurs, de même celles-ci doivent être à leur tour des mères pour les enfants, imitant la Sainte Vierge : « Que Marie soit votre modèle dans les soins qu’elle donnait à l’Enfant-Jésus. Cette bonne Mère vous enseignera comment conduire les enfants délicieusement à lui par le chemin de l’amour. »

Parlant de la sœur des Petites-Écoles, elle s’exclame : « Il faut qu’elle imite Jésus-Christ au milieu des enfants, les instruisant et les bénissant. » Et aussi : « Souvenons-nous de ce précepte : ‟Aimez Dieu de tout votre cœur et votre prochain comme vous-mêmes.” Prenons garde de vouloir trop les dominer, mais souvenons-nous que la douceur et l’affabilité sont pour nous un devoir de justice envers nos élèves et que c’est ainsi que nous gagnerons leur estime et leur affection. »

Et encore ceci, qui témoigne admirablement de son cœur : « Mettez-vous à la portée de l’intelligence des enfants ; ne rebutez jamais les plus pauvres, les moins doués de dons naturels, par des paroles aigres, des signes de mépris. Mais témoignez-leur beaucoup de bienveillance, voire de la prédilection. Oui, aimez-les sincèrement et saintement en Dieu et pour Dieu. Mais il ne faut pas que l’instruction se borne aux sciences profanes ; il faut chercher à inculquer dans les jeunes cœurs des enfants une tendre piété envers la Sainte Eucharistie, la Sainte Vierge, saint Joseph et les saints Anges. »

Fortes de cette formation de première valeur dont nous ne pouvons donner ici qu’un rapide aperçu, les sœurs sont prêtes pour l’envol missionnaire. Dans les conditions incroyables de la mission Saint-Gabriel, elles ont le bonheur d’être encouragées par leur Mère : « Vous avez des peines et des croix ? Hélas ! Notre-Seigneur n’en a-t-il pas eu pour l’amour de nous qui sommes ses épouses ? Vos peines sont mes peines ; vos joies sont mes joies. Je désire, je souhaite et surtout je prie Jésus, Marie et Joseph de vous tenir compagnie et de vous être Père, Mère, Frères et Sœurs. »

La mission est dure, mais c’est un succès. La renommée des sœurs commence à se répandre : de nouvelles demandes d’ouverture d’écoles pour la rentrée de septembre 1880 arrivent à Rimouski de la part de deux curés de la Baie des Chaleurs et d’un curé de Gaspésie. Cette fois, bien que la maladie ait commencé son œuvre et malgré l’avis négatif du médecin, la vaillante supérieure part installer elle-même ses filles. Ce voyage la laisse exténuée. Durant le peu de temps qui lui reste à vivre, elle va pourtant s’appliquer coûte que coûte à écrire régulièrement à ses sœurs missionnaires pour leur dire sa tendresse et celle de Jésus envers elles, pour les soutenir de ses conseils et leur transmettre les appréciations encourageantes des curés des paroisses où elles œuvrent : « Que Dieu vous bénisse, mes chères sœurs ! Vous êtes heureuses de pouvoir faire un peu de bien au milieu de ces populations qui ont tant besoin du pain de l’exemple et de l’instruction. Je ne puis vous écrire qu’un mot, le voici : aimez et chérissez votre position, car le Bon Dieu l’aime et la chérit. » Et encore : « Faites toujours comme si le bon Dieu vous disait : “Tu n’as que quelques mois à travailler à ma vigne, à instruire, à édifier les enfants et à les rendre conformes à mon divin Fils.” » Ce sont bien là ses sentiments à elle, qui voit la mort venir à grands pas…

En mars, elle est si faible qu’elle ne peut plus écrire. Les hémorragies se succèdent de plus en plus fréquemment, comme autant d’appels de l’Époux vers le « beau Ciel » qu’elle a tant de fois promis à ses filles comme leur récompense ultime. Le 23 mars, elle reçoit l’extrême-onction. Puis elle livre à ses filles son testament spirituel : « Aimez-vous comme Notre-Seigneur vous aime. Ce n’est qu’au Ciel que nous connaîtrons bien ce que c’est qu’une religieuse, ce que c’est qu’être l’épouse de Jésus-Christ, l’enfant privilégiée du Père éternel. » Mais son divin Époux la laisse encore quelque temps à ses filles.

Mgr Edmond Langevin
Mgr Edmond Langevin, co-fondateur et premier directeur spirituel

Le 5 avril 1881, un incendie ayant détruit le séminaire, mère Marie-Élisabeth offre héroïquement le logement des sœurs pour les séminaristes. Elles iront se loger dans une maison de brique appartenant à l’abbé Edmond Langevin. Mais il faut attendre deux mois pour que mère Marie-Élisabeth soit en état d’être déplacée. Une fois dans la nouvelle maison, elle retrouve un peu de forces, à la plus grande joie de ses filles. Quelle émotion pour les sœurs missionnaires lorsqu’elles découvrent l’état de leur Mère à leur retour en juillet ! Mère Marie-Élisabeth se montre très heureuse de la satisfaction des curés des trois missions : « Dieu soit loué, mes chères sœurs ! Que cela vous encourage à faire le bien avec zèle et persévérance… Le Ciel, le beau Ciel, mérite bien que l’on fasse tout pour l’obtenir, n’est-ce pas ? »

Avant de mourir, elle laisse à ses filles cette ultime parole où transpire le plus profond de son cœur de mère : « Dieu m’appelle à Lui, je suis soumise à sa volonté ; cependant, je ne refuserais pas de vivre encore si tel était son bon vouloir. Je vous demande pardon de ne pas vous avoir toujours édifiées. Je vous recommande particulièrement l’union, la charité fraternelle. Quand on est uni dans une communauté, quand la paix règne parmi ses membres, c’est le ciel sur la terre. Souvenez-vous que l’essentiel de la dévotion est de bien remplir ses devoirs, quelque pénibles qu’ils nous paraissent… Il faut savoir souffrir ! » Pour cela, elle les a si souvent confiées à leur Mère du Ciel : « Invoquons Marie, la première, la plus noble et la plus sage des vierges, elle saura nous protéger, nous défendre et obtenir du Sacré-Cœur de son divin Fils que nous suivions dignement ses traces. »

C’est le 17 août 1881 que mère Marie-Élisabeth s’envole vers ce beau Ciel, dans la nuit, paisiblement, en prononçant pour la dernière fois ici-bas le saint Nom de « JÉSUS ! » Elle a 41 ans. Mgr Langevin fait l’absoute et conduit ses restes au cimetière. « Ce n’est pas l’usage qu’un évêque se rende au cimetière, explique-t-il, mais elle m’a fait tant de plaisir à l’École normale ; elle m’en a fait ici aussi, elle était si obéissante. »

Mère Marie-Élisabeth laisse pour continuer son œuvre quatorze professes, une novice et deux postulantes entrées au cours de l’été. Les pronostics pessimistes vont bon train : « Ce pauvre Institut ne subsistera pas ; privé de son soutien, nous le verrons bientôt se dissoudre sous l’inaptitude de ses membres. » Mais mère Marie-Élisabeth avait dit : « La Congrégation des Sœurs des Petites-Écoles vivra toujours si elle ne s’éloigne pas du sentier du Calvaire qu’elle ne doit quitter que pour monter au ciel. »

Après la mort de la fondatrice, la communauté va connaître encore bien des vicissitudes ; mais le grain de blé tombé en terre étant mort, il a pu donner beaucoup de fruits, dont le premier sera l’application des sœurs à sauvegarder l’œuvre de leur vénérée Mère.

Le successeur de Mgr Langevin ayant voulu donner un nom plus « canonique » à la jeune congrégation, les sœurs se nommeront, à partir de 1891, « Sœurs de Notre-Dame du Saint-Rosaire ». C’est sous ce nom qu’elles vont prospérer. Entre 1874 et 1985, elles vont fonder au total 193 maisons, principalement au Canada, mais aussi aux États-Unis, au Honduras, au Pérou, à Haïti, en République Dominicaine et en Afrique du Sud. En réalité, ce chiffre impressionnant masque la tempête qui s’est abattue sur la Congrégation après la Révolution tranquille et le concile Vatican II.

Aussi, s’il doit y avoir une Renaissance catholique au Canada, ce ne pourra être autrement qu’en retrouvant le véritable esprit des grandes figures qui ont marqué son histoire, dont mère Marie-Élisabeth est un bel exemple. L’Église nous y invite puisqu’elle a été béatifiée le 26 avril 2015, en attendant la canonisation que nous espérons prochaine. Mais dès maintenant, nous pouvons la prier, spécialement pour nos enfants, mais aussi pour qu’elle réveille son esprit parmi ses filles.

RC n° 218, mai 2014