LA “ PETITE FRANCE ”
aux origines du catholicisme intégral canadien

AU début du 19e siècle, en plein régime anglais, quelques paroisses des bords du Saint-Laurent, sises sur le pourtour du Lac Saint-Pierre près de Trois-Rivières, furent gouvernées par une dizaine de prêtres français de première valeur. Le succès de leur apostolat fut tel que l’habitude se prit de dénommer cette région La Petite France. Ces ecclésiastiques, arrivés au pays entre 1791 et 1810, vont remplir aussi pour l’Église canadienne française, un rôle providentiel trop souvent négligé.

À l’école de notre Père, ouvrons donc ce chapitre méconnu de notre histoire ; la vie et les œuvres de ces prêtres français viendront s’ajouter à notre liste de modèles pour la renaissance de l’Église canadienne.

“ UN CALCUL TOUT HUMAIN DIRIGÉ PAR UNE PROVIDENCE SUPÉRIEURE ”

C’est ainsi que l’évêque de Québec résumait fort justement la venue au pays de cette précieuse et inespérée recrue de prêtres français victimes de la Révolution. En effet, si le gouvernement anglais permit cette immigration exorbitante de sa politique antipapiste suivie depuis la Conquête, c’est qu’il y allait avant tout de l’intérêt de la perfide Albion.

En semant en France, durant tout le 18è siècle, le vent des mauvaises idées protestantes et démocratiques, l’Angleterre a certes travaillé efficacement à la décadence puis à la chute de la monarchie française, mais elle en a toujours récolté la tempête en Amérique. Or, en ces années 1790, comme déjà en 1775, les États-Unis menacent d’envahir les colonies britanniques d’Amérique du Nord, au nom des principes subversifs de la Démocratie.

Pour contrer la propagande des Américains et des révolutionnaires français, leurs alliés, le gouvernement de Londres accorde à sa colonie une nouvelle constitution plus démocratique, celle de 1791. Dans les clubs des démocrates anglophones et francophones, le vin coule à flots en l’honneur de la nouvelle constitution et de la liberté, mais l’ivresse démocratique n’en est que plus forte, et on réclame déjà à cor et à cri : “ La révolution de France et la vraie liberté dans tout l’univers...”. C’est dire que la propagande américaine et française a toujours de nombreux alliés au pays, surtout parmi les députés de la nouvelle Chambre d’Assemblée, tant francophones qu’anglophones. Or, ceux-ci seraient capables d’entraîner les populations contre la Couronne anglaise si les Américains, qui n’attendent que le moment opportun pour cela, déclaraient la guerre.

Pressé par la nécessité de la défense de la colonie, le gouverneur retrouve le réflexe de la plupart de ses prédécesseurs : faire alliance avec l’Église catholique dont la loyauté au pouvoir établi est assurée. Seulement, après trente ans de régime anglais qui proscrit le recrutement religieux et asphyxie l’enseignement catholique, l’Église manque cruellement de prêtres. Elle est dans un état de consomption qui limite considérablement son influence sur la population. Le gouvernement anglais lui en procurera donc...

On songe d’abord à autoriser l’immigration de prêtres irlandais, donc anglophones. Mgr Hubert, l’évêque de Québec, par l’intermédiaire de son secrétaire, le futur Mgr Plessis, refuse en faisant valoir la sympathie des Irlandais pour la démocratie. Habilement, on insinue au gouverneur que la seule solution sage et efficace serait de faire venir des prêtres français choisis parmi les quelques milliers réfugiés en Angleterre pendant la Révolution... On ne peut évidemment pas trouver d’esprits plus contre-révolutionnaires. Londres se rallie à cette idée et autorise l’immigration d’une cinquantaine, ce qui va augmenter d’un tiers les effectifs de l’Église canadienne ! À cet avantage quantitatif s’ajoute un indéniable avantage qualitatif : ces prêtres, dotés d’une formation théologique et profane supérieure, pourront s’acquitter de tâches que le clergé local est, dans son ensemble, incapable d’assumer de manière satisfaisante, en particulier la direction spirituelle des collèges et communautés religieuses. Toutefois, une dizaine parmi eux sont nommés dans des paroisses voisines de Trois-Rivières qui, à l’époque, fait encore partie du diocèse de Québec. Nous allons les voir y implanter un catholicisme intégral visiblement béni de Dieu, comme nous le montrera un rapide survol de la vie et des œuvres des trois principaux d’entre eux.

JACQUES-LADISLAS JOSEPH DE CALONNE

Commençons par le plus influent, quoiqu’il ait été parmi les derniers à s’être installé au Canada. Il s’agit de Jacques de Calonne, né en 1743, un modèle de l’homme du 18è siècle : de la dignité dans la démarche et les gestes, une politesse exquise, un art consommé de l’à propos dans la conversation. Après ses études de droit, il est conseiller au Parlement de Flandre, comme son père et son frère. Quoique très mondain, il opte en 1771 pour la vie sacerdotale, mais ne sera ordonné qu’en 1776 après de brillantes études chez les Sulpiciens. Bientôt vicaire général de Cambrai, il refuse l’épiscopat. Cependant, largement pourvu de bénéfices ecclésiastiques par son frère devenu en 1783 ministre des Finances de Louis XVI, il fréquente alors la cour et les milieux littéraires de Paris. Il y subit la mauvaise influence de Beaumarchais, ce littérateur mécréant, homme d’affaires prospère et aventurier en tout genre, qui aspire à révolutionner la société catholique et royale de son temps, et pour qui, comme bien d’autres, il faut plus de libertés, plus de démocratie… afin de faire plus d’argent.

Arrive la Révolution française. L’abbé de Calonne est arrêté en 1789 ; libéré peu de temps après, il se réfugie en Angleterre. Ce choc lui est salutaire. Il a enfin pris la mesure de cette subversion de l’ordre ancien et de son caractère foncièrement antichrist, sans amendement possible. À ses yeux, il n’y a d’autre solution que la reconquête de la France par les armes. Il met donc ses talents de juriste, ses relations et sa fortune au service de l’armée des émigrés. Il participe aussi à la rédaction d’un journal contre-révolutionnaire. Mais tout échoue, et il est ruiné...

En 1799, il a 57 ans, c’est un homme humilié, brisé par les épreuves, poursuivi par ses créanciers. Mais, comme aime à dire notre Père, Dieu est bon quand il brise la carrière de quelqu’un. Alors que son frère, rappelé par Napoléon Bonaparte, regagne la France, lui préfère s’embarquer pour l’île du Prince-Édouard afin d’y mettre en valeur des terres concédées par le roi d’Angleterre. En fait, il semble ne faire aucune confiance au nouveau maître de la France dont le pouvoir autoritaire, mais issu de la Révolution, ne renie aucun de ses principes et interdit la possibilité d’une restauration monarchique pour un proche avenir...

Tout laisse à penser que l’abbé de Calonne est de ces ecclésiastiques clairvoyants qui regrettent la signature du concordat entre Pie VII et Napoléon. Certes, la religion catholique redevient religion reconnue et subventionnée par le gouvernement impérial, ses bonnes œuvres peuvent se développer dans tous les domaines ; mais c’est au prix de la consolidation d’un régime foncièrement antichrist qui se trouve de ce fait en quelque sorte légitimé, tout au moins dédiabolisé. Or, ces ecclésiastiques, dont le plus remarquable est le Père de Clorivière, ont compris qu’avec la Révolution, l’Église entrait dans les derniers temps prédits dans le Livre de l’Apocalypse. Il ne fallait donc pas négocier, mais, malgré la menace de la persécution et du schisme, se battre sans compromission, avec une confiance sans bornes dans le Sacré-Cœur et le Cœur Immaculé de Marie, pour redonner à la France son roi très chrétien et son catholicisme romain. Malheureusement, le Pape suivit l’autre parti, celui que défendait en particulier le supérieur de Saint-Sulpice à Paris, monsieur Émery, selon lequel il ne fallait pas lier la cause de la religion catholique à la monarchie. Dans l’intérêt de l’Église, il fallait négocier : l’Église et l’État ayant besoin l’un de l’autre, il y aurait moyen de s’entendre à bon compte… On le fit, et nous savons maintenant que l’Église commença à y perdre son âme.

À l’île du Prince-Édouard, l’abbé de Calonne rompt définitivement avec sa vie mondaine. Pendant quatre ans, il se dévoue humblement comme missionnaire des Irlandais qui vivent dans une pauvreté et un dénuement difficilement imaginables. Homme supérieur qui juge vite et bien des hommes et des situations, il envoie à l’évêque de Québec dont il dépend maintenant, des rapports circonstanciés de première valeur. Aussi, en 1803, Mgr Denaut profite-t-il de sa visite épiscopale en Acadie pour le convaincre de consacrer le reste de sa vie à la défense de la chrétienté de Nouvelle-France en s’établissant plus près de Québec. Ce qui ne se fera que quatre ans plus tard, l’abbé de Calonne ayant dû auparavant rentrer en Angleterre pour régler la succession de son frère mort en 1802.

LE RAYONNEMENT D’UN SAINT

de Québec (1763 – 1825)

C’est en octobre 1807 qu’il débarque à Québec où le nouvel évêque, Mgr Plessis, le nomme aussitôt directeur spirituel et aumônier des Ursulines de Trois-Rivières, ainsi que desservant de la paroisse de la Visitation, à Pointe-du-Lac. Âgé de 64 ans, il en impose par sa stature, sa physionomie et ses antécédents familiaux et politiques. Claude Galarneau, son biographe, souligne ses talents de prédicateur et note que « Calonne émouvait davantage son auditoire quand il rappelait la vie frivole qu’il avait menée en Europe et qu’il décrivait les malheurs de la Révolution. » Il vit en ascète, se livrant au jeûne quotidien, portant cilice et ceinture de fer. Il consacre quatre heures par jour à l’oraison. Deux Ursulines le surprirent un soir en extase dans la chapelle, “planant à plusieurs pieds au-dessus de terre et entouré de rayons lumineux.”

Tous les dimanches, été comme hiver, après avoir dit la messe au couvent, ce vieil homme parcourt en voiture les 9 milles (15 km) qui le séparent de Pointe-du-Lac, pour aller dire la messe, faire le catéchisme, chanter les vêpres... Il parle avec éloquence, simplicité, émotion, dévotion... Ses paroissiens le vénèrent car, en plus de ces belles qualités, ce grand seigneur qui avait vécu dans le faste donne aux pauvres le produit de sa dîme, achète du blé et le fait moudre à ses frais pour le distribuer aux familles les plus nécessiteuses de sa paroisse. Il restera curé de paroisse pendant dix ans, jusqu’à l’âge de 74 ans.

En plus de cet humble ministère, l’abbé de Calonne a un rayonnement considérable. Excellent juriste et parfait bilingue, il est le principal conseiller de Mgr Plessis qui doit sans cesse négocier avec les autorités britanniques ; il est d’autant plus précieux qu’il est également vénéré et considéré par les populations des deux langues et des deux religions. L’élite des prêtres et des notables n’hésite pas à se déplacer de Québec à Trois-Rivières pour le consulter ou faire retraite auprès de lui. Les Canadiens français repartent de chez lui moins démocrates, plus religieux, tandis que plusieurs Anglais abjurent leur protestantisme.

Dans la région de Trois-Rivières, il fait office de supérieur hiérarchique pour ses compatriotes des paroisses voisines.

Il meurt le 16 octobre 1822. La foule afflue pendant les deux jours où est exposée sa dépouille mortelle et ses funérailles amènent à l’église paroissiale un concours de prêtres et de fidèles comme jamais on n’en a vu. Sa mémoire restera longtemps vivace dans la région de Trois-Rivières.

Voilà bien un saint de notre paroisse CRC...

L’ABBÉ CHARLES-VINCENT FOURNIER

L’abbé Charles-Vincent Fournier est d’un tout autre genre, qui fera de lui un modèle de curé pour le clergé canadien du 19è siècle. C’est un battant ! L’année même de la Révolution, en 1789, il entre au séminaire des Sulpiciens d’Orléans, où il se lie d’amitié avec Jean Raimbault, que nous allons bientôt retrouver. « Tous deux, nous dit leur biographe Richard Chabot, intransigeants et passionnés, brûlent de servir l’Église, s’enflamment pour la cause de la monarchie et s’opposent d’une façon virulente à la crise révolutionnaire. »

Comme beaucoup de catholiques clairvoyants et courageux, le jeune séminariste refuse de prêter le serment de fidélité à la constitution civile du clergé car c’est, selon lui et en toute vérité, un acte de schisme vis-à-vis de Rome, qui transforme l’Église de France en une Église nationale, sous contrôle de l’État révolutionnaire... En 1793, pour éviter la conscription obligatoire dans les armées de la Révolution, Charles-Vincent et son ami Jean s’enfuient à l’étranger. En 1795, après bien des aventures, ils se retrouvent en Angleterre. « Horrifiés par les conséquences de la Révolution et dans la crainte d’être persécutés dans leur pays, ils décident de se rendre au Bas-Canada. »

Fournier arrive à Québec en octobre 1796 ; il va parfaire sa théologie chez les Sulpiciens de Montréal puis il est ordonné prêtre en septembre 1797. Vicaire à Vaudreuil, puis à Chambly, il devient, en 1800, curé de la paroisse Saint-François d’Assise de Montréal, paroisse qu’il développera avec une rare maîtrise, à la grande satisfaction de l’évêque de Québec. En 1810, il est nommé à la cure de Saint-Antoine-de-Padoue à Baie-du-Fèvre, près de Nicolet. Il va y donner toute sa mesure.

UNE PAROISSE GOUVERNÉE PAR UN CATHOLIQUE INTÉGRAL

À son arrivée, une terrible épidémie de fièvre ravage tous les foyers. Sans compter, il se dévoue corps et âme pour administrer les derniers sacrements aux malades et se ruine pour nourrir et soigner les plus pauvres. Ses nouveaux paroissiens ne reviennent pas d’une telle générosité. Remarquons d’ailleurs que tous ces prêtres français ont fait la conquête du peuple qui leur etait confié, par la pratique, souvent héroïque, de la charité. C’est ce qui leur a donné ensuite une autorité incontestée pour entreprendre tant de bonnes œuvres.

La première d’entre elles fut la restauration de l’église, qui coûtera aux paroissiens près de 20 000 livres, une fortune pour l’époque ! Mais ce bon curé a su leur expliquer que l’embellissement du sanctuaire était une priorité sacrée. En l’espace de quelques années, le modeste et vétuste temple dédié à Saint-Antoine est transfiguré en une rutilante église de Contre-Réforme, qui renoue avec l’art sacré canadien de la fin du régime français. Sa décoration se veut une prédication, une glorification des mystères les plus opposés à l’esprit protestant : le Saint-Sacrement, la Très Sainte Vierge, le culte des saints, la liturgie triomphante de l’Église. Aux yeux de l’abbé Fournier, la beauté doit aider à la dévotion, c’est-à-dire toucher le cœur de ses paroissiens d’un amour sensible et effectif pour Jésus et Marie. Il répand la dévotion du Chemin de Croix, une nouveauté à l’époque, et fait ériger un calvaire qui devient un lieu de pèlerinage que les paroissiens des environs aiment aussi fréquenter.

Sa prédication pénètre avec autorité dans les moindres secteurs de la vie quotidienne de ses ouailles afin d’y faire régner la douce loi évangélique et d’y chasser tout ce qui y contredit. Son biographe dit de lui qu’il veut purifier ses paroissiens du péché pour les conduire à la communion fréquente. Voilà bien la véritable action catholique : confession, communion, dévotion... Le secret de la réussite apostolique de l’abbé Fournier ne tient donc pas à son caractère, à ses nombreux talents, à son esprit d’initiative, mais essentiellement dans le fait qu’il se considère avant tout comme l’humble dispensateur des sacrements de l’Église. Il fait son devoir, ensuite c’est le Bon Dieu.

Le curé Fournier va aussi s'appliquer à contrer les effets néfastes de la Constitution de 1791 qui octroie aux Canadiens les rudiments d'un régime démocratique. Il comprend qu'elle donne au Bas-Canada un cadre politique favorable à la propagation de l'esprit révolutionnaire, antireligieux et laïque, dont il a constaté les ravages en France. C'est pourquoi, non seulement il ne permettra pas l'installation d'un instituteur laïc à Baie-du-Fèvre, mais au contraire il y construira quatre écoles qui fonctionneront sous son étroite surveillance. Pour la même raison, il n'acceptera pas que les notables du lieu prétendent régenter les affaires de la paroisse dans le conseil de fabrique, comme cela commence à se pratiquer ailleurs.

Excellent administrateur de ses biens, il jouit en effet d’une réelle fortune dont il fait profiter ses fidèles, tout en adoptant le train de vie d’un notable, car il considère que le curé est la première notabilité de la paroisse et qu’il est normal que cela se voie.

Il encourage et aide aussi les missions des Cantons de l’Est ; c’est lui qui finance la première chapelle de Drummondville.

Frappé d’une attaque de paralysie en 1836, l’abbé Fournier cesse toute activité, mais reste à Baie-du-Fèvre où il s’éteindra le 26 mai 1839. Ses funérailles triomphales témoigneront de sa notabilité et de sa grande popularité.

Le bilan de ce ministère de Contre-Réforme et Contre-Révolution catholiques est stupéfiant : André Chabot est obligé de le reconnaître avec admiration : « En quelques années il a transformé une paroisse à la dérive en une véritable terre de Chrétienté. »

Mais on pourrait dire la même chose de ses confrères de la Petite France, qui se sont mis à son école.

La renaissance catholique dans cette région n’a pas attendu 1840, elle se manifeste dans toute sa splendeur dès 1820 : « Ces prêtres défendaient une société d’Ancien Régime, affirmaient leur hostilité farouche au libéralisme et tendaient à revendiquer l’union de l’Église et de l’État. Unis sur le plan idéologique, bien préparés à leurs fonctions curiales, ils prirent l’habitude de s’entraider, de coordonner leurs efforts, en se ralliant à l’opinion des plus sages. Ils s’appliquaient d’une façon particulière au bien spirituel de leurs ouailles et obtenaient un succès indéniable dans l’encadrement des masses rurales. Il n’est pas surprenant qu’une forte renaissance religieuse et une solide implantation chrétienne aient marqué cette région bien avant le “triomphalisme religieux” du milieu du 19e siècle. »

L’ABBÉ JEAN RAIMBAULT

L'abbé Jean Raimbault

Le point de ralliement de cette fraternité sacerdotale informelle est le séminaire de Nicolet, que dirige l’abbé Jean Raimbault, l’ami intime de l’abbé Fournier. C’est, lui aussi, un homme éminent, mais d’une santé plus fragile que son compatriote. Ordonné à Longueuil en 1796, il fut d’abord professeur au séminaire de Québec, puis curé de L’Ange-Gardien et enfin, pour peu de temps, curé de Pointe-aux-Trembles. Mgr Plessis le nomme curé de Nicolet en 1806, à 35 ans. Il y restera jusqu’à sa mort en 1841. À cette fonction déjà lourde, puisque la paroisse très vaste est assez peuplée (1 200 communiants en 1810, 2 500 en 1836), viendront s’ajouter la fondation de Drummondville puis la succession de l’abbé de Calonne à l’aumônerie des Ursulines de Trois-Rivières. En 1825, il est nommé archiprêtre, titre qui consacre son autorité morale sur ses confrères de la région.

Mais c’était surtout pour lui confier le supériorat du nouveau séminaire de Nicolet, que Mgr Plessis choisit “ cet homme de mœurs, de lettres et de goût ”. Et c’est dans cette charge qu’il va donner toute sa mesure. Après des débuts très difficiles, l’institution ne sera affermie qu’à partir de 1816, lorsque l’abbé Leprohon, nommé directeur, viendra seconder parfaitement le supérieur dont il partage toutes les vues.

ORGUEIL ET DÉMOCRATIE

La fondation d’un nouveau séminaire en 1806, voué, comme tous les séminaires de l’époque, à la formation de l’élite cléricale et laïque de la chrétienté canadienne, répond à une préoccupation particulière de Mgr Plessis, l’évêque de Québec : attirer plus d’élèves vers les études secondaires classiques et susciter davantage de vocations sacerdotales afin d’enrayer l’asphyxie de l’Église canadienne. Le séminaire de Nicolet, comme peu de temps après, ceux de Saint-Hyacinthe, Chambly, Sainte-Thérèse, devait donc drainer une clientèle scolaire trop éloignée de Montréal et de Québec, ou trop pauvre.

En outre, l’évêque comptait bien profiter de la nouveauté de ces établissements pour imprimer aux études une marque particulière : préserver les jeunes esprits de l’orgueil. « Nous sommes dans le siècle d’orgueil où le commandement est odieux. » disait-il. Aussi voulait-il que les séminaires inculquassent aux jeunes gens une foi profonde, une moralité rigoureuse, un sens de la discipline et de l’humilité particulièrement nécessaire à une époque d’effervescence démocratique. Or, ce n’était pas précisément le climat qui régnait au Séminaire de Québec, ni même chez les Sulpiciens de Montréal dont Mgr Plessis admirait toutefois la qualité de l’enseignement théologique.

À Montréal, la bourgeoisie canadienne-française s’enthousiasme pour la politique démocratique ou pour les affaires, tandis que le petit peuple canadien s’entasse dans les faubourgs de la ville et sert de main-d’œuvre bon marché aux riches marchands anglais. Dans ce milieu, l’anticléricalisme fait des ravages depuis déjà fort longtemps... En plus de la presse irréligieuse, Montréal devient le fief du Parti canadien : on parle beaucoup, on s’agite, on manifeste... Montréal n’est plus Ville-Marie, la foi et les mœurs se perdent... Or, les Sulpiciens qui ne manquent pourtant pas de dévouement, ne savent pas endiguer ce flot d’irréligion. Seigneurs, et donc propriétaires de l’île de Montréal, ils sont pour cette raison très liés avec les milieux financiers et commerciaux anglophones, juifs ou protestants... Quand leurs intérêts sont menacés, ils négocient directement avec le gouverneur et parfois même sans en référer à l’évêque de Québec... Il est évident que Saint-Sulpice supporte mal l’autorité épiscopale et on sait les difficultés que Mgr Lartigue, l’évêque auxiliaire de Mgr Plessis, connaîtra pour s’imposer lorsqu’il sera nommé à Montréal, et même ensuite quand il y deviendra le premier évêque en titre. Cependant, le loyalisme de Saint-Sulpice pour la couronne anglaise est proverbial, quoiqu’il se double d’un certain dédain pour les Canadiens français. Autrement dit, ces messieurs de Saint-Sulpice poussent trop loin la collaboration avec le gouverneur anglais et donnent prise aux critiques des anticléricaux ou des nationalistes canadiens français.

Au contraire, le Séminaire de Québec affiche un franc nationalisme. Les nouvelles institutions démocratiques paraissent à ces messieurs du séminaire un excellent moyen de défendre les intérêts des Canadiens français, donc de l’Église, face au vainqueur, la toute-puissante minorité anglo-protestante. Même l’union d’une majorité de députés, tant anglophones que francophones, en faveur de lois anticléricales pour le contrôle de l’éducation ou la mise en tutelle des biens paroissiaux par l’État, n’émousse pas l’élan des prêtres du Séminaire pour le régime démocratique. Ces éducateurs éminents qui veulent former l’élite du Canada français, formeront donc des députés aussi bien que des prêtres. Papineau fut leur élève !

Mgr Plessis voit avec inquiétude sinon avec désespoir, l’esprit démocrate gagner le clergé. N’oublions pas qu’il a été pendant quinze ans le secrétaire et le disciple admiratif de Mgr Briand, l’évêque de Québec qui assura la loyauté des Canadiens français à la Couronne britannique face aux États-Unis. Il avait compris que la démocratie américaine était un risque plus dangereux pour la chrétienté canadienne que la monarchie anglaise protestante.

LE SÉMINAIRE DE NICOLET,
FOYER DE CONTRE-RÉFORME ET DE CONTRE-RÉVOLUTION

Église et presbytère de Nicolet en 1822

Tandis que Québec s’engoue pour la politique et que, à Montréal, Saint-Sulpice s’adapte à l’ordre économique britannique, Nicolet sera le point de ralliement de ceux que nous appellerons les catholiques intégraux, ceux dont le zèle va essentiellement à l’Église catholique, apostolique et romaine, et à son incarnation temporelle, la Chrétienté. Avec l’abbé Raimbault comme supérieur, le séminaire est le lieu de réunion des prêtres français qui y sont souvent invités. Les conversations vont bon train et, surtout, elles sont d’un haut niveau : les soucis de l’Église, de la patrie, les progrès ou les revers de la révolution en Europe, les difficultés du ministère etc... Si les Calonne, Fournier et Raimbault, n’ont pas les moyens d’améliorer le contenu fort défectueux, même en théologie, de l’enseignement dispensé à Nicolet comme ailleurs, ils communiquent aux professeurs canadiens et aux élèves, un esprit, un enthousiasme nouveau.

Quand l’abbé de Calonne prêchait, la vie de l’Église se transfigurait en une histoire frémissante, ravagée par les hérésies, empourprée du sang des martyrs. C’était une histoire volontaire avant la lettre, où s’affrontaient dans une lutte à mort les disciples du Christ et ceux de l’Antichrist. Le prêtre n’est plus perçu alors comme un pauvre homme perdu au milieu d’une population illettrée, mais comme le soldat du Christ qui, par le ministère que lui a confié l’Église, occupe un certain territoire du royaume de Dieu. Là, comme ministre de l’Église, il doit répandre la grâce divine par les sacrements, dans les âmes, les familles et les écoles. Tout doit être instauré dans le Christ et tout doit être entrepris pour contrer les manœuvres de l’Antichrist... Cette prédication était écoutée avec la plus vive attention et admiration car elle n’avait rien de livresque...

Saisis par cette ferveur évangélique, les professeurs et les élèves canadiens acceptent d’un meilleur cœur la pauvreté, voire la misère des locaux et des moyens du Séminaire ; on ne commencera à constituer une bibliothèque qu'en 1835, et elle ne sera digne de ce nom que vingt ans plus tard !

L’INFLUENCE DE FÉLICITÉ DE LAMENNAIS

Les prêtres de la Petite France se tenaient à l’affût de tout ce qui se publiait en Europe pour réfuter les erreurs de la Révolution ou pour l’exaltation de la sainte Église catholique romaine. M. de Calonne fut le premier à faire connaître au Canada les ouvrages de Félicité de Lamennais. Cependant, ce n’est pas sa philosophie, en partie erronée, qu’il prêcha à Nicolet mais sa lumineuse et percutante analyse des causes de la Révolution.

Au principe de tous les maux : la réforme protestante de 1517, plus exactement la révolte de Luther contre l’Église catholique romaine et le Souverain Pontife. Elle permet aux princes allemands de s’emparer des richesses et des propriétés de l’Église d’Allemagne qu’ils asservissent. C’est la première grande victoire du laïcisme sur l’Église par le fer, le feu et l’argent. La religion prétendument réformée se sécularise et n’assure plus en réalité qu’un rôle purement sociologique. L’Angleterre, après le schisme d’Henri VIII, va connaître cette même dérive... La France l’évite de justesse : ses rois, après une apathie coupable, se reprennent et luttent contre le protestantisme puis contre le jansénisme, ce calvinisme français, comme le définit bien notre Père. Cependant, ils ne peuvent arriver à extirper un certain mauvais esprit qui gangrène surtout l’aristocratie, donc l’armée et la magistrature. Ce sera, à partir de 1717, le terreau de la franc-maçonnerie qui engendrera avec un flot d’immoralité le capitalisme libéral. Il est dès lors facile pour Lamennais d’expliquer que la Révolution n’est pas un progrès, mais l’emprise de l’esprit protestant sur la Chrétienté par le moyen de l’idéologie démocratique.

Félicité de Lamennais, qui travaille encore à cette époque en collaboration avec son frère, le bienheureux Jean-Marie, fondateur des Frères de l’Instruction chrétienne, dénonce la démocratie, cette hérésie moderne, qui serpente dans l’Église. Déjà, la constitution divine de l’Église est contestée de l’intérieur : plus d’un siècle avant Vatican II, certains évêques refusent au Pape sa primauté et veulent partager son autorité souveraine ! Nombre d’ecclésiastiques sont acquis aux idées révolutionnaires ; ils veulent que l’Église s’adapte à cette nouvelle donne politique et s’ouvre à la démocratie... Les frères Lamennais dénoncent vigoureusement cette revendication des subordonnés qui n’aspirent en fait qu’à partager le pouvoir du souverain, roi ou pape. Face à cette subversion, une seule société humaine, parce qu’elle est, en vérité, plus divine qu’humaine, a les promesses de la vie éternelle : l’Église catholique romaine, fondée sur le roc de Pierre. Le Souverain Pontife paraît donc aux frères Lamennais la seule autorité capable de mener à bien la lutte contre la Révolution et ses avatars. Ils ont l’espérance que ce combat du Pape pour l’indépendance et la liberté de l’Église aboutira à une restauration de la Chrétienté sur les bases éprouvées de l’augustinisme politique, l’alliance subordonnée du trône et de l’autel.

C’est cette doctrine qui fut reçue avec enthousiasme à Nicolet. Grâce à l’exemple de l’abbé de Calonne, de l’abbé Fournier et des autres, elle perdait encore de son caractère intellectuel, un peu lointain. Elle définissait un certain esprit et dictait un certain comportement.

LE RAYONNEMENT DE LA PETITE FRANCE

Cela explique pour une bonne part que la région trifluvienne soit restée à l’écart du mouvement des Patriotes dans la décennie de 1830. On comprend mieux aussi le succès prodigieux, en 1840, de la prédication de Mgr de Forbin-Janson à Trois-Rivières.

Mais surtout, c’est à travers l’action de Mgr Bourget et de quelques autres que l’esprit de la Petite France va imprégner le clergé canadien. Le jeune abbé Bourget fit en effet sa théologie à Nicolet en même temps qu’il y enseigna la syntaxe, de 1818 à 1821. Devenu ensuite secrétaire de Mgr Lartigue, il retrouva chez ce dernier le même enthousiasme pour les théories de Lamennais. Succédant à Mgr Lartigue sur le siège de Montréal en 1840, il voulut dès lors que son clergé imitât aussi bien la piété et la générosité que l’audace et l’intransigeance des prêtres de la Petite France. Au point qu’il ne serait pas exagéré d’affirmer que là se forgea le moule du curé canadien : père de la paroisse à l’autorité incontestée, dévoué, strict sur la discipline sacramentelle et morale, au genre de vie frugal pour certains, cossu pour d’autres, mais toujours généreux, et agrémenté d’indéfectibles amitiés sacerdotales.

Séminaire de Nicolet
Le séminaire de Nicolet

Outre le saint évêque de Montréal, les prêtres de la Petite France, par le séminaire de Nicolet, ont formé ou marqué de leur empreinte, une pléiade d’évêques, de prêtres et de laïcs qui joueront un rôle déterminant dans l’histoire de notre pays. Et parmi les grandes figures de notre catholicisme intégral canadien, citons Mgr Laflèche qui y fut élève, professeur et enfin supérieur de 1859 à 1861, son grand ami, Mgr Taché, le père de l’Église de l’Ouest canadien et l’abbé Désilets, le curé privilégié du Cap-de-la-Madeleine. Au cours du siècle et à travers les grands espaces canadiens, ils ont assuré aux prêtres de la Petite France une rare fécondité spirituelle.

Enfin, la grande leçon que peuvent encore donner ces prêtres français contre-révolutionnaires est l’humble application au devoir d’état. Soucieux du grand combat de la Chrétienté dont toutes les péripéties les faisaient vibrer, ils s’adonnèrent modestement, mais avec un rare zèle, à la tâche que leur confiait leur évêque. Ils savaient que celle-ci était une partie du champ de bataille sur lequel s’affrontaient le Christ et l’Antichrist. Leur juste doctrine leur donna une vue d’ensemble du combat qui les aida à être de bons prêtres, vénérés par leur peuple, et à rayonner un exemple bienfaisant au-delà même de ce qu’ils pouvaient imaginer. On pense à la fameuse maxime de saint Pie X : “ Que chacun fasse son devoir et tout ira bien. ” Admirons l’œuvre de la grâce dans ces modestes prémices de la renaissance catholique canadienne au 19è siècle, et qu’elle soit un réconfort pour notre espérance en la renaissance catholique de demain.

RC n° 66, mars 1999, p. 1-6