LA RENAISSANCE DE L’ACADIE CATHOLIQUE ET FRANÇAISE

II. Un exemple de nationalisme catholique
soutenu par saint Pie X

 

Statue de Mgr François Richard à Rogersville

NOUS avons vu comment, dans la seconde moitié du 19e siècle, les Acadiens ont su retrouver leur fierté et commencer à se dégager de l’emprise anglo-protestante, grâce à l’action d’hommes éminents au premier rang desquels : l’abbé Marcel François Richard. Malgré de graves conflits de personnes, les évêques irlandais ne se sont pas opposés alors à ce mouvement, certains l’ont même encouragé. Il est vrai que tout se faisait dans le respect de l’autorité établie, tant religieuse que politique : aucun vent révolutionnaire n’est venu souffler dans les plis du drapeau acadien ! Les évêques se rendaient compte aussi que le développement du mouvement ne faisait que fortifier l’implantation de l’Église dans ces régions encore inhabitées ou hostiles au catholicisme un demi-siècle plus tôt. En outre, la colonisation acadienne remarquablement menée limita les effets dévastateurs de la crise économique qui frappa les Maritimes à la suite de la mise en service du chemin de fer transcanadien.

Toutefois des signes de changement sont perceptibles à la fin du siècle, tandis que dans les provinces de l’Ouest, au Parlement fédéral et bientôt en Ontario, l’opposition fait rage entre catholiques et protestants, francophones et anglophones. Les évêques se divisent : les francophones sont pour la défense acharnée de leurs droits constitutionnels, ils arguent que défendre sa langue c’est défendre la foi ; les prélats anglophones, au contraire, considèrent qu’il faut abandonner les droits constitutionnels des francophones pour mieux protéger ceux des catholiques. Le nonce apostolique Sbaretti, appliquant la politique de Léon XIII, prend avec toute la diplomatie qui s’impose le parti des anglophones, ou plus exactement celui du gouvernement libéral de Wilfrid Laurier : il prône l’entente, l’union, la confiance au gouvernement.

LA PEUR DES IRLANDAIS D’ÊTRE DÉRANGÉS

Ces événements n’ont pas été sans influencer les évêques irlandais des Provinces Maritimes qui jouissent d’un calme relatif. Leurs droits constitutionnels ont certes été bafoués au lendemain de la confédération dans l’indifférence quasi générale des autres provinces, même celle du Québec. Mais depuis, en fait sinon en droit, la situation de l’Église s’est améliorée à la satisfaction de l’épiscopat ; par voie réglementaire, le gouvernement accorde peu à peu aux catholiques surtout francophones ce que les lois leur refusent. Dans ces conditions, les revendications acadiennes ne risquent-elles pas d’être une cause d’affrontement inutile avec les autorités civiles ? Ne faut-il pas craindre que ces Acadiens, de plus en plus nombreux, n’imitent l’irrespect et l’insoumission des catholiques francophones des autres provinces vis-à-vis des évêques anglophones ? Le ton des journaux dirigés par de jeunes Acadiens formés à Memramcook le laisse penser. Rappelons que Mgr Richard adopta une position modératrice dans tout cela, ce qui d’ailleurs lui a mérité sa nomination comme prélat domestique. Il n’empêche que la tension monte entre l’épiscopat et les Acadiens.

UN ÉVÊQUE ACADIEN POUR LES ACADIENS

D’autant plus qu’au début du siècle, la grande préoccupation des Acadiens est d’obtenir un évêque acadien qui serait leur chef naturel et leur porte-parole, et qui, mieux qu’un anglophone, veillerait à la multiplication des écoles et des vocations acadiennes. Une première démarche avait été tentée en 1896 lorsqu’on attendait la nomination d’un coadjuteur pour Mgr Rogers, mais les prélats irlandais de la Province ecclésiastique avaient empêché que la pétition soit reçue à Rome dans les délais. Pour la première fois, les Acadiens s’étaient sentis indubitablement trahis par leurs évêques depuis lors considérés comme acquis à toute politique d’assimilation. En signe de protestation, aucun prêtre francophone, à l’exception du vicaire de la cathédrale, n’avait assisté au sacre du coadjuteur !

Mgr Richard vers 1905
Mgr Richard vers 1905

L’abbé Richard comprend qu’il n’y a d’autre solution que de s’adresser directement au Saint-Siège, mais en secret. Il se rend donc à Rome à la fin de 1907. Il aura le privilège de trois audiences privées avec le Pape Pie X. Les deux premières sont quelque peu décevantes puisque le Souverain Pontife plein de bonté pour le prêtre acadien ne donne cependant qu’une réponse évasive. Aussi le 3 janvier 1908, Mgr Richard ose-t-il se faire plus pressant, le Pape lui affirme alors : “ Soyez sans crainte, la cause triomphera ! ” puis après un silence : “ bientôt, dans peu de temps : certainement. ” Le jour même, le nonce apostolique à Ottawa recevait l’ordre d’avertir les évêques des Provinces Maritimes de la volonté du Saint-Père de créer un diocèse supplémentaire au Nouveau-Brunswick dont le titulaire serait acadien et résiderait à Moncton.

Les évêques irlandais s’opposent aussitôt à la volonté pontificale ; ils soutiennent que le nouveau diocèse dépouillerait celui de Chatham et celui de Saint-Jean de leurs plus belles paroisses, et que ce serait consacrer le principe des nationalités. Le dossier piétine donc.

SAINT PIE X, PROTECTEUR DE L’ACADIE

Saint Pie X
Saint Pie X

En 1910, constatant le blocage de la situation, Mgr Richard se résout à un second voyage à Rome, l’angoisse au cœur puisqu’il lui faut braver l’opposition sourde des évêques irlandais, à commencer par le sien. Il est très mal reçu dans la cité éternelle, même par Mgr Sbaretti qui s’y trouve de passage et qui se sent menacé de disgrâce. Son audience avec le Saint-Père est sans cesse reportée ; la tradition raconte que, excédé par les manœuvres dilatoires des fonctionnaires romains, le prêtre acadien aurait fini par apostropher le préposé aux audiences papales : “ Je veux voir le pape et je le verrai, même en vous marchant sur le dos ”. Finalement, Pie X le reçoit en audience privée le 26 juin. Il faut lire avec émotion le récit qu’en fait son biographe 1 : « Il se jette aux pieds du pape :

– Saint-Père, vous ne me reconnaissez pas ?

– Si ! Si ! Acadien ! Acadien !

Pie X fait asseoir Mgr Richard à ses côtés, écoute sa requête et lui dit :

– Soyez sans crainte, les Acadiens auront bientôt leur récompense.

Au terme de l’audience, le pape se lève, prend dans une armoire un beau calice d’or et le remet au curé acadien : – Ce calice rappellera aux Acadiens que le pape les aime. Vous vous en servirez dans vos cérémonies solennelles. »

Mgr Édouard Leblanc
Mgr Édouard Leblanc

Quelques jours plus tard, Mgr Richard revient au Canada. Sur le même bateau voyage un fonctionnaire romain, Mgr Tampieri ; Pie X l’a chargé d’enquêter sur la situation des catholiques au Canada mais secrètement pour ne pas subir les manœuvres d’intrigues qui furent le lot des délégués apostoliques que Léon XIII envoyait solennellement. Son rapport va rétablir la vérité à Rome. Les choses vont désormais aller vite : “ En l’été 1912, on annonce la nomination de l’abbé Édouard LeBlanc, modeste curé de Weymouth en Nouvelle-Écosse, comme évêque de Saint-Jean du Nouveau-Brunswick (le diocèse n’est pourtant pas majoritairement acadien). La nouvelle tombe comme un aérolithe dans le jardin des presbytères. Elle met tout le monde religieux en émoi dans les Provinces Maritimes. Et aussi tout le monde acadien. ” Comme la nouvelle coïncide avec l’inauguration du monument de Notre-Dame de l’Assomption à Rogersville, les cinq mille Acadiens qui y sont rassemblés acclament Pie X et l’artisan de la renaissance acadienne : Mgr Richard, leur curé.

LA POLITIQUE DE PIE X

Il nous faut comprendre la raison qui poussa saint Pie X à soutenir sans réserve la cause acadienne, à “ récompenser les Acadiens ”. Il serait inexact de penser qu’il ait voulu satisfaire un droit national, ou même le désir légitime d’un peuple d’avoir des pasteurs parlant sa langue. Son attitude 2 vis-à-vis du canadien français Henri Bourassa après le Congrès eucharistique de Montréal de 1910, montre indubitablement que son soutien des catholiques francophones contre l’épiscopat anglophone au Canada correspond à une raison plus profonde, celle-là même qui inspira tout son pontificat : omnia instaurare in Christo. En effet, si Pie X ne pouvait continuer la politique de Léon XIII qui voulait l’entente avec les gouvernements même dominés par la franc-maçonnerie, il ne pouvait pas davantage ratifier la position irlandaise. Celle-ci prétendait bien sauvegarder les droits des catholiques, mais elle s’accommodait aussi fort bien de vivre au sein d’une société émancipée de la loi du Christ... Pour le saint pape, c’était déjà trahir la mission de l’Église qui devait à temps et à contretemps rappeler la doctrine du Christ et mettre les âmes sur le chemin du salut. Léon XIII avait mis en garde les évêques américains contre l’américanisme, un courant de pensée précurseur de notre MASDU ; or, la position irlandaise y conduisait tout droit en habituant les catholiques à vivre en bonne entente avec l’erreur et ses suppôts, en faisant de la religion un fait personnel, individuel, sans prétention sociale.

Au contraire, Saint Pie X ne pouvait qu’admirer l’œuvre de Mgr Richard qui, tout en donnant des preuves d’une volonté de bonne entente avec les catholiques anglophones, ressuscitait un peuple où tout était catholique : l’école, le magasin, la colonisation, la banque, le député, etc... et où cependant les partis politiques étaient tenus à l’écart pour sauvegarder l’union. Saint Pie X considéra qu’un tel peuple travaillait à tout instaurer dans le Christ, il était donc juste qu’il ait un évêque acadien pour prendre la tête de ce combat selon ses directives. Il ne s’agissait donc pas de récompenser simplement l’attachement des Acadiens à la langue française, mais de récompenser leur attachement à une société intégralement catholique.

Benoît XV, L’ANTI-PIE X

Mgr Marcel-François Richard
Mgr Marcel-François Richard

Malheureusement, le triomphe des Acadiens sera de courte durée. Mgr LeBlanc a beau se révéler un excellent prélat aussi dévoué aux Irlandais de son diocèse qu’aux Acadiens, les évêques irlandais ne comprennent pas la politique de Pie X et manœuvrent pour que la nomination d’un évêque acadien ne se reproduise plus. En août 1914, la mort du saint pontife prive donc les Acadiens de leur plus puissant protecteur. Son successeur, Benoît XV, leur est présenté par Mgr LeBlanc comme un francophile ; Mgr Richard fait donc de confiance appel à Rome pour que le diocèse de Chatham ait enfin un titulaire francophone.

Non seulement il est débouté mais il reçoit une pénible admonestation du cardinal de Lai qui lui reproche d’intriguer pour influencer Rome. Un passage de cette lettre est révélateur : “ Quand le Saint-Siège a nommé l’abbé Édouard LeBlanc, de nationalité acadienne, comme évêque de Saint-Jean, il a clairement démontré qu’il agissait d’après les mérites de la personne choisie et non d’après l’origine et la nationalité. ” Le sophisme est grossier : il est vrai que l’abbé LeBlanc a été choisi à cause de ses qualités, il n’en est pas moins vrai qu’il a été préféré à des prêtres irlandais tout aussi dignes, à cause de sa nationalité ! La page du gouvernement de Pie X est décidément vite tournée.

Malade, Mgr Richard n’a même pas la force de rédiger sa défense. Il est hospitalisé à Québec puis ramené en train dans sa paroisse pour y mourir. Le 9 juin 1915, une foule silencieuse, les larmes aux yeux, l’accueille à la gare. On le porte au presbytère non sans faire une halte à l’église qu’il avait fait ériger au prix de tant de sacrifices. Le 18 juin, après avoir donné à tous l’exemple d’une sainte agonie, “ dans un suprême effort, les bras tendus, comme pour recevoir quelqu’un, le visage tout illuminé, il dit : ‘La voici, Marie, ma bonne Mère ! ’ ”, et il expira. Ses funérailles réunirent une foule immense de fidèles, et il fut inhumé dans le monument de Notre-Dame de l’Assomption.

LES ÉVÊQUES SAUVENT L’ACADIE

Mgr Chiasson
Mgr Chiasson

Malheureusement, l’Acadie n’est pas restée longtemps fidèle à l’esprit de Mgr Richard. La dure semonce reçue de Rome juste avant sa mort refroidit l’ardeur nationaliste du clergé qui laisse alors aux seuls laïcs le soin de promouvoir la cause acadienne. En 1917, ceux-ci prennent partie contre la conscription malgré les sages consignes de Mgr LeBlanc. Cette désobéissance entraîne un réveil général de l’opposition aux droits des Acadiens ; en l’espace de quelques mois, tout ce qui avait été acquis grâce à l’influence de Mgr Richard est révoqué. Des campagnes de haine animées par le Ku Klux Klan frappent les Acadiens qui abandonnent le combat national (on ne convoque même plus de convention !) et se rallient au parti libéral. Il va sans dire que l’épiscopat ne fait rien pour s’opposer à cette politique d’assimilation forcée.

L’Acadie aurait purement et simplement disparu si Mgr LeBlanc, profitant d’un mouvement épiscopal qui laissait vacant le siège de Chatham, n’avait obtenu de Pie XI en 1920 que Mgr Chiasson, eudiste, alors vicaire apostolique de la Côte-Nord, y soit nommé. C’est un enfant de Rogersville, c’est-à-dire un fils spirituel de Mgr Richard.

Mgr Mélanson
Mgr Mélanson

Il reprend l’œuvre un instant compromise : le gouvernement interdit l’enseignement du français dans les écoles ? on le fera en heures supplémentaires ; les maîtres ne reçoivent pas de formation pédagogique en français ? on leur en donnera pendant les vacances ; la crise de 1929 frappe plus durement qu’ailleurs au Nouveau-Brunswick ? on lance la colonisation de la Baie des Chaleurs sous la direction d’un prêtre remarquable, l’abbé Mélanson, nouveau Mgr Richard, quoique de santé débile. Les Eudistes prennent en mains l’enseignement secondaire et jettent les bases d’un enseignement supérieur. Une congrégation de sœurs enseignantes est fondée pour s’occuper des écoles et des presbytères de campagne, tandis que les Sœurs de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur et les Sœurs Hospitalières de Saint-Joseph de Montréal dirigent l’ensemble de l’organisation hospitalière et sociale. Un réseau de caisses populaires est implanté ainsi qu’une mutuelle d’assistance pour tous les Acadiens, y compris ceux des États-Unis. Enfin, Mgr LeBlanc et Mgr Chiasson obtiennent de Pie XI la création d’une province ecclésiastique acadienne, et c’est l’abbé Mélanson qui devient le premier archevêque de Moncton. En 1963, alors qu’on inaugure l’université acadienne de Moncton, l’œuvre de Mgr Richard bénie par saint Pie X semblait achevée...

UNE ŒUVRE COMPROMISE

En quelques mois, tout est de nouveau compromis. À la suite du Concile, l’ensemble des établissements acadiens d’enseignement et de soins hospitaliers, tous contrôlés intégralement par l’Église, est remis entre les mains du gouvernement libéral de l’époque. Il est vrai que le Premier ministre Louis-Joseph Robichaud, lui-même acadien, instaure le bilinguisme et accorde l’autonomie des programmes scolaires. Désormais le sort de l’Acadie dépend des politiciens.

À la fin des années soixante, le mouvement de contestation gagne ces contrées et renie l’héritage catholique, on réclame l’Acadie libre ! De quoi rallumer la guerre entre anglophones et Acadiens. Heureusement, les intérêts politiques du chef conservateur Hatfield le conduisent à maintenir la politique pro-acadienne du libéral Robichaud pour acheter les faveurs de Trudeau soucieux de trouver un contrepoids à l’influence du Québec chez les francophones. En 1987, le retour des libéraux au pouvoir consolide encore la position des Acadiens. Il semble donc qu’en vingt ans de politique, les Acadiens aient obtenu davantage qu’en un siècle, sous la conduite du clergé.

Mgr Richard aurait-il eu tort de bannir la politique démocratique de son combat ? Certainement pas, car si les partis ont pu donner davantage de garanties légales à la langue française et aux médias acadiens, la société catholique sans laquelle il n’y a pas d’Acadie, n’a pas résisté à ce régime, elle est aujourd’hui anémiée. Ici comme ailleurs, sous la gouverne des démocrates, le nationalisme a été vidé de sa substance alors que le clergé avait su sauvegarder sa foi, ses traditions, ses vertus communes, et garder l’unité de la nation acadienne lui permettant de s’accommoder des institutions politiques de la Province et du Canada, et même d’y jouer un rôle de plus en plus important.

L’œuvre de Mgr Richard, reprise par les évêques acadiens et compromise par les politiciens et par l’esprit du Concile, illustre donc cette affirmation de saint Pie X dans sa Lettre sur le Sillon : “ Pour arriver à la plus grande somme de bien-être possible pour la société et pour chacun de ses membres, il faut l’union des esprits dans la vérité, l’union des volontés dans la morale, l’union des cœurs dans l’amour de Dieu et de son Fils, Jésus-Christ. ” L’Acadie renaîtra donc et cette fois-ci définitivement, lorsque de Rome se fera la Contre-Réforme catholique à l’heure du triomphe de sa céleste Patronne.

RC n° 25, mars 1995


(1) Une étoile sest levée en Acadie, Marcel-François Richard, Camille-Antonio Doucet, les Éditions du Renouveau - 1973.

(2) Voir notre étude “ De l’ultramontanisme au conservatisme, dans La Renaissance Catholique au Canada, n°17 - février 1987 in CRC. n° 230.