LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

N° 240 – Juin 2017

Rédaction : Maison Sainte-Thérèse


Le Canada et la Grande Guerre :
Héroïsme des soldats et luttes partisanes

IL y a un siècle, avec la loi sur la conscription pour répondre aux besoins de l’armée sur le front français, le Canada entrait dans une crise politique majeure qui creusa un fossé impossible à combler jusqu’à ce jour entre les Québécois et le reste des Canadiens. Pourtant, au même moment, soldats canadiens francophones et anglophones mêlaient leur sang dans des combats héroïques dont ils sortaient vainqueurs, prenant ainsi peu à peu conscience de leur identité nationale. Étudions ce curieux phénomène d’un nationalisme s’affermissant sur un théâtre d’opérations étranger, tandis qu’il devient impossible sur son sol.

ENTRAÎNÉ DANS LA TOURMENTE

En 1914, cela faisait déjà plusieurs années que le pape saint Pie X voyait venir « il guerrone », la Grande Guerre. Des diplomates avertis étaient du même avis, tant les tensions montaient entre les différents empires qui se partageaient le monde. La puissance militaire de l’Empire allemand, alors à son sommet, appelait un affrontement qui assurerait son hégémonie européenne et lui permettrait de s’emparer d’une partie des colonies françaises, voire même de celles des Britanniques. Les États-Unis, quant à eux, après avoir pris pratiquement le contrôle de l’Amérique du Sud et s’être installés dans le Pacifique aux Philippines, désiraient l’affaiblissement de l’empire encore le plus puissant, celui de l’Angleterre. Allemands et Américains avaient donc intérêt à la guerre. Ils allaient tirer parti du jeu des alliances qui créait les conditions suffisantes à un embrasement général en Europe : deux grands ensembles regroupaient les États, l’un autour de l’Allemagne avec l’Autriche-Hongrie et l’Italie, l’autre, avec la France, l’Angleterre et la Russie.

La poudrière se situait dans les Balkans où les intérêts de la catholique Autriche-Hongrie, liée à l’Allemagne, pouvaient se trouver en conflit avec ceux de la Serbie liée à la Russie et donc aussi à la France et à l’Angleterre. Seulement, ni l’empereur d’Autriche François-Joseph, ni le tsar Nicolas II n’étaient bellicistes.

Or, l’Allemagne, à la suite de sa victoire contre l’Autriche à Sadowa en 1866, lui avait imposé la relative autonomie du gouvernement hongrois favorable à l’Allemagne protestante et dominé par la Franc-maçonnerie. Comme la Bosnie, récemment rattachée à l’Empire des Habsbourg, avait été placée sous l’autorité effective de Budapest, c’est donc en Bosnie, à Sarajevo, avec la complicité du gouvernement hongrois, qu’un révolutionnaire serbe put assassiner l’héritier de la couronne impériale autrichienne, l’archiduc Ferdinand, le 28 juin 1914. Le monde retint sa respiration...

Il ne se passa rien. Le vieil Empereur et le nouvel héritier, l’archiduc Charles, ne voulaient pas la guerre. Et malgré les pressions de l’Allemagne qui s’y préparait, rien ne se passa avant le 22 juillet. Ce jour-là, François-Joseph apprit qu’un garde-frontière autrichien avait été tué par des soldats serbes. C’était une fausse nouvelle, mais entre-temps l’Empereur avait cédé aux pressions de son entourage et avait fait parvenir au Roi de Serbie un ultimatum inacceptable.

Conformément aux traités d’alliance, le 24 juillet, la Russie mobilisait treize corps d’armée contre l’Autriche. L’Allemagne mobilisa à son tour contre la Russie et menaça la France, en lui adressant un ultimatum aux conditions inacceptables. Le 30 juillet, la Russie décréta la mobilisation générale ; le 1er août, la France faisait de même, immédiatement suivie par l’Allemagne. Le 3, la guerre était déclarée ; le même jour, l’Angleterre suivait ses alliés.

C’est ainsi que le 4 août 1914 le Canada entrait automatiquement en guerre contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Toutefois, le statut de Dominion accordait au gouvernement canadien la liberté de décider de la nature et de la portée de sa participation.

La mobilisation générale, c’était six millions de Russes, trois millions cinq cent mille Français et trois millions huit cent mille Allemands qui prenaient les armes. Le Royaume-Uni, lui, ne disposait que de soixante-dix mille hommes en plus de sa marine ; il était donc dans la nécessité de faire appel aux Dominions et à ses colonies.

Début août, l’opinion publique canadienne considéra ce conflit comme une guerre juste, par attachement à la Couronne britannique ou à la France. Des manifestations euphoriques, sans commune mesure cependant avec celles de Paris ou de Berlin, se produisirent à Toronto et à Montréal où, dès les premiers jours, 1 600 hommes dont 600 Canadiens-français signèrent leur engagement volontaire.

Sir Sam Hughes
Sir Sam Hughes

L’organisation de la mobilisation fut confiée au ministre de la Milice, Sam Hughes. Originaire de l’Ontario, orangiste fanatique, fantasque, autoritaire, vieil habitué des combines politiciennes et passionné par la chose militaire, ce n’était pas pour autant un incompétent. Dès 1911, il s’attendait à la guerre en Europe et pensait que les Allemands la commenceraient en attaquant la Belgique. Entretenant de mauvaises relations avec l’armée britannique, il refusa d’augmenter les effectifs de l’armée canadienne qui n’était que de trois mille hommes, mais il développa la milice qui était entièrement sous son autorité. En 1914, elle comptait 66 000 volontaires dont 55 000 avaient suivi une instruction en 1913.

En 1911, un plan de mobilisation préparé avec l’accord de Londres, prévoyait que 25 000 hommes, dont 28 % de francophones, seraient prêts à gagner l’Angleterre, quelques jours après la déclaration de guerre.

Mais, le 31 juillet 1914, Hughes annula ce plan pour lui substituer une campagne de recrutement volontaire. En un temps record, il réunit 32 000 hommes au camp de Valcartier, qu’il créa alors de toutes pièces en trois semaines ; de quoi former une première division qui rejoindra l’Angleterre le 8 septembre 1914. Une autre sera prête en 1915 et deux autres en 1916 ; les effectifs prévus pour une cinquième ne serviront qu’à combler les pertes.

Leur équipement fut un véritable tour de force, même s’il fut l’occasion d’une corruption chez ses amis politiques. Les conséquences en furent parfois tragiques : En particulier, lorsque les fusils que le ministre avait imposé à nos soldats s’enrayèrent sur le champ de bataille, parce qu’ils n’étaient pas parfaitement adaptés aux munitions britanniques.

À l’été 1914, l’effort de guerre allait transformer notre industrie naissante. Cinquante usines produisirent des obus au rythme de 250 000 par mois dès décembre 1914, de 800 000 en 1915 et de 1 100 000 à partir de 1916.

Tandis que nos chantiers navals construisaient des sous-marins, notre industrie aéronautique, alors naissante, produisit trois mille avions. Dès 1915, le montant de la production canadienne pour l’armée alliée était de 600 millions de dollars, une somme astronomique à l’époque.

LES CANADIENS-FRANÇAIS MÉPRISÉS

Les volontaires étaient en grande majorité anglophones. La plupart s’étaient engagés par attachement à la mère patrie, puisque 71 % étaient nés en Angleterre ou étaient de la première génération née au Canada.

Deux régiments auraient pu être constitués avec les Canadiens-français, mais Sam Hughes doutait de leur loyauté au combat et refusa de les envoyer en Europe.

Heureusement, les politiciens libéraux comprirent que si les Canadiens-français ne participaient pas davantage à la guerre, ils perdraient à jamais toute influence au pays, or ils constituaient le gros de leur électorat. Sur leur pression, le gouvernement obligea Sam Hughes à envoyer sur le front au moins un régiment canadien-français. Le 20 octobre 1914, il fut le 22e à partir pour l’Angleterre, d’où son nom désormais glorieux.

Les autres Canadiens-français furent dispersés dans les unités anglophones au mépris de la promesse faite au moment de leur engagement, d’une affectation dans une troupe francophone. Tous les officiers supérieurs canadiens-français furent évincés ou rétrogradés. Le plus haut gradé francophone en 1914 n’était qu’un major, Thomas Louis Tremblay, commandant en second le 22e.

Pour la compréhension du drame qui va se nouer, il est donc important de noter qu’en août 1914, il n’y avait pas d’hostilité des Canadiens français à la participation à la guerre ; certes il y avait moins de volontaires francophones, mais à peine moins que de Canadiens anglophones de souche.

Par contre, l’antipathie du gouvernement conservateur et des autorités militaires contre les soldats canadiens-français était patente.

Ce climat pénible résultait de l’aversion « naturelle » des anglo-protestants pour les franco-catholiques, Sam Hughes en donnait un bel exemple. Mais elle se trouvait amplifiée par le renforcement du nationalisme canadien-français depuis l’affaire Riel en 1885, que ravivaient les querelles successives pour le maintien des écoles franco-catholiques dans les autres provinces, notamment en Ontario où les Franco-ontariens s’opposaient vigoureusement au Règlement XVII depuis le printemps 1914.

Dans ces affrontements, la voix d’Henri Bourassa se faisait entendre avec brio. Nationaliste canadien, il prenait parti pour les minorités francophones au nom du respect de la Constitution, comme il avait fustigé ce qu’on appelait alors l’impérialisme, c’est-à-dire la participation obligatoire du Dominion à toutes les guerres de l’Empire sur simple demande de Londres.

Fin juillet 1914, Bourassa se trouvait en Europe ; à son retour précipité, il approuva l’entrée en guerre de l’Angleterre, et déclara tout à fait légitime de souhaiter la victoire de l’Angleterre et de la France.

Cependant, en septembre, fidèle à lui-même, il expliqua que le Canada devait participer à cette guerre en fonction de ses intérêts propres et non pas pour satisfaire ceux de l’Angleterre ou de la France. Il n’en fallait pas davantage pour déclencher l’ire de la presse anglophone qui cria à la trahison. En effet, paradoxalement, en exposant les exigences du nationalisme canadien, Bourassa heurtait le sentiment de la majorité de ses concitoyens encore très attachés à l’Angleterre.

Sentant monter la tension, le vieux chef de l’opposition libérale, Wilfrid Laurier, proposa une trêve, une sorte d’union sacrée. Mais les Canadiens anglais n’y répondirent pas. Insultés, les franco-catholiques se raidirent alors et réclamèrent le respect de leurs écoles en Ontario en contrepartie de leurs engagements dans l’armée.

Le 23 septembre 1914, à la demande du gouvernement conservateur, nos évêques publièrent une lettre pastorale, rédigée pour l’essentiel par l’archevêque de Montréal, Mgr Bruchési. Sans se prononcer sur la participation active à la guerre, elle pouvait néanmoins être interprétée comme une approbation de la politique gouvernementale.

PREMIERS COMBATS

Tranchée pleine d’eau et de boue
Tranchée pleine d’eau et de boue

En Angleterre, nos soldats de la 1re division canadienne connurent d’abord l’ennui de longues semaines d’entraînement, puisqu’ils ne passeront en France qu’en février 1915. Le 3 mars, ils prenaient pour la première fois en charge un secteur sur le front des Flandres, où ils découvrirent l’horreur des tranchées. Celles-ci, mal entretenues, étaient inondées à la suite de pluies incessantes ; leurs équipements reçus à Valcartier, en particulier les bottes, se décomposaient dans l’humidité. Pendant plusieurs jours, ils restèrent dans la boue froide, pratiquement sans chaussures, avec les conséquences qu’on devine. Malgré une entente tacite avec l’ennemi, qui était dans une situation à peine plus reluisante, pour limiter les escarmouches aux heures de jour, nous eûmes durant cette première semaine 6 officiers et 164 hommes tués.

Leur premier véritable engagement fut la défense du saillant d’Ypres, qui était, jusqu’à leur arrivée, un secteur calme. Le 16 avril 1915, débutait la relève de la IXe armée française du général Foch, par des unités britanniques et canadiennes. Mais le lendemain les Allemands déchaînèrent un formidable bombardement de plusieurs jours sur un front que Foch n’avait pas pris le soin de doter d’abris et d’organiser le réseau de tranchées.

Le 22, sur le secteur encore occupé par les Français, à la gauche de celui tenu par les Canadiens, les Allemands utilisèrent pour la première fois des gaz. Les troupes françaises, paniquées, reculèrent. Au même moment, quatre divisions allemandes donnèrent l’assaut de part et d’autre du saillant, dont le centre était tenu par les Canadiens sous les ordres du général de brigade Turner, un québécois anglophone.

Major général Richard Turner
Major général Richard Turner

Pour ne pas être encerclés, ceux-ci auraient dû battre en retraite à leur tour, ce qui n’était pas du goût du général Turner. Celui-ci, brillant officier de réserve que la guerre avait trouvé à la tête de l’épicerie familiale à Québec, était allé quelques années auparavant se battre glorieusement en Afrique du Sud ; il était le seul officier de toute l’armée britannique à être décoré des deux médailles les plus convoitées et les plus rares : la Victoria Cross et la Distinguished Service Order. Là-bas, il avait appris des tactiques de guerre non conventionnelles, et par exemple, en cas de menace d’encerclement, au lieu d’essayer de s’échapper par le côté encore ouvert, on pouvait attaquer de flanc et par surprise une des mâchoires de l’ennemi qui s’apprêtait à se refermer sur vous, désorganisant ainsi sa manœuvre.

C’est ce qu’il décida de faire. Au bois Saint-Julien, les Canadiens attaquèrent à la baïonnette, puisque leurs fusils s’enrayaient, les sept mille Allemands qui étaient en train de s’y reposer sans imaginer qu’ils puissent y être attaqués. Même tactique contre le village suivant, Pilkem, et encore à Gravenstafel où le régiment Princess Pat s’illustra particulièrement. L’effet de surprise fut total, semant le désordre chez l’ennemi qui arrêta son offensive, ce qui donna aux renforts français le temps d’arriver. Mais les pertes étaient énormes : au bois Saint-Julien, seulement 10 officiers et 400 soldats restaient valides sur les 2000 attaquants ; à Pilkem, 3 officiers et 127 hommes sur les deux régiments engagés ; enfin, à Gravenstafel, 153 hommes sur les 635 hommes du Princess Pat pouvaient encore combattre ; au total 6 036 Canadiens furent tués, blessés ou disparus. Mais Ypres était sauvé.

Ces faits d’armes ont valu au contingent canadien d’être considéré dès ce premier combat comme une troupe de valeur. Le général allemand le reconnut aussi à sa manière : « Sans cette vermine, déclara-t-il en parlant des Canadiens, nous serions à Calais ».

En 1916, une deuxième division canadienne arrivait sur le front pour participer à la bataille de l’Artois, qui fut tout aussi meurtrière que les précédentes et sans résultat décisif.

La bataille du mont Saint-Éloi fut tragique pour les Canadiens. Leur chef, le général anglais Alderson, avait conçu un plan d’attaque des lignes allemandes que des mines souterraines auraient dû pulvériser. Malheureusement, elles sautèrent trop en avant, formant d’immenses cratères que nos hommes avaient à escalader avant d’atteindre l’ennemi bien positionné pour les mitrailler. Prévenu de ce formidable handicap, Alderson maintint l’ordre d’attaque. Résultat : près de 1 400 soldats tués pour rien.

UN CORPS D’ÉLITE

À la demande du gouvernement canadien, Alderson fut relevé de son commandement. On s’attendait à ce qu’il soit remplacé par Turner, promu général de division, mais ce dernier fut nommé à la tête du contingent canadien stationné en Angleterre, et le commandement des Canadiens sur le front fut encore confié à un Anglais : le général Byng.

La bataille de la Somme
La bataille de la Somme

Celui-ci gagna rapidement l’estime de ses hommes. Complétant leur courage naturel par une formation militaire de haut niveau, il sut donner à sa troupe un rare esprit de corps. Avec les officiers, il tira de l’échec des précédentes batailles de judicieuses leçons de tactique qui leur permirent d’obtenir des résultats sur le terrain et de diminuer sensiblement les pertes, dès l’offensive sur la Somme en juillet 1916.

En effet, le 1er juillet 1916, les Français et les Anglais avaient attaqué au sud et au nord de la Somme, dans l’objectif immédiat de soulager le front de Verdun. Une formidable préparation d’artillerie qui devait, selon l’état-major, pulvériser toutes les défenses allemandes, précéda l’assaut. Mais les généraux anglais ignoraient l’existence du remarquable réseau de tranchées abritées et d’abris souterrains, aménagé par les Allemands, dans lequel ils attendirent en toute sécurité la fin du bombardement. Alors, ils gagnèrent leurs postes de combat pour accueillir leurs attaquants anglais qui n’avaient prévu aucune protection. Dès la première journée 58 000 soldats britanniques furent mis hors de combat dont 19 240 tués !

L’offensive piétina donc pendant plusieurs semaines. En septembre, elle aurait pu tourner à la déroute complète si l’ennemi avait été en mesure d’attaquer le flanc nord de l’offensive. Pour l’en empêcher, il fallait prendre et garder le contrôle du plateau séparant la vallée de l’Ancre de celle de la Somme, où se trouvait le village de Courcelette. La mission fut confiée aux Canadiens.

Église de Courcelette détruite après les bombardements
Église de Courcelette détruite après les bombardements

Le colonel Thomas-Louis Tremblay qui commandait depuis peu le 22e régiment demanda l’honneur de mener cette attaque qui s’annonçait particulièrement difficile. Nationaliste canadien-français, Tremblay voulait mettre fin aux incessantes vexations de ses compatriotes dans l’armée britannique tout comme dans le corps d’armée canadien. Il était donc déterminé à donner aux anglo-protestants une bonne leçon de courage et de savoir-faire militaire.

Le Lieutenant-colonel Tremblay
Le Lieutenant-colonel Tremblay

Le 15 septembre 1916, à 18 heures, après avoir entendu la messe, le 22e se lança à l’assaut selon la nouvelle tactique mise au point avec Byng : l’infanterie suivait de très près le tir de barrage et, au lieu de chercher à s’emparer de la totalité de la ligne du front, elle concentra ses efforts sur des objectifs préalablement déterminés. Une fois pris, ceux-ci servaient de point d’appui pour le « nettoyage » du front et pour résister aux contre-offensives. Ce fut aussi à Courcelette que, pour la première fois, des chars d’assaut furent utilisés sur un champ de bataille, avec un résultat mitigé.

En deux heures de combat, dans de terribles corps à corps et malgré l’utilisation de lance-flammes par les Allemands, nos Canadiens-français s’emparèrent des ruines du village. Pendant la nuit, ils durent résister à sept contre-attaques avant que l’ennemi abandonne définitivement le terrain.

Tremblay avait atteint son objectif personnel : au sein de ce corps d’armée canadien déjà considéré comme un corps d’élite, l’élément canadien-français s’avérait maintenant comme le plus héroïque et le plus courageux. Il imposait donc le respect.

LE NATIONALISME CANADIEN VICTIME DU PACIFISME

Or, au même moment, il en allait tout autrement au pays où l’antagonisme entre les « deux peuples fondateurs » s’exacerbait et devenait un enjeu politique.

Alors que le gouvernement fédéral jouait à plein la carte de l’impérialisme pour satisfaire son électorat, les Canadiens-français au Québec se montraient de plus en plus réticents à participer au conflit. Trois raisons expliquaient leur attitude.

D’abord le mauvais traitement subi par les leurs dans l’armée canadienne. N’oublions pas que, mis à part le 22e, toutes les unités levées ici au Québec ont été dissoutes arrivées en Angleterre et leurs effectifs répartis dans les unités anglophones. Nos soldats comprenaient mal les instructions, ce qui les faisait passer souvent pour des demeurés ; les innombrables brimades et humiliations qui s’en suivaient, rapportées dans leur correspondance, portaient atteinte au Québec à la réputation de l’armée. Ils souffraient aussi de ne pas avoir facilement accès aux aumôniers catholiques.

Ensuite, le gouvernement de l’Ontario n’entendait pas revenir sur le Règlement XVII, pourtant manifestement contraire aux droits constitutionnels des minorités. Galvanisés par le pontificat de saint Pie X, les Franco-ontariens ne s’en laissèrent pas cette fois imposer : généreusement aidés par leurs compatriotes du Québec, ils eurent le moyen de soutenir la grève des enseignants et les actions en justice. « Rendez-nous d’abord nos écoles catholiques » était la réplique ordinaire des jeunes Canadiens-français aux officiers recruteurs.

Henri Bourassa
Henri Bourassa

Enfin, les articles et les discours d’Henri Bourassa jetaient de l’huile sur le feu. Quoique nationaliste canadien, ce brillant tribun et journaliste n’a jamais voulu prendre en compte la mentalité de la majorité du pays. Au lieu de la faire évoluer, il va la braquer en répétant à satiété qu’il ne faut pas agir en fonction des intérêts de l’Angleterre, mais de ceux du Canada. Or, à cette époque, pour la plupart de ses compatriotes, les deux se confondaient.

Plus exaspérant encore pour les Canadiens-anglais, Bourassa tenait un discours de plus en plus pacifiste par fidélité au pape Benoît XV, qui avait succédé à saint Pie X le 3 septembre 1914.

Face au conflit, le nouveau Pontife, formé à la diplomatie vaticane libérale par le cardinal Rampolla, avait adopté une position neutraliste : il appelait les catholiques à travailler à la paix, sans jamais prendre parti pour l’un ou l’autre des belligérants. D’autant plus que, plus prosaïquement, il avait besoin de s’entendre avec le gouvernement italien, allié de l’Allemagne au début de la guerre, pour régler les suites de la spoliation des États pontificaux par les Italiens en 1870.

Benoît XV
Benoît XV

Donc, le Saint-Siège ne condamna pas la violation de la neutralité belge par l’Allemagne, ni même le bombardement intentionnel de la cathédrale de Reims, et pas davantage les atrocités commises contre les civils dans les régions occupées, sinon pour rappeler la nécessité de conclure la paix.

Bourassa se fit le fidèle répétiteur des consignes pontificales : pour obéir au Pape, il fallait ne rien faire pour encourager la guerre et donc, ne pas y participer. D’autant plus, prétendait-il, qu’elle n’était pas une croisade contre la barbarie et une défense de la civilisation chrétienne, puisque nos alliés étaient l’Angleterre protestante, la France anticléricale et la Russie orthodoxe. Ce conflit mondial était à ses yeux plutôt un châtiment du schisme grec, de la Révolution française et de l’anarchie protestante. Rien de bon ne pouvait en sortir, surtout que tous les belligérants manifestaient leur mauvaise volonté en refusant une conférence internationale sous la présidence du Souverain Pontife, le seul qui soit au-dessus des partis.

Des prêtres se sont tout de même insurgés contre le sophisme de Bourassa. Tout en excusant la neutralité pontificale puisque des catholiques se trouvaient dans tous les camps, ils rappelèrent que la morale faisait obligation de se montrer bon citoyen et d’obéir à son gouvernement.

Surtout, il fallait objecter à Bourassa que la France pouvait être anticléricale, l’Angleterre protestante et la Russie orthodoxe, la victoire de l’Allemagne n’en était pas moins un péril plus grand pour la chrétienté. Il était donc du devoir des catholiques de ces nations de se battre, quitte, une fois la victoire acquise, à réclamer des comptes à leur gouvernement et à obtenir les conditions d’une paix durable.

En attendant, il était évident que la position de Bourassa était inacceptable pour un anglo-protestant en même temps qu’elle allait refroidir l’admiration de la population canadienne-française pour l’héroïsme de nos soldats dont elle ne comprendrait pas l’utilité du sacrifice.

C’est ainsi que dès 1915, tandis que Canadiens-français et anglo-protestants s’opposaient avec de plus en plus d’étroitesse d’esprit, un fossé se creusa entre Canadiens-français soumis à leur propagande partisane, et ceux qui se battaient héroïquement dans les tranchées. La victoire finale n’arrangera rien, comme nous le verrons dans le prochain chapitre.