LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

N° 247 – Janvier 2019

Rédaction : Maison Sainte-Thérèse


Histoire volontaire du Canada français (15)

LA RÉVOLUTION TRANQUILLE INTELLECTUELLE
2. LE DÉVELOPPEMENT DE LA SUBVERSION (1940-1964)

L’ACTION catholique spécialisée, le personnalisme de Maritain et celui de Mounier, implantés ici à la suite de la condamnation de l’Action française par le pape Pie XI, ont été la cause d’une subversion intellectuelle sans précédent au Canada français. Nos évêques, le clergé et la masse des fidèles ont été non seulement incapables de la contrecarrer dès ses premiers effets, mais ils n’ont pas compris que toute la chrétienté canadienne-française allait en mourir ! Le « virus » du progressisme, tel que l’abbé Nantes l’analysait dans ses Lettres à mes amis à la même époque, allait faire ses ravages en toute impunité pendant un quart de siècle avant de permettre la Révolution tranquille, dont il sera l’âme.

Au lendemain du second conflit mondial, bien que les mesures de guerre et la conscription décidées par le gouvernement fédéral aient redonné vigueur aux revendications d’autonomie provinciale de Duplessis, notre nationalisme a été assimilé au fascisme européen d’autant plus facilement que certains de nos intellectuels de droite n’avaient pas caché leurs sympathies pour Mussolini.

JACQUES MARITAIN, NOUVEAU LAMENNAIS

L’idée qu’un « monde nouveau » était en train de naître de « la victoire des Démocraties contre l’hydre nazie » s’imposa. Le chantre de ce bouleversement, synonyme de progrès pour toute l’humanité, fut une fois encore Jacques Maritain.

De New York où il s’était réfugié au début de la guerre, il anima un regroupement d’universitaires afin de promouvoir la nécessité de fonder « la structure de l’État avant tout sur la reconnaissance des droits de la personne humaine à la vie politique. » Plusieurs de nos professeurs québécois y adhérèrent, non sans irritation devant l’arrogance de Maritain. Les quelques accrochages qui en résultèrent lui donnèrent, ainsi qu’à ses disciples, un bon prétexte pour ne pas répondre à la judicieuse critique de Charles De Koninck, de l’Université Laval, qui défendait la primauté du bien commun contre celle de la personne.

C’est donc sans opposants que Maritain put propager ses fausses théories à partir de 1942. Yvan Lamonde a le mérite de noter la filiation entre le philosophe néo-thomiste renégat de l’Action Française et le prêtre apostat Lamennais, condamné par Rome en 1832 et 1834, dont les œuvres sont le fondement de l’hérésie progressiste. De Maritain il écrit : « Nouveau Lamennais marqué par son expérience étatsunienne, il conçoit la nouvelle chrétienté comme une nouvelle démocratie, car “ ce nom de démocratie n’est que le nom profane de l’idéal de la chrétienté ”, la poussée qui a surgi “ dans l’histoire humaine comme une manifestation temporelle de l’inspiration évangélique ”. »

À partir de 1943, la clique acquise à Maritain et à la France Libre de De Gaulle multiplie les critiques de l’Église. Elle lui reproche de dénoncer le communisme et la franc-maçonnerie plutôt que de soutenir les alliés et la Résistance. On sait, en effet, que les Canadiens français, admirant le Maréchal Pétain et sa Révolution nationale, firent un accueil glacial à ses représentants. Il y avait là matière à diaboliser le nationalisme canadien-français, et à justifier la prétendue “ primauté du spirituel ” : l’Église n’a pas intérêt à se lier avec un régime politique.

La suite de notre histoire va démontrer cependant le contraire : à refuser le lien nécessaire entre le temporel et le spirituel, l’Église va être inexorablement entraînée vers ce que l’abbé de Nantes appellera « la molle apostasie ».

LA FOI S’EST DÉJÀ REFROIDIE

D’abord, remarquons que dès 1940, le progressisme a laïcisé notre élite, comme le prouve l’enquête sur la culture canadienne-française, organisée par André Laurendeau dans l’Action nationale entre novembre 1940 et 1942. Une trentaine d’intellectuels y partagent leurs réflexions sans qu’aucun ne pense à définir la culture française établie depuis le XVIIe siècle sur les rives du Saint-Laurent par la foi catholique.

Laurendeau constatant qu’elle est entrée en phase terminale, comme nous dirions aujourd’hui, se pose naïvement cette question : « Comment un peuple si savoureux que notre peuple des campagnes devient-il le plus souvent, quand il “ se cultive ” aussi plat et terne qu’un pion littéraire ? Ce n’est assurément pas de la faute de la culture. Ne serait-ce pas qu’en nous élevant dans l’ordre de l’esprit, nous avons perdu contact avec le milieu, avec la terre nourricière ? » La réponse ne lui vient pas à l’esprit : nous, les intellectuels, n’avons plus la foi catholique intégrale de nos ancêtres.

Les conférences et les cours que Maritain donne régulièrement au pays pendant toute la durée de la guerre n’arrangeront rien. Il y répète la même leçon : « La personne humaine dépasse la société politique selon sa destinée éternelle, car l’homme est une personne qui vient de Dieu avant d’être une partie de la société. » Il faudra attendre notre Père pour lui répliquer que les personnes humaines ne viennent pas de Dieu, indépendantes les unes des autres, mais en relation avec Lui et avec les autres, ce qui rend la société première et nécessaire, à commencer par sa cellule de base, la famille.

Mais en 1943, l’abbé de Nantes est encore au séminaire, et personne ici ne sait réfuter le “ grand ” Maritain. Il s’ensuit que, pour une grande partie de notre élite intellectuelle, le nationalisme est une idéologie dépassée, synonyme d’oppression. Le syndicaliste Pierre Vadeboncœur est sur ce sujet bien représentatif : « Le nationalisme, écrit-il, est trop nourri des pseudo-disciplines et des influences qui nous valent aujourd’hui une âme hésitante, négative, un abaissement de nos facultés créatrices et un engourdissement considérable par stagnation philosophique et dépersonnalisation de la pensée, il est trop soumis, dis-je, à ces influences, pour faire autre chose que d’entretenir notre infériorité. » Ou encore : « Prendre parti contre les nationalistes par suite d’une sévérité critique me semblerait le début d’un nouveau stade et le passage à une liberté de jugement à laquelle correspondrait sûrement une nouvelle capacité d’action. »

Cela explique très bien l’opposition quasi générale de nos intellectuels à Duplessis, le politicien qui, en collusion avec les évêques, bloque l’élan vers la modernité, vers la libération et l’épanouissement de l’homme par la démocratie. Les chrétiens progressistes mènent le bal contre lui ; rappelons-nous le rôle joué par le journal Le Devoir dont les deux principaux responsables sont Gérard Filion et André Laurendeau !

Emmanuel Mounier
Emmanuel Mounier

On sait également le succès des écrits subversifs de nos deux prêtres-démocrates : les abbés Gérard Dion et Louis O’Neill. Mais même le chanoine Groulx se rangera dans ce camp lorsqu’il lancera l’idée d’une quête en faveur des grévistes d’Asbestos. Ils reçoivent le soutien des progressistes français, évidemment d’Emmanuel Mounier, mais aussi d’autres comme l’abbé Pierre qui n’hésite pas à apostropher ses auditeurs québécois ainsi : « Vous vous fabriquez des prêtres semblables à vous, de façon à être sûr que des pages entières de l’Évangile ne vous seront jamais prêchées. »

Mais c’est surtout la télévision où domine la franc-maçonnerie, qui influence considérablement les mentalités. Entre 1952 et 1956, les deux tiers des foyers ont acquis un petit écran. Yvan Lamonde souligne que Radio-Canada joue le rôle de « haut-parleur » de Cité libre, amplifiant l’écho de la contestation.

LA CITÉ ENVAHIE PAR L’ENNEMI

Cité libre est, en effet, le fer de lance de l’évolution des idées dans les années 1950, avec virulence contre le Duplessisme et l’Église conservatrice. Franchement anticlérical, même si la revue Esprit d’Emmanuel Mounier l’influence largement, Pierre-Elliott Trudeau, son principal animateur, n’hésite pas à proclamer qu’ « il n’y a pas de droit divin des premiers ministres, pas plus que des évêques : ils n’ont d’autorité sur nous que si nous le voulons bien. »

Cité libre reproche à l’Église d’envahir le domaine temporel et surtout d’entraver LA Liberté. Gérard Pelletier écrit : « Le laïc doit-il imposer le silence à toute objection, rejeter toutes les conséquences d’une erreur possible sur les épaules de l’autorité religieuse, et chercher lui-même dans la soumission, un refuge contre les exigences de ses responsabilités personnelles ? » Il estime que « c’est un silence prudent qui règne ». Autrement dit, tout le monde craint les évêques.

La grève de l’amiante, dont Cité libre publiera une histoire truffée d’erreurs, est à leurs yeux le signal historique de la lutte contre l’obscurantisme de Duplessis et de l’Église. Falardeau résume son axiome de base : « La reconquête démocratique passe par la clarification des relations entre l’État et l’Église. »

Face à ces attaques, le clergé est non seulement démuni, mais il est en position de faiblesse. Le personnel enseignant ou hospitalier laïque était notoirement sous-payé : une institutrice au Québec gagnait dix fois moins qu’en Ontario. Si le réseau primaire et secondaire était relativement bien réparti, il n’en était pas de même pour les universités et surtout pour les établissements de soins.

Nos évêques ne se sont pas rendu compte de l’inadaptation de l’organisation diocésaine du réseau social et hospitalier à la situation contemporaine ; un organisme compétent pour l’ensemble de la Province aurait été nécessaire. Pareillement, il aurait fallu prévoir que l’augmentation des coûts de la santé et de l’éducation impliquerait le concours de l’État, et en définir les modalités. Mais les évêques étaient jaloux de leur autorité dans leur diocèse et l’on ne concevait pas alors d’autres moyens d’intervention de l’État que la subvention qui donnait droit au contrôle.

En outre, l’épiscopat de la Province n’était pas si uni qu’on le croyait. Mgr Charbonneau, archevêque de l’important diocèse de Montréal, était progressiste, et fut contraint de démissionner. Son successeur, Mgr Léger, se montra d’abord intransigeant vis-à-vis des nouveautés, mais sans soutenir Duplessis dont la popularité lui faisait ombrage. Après la mort de ce dernier, sensible aux campagnes d’opinion, il voulut passer pour un homme de dialogue et fit preuve d’une déconcertante naïveté. Vatican II achèvera d’en faire un révolutionnaire autoritaire.

Des jésuites, notamment le Père Cousineau, s’en prirent aux erreurs modernes, mais uniquement dans un domaine particulier, comme l’action sociale ou la déconfessionnalisation. Ici, aucun homme d’Église n’eut la claire vision de l’hérésie progressiste et de ses conséquences comme l’abbé de Nantes qui, à la même époque, écrivait ses Lettres à mes amis sur “ Le mystère de l’Église et l’Antichrist ”.

Jean-Claude Desbiens et Gérard Pelletier
Jean-Claude Desbiens et Gérard Pelletier

Parmi les naïfs que Trudeau et ses complices manipulaient, il faut nommer Jean-Paul Desbiens, plus connu sous le nom de Frère Untel. Il est représentatif de ces jeunes religieux passés d’abord par l’Action catholique ; devenu mariste, il s’inquiétait du bas niveau scolaire des jeunes du Lac St-Jean et se scandalisait de l’apathie des évêques bloquant toute réforme de l’enseignement. Au lieu de faire confiance à ses supérieurs qui travaillaient efficacement à améliorer la situation, il écrivit au Devoir une critique acerbe et sans complaisance du système. On y retrouve tous les slogans de la JEC, par exemple celui-ci : « On devrait pourtant le savoir, la confusion du sacré et du profane se solde régulièrement au détriment du sacré. » Il condamne donc le cléricalisme et se pose la question : « La religion dans notre milieu survivrait-elle à la disparition de l’appareil religieux ? Autrement dit : sommes-nous individuellement debout sur le plan religieux ou sommes-nous tenus debout par les oreilles ? » La mise en doute des convictions personnelles des fidèles, victimes de l’autoritarisme du clergé et de la pression sociale, devient à partir de ces années un des éléments du mythe de la « grande noirceur ». Venant d’un religieux, l’argument fait mouche.

Finalement sanctionné, Frère Untel quittera sa communauté, deviendra journaliste puis éditorialiste de La Presse. À la fin de sa vie, il passera pour réactionnaire parce qu’il gémissait sur ce qu’était devenu le Québec.

L’abbé Groulx, quant à lui, se lamente sur la nouvelle génération qu’il ne comprend pas, elle lui paraît « prise d’une rage furieuse de faire table rase du passé et de tourner le dos à ses aînés. »

Léopold Richer
Léopold Richer

Il y a bien, tout de même, quelques intellectuels réactionnaires. Au premier rang, citons les époux Léopold et Julia Richer qui ont racheté l’hebdomadaire Le Temps aux Pères de Sainte-Croix et aux éditions Fides. Richer refuse que le nationalisme soit dissocié du catholicisme traditionnel : « Nous avons à conserver et à défendre les valeurs que la France a perdues ou oubliées... » Malheureusement, il ajoute : « N’oublions pas non plus, qu’en matière religieuse ou sociale la lumière vient de Rome, non de Paris ou de Lyon. » Il sera donc réduit à l’impuissance dès la fin du pontificat de Pie XII, et plus encore avec le Concile.

En 1956, Julia Richer, lucide, écrivait : « Je me dis que la prochaine génération, celle de mes enfants, verra probablement l’apogée d’une école de pensée qui refuse à nos prêtres et à nos religieuses tout accès dans quelque domaine que ce soit, en dehors du domaine strictement spirituel (...) La présence du clergé est nécessaire au milieu de nous, Canadiens français, j’en ai l’intime conviction. À moins qu’on veuille changer totalement le visage du Québécois qui ressemblera dans 25 ans, à celui de l’Américain quand il s’agira d’un homme du peuple, au Français quand il s’agira d’un intellectuel. »

Leur lutte passe, en fait, pour un combat d’arrière-garde, car ils ne savent pas justifier pourquoi il est mieux d’être Français qu’Américain autrement que par une référence au passé, à la grandeur de notre histoire et de notre civilisation. Face à la modernité, aux progrès technologiques, à LA Liberté, cela est insuffisant.

D’autres, comme François-Albert Angers, disciple d’Esdras Minville, se rendent bien compte de la manipulation de l’opinion. Le Devoir était un quotidien catholique, nationaliste, mais sous la direction de Gérard Filion et d’André Laurendeau, il s’est transformé en un journal d’opinion colportant toutes les idées progressistes. Or, de peur d’être étrillés ou par aveuglement sur la gravité de la situation, les évêques se taisent. Ajoutez à cette apathie leur opposition et celle de Duplessis à la modernisation de l’administration provinciale et du système scolaire, c’était plus que suffisant pour abandonner le combat ou le considérer d’ores et déjà comme perdu.

Robert Rumilly, lui, entreprend de se battre jusqu’au bout. Il fonde le Centre d’information national, qui se veut un mouvement d’intellectuels réactionnaires. Apportant un soutien sans faille à Duplessis, il dénonce la franc-maçonnerie aussi bien que les infiltrations marxistes et toutes les subversions sous le terme générique de gauchisme. On assiste à la « la substitution de l’esprit de classe à l’esprit national ». Même si Rumilly a été et est encore traîné dans la boue, il faut bien reconnaître la pertinence de ses mises en garde.

LE NATIONALISME N’EST PAS MORT

Parmi ses jeunes disciples, au milieu des années 1950, nous trouvons les futurs indépendantistes : Barbeau, D’Allemagne et Chaput.

Car, alors qu’à Cité libre l’antinationalisme se déchaîne, le nationalisme ne meurt pas pour autant. Le 16 mars 1955, l’émeute au forum répondant à l’injuste sanction qui frappe Maurice Richard, privé de coupe Stanley par le président de la Ligue nationale de hockey, l’anglo-canadien Clarence Campbell, réveille le sentiment national ! Dépité, Laurendeau est bien obligé de constater que le nationalisme s’est réfugié dans le sport et que Maurice Richard est un héros.

Laissons de côté l’anecdote, mais contestons l’analyse du Devoir : non seulement le nationalisme ne s’est pas réfugié uniquement dans le sport, mais il n’est pas mort !

Même certains contestataires de Duplessis restent nationalistes. Jean-Marc Léger est de ceux-là. Avec perspicacité, il remarque que Trudeau et ses acolytes développent leur idéologie de gauche dans l’abstrait, à l’écart des réalités nationales et en s’inspirant principalement de l’évolution de la gauche européenne, c’est-à-dire essentiellement de pays où le problème nationaliste ne se pose pas. Léger, lui, veut une gauche qui lutte à la fois contre l’aliénation de l’individu et contre l’aliénation du groupe. « Dans la situation d’un peuple comme le nôtre, dit-il avec clairvoyance, une gauche qui se veut anti-nationale ou a-nationale trahit sa vocation, trompe les masses et devient, selon le cas, simple réformisme ou opportunisme grossier. » C’est bien ce que deviendra Trudeau !

En 1956, la commission Tremblay représente un effort systématique et remarquable de l’élite nationaliste pour élaborer un programme de gouvernement au sein du Canada, défendant franchement les intérêts du Canada français. Nous avons vu comment, malheureusement, Duplessis n’a utilisé ce travail que pour justifier l’impôt provincial sur le revenu, ne portant aucune attention aux autres recommandations.

LA TENTATION INDÉPENDANTISTE

Raymond Barbeau, Robert Rumilly et Paul Bouchard
Raymond Barbeau, Robert Rumilly et Paul Bouchard

En 1957, à 27 ans, Raymond Barbeau fonde l’Alliance laurentienne. Dans l’entourage de Rumilly, il a rencontré Paul Bouchard, un des premiers à avoir parlé d’indépendance dans les années 1930. Barbeau a fait une thèse sur Léon Bloy, et semblait même très influencé par Maurras dont il voulait reprendre l’idée du « Politique d’abord ». Parmi les membres de l’Alliance, nous trouvons Reggie Chartrand qui sera l’animateur des combats linguistiques, Gilles Grégoire, futur créditiste et péquiste, Pierre Bourgault, André D’Allemagne et Marcel Chaput que nous allons retrouver au RIN.

Malheureusement, « le Politique d’abord » de Barbeau ne signifie pas le rejet de la démocratie et son remplacement par un gouvernement soucieux du bien commun. Il signifie « indépendance d’abord ». En 1958, l’Alliance publie la Déclaration d’indépendance de l’État du Québec, de jure et de facto, en vertu de la Charte des Droits de l’Homme, du droit international et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le nationalisme laurentien y est déclaré légitime, car conforme à l’ordre divin et s’appuyant sur une mission catholique et française, comptant sur des moyens légaux et parlementaires. Tout se résume dans la formule : « Un gouvernement de la Patrie, par la Nation, pour le Peuple ».

Une telle pensée confuse, sinon contradictoire, ne résistera pas à la verve de Trudeau et de ses semblables.

René Lévesque au micro de Radio-Canada
René Lévesque au micro de Radio-Canada

La grève des réalisateurs de Radio-Canada en 1959 joue aussi un rôle important pour la survie du nationalisme. Commencée comme un conflit des plus ordinaires pour obtenir une amélioration des conditions de travail, elle révèle soudainement au grand jour le mépris des anglophones pour les Canadiens français. René Lévesque, alors journaliste à Radio-Canada, qui, au début, s’en désintéressait complètement, s’enflamme et saisit l’importance du sentiment national.

Il fait aussitôt le lien entre cette revendication nationaliste des Québécois et les guerres de décolonisation dans le monde. À l’ONU, le Canada soutient les nouveaux États afin qu’ils soient reconnus comme souverains, donc « nous ne pouvons en même temps refuser ce droit aux gens de chez nous. »

Barbeau, lui, poursuit son projet et publie la « Constitution de la République laurentienne », de même nature, dit-il, que le programme de Théodor Herzl qui a présidé à la création de l’État d’Israël ! À ceux qui objectent que les Canadiens-français sont la minorité la mieux traitée au monde, il répond : « Là n’est pas la question. Nous ne voulons plus être une minorité. »

En 1961, un sondage du Devoir auprès de 4 000 personnes donne 75 % de favorables à une pleine souveraineté.

L’Alliance laurentienne ne disparaîtra qu’en 1962, ne surmontant pas la concurrence du RIN, le Rassemblement pour l’indépendance nationale, fondé par André D’Allemagne et Marcel Chaput, le 10 septembre 1960.

Marcel Chaput, André D'Allemagne, Rodrigue Guité et Pierre Bourgault
Marcel Chaput, André D'Allemagne, Rodrigue Guité et Pierre Bourgault

En fait, le RIN représente la laïcisation du milieu indépendantiste. Il deviendra un parti politique en 1963, cinq jours avant la première action du Front de libération du Québec, le FLQ, qui, lui, est un groupuscule révolutionnaire marxiste prônant la violence.

Le RIN, lui, dénonce la situation anormale de faiblesse et d’infériorité du Québec, il veut son affranchissement « car, si la liberté nationale n’est pas une fin en soi, elle est la condition essentielle à tout épanouissement réel des hommes et des peuples ». Le mouvement en propose l’instauration « sans haine et sans hostilité envers quiconque, mais dans un esprit de justice et de liberté pour tous. »

À GAUCHE TOUTE !

La grande idée de la décolonisation prend ici comme ailleurs dans le monde un accent évidemment marxiste. Il faut se désaliéner. De quoi ? Trudeau et Cité libre répondaient : du nationalisme. Non, répliquent Paul Chamberland et le journal Parti-pris dont l’influence supplante alors celle de Cité libre : ce n’est pas du nationalisme dont il faut se libérer, car « seule la conscience nationale mise à vif peut faire accéder la classe des travailleurs à une véritable conscience de classe. » Cette libération sera socialiste ou ne sera pas.

Alors de quoi faut-il se libérer ? De l’aliénation religieuse : « Le comportement religieux de ce peuple est le trait le plus subtil de son aliénation... La religion a scellé ici notre asservissement religieux et national. La collaboration bicentenaire de notre haut clergé avec l’occupant ne pouvait mieux garantir notre défaitisme. »

Commence donc à la fin des années 1950, une propagande anti-religieuse, anticatholique. Il faut en finir avec la suprématie de l’Église. Il faut reconnaître aux incroyants, dont le nombre ne cesse d’augmenter, des droits en tant que minorité puisqu’ils sont des citoyens à part entière de la nation dont la définition exclut toute référence au catholicisme.

C’est ainsi qu’avant même la Révolution tranquille, aux yeux de la jeunesse intellectuelle, il n’y a plus d’unité spirituelle de la nation.

Le Mouvement laïque de la langue française (MLF), fondé à cette époque, présente en septembre 1961 la première revendication de la laïcité de l’État : « Sa neutralité active est le signe de l’expression démocratique d’une volonté de justice et dans cette vocation, l’État affirme que l’unité de la nation repose sur un autre fondement que l’unité de la foi ». André Laurendeau juge qu’il n’y a là rien d’offensant ou de déraisonnable, même si cela va à l’encontre d’un siècle de tradition.

Remarquons, quant à nous, que c’est l’aboutissement de l’idée lancée par le Père Lévesque en 1930, lorsqu’il prétendait qu’il fallait séparer la religion de la langue ou de la culture. D’ailleurs, la revue des Dominicains n’hésite pas à applaudir au démantèlement du régime de chrétienté du Québec pour faire émerger un christianisme « authentique ».

L’abbé O’Neill ne voit que des avantages à un système scolaire qui ne serait plus confessionnel, mais linguistique, car il freinerait l’anglicisation des nouveaux arrivants.

Or, au même moment, nos évêques sont appelés à se réunir en Concile pour s’ouvrir au monde, promouvoir un aggiornamento qui refusera de condamner l’homme qui se fait Dieu.

Toute la stratégie du Parti québécois nous apparaît déjà comme la suite logique de l’évolution que nous venons de retracer. Il faut garder le nationalisme comme un principe d’exaltation des droits du peuple ; on en profitera pour instaurer un monde socialiste athée qu’animeront les beaux slogans de justice sociale, liberté, égalité, etc.

C’est ainsi que notre clergé et nos catholiques canadiens-français, rendus démocrates-chrétiens indécrottables de par la volonté de Léon XIII et de Pie XI, ont malheureusement réalisé ce que saint Pie X annonçait lorsqu’il condamnait Le Sillon et la démocratie chrétienne. « Qu’est-ce qui va sortir de cette collaboration (de chrétiens et de non chrétiens) ? Une construction purement verbale et chimérique, où l’on verra miroiter pêle-mêle et dans une confusion séduisante les mots de liberté, de justice, de fraternité et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal comprise. Ce sera une agitation tumultueuse, stérile pour le but proposé et qui profitera aux remueurs de masses moins utopistes. Oui, vraiment, on peut dire que Le Sillon [la démocratie chrétienne] convoie le socialisme, l’œil fixé sur une chimère. »

Saint Pie X prophétisait la société laïque, sans Dieu, celle que nous avons aujourd’hui. André Laurendeau illustra cette dérive diabolique, lui qui, en 1964, écrivait à son fils qu’il avait perdu la foi catholique, au profit d’une religion humaine.

C’est bien là qu’aboutit le personnalisme de Maritain, au culte de l’Homme proclamé par Paul VI à la clôture du concile Vatican II.