Le dernier mot ultramontain

Duplessis en 1936
Duplessis au moment de la fondation de l’Union Nationale, en 1936

EN décembre 1897, l’intervention de Léon XIII dans la politique canadienne, interdisant de facto à l’épiscopat toute “ ingérence ” dans le jeu des partis, non seulement permit l’accession des libéraux au pouvoir, mais aussi mit fin au combat de Mgr Bourget pour le catholicisme intégral, continué vaillamment par Mgr Laflèche.

Après la mort de celui-ci, en juillet 1898, ceux qu’on appelait les ultramontains perdirent peu à peu toutes leurs espérances politiques. Leur alliance objective avec le parti conservateur dominé par les anglo-protestants, utile au début de la confédération canadienne, n’était devenue qu’un handicap insurmontable, au tournant du siècle, alors que Wilfrid Laurier, l’enfant du pays devenu Premier ministre, donnait au parti libéral une popularité que rien ne semblait devoir renverser au Québec...

NÉRÉE DUPLESSIS

Parmi les plus fidèles disciples de Mgr Laflèche, on comptait Nérée Duplessis. Originaire d’une famille paysanne de Yamachiche, ce jeune avocat s’était établi à Trois-Rivières, où il s’était lié d’amitié avec l’abbé François-Xavier Cloutier, curé de la cathédrale, bras droit de l’évêque et son futur successeur. Nérée entra en politique à la demande de son évêque. Il fut député conservateur sous Honoré Mercier (1886) et Félix-Gabriel Marchand (1896).

De son mariage avec Berthe Genest, il eut quatre filles et un seul garçon, Maurice, deuxième de la famille, né le 20 avril 1890. Le jeune foyer devint bientôt le rendez-vous des invités de marque de Monseigneur. On y parlait beaucoup de politique, surtout aux heures troublées de la victoire libérale et de l’encyclique Affari vos.

Défait en 1900, Nérée Duplessis fut encore maire de Trois-Rivières en 1904-1905, puis juge à la Cour supérieure en 1914, montrant en toutes conditions une droiture et une honnêteté dignes de la cause qu’il avait servie toute sa vie : le respect des droits de Dieu et de l’Église.

Les parents de Maurice Duplessis
Les parents de Maurice Duplessis

JEUNESSE ET FORMATION

Août 1898. Le jeune Maurice quitte pour la première fois la maison paternelle pour être pensionnaire au collège Sainte-Croix de la Côte-des-Neiges, à Montréal. Là, il fit connaissance de l’humble frère portier, auquel il s’attacha profondément et qui lui communiqua sa dévotion à saint Joseph : le frère André Bessette.

Élève brillant, volontiers espiègle, mais au bon cœur, il était fortement attaché à ses racines paysannes et à ses traditions familiales. Il souffrit de voir la carrière politique de son père interrompue et très tôt, se jura de la reprendre.

Rien ne pressait, pourtant. Sorti premier au baccalauréat ès arts du séminaire de Trois-Rivières, diplômé de droit à l’Université de Montréal, il refusa les propositions du chef conservateur de l’époque, Arthur Sauvé, un ami de son père, et se lança d’abord dans une carrière d’avocat.

Sans rien perdre des débats politiques, il se donna tout entier à son métier et acquit rapidement une réputation de plaideur imbattable. Sa clientèle était large, elle le faisait toucher aux différentes branches du droit, en particulier le droit municipal, scolaire et paroissial. Mgr Cloutier lui confia également les dossiers de la toute nouvelle corporation ouvrière catholique, grosse de 600 membres à son ouverture. En tous domaines, il avait à cœur de se faire l’avocat des petites gens, acceptant gratuitement les causes de ceux qui ne pouvaient pas payer.

Malgré le regain d’énergie apporté au clan conservateur par la victoire de Borden à Ottawa en 1911, la loi de la conscription, en 1917, préparée par le ministre Arthur Meighen, fit fondre tout espoir.

Pressé par des amis de son père, Maurice accepta de faire campagne pour le candidat conservateur de son comté, aux élections fédérales de 1921. Il fut vraiment trop facile pour les libéraux de brandir le spectre de la conscription et de peindre le nouveau chef conservateur, Meighen, comme un ogre assoiffé de sang. Le vote anticonscriptionniste du Québec prit des allures de réflexe conditionné et Meighen, bien que majoritaire dans tout le Canada anglais, dut céder le pouvoir à King parce qu’il n’avait remporté aucun des 65 sièges du Québec !

BRISER AVEC L’AILE FÉDÉRALE DU PARTI

Avocat, en 1927
Avocat, en 1927

Dure leçon de choses pour un début de carrière ! Mais le jeune avocat, qui avait étudié minutieusement le pacte de 1867 et ses quatre-vingts ans d’application, sut en tirer profit. Il comprit que pour défendre leurs droits et leurs traditions catholiques et françaises, les conservateurs provinciaux devaient trancher le lien qui les unissait au parti conservateur fédéral.

Ce lien était en effet une coutume électorale adoptée dès 1867, consacrée par le temps mais sans obligation constitutionnelle. Il pouvait être rompu à tout instant. La caisse électorale du parti en souffrirait, et il faudrait renoncer aux jeux d’influences exercés depuis Ottawa mais, en contrepartie, les députés canadiens-français et catholiques seraient enfin libérés d’une alliance avec un parti majoritairement anglo-protestant qui menait sans cesse, à travers le pays, une politique contraire à nos intérêts.

Déjà, dans l’esprit du jeune avocat, s’ébauchait le principe qui allait devenir l’axe de toute sa carrière : celui d’autonomie provinciale.

En 1923, s’étant présenté pour la première fois aux élections provinciales, il fut défait seulement par 300 voix. Surprenante remontée électorale, au milieu d’un raz-de-marée libéral où presque tous les candidats conservateurs avaient reculé. Meighen se sentit obligé de venir le visiter dans sa ville. Les Trifluviens s’étonnèrent de rencontrer « un homme comme nous autres », aux idées saines et au programme intelligent, à mille lieues du portrait qu’en avait fait la propagande libérale.

Duplessis le reçut cordialement, mais ne le paya pas de retour : aux élections fédérales de 1925, il ne bougea pas le petit doigt pour soutenir le candidat conservateur. Il réserva tous ses efforts pour les provinciales de 1927. Cette fois, sa popularité était faite et son équipe bien rodée ; il fit basculer dans le camp des bleus le comté perdu 37 ans auparavant.

Nérée Duplessis ne vit pas cette revanche, il était mort le 16 juin précédent.

LA CONQUÊTE DU PARTI

Quand il prononça son premier discours à la Chambre, chacun put mesurer la valeur du jeune député de l’opposition. Le Premier ministre Alexandre Taschereau traversa la Chambre, lui serra la main en disant : « Surveillez ce jeune homme, il ira loin ! »

Plusieurs conservateurs le voyaient déjà succéder à Arthur Sauvé. Lui, cependant, ne voulut rien brusquer. Il s’effaça devant le trop populaire Camillien Houde. Il se récusa encore quand ce dernier perdit son siège en 1932 et nomma Gault pour le représenter. Toutefois, cet anglophone sans envergure ne fut le chef de l’opposition que sur le papier ; en Chambre, Duplessis était le seul adversaire valable de Taschereau.

Ses interventions, toujours étayées de faits précis, n’avaient rien de commun avec les sorties à l’emporte-pièce de son fougueux prédécesseur. Elles annonçaient déjà sa politique à venir :

« Vous avez des surplus parce que vous avez vendu notre actif national, parce que vous taxez pauvres et riches, parce que vous accaparez des revenus qui devraient appartenir aux municipalités, parce que vous négligez l’agriculture, la colonisation, les pêcheries. »

Il stigmatisait aussi la surcapitalisation des entreprises, qui paralysait l’économie, mais que le gouvernement encourageait par une législation trop permissive.

C’est au congrès de Sherbrooke, en 1933, que Maurice Duplessis fut élu chef du parti conservateur. Armand Lavergne s’écria : « Ouvrez-lui les portes de la gloire, il en est digne ! » L’expression pouvait paraître ronflante. Le nouveau chef aurait à se battre contre les libéraux à un contre huit. Et pourtant...

LA CONQUÊTE DU POUVOIR

Paul Gouin
Paul Gouin

Un contentieux secret opposait réellement Duplessis aux gens de son propre parti, alors que certains affichaient leur désir de « ressouder les ailes fédérales et provinciales du parti conservateur ».

Il n’approuvait pas plusieurs points du programme officiel, dont celui des pensions de vieillesse, proposé en vertu d’une loi fédérale, ce qui était une ingérence du fédéral dans un domaine de juridiction provinciale.

La mise à la raison des pouvoirs d’argent qui contrôlaient la province, en particulier le trust de l’électricité, l’indisposait aussi. C’était un problème délicat, pensait-il, qui ne pouvait pas être attaqué de front sans mettre à mal l’économie de la Province.

Cela dit, Duplessis, en fin politique, avait compris qu’il pourrait aussi tirer avantage de cette question. La collusion de plus en plus évidente du gouvernement avec le trust commençait à desservir le régime Taschereau, et des dissidences se laissaient entrevoir dans la forteresse libérale.

À Québec, en 1932, le député Oscar Drouin, partisan d’une municipalisation de l’électricité, s’était heurté à l’inertie calculée – mais injustifiable – du Premier ministre. Il ne l’avait pas digérée et frondait de plus en plus son chef. Il était encouragé par un groupe des nationalistes de Québec, dont le maire Ernest Grégoire et le dentiste Philippe Hamel, véritable théoricien du complot de l’électricité, qui faisait de ce trust la source universelle de tous les maux de la province.

À Montréal, un autre groupe se formait autour de Paul Gouin, fils de Lomer Gouin, l’ancien chef libéral. Formé à l’école sociale populaire du Père Archambault et nourri d’encycliques pontificales, il aspirait à purifier son parti, à renouer avec la grande politique de développement économique de l’époque Laurier, en un mot, à le « relibéraliser ».

À ce noble idéal, il manquait une direction sûre et un sens politique certain. En 1934, Paul Gouin parvint à réunir tous les dissidents libéraux au sein d’un tiers parti, l’Action libérale nationale. Duplessis cacha sous un apparent mépris l’intérêt qu’il portait à cette manœuvre. « Deux partis suffisent, dit-il, un bon et un mauvais ! » La boutade annonçait subtilement le dénouement inévitable.

La nouvelle éclata pourtant comme une bombe dans le ciel politique canadien : le 7 novembre 1935, deux semaines avant le scrutin provincial, l’alliance Gouin-Duplessis était signée. L’ALN, plus fortunée, emportait la grosse part : 60 circonscriptions contre 30, mais l’important était que Paul Gouin s’effaçait devant Duplessis comme chef du parti. C’était l’acte de naissance de l’Union nationale.

Les deux nouveaux alliés furent aussitôt voués aux gémonies par leurs anciens collègues. Le premier fut traité d’enfant prodigue flétrissant la mémoire de son père. Le second passait aux yeux des conservateurs fédéraux pour le sabordeur du parti à Québec. Gouin souffrit beaucoup de ces invectives mais Duplessis, lui, n’en avait cure : la rupture qu’il souhaitait était enfin consommée, le parti conservateur fédéral était à jamais exclu de la scène provinciale.

Louis-Alexandre Taschereau
Louis-Alexandre Taschereau

Aux élections, Taschereau sortit vainqueur une fois de plus, mais il n’avait plus que six sièges de majorité. La session, reportée le plus tard possible, ne s’ouvrit que le 24 mars 1936. Duplessis prit quelques semaines pour sonder sa nouvelle équipe puis, le 7 mai, surprenant jusqu’aux membres de son propre parti, il demanda la convocation du comité des comptes publics pour vérifier l’utilisation des fonds publics : il promettait des révélations fracassantes.

Ses dossiers, depuis dix ans, regorgeaient de papiers compromettants, pots-de-vin, cumuls illégaux, détournements de fonds, qu’il se promettait de mettre en pleine lumière. Pendant des dizaines de séances, il resta seul à la barre, interrogeant, appelant les témoins, attaquant sans pitié avec un humour mordant. Antoine Taschereau, le frère du Premier ministre, fut cité à son tour et son dossier, accablant, flétrit l’honneur de toute la famille.

Alexandre Taschereau remit sa démission le 11 juin. Adélard Godbout composa un gouvernement de transition et fixa des élections au 17 août.

L’Union nationale les remporta par 76 sièges contre 14 au parti libéral.

AUTORITÉ

Le docteur Philippe Hamel
Le docteur Philippe Hamel

Duplessis savait que son travail ne faisait que commencer.

Dès le lendemain de la victoire, le docteur Hamel vint le trouver pour se faire attribuer le portefeuille ministériel qui lui revenait de droit, celui qui lui permettrait de nationaliser la centrale Beauharnois. Devant le refus de Duplessis, pourtant motivé par une argumentation serrée – l’entretien dura six heures – il ne voulut plus collaborer au nouveau cabinet, déclarant le nationalisme trahi et le nouveau pouvoir vendu aux trusts tout autant que l’ancien. Ernest Grégoire se récusa à sa suite.

Quand on apprit à Québec la composition du nouveau cabinet où aucun nationaliste ne figurait, mais qui comptait en revanche trois ministres anglophones, ce fut le signal de l’émeute. Les partisans d’Hamel déferlèrent vers le château Frontenac, où le nouveau Premier ministre avait élu domicile, envahirent la cour, croyant le faire plier.

C’était mal le connaître. Duplessis fit disperser la foule et déclara qu’il ne céderait jamais à l’intimidation. Il ne devait rien à personne, il était le seul artisan de la victoire, il pouvait donc manifester la force d’un chef.

Il voulut aussi manifester sa religion sans tarder. Après l’assermentation des nouveaux ministres, il invita ceux qui le désiraient à l’oratoire Saint-Joseph pour rendre grâce au patron du pays. Il convoqua une session d’urgence pour le 7 octobre suivant et fit installer un grand crucifix au-dessus du fauteuil du président de l’Assemblée.

BIEN COMMUN

La plupart des députés de l’Union nationale s’étaient attachés à Duplessis comme à un chef incontestable. Dans l’ivresse de leur victoire, ils lui donnaient carte blanche pour toutes les réformes nécessaires au gouvernement de la Province.

D’abord, il fallait sortir de la crise économique, dont les ravages avaient été aggravés par la politique libérale. Le premier secteur touché était celui de l’agriculture. Les paysans, groupés au sein de l’Union catholique des cultivateurs (UCC), réclamaient en vain depuis dix ans un crédit agricole financé par le gouvernement. Taschereau s’y était refusé, préférant encourager les caisses populaires. En réalité il craignait de n’être pas remboursé par les paysans et de se trouver à découvert devant ses créanciers.

Duplessis marqua d’emblée sa confiance envers le monde rural. Son crédit agricole, adopté dès la première session, fut généreux et équilibré, favorisant les familles nombreuses et limitant ainsi l’exode rural. Cette confiance fut payée de retour : les banquiers admirèrent la ponctualité des remboursements. Par la suite, les campagnes demeurèrent toujours le plus fidèle soutien de l’Union nationale.

Les grandes municipalités étaient aussi lourdement affectées par la crise, ayant à porter le poids de l’assistance sociale aux chômeurs. Le gouvernement Taschereau, loin de leur faciliter la tâche, avait encouragé l’exemption des impôts municipaux pour les entreprises. Les villes s’en trouvèrent privées de revenus, menacées de faillite et assaillies de plaintes et de procès.

Sous la pression des créanciers, Taschereau avait créé une commission municipale chargée de contrôler les emprunts municipaux et de prendre en tutelle les municipalités en défaut de paiement.

Duplessis fit cesser les privilèges fiscaux des entreprises. Il chargea en outre Édouard Montpetit d’élaborer un plan de réforme fiscale visant à la juste répartition des impôts. Il facilita la municipalisation de l’électricité. Il poursuivit, en collaboration avec le fédéral, un programme de grands travaux destiné à réduire le chômage.

POUVOIR SOUVERAIN

Le grand déballage du comité des comptes publics n’avait pas seulement discrédité l’adversaire, il donnait aussi au nouveau chef toute légitimité pour trancher les liens véreux qui s’étaient tissés entre le gouvernement et les pouvoirs d’argent.

La servilité du gouvernement envers le capitalisme étant la conséquence normale du système en place, elle reviendrait immanquablement si on ne prenait pas quelques mesures positives et autoritaires. Il s’agissait de construire une relation nouvelle, bilatérale, fondée sur la loyauté et la confiance réciproque. La Province se portait garante des ressources et de la main-d’œuvre, le patronat devait en retour respecter la loi et les droits de la Province.

À cette époque, le secteur privé faisait encore le fond essentiel de notre économie. N’en déplaise aux nationalistes, la Province avait besoin des capitalistes, et elle ne pouvait raisonnablement brandir la menace de nationalisation sans paralyser leurs investissements. L’apparent recul de Duplessis sur la question du trust de l’électricité n’était donc pas une opposition de principe mais d’opportunité. Il fallait agir avec prudence.

Une occasion se présenta au Témiscamingue en 1937. Un conflit opposait deux entreprises nouvellement installées, sur l’alimentation électrique commune de leurs usines. Duplessis le dirima en décidant la construction de la première centrale d’État. Cette entrée en scène d’Hydro-Québec, pourtant timide, provoqua aussitôt une dévaluation boursière des actions de l’hydro-électricité. Elle fut de courte durée, mais prouva bien que les investisseurs étaient aux abois.

Pour préserver nos forêts, Duplessis mit fin à la permanence des droits de coupe, concédée avec désinvolture par le gouvernement Taschereau. Il obligea les papetières à s’incorporer dans la Province, ce qui empêcherait toutes velléités d’échapper à la loi. Il leur imposa des normes de mesurage, des réformes de salaires, de meilleures conditions de travail pour les bûcherons, et un quota minimum de cadres canadiens-français.

Cette rigueur officielle était souvent tempérée par une relation directe avec les administrateurs des entreprises, où le gouvernement ne demandait qu’à collaborer. Témoin la naissance de Baie-Comeau, à l’entrée de la Côte-Nord, fruit de l’heureuse concertation de l’Ontario Paper Company et du gouvernement en 1938.

DÉCENTRALISATION, STABILITÉ

Duplessis voulut aussi penser une action économique à plus long terme.

Depuis une douzaine d’années déjà, Esdras Minville, brillant économiste et professeur à l’école des Hautes Études Commerciales, avait fondé LActualité économique. Il déployait dans cette revue les principes de développement les mieux adaptés à la Province. Le rôle interventionniste de l’État s’y harmonisait avec l’initiative privée, on y soulignait aussi l’importance fondamentale de l’Église et des structures sociales traditionnelles. On prônait enfin un développement régional décentralisé dont le caractère corporatif stable contrebalancerait les inconvénients du capitalisme libéral et de la démocratie.

Minville fut immédiatement sollicité par Duplessis pour un poste de sous-ministre du commerce et de l’industrie. Il refusa, s’estimant plus utile dans son rôle de professeur. Il accepta cependant avec empressement de diriger la mise en place d’un inventaire général des ressources de la province, mesure qu’il réclamait en vain aux libéraux depuis de nombreuses années.

En 1938, Duplessis soutint aussi le projet de Minville en faveur de son village natal, Grande-Vallée, dont il voulait faire un laboratoire du développement régional. Un échange de propriétés imposé par le gouvernement rendit au village l’accès aux forêts environnantes et lui permit de synchroniser les travaux agricoles d’été et l’exploitation forestière en coopérative l’hiver. En sauvant son village de la ruine, Minville – et Duplessis avec lui – avait conscience d’ouvrir des voies à bien d’autres villages de colonisation souffrant des mêmes problèmes.

PAIX SOCIALE

Duplessis à son bureau
À son bureau de Premier Ministre durant son premier mandat.

La question ouvrière n’était pas simple. Le milieu dominant anglo-protestant était peu enclin aux avancées sociales. Surtout, les syndicats catholiques et les syndicats internationaux se livraient une concurrence qui poussait à la surenchère. Tous deux réclamaient en outre la pratique de l’atelier fermé, qui faisait obligation à tous les ouvriers d’un établissement de s’affilier au syndicat majoritaire.

Duplessis était sensible depuis longtemps aux problèmes ouvriers. Il avait étudié de près la législation, y compris dans les pays étrangers. Il prit rapidement des mesures qui montraient bien sa sollicitude envers l’ouvrier, notamment en ce qui concerne les accidents de travail. Mais voyant la difficulté d’établir une relation constructive entre syndicats et patron et voulant sauvegarder à tout prix la paix sociale propice au développement industriel, il fut conduit à confier à l’État la protection des ouvriers, au détriment des syndicats, qui en furent mécontents.

En mai 1937, il annonça à cet effet la création prochaine de l’Office des salaires raisonnables, ainsi qu’une loi proscrivant l’atelier fermé, pratique considérée comme attentatoire à la liberté d’association.

À cette nouvelle, des grèves éclatèrent, dont les plus importantes furent celles des usines marines des frères Simard, à Sorel, et de la Dominion Textile à Montréal. Ces deux grèves furent lancées par le syndicat catholique. Celle de Sorel mettait en cause des patrons canadiens-français, et elle était attisée par les discours du curé Desranleau, qui se prétendait le porte-parole du pape Pie XI pour défendre la présence de l’Église en milieu ouvrier. Aucune nécessité professionnelle n’était invoquée, on voulait forcer l’adoption de l’atelier fermé avant l’entrée en vigueur de la loi, et on incriminait la concurrence faite aux syndicats par l’Office des salaires raisonnables.

Ces grèves durèrent près de trois mois, prenant des allures de “ petite révolution ”. Duplessis, directement visé, fut impuissant à arbitrer le conflit. Il ne pouvait pas reculer non plus, persuadé que sa loi était juste et nécessaire. Il se tourna alors vers le cardinal Villeneuve, après une rencontre à huis clos qui réunit toutes les parties concernées, Alfred Charpentier et Albert Côté, les chefs syndicaux catholiques, se plièrent finalement au verdict de l’archevêque qui mit fin à la grève.

Duplessis sortait vainqueur, son autorité sauve, mais il emportait aussi le ressentiment tenace des syndicalistes de la province...

SALUT PUBLIC

En 1937, le cardinal Villeneuve, Primat du Canada appelait nos gouvernants à agir contre le communisme. Il partageait les inquiétudes du pape Pie XI, malheureusement trop longtemps aveuglé sur ses dangers. Les horreurs déployées au cours de l’été 1936 par le Frente Popular espagnol avaient contraint ce dernier à le réprouver sévèrement en septembre 1936.

L’archevêque de Montréal, Mgr Gauthier, quant à lui, avait organisé une grande manifestation anticommuniste dès le lendemain de la victoire de l’Union nationale en 1936, Duplessis y avait prononcé un discours. En 1938, dans un long mandement approuvant la conduite du gouvernement, il signalera que 2000 jeunes Canadiens se battaient aux côtés des Rouges d’Espagne ! Le danger communiste était donc bien là, embryonnaire, certes, mais virulent.

Comme le Premier ministre du Canada, Mackenzie King, refusait d’agir, alors que les affaires étrangères et l’immigration relevaient de sa compétence, Duplessis avait dit en Chambre : « Nous ferons notre devoir quand même, et chacun portera ses responsabilités ».

Le 17 mars 1937, deux jours avant la publication de l’encyclique Divini Redemptoris, condamnant le communisme, il fit passer une loi qui lui conférait des pouvoirs spéciaux pour fermer – ou “ cadenasser ” – tout établissement voué à la propagande communiste.

En deux ans, cette loi fut appliquée à une dizaine d’établissements, allant du journal Clarté à des petits centres de formation communistes. Cent vingt-quatre saisies de publications furent également ordonnées. En aucun cas la loi n’autorisait à appréhender les personnes. On a d’ailleurs constaté que la majorité des propagandistes communistes étaient des étrangers.

La loi du cadenas fut l’occasion d’une levée de boucliers fortement relayée par la presse et la machine électorale libérale. Elle fut le prétexte, dans le reste du Canada où les agents communistes restaient libres d’opérer, d’une campagne contre la province “ fasciste ”, désignant Duplessis comme l’homme à abattre. On en vint même à dire, lors de la campagne de 1939, que Hitler souhaitait personnellement la victoire de l’Union nationale...

UNION NATIONALE

Critiqué à gauche, Duplessis le fut aussi à droite. Il nous suffit de citer cette lettre de l’abbé Groulx à René Chaloult, au lendemain de la prise du pouvoir :

« Cette victoire a eu son lendemain. Je m’en attriste profondément sans en être trop surpris. Je n’ai jamais pu partager, sur votre chef, à aucun moment, ni la confiance optimiste du docteur Hamel, ni la confiance enthousiaste de M. Oscar Drouin à qui il plaisait d’en faire ‟ le plus grand national ”. Non cet homme m’a toujours paru vieux jeu, vieux monde. Il est resté de la génération des hommes de soixante ans, avec tous les bobards de la bonne entente et de la ‟ coopération entre les deux races ”. Et il est tel, je vais être juste pour lui, non par malignité d’esprit ou de caractère, mais par manque de formation et par impuissance morale. Il n’a pas assez de personnalité pour être de son temps. C’est ce qui est grave chez lui. Nous aurons, je le crois bien, quelques essais timides de politique économique et sociale. Il nous faudra faire notre deuil de la grande politique nationale que nous avions rêvée. Quelle restauration en profondeur attendre de gens qui n’entendent faire justice à leurs compatriotes que si la majorité anglaise l’a d’abord pour agréable ? Oui, c’est un grand désenchantement. »

Ce que le grand historien nationaliste n’a pas voulu comprendre, c’est que le nouveau jeu politique mis en place par Duplessis se concentrait à dessein sur la Province, là où, précisément, la « majorité » pouvait être constituée par les seuls Canadiens français. Ce serait donc bien à eux d’y dicter les règles du jeu.

Mais il ne s’agissait pas pour autant de mener une politique d’exclusion. « Les citoyens de langue anglaise, avait-il dit, sont chez eux dans cette province. Ils ont contribué largement au progrès et à la prospérité de la province. Je n’ai jamais cru et je ne croirai jamais en un mouvement basé sur les préjugés de race et de religion. »

Loin de voir sa province comme la terre des Canadiens français à reconquérir sur l’envahisseur anglais, il la voyait comme une communauté historique à sauver et à faire prospérer. Vision réaliste, qui portait à l’union des forces et n’opposait pas indûment le nationalisme aux intérêts privés, ni le progrès économique aux traditions de notre peuple.

Duplessis se comparait volontiers au confluent trifluvien. Il intégrait en sa personne les aspirations légitimes des conservateurs, des nationalistes et des progressistes, comme les trois grandes voix d’un même patriotisme fondamental. Il faisait d’une Province unie, souveraine en ses prérogatives, l’arsenal rénové du vieux combat ultramontain de son père. Il voulait en définitive que la société demeure ouvertement chrétienne et soumise aux lois de l’Église.

Ce combat l’opposera forcément aux forces coalisées du gouvernement fédéral et de la haute finance.

Son idéal, dont il nous faudra aussi étudier les éventuelles limites, survivra-t-il à cet affrontement ? Ce sera le sujet du prochain chapitre.