Les Récollets de Nouvelle-France

Ermitage des Récollets et chapelle Saint-Roch en 1697
Ermitage des Récollets et chapelle Saint-Roch en 1697

LE diocèse de Montréal s’apprête à commémorer en juin le quatrième centenaire de l’arrivée des Récollets en Nouvelle-France et de la première messe célébrée dans la colonie. Bonne occasion de rappeler la part prise par les fils de saint François dans l’histoire de notre pays, part souvent oubliée, composée d’ombres et de lumières, mais qui gagnera à être connue dans sa pleine vérité.

Les Récollets sont la branche française de la réforme de l’Observance, commencée en Espagne à la fin du XVe siècle avec les Descalzos de Jean de Puebla, passée en Italie avec les Riformati, mais implantée en France à la fin du XVIe siècle seulement, et qui recevra du Pape ses statuts officiels et ses premières provinces en 1612. Leur idéal premier est la retraite, ou récollection, l’oraison et la vie ascétique.

Le couvent de Brouage, édifié grâce aux largesses de la reine Marie de Médicis, était encore dans la prime ferveur de sa réforme quand Champlain vint le visiter en 1614, conduit par son ami Houel, contrôleur général des salines, pour recruter ses premiers missionnaires. Il témoignera : « Tous, brûlant de charité, s’offrirent librement à l’entreprise de ce saint voyage. »

Les permissions royales et canoniques ne furent pas accordées cette année-là ; mais l’année suivante, M. Houel alla frapper à la porte du couvent de Paris, où il trouva la même ferveur. Les États généraux du clergé ayant été convoqués au même moment, le Père Jacques Garnier de Chapouin, provincial, s’empressa d’y porter la cause « des sauvages de Nouvelle-France ». Le cardinal de Joyeuse, parent du célèbre capucin, qui présidait l’auguste assemblée, leur obtint facilement les permissions romaines et royales, et leur octroya, avec sa protection, l’assurance d’un entretien pour six frères aux frais de la compagnie de traite des fourrures.

Ce dénouement rapide était inespéré dans le contexte politique tourmenté de la Fronde. Champlain en félicitera le jeune Louis XIII dans l’édition de 1618 de ses “ voyages ” : « Ce sera augmenter la qualité de Très-Chrétien qui vous appartient par-dessus tous les rois de la terre d’avoir voulu embrasser, avec tant d’autres importantes affaires, le soin de celle-ci (...) étant une grâce spéciale de Dieu d’avoir voulu réserver sous votre règne l’ouverture de la prédication de son Évangile et la connaissance de son Saint Nom à tant de nations qui n’en avaient jamais entendu parler. »

« L’ÉTABLISSEMENT DE LA FOY »

Les Récollets n’avaient sans doute pas le charisme apostolique de leurs cousins, les Capucins. Entraînés cependant dans l’aventure canadienne, ils s’y consacrèrent avec un enthousiasme bien digne de leur père saint François.

Partis de Paris « à pied, sans argent, à l’apostolique, selon la coutume des frères mineurs », les quatre élus furent le Père Denis Jamet, homme d’expérience ayant déjà dirigé le couvent de Montargis, le Père Joseph Le Caron, ancien séculier qui, à titre d’ancien aumônier du duc d’Orléans, avait des relations personnelles avec la famille royale, le Père Jean Dolbeau, angevin de trente ans à l’âme tendre et mystique, et le frère Pacifique Duplessis, apothicaire de métier. Ils s’embarquèrent à Honfleur le 24 avril et débarquèrent à Tadoussac le 25 mai 1615, en la fête de la Translation de saint François.

À Québec, qui n’était alors qu’un comptoir commercial – le premier colon n’arrivera qu’en 1617 –, ils entreprirent aussitôt de bâtir une première chapelle, dédiée à l’Immaculée Conception. La première messe, toutefois, ne fut pas dite à cet endroit mais à l’embouchure de la Rivière-des-Prairies et du Saint-Laurent, le 24 juin 1615, là où se retrouvèrent Champlain, le Père Le Caron et le Père Jamet, au retour de l’expédition de traite des fourrures.

MISSION ET COLONISATION

Ce qui frappe immédiatement, dès le premier contact des missionnaires avec leur champ d’apostolat, c’est l’heureuse conformité de vues qu’ils partagent avec Champlain sur toutes choses. L’explorateur veut-il conclure une alliance militaire avec les Hurons et leur apprendre à se battre en civilisés ? Il trouvera le Père Jamet à ses côtés, appuyant parfaitement ses vues et faisant son éloge auprès de son protecteur, le cardinal de Joyeuse.

Il faut dire que nos missionnaires avaient vite compris ce dont leurs nouvelles ouailles étaient capables. Dès leur arrivée à Tadoussac, ils avaient été témoins de la torture d’un prisonnier par une tribu montagnaise. Sous leurs yeux, impuissants, ils avaient vu ce malheureux cruellement mutilé, percé d’alênes, écorché vif sous les rires joyeux des femmes et des enfants rivalisant de férocité, et finalement dévoré.

Champlain prépare-t-il une expédition chez les Hurons ? Il trouve le Père Le Caron déjà prêt au départ, avant même d’en être informé. Il le trouve si zélé pour ce voyage qu’il renonce même à le faire patienter jusqu’à son propre départ. C’est ainsi que le Père Le Caron passa deux mois seul au milieu d’Indiens dont il ne connaissait pas la langue, jusqu’à l’arrivée de l’explorateur. Ils firent ensemble un voyage chez les Pétuns et chez les Andatahouats, avant d’hiverner chez les Hurons.

Mais leur communion d’esprit la plus significative est dans la pensée colonisatrice. Dès juillet 1615, le Père Jamet proposa au cardinal de Joyeuse que le Roi adopte une politique de peuplement du pays. Il voyait déjà dans les habitudes nomades des Montagnais et des Algonquins le premier obstacle à l’implantation de la foi. Il n’envisageait de conversion possible qu’avec une “ humanisation ” préalable, laquelle passait par une sédentarisation au moins partielle ; les bourgades françaises qui seraient fondées serviraient de points d’attache aux familles converties.

Champlain aura des termes similaires en racontant son voyage chez les Hurons, peuple pourtant sédentaire, mais qui appelait de ses vœux la présence de familles françaises pour lui montrer la vie que mènent de bons chrétiens : « ce que voyant, nous apprendrons plus en un an qu’en vingt à ouïr tes discours », disaient-ils au fondateur de Québec.

Malgré ces bonnes dispositions qui promettaient un apostolat plus fructueux, l’éloignement des Hurons était encore trop dissuasif. Les cinq premières années furent donc consacrées aux Montagnais du Saint-Laurent et du Saguenay. Laborieux apprentissage de leur langue et de leurs coutumes, sans fruits apparents. La religiosité superstitieuse de ces esprits primitifs était si étrangère à nos dogmes qu’ils n’arrivaient pas à concevoir la notion même d’une vérité transcendante.

Il fallut attendre 1620 pour qu’un généreux donateur finançât la construction du premier couvent. Il s’agissait de Charles de Boves, grand-vicaire de Pontoise, ami de la célèbre madame Acarie et protecteur du carmel où elle entra sous le nom de Marie de l’Incarnation. Il voulut aussi payer l’établissement d’un petit séminaire pour six enfants sauvages, dédié à saint Charles Borromée. Le couvent, quant à lui, mis sous le patronage de Notre-Dame des Anges, fut béni le 25 mai 1621. Le fief concédé par Champlain se situait à un kilomètre de l’habitation, sur le flanc nord du cap Diamant, donnant sur la rivière Saint-Charles.

Une petite ferme s’ajouta bientôt, avec basse-cour et petit bétail. Les champs donnèrent avec générosité, tout comme ceux de la famille Hébert, ainsi que Champlain le rapporte avec un peu de fierté ; maigre consolation pour lui, qui aurait voulu, déjà, une cité forte entourée de sa campagne et de ses champs.

L’obstacle à ce développement venait de la Compagnie des Associés, marchands majoritairement protestants, qui ne voyaient dans les projets de Champlain qu’une perte de rentabilité.

Pour le contourner, en cette même année 1621, le vice-roi Montmorency décida la création d’une nouvelle compagnie qui devait remplacer la première ; mais celle-ci résista, et Québec se vit disputée entre les commis des deux compagnies rivales arrivant tour à tour avec leurs bateaux.

Le récollet Georges Le Baillif, homme de bonne naissance et de haut mérite, fut alors délégué auprès du jeune Louis XIII afin de présenter les doléances de la colonie – autre témoignage de la confiance portée par Champlain à ses missionnaires. Le religieux réclama l’envoi de troupes, la construction d’un fort, l’augmentation du traitement de Champlain et le renforcement de son autorité, notamment judiciaire, sur les employés de la Compagnie. Le Roi fut bienveillant et voulut donner suite à ces justes réclamations, mais les difficultés politiques de l’heure entravèrent l’exécution de ses ordres. C’est ainsi, que, arrivés au Canada, les employés protestants de la Compagnie passèrent outre à l’interdiction de l’exercice du culte protestant.

À cette impuissance du pouvoir royal de l’époque s’ajouta la mort inopinée du chanoine de Boves en 1623, qui compromit le projet de séminaire et hypothéqua les espérances des Pères pour les missions montagnaises.

LA MISSION HURONNE

Depuis 1615, le Père Le Caron rêvait d’une mission permanente chez les Hurons. C’était aussi le vœu de Champlain qui, las d’attendre en vain des colons qui ne venaient pas, voyait dans la sédentarité de ces sauvages la garantie d’un travail plus efficace et plus durable.

En 1623, la chose devint enfin possible, grâce au renfort de deux sujets de grande valeur : le Père Nicolas Viel, normand, qui demandait le Canada depuis trois ans, et le frère Gabriel Sagard, fin lettré dans le monde, qui, par amour de l’humilité, avait choisi la condition de frère lai.

Leur départ pour la Huronie eut lieu le 2 août ; après un voyage de près d’un mois, les trois confrères, d’abord séparés dans différents villages, mirent plusieurs semaines à se retrouver autour du Père Le Caron. Ils s’installèrent à Caragouah, où ils bâtirent un petit ermitage, avec cellules, oratoire et petit jardin clos. Leur premier souci fut de maintenir dans la bonne voie les treize Français qui séjournaient dans le pays. C’étaient des coureurs des bois, payés par la compagnie de traite des fourrures, et non pas les chrétiens exemplaires qu’ils appelaient de leurs vœux.

Frère Sagard raconte avec beaucoup de finesse l’apprivoisement des Hurons, l’apprentissage de leurs coutumes et de leur psychologie. On sent qu’il s’attacha vivement à ce peuple si malheureux. Quand il apprit, de retour à Québec en juillet 1624, son rappel en France, il en fut vivement affecté, et les Hurons eux-mêmes ne le quittèrent qu’avec beaucoup de peine. En 1632, il publia son Grand voyage au pays des Hurons. Il écrivit aussi la première Histoire du Canada, ouvrage en cinq volumes, qui fait une belle introduction aux Relations des Jésuites.

« NOS PETITS DESSEINS... »

Au retour de cette année de mission, les pauvres Récollets constatent plus que jamais la pauvreté de leurs moyens devant l’ampleur de la tâche. Leur zèle est constamment frustré par l’inertie des marchands qui, à l’évocation de « cent mille âmes à convertir », demandent : « Y a-t-il autant d’écus à gagner? » Frère Sagard, qui rapporte le trait, s’en indigne : « Ô cœurs de bronze, vous n’êtes point du parti de Dieu. Hélas ! si le bon saint Denys et les autres saints martyrs qui nous ont, les premiers, apporté la parole de Dieu, eussent eu ces basses pensées de la terre, nous serions encore à devenir chrétiens. Ils avaient la charité et nous n’en avons point, ils sont morts en procurant notre salut, et nous ne voulons rien contribuer en procurant celui des Sauvages. »

Vers qui se tourner alors ? Dans une longue relation à son provincial, le Père Le Caron écrivit : « Nous avons fait une grande solennité où tous les habitants se sont trouvés, et plusieurs Sauvages, par un vœu que nous avons fait à saint Joseph, que nous avons choisi pour le patron du pays et protecteur de cette Église naissante. »

Cette consécration fut prononcée entre le 16 juillet 1624, date de son arrivée à Québec, et le 15 août, date du départ du bateau qui emporta sa relation. Nous allons voir qu’elle coïncide d’assez près avec l’heureux tournant que prirent les affaires du Canada dans la métropole...

Le Père Le Caron terminait en outre sa relation par ces mots : « Nous vous envoyons le Père Irénée qui vous communiquera nos petits desseins, afin d’établir plus solidement le royaume de Jésus-Christ dans ce nouveau monde par de nouveaux ouvriers avec lesquels nous puissions travailler à la vigne du Seigneur. »

Les Jésuites, car c’est d’eux qu’il s’agit, songeaient déjà à venir s’installer au Canada, grâce au zèle des Pères Ennemond Massé, La Bretesche et surtout Philibert Noyrot, le confesseur du duc de Ventadour qui acheta sur son conseil la vice-royauté du Canada. Cependant, les obstacles se dressèrent nombreux, soulevés par tous les ennemis de la Contre-Réforme. Les armateurs n’acceptèrent qu’à grand peine de les embarquer, et consigne fut donnée au commis de la Compagnie qui tenait l’habitation de Québec en l’absence de Champlain, de ne pas les recevoir. On les aurait incontinent ramenés en France si les Récollets n’étaient venus les chercher avec leur propre barque et ne leur avaient cédé une partie de leur couvent.

Pendant les deux ans que dura leur difficile installation, les fils de saint Ignace firent communauté avec les fils de saint François. Ils firent également mission commune. En 1625, le Père Jean de Brébeuf partit en compagnie du Père de la Roche d’Aillon pour rejoindre le Père Nicolas Viel, resté seul au pays Huron. Parvenus aux Trois-Rivières, ils apprirent que celui-ci avait été noyé au dernier rapide de la Rivière-des-Prairies, alors qu’il descendait vers Québec avec les fourrures. La vérité ne fut connue qu’en 1634 : au hasard d’un orage qui avait dispersé les canots, le Père Viel et son jeune protégé Ahuntsic furent assommés par des Hurons jaloux embarqués avec eux, et leurs corps furent jetés à la rivière.

Le Père de la Roche d’Aillon, qui alla ensuite prêcher le salut aux Neutres et manqua d’y être assassiné, écrivit : « Très volontiers nous engageons notre vie afin qu’il Lui plaise, s’Il l’agrée, de notre sang faire germer le christianisme en ces contrées. » En effet, le sang de ces protomartyrs de la colonie valut aux Récollets les premiers fruits de leur apostolat...

Un père de famille montagnais, touché par la charité du Père Le Caron, qui l’avait secouru pendant une famine en puisant dans les réserves de la communauté, lui présenta sa petite fille de quelques jours, Kakemistic, qui s’en allait à la mort, afin qu’elle fût baptisée. Son enterrement solennel au cimetière français de Québec, selon le touchant rituel des enfants, fut suivi par une foule de sauvages, qui comprirent « mieux qu’en cent discours », la réalité de notre foi en la vie éternelle.

Choumin, vieil ami des Français, qui avait plusieurs fois hébergé les Pères pendant leurs tournées apostoliques, vint ensuite leur confier son jeune garçon, Naneogauachit, afin qu’il soit instruit chez eux comme un fils. Celui-ci s’attacha si bien qu’il demanda le baptême. Mais le démon se mit de la partie. Choumin, remonté par les sorciers, voulut le reprendre de force, mais le garçon se disait prêt à mourir ; tourmenté par un spectre de sorcier qui lui apparaissait, il demandait l’eau bénite et la bénédiction des Pères. Son père s’étant calmé, le baptême, prévu à Pâques 1627, eut lieu à la Pentecôte, devant un grand concours de sauvages.

Parmi eux, Napagabiscou, guerrier fameux et sorcier à ses heures, fut fasciné par la prédication du Père Le Caron. S’en revenant ensuite d’une campagne contre les Iroquois, il tomba gravement malade à l’embouchure du Richelieu. Il envoya chercher le frère Gervais Mohier, qu’il savait être de l’autre côté de la rivière, et le supplia de lui accorder le baptême. Tout son clan était réuni, qui joignait ses instances aux siennes de la plus touchante manière. Après avoir fait détruire son attirail de sorcier et lui avoir fait promettre de vivre en bon chrétien s’il venait à guérir, le frère le baptisa.

De fait, Napagabiscou se remit. Fidèle à sa promesse, il vint cabaner près de Québec pour y entendre la messe dominicale. Toutefois, les Français n’ayant pas de quoi l’établir, il dut retourner à la vie nomade où sa fidélité fut mise à l’épreuve. On le vit, en 1628, au moment où Québec, menacé par les frères Kirke, risquait de passer aux Anglais, supplier ses bienfaiteurs de venir habiter chez lui : « Vous me confirmerez en la foi et enseignerez les autres qui ne sont pas encore instruits comme moi... »

Champlain donna son accord et deux Récollets partirent, mais ils furent rappelés en chemin : Québec ne tomberait pas cette année. Un an plus tard, en 1629, sa chute mit un terme à l’aventure missionnaire des Récollets.

L’EXCLUSION DES RÉCOLLETS

En 1632, le frère Sagard introduit son Grand voyage au pays des Hurons par cette véhémente prière : « C’est à vous, ô puissance et bonté infinie, que je m’adresse et devant qui je me prosterne la face contre terre et les joues baignées d’un ruisseau de larmes... de voir tant de pauvres âmes infidèles et barbares toujours gisantes dans les ténèbres de leur infidélité. Vous savez, ô mon Seigneur et mon Dieu, que nous avons porté nos vœux depuis tant d’années dans la Nouvelle-France, et fait notre possible pour retirer les âmes de cet esprit ténébreux ; mais les secours nécessaires de l’ancienne nous ont manqué... Faîtes, ô mon Dieu, s’il vous plaît, que l’ange de la Nouvelle-France remporte la victoire contre celui de l’ancienne... il y va de votre gloire et de votre service ! »

À cette date, déjà, les Jésuites avaient repris pied sur la terre canadienne, et leur puissant effort missionnaire était la réponse divine à la prière du récollet.

Pourtant, certains passages de l’Histoire du Canada, publiée en 1636, ont encore davantage la saveur amère du zèle frustré des Récollets.

À cette date, ils comprenaient déjà que leur présence n’était plus souhaitée en Nouvelle-France. Les refus courtois mais réitérés de la Compagnie des Cent associés cachaient, sous de vains prétextes, la crainte d’avoir à entretenir ces pauvres mendiants aux dépens d’une colonie déjà difficilement rentable. Ils tentèrent de nouveau leur chance en 1642-43, profitant de la mort de Richelieu qu’ils croyaient leur obstacle en haut lieu, puis à nouveau en 1650, après avoir appris l’anéantissement des missions huronnes des Jésuites et leurs nombreux martyrs. Ce fut toujours en vain.

Une démarche malencontreuse de la Propagande, congrégation romaine créée en 1622 dont relevaient les missions, explique aussi en grande partie l’ostracisme dont nos premiers missionnaires furent l’objet à cette période. Sollicitée par les Récollets, elle demanda au Roi en 1635 l’établissement d’un évêque en Nouvelle-France, mais en s’en réservant le choix, ce qui contrevenait au privilège du Roi sacré à Reims de choisir lui-même les évêques de son royaume. Résultat, la désignation d’un évêque pour la Nouvelle-France ne se fera que vingt-quatre ans plus tard, et les Récollets patienteront encore trente-cinq ans avant de revoir le cap Diamant.

« POUR SOULAGER LES CONSCIENCES »

Si, comme nous l’avons démontré dans de précédentes études, Louis XIV eut vraiment le souci de faire de la Nouvelle-France une chrétienté où le bien des âmes et la conversion des autochtones devaient être recherchés, il n’en était pas de même pour Jean-Baptiste Colbert, contrôleur général des finances du royaume et secrétaire d’État de la marine, à qui revenait le dossier des colonies ; sa doctrine mercantiliste s’émancipait déjà de l’esprit des Rois Très-chrétiens. L’intendant Jean Talon, désigné par lui, vint en Nouvelle-France avec le mandat d’y développer l’économie. Il s’y employa avec une compétence indéniable, mais se heurta au pouvoir de l’évêque sur un point irréductible : l’interdiction de la vente de l’alcool aux Indiens. Mgr de Laval en faisait une cause d’excommunication, ce qui, aux yeux de l’intendant, paralysait le principal levier commercial de la colonie.

La question avait pourtant été soumise par deux fois au Roi, qui avait confirmé les sanctions épiscopales. Pour contourner la décision royale, Talon voulut faire revenir les Récollets, ordre exempt, qui n’aurait donc pas à se soumettre à l’évêque ! Bien sûr, dans son rapport, l’Intendant cacha sa véritable motivation ; il invoqua la « gêne des consciences », dénonçant le monopole exercé par les Jésuites sur la confession, et leur rigorisme qui incommodait la population. Louis XIV, qui appréciait les Récollets pour leur dévouement comme aumôniers au sein de ses armées, accorda leur retour en Nouvelle-France.

Mgr de Laval, qui avait évidemment compris la ruse de Talon, leur réserva néanmoins son meilleur accueil, invitant ses diocésains à la joie dans une lettre pastorale de bienvenue et présidant lui-même à l’installation des quatre frères et à la consécration de leur couvent, le 4 octobre 1670, fête de saint François d’Assise. Parmi eux se trouvait le célèbre peintre, devenu pauvre religieux, le frère Luc.

Ils étaient accompagnés par le Père Allart, provincial de Paris, fort estimé par le Roi qui lui avait déjà confié la fondation du couvent récollet de Versailles ; la bienheureuse Marie de l’Incarnation loua aussi sa prudence.

Talon se félicita de son succès, mais il repartit en 1672, trop tôt pour assister aux troubles qui allaient en résulter. Mgr de Laval, lui aussi, avait dû gagner la France pour les démarches d’érection de son diocèse, qui durèrent quatre ans.

C’est pendant son absence qu’arriva le comte de Frontenac pour son premier mandat de gouverneur. Plutôt que “ technocrate ” à la manière de Talon, il était grand seigneur, dominateur et jaloux de son autorité. Les Jésuites et le Séminaire, les deux piliers de l’Église en Nouvelle-France, lui portaient ombrage ; il lança donc des attaques venimeuses contre eux. Tandis que les Récollets, eux, étaient plus ouverts à son influence, ayant été appelés par les bonnes grâces de l’administration royale.

Il les prit sous sa protection, devint leur syndic, leur confia des missions prestigieuses, en les attachant notamment au service des expéditions de Cavelier de La Salle. Ils participèrent à la fondation de Cataraquoi, devenu fort Frontenac, et à la découverte du Mississippi et de la Louisiane, avec les Pères Gabriel de la Ribourde, Zénobe Membré et Louis Hennepin. Plus tard, il fera même construire une nouvelle aile à leur couvent, à l’usage du gouverneur, et demandera à être enterré chez eux.

Quand Mgr de Laval revint en 1675, le mal était fait : les Récollets étaient dans le “ camp ” du gouverneur contre lui. L’évêque tenta de limiter leur ministère, les rappelant à leur vocation première : la vie ascétique ; mais ils se plaignirent au Roi de cette mise à l’écart apparemment injustifiable.

Louis XIV fronça les sourcils, ne comprenant pas l’enjeu véritable. Il faudra que Mgr de Laval aille le revoir, en 1679, pour que son autorité soit confirmée, et encore ! En 1681, le Père Adrien Ladan brava ses consignes en chaire pendant la prédication de l’Avent ; en 1683, les Récollets, ayant eu permission épiscopale de construire un hospice dans la haute ville pour y recevoir les aumônes des fidèles, s’enhardirent à y installer une chapelle avec un clocher et à y recevoir des pénitents. Le Roi fit abattre le clocher, mais ils purent conserver la chapelle.

LE BIEN NE FAIT PAS DE BRUIT

Mais ne nous laissons pas tromper par la vue déformante des documents administratifs et démêlés juridiques. Le bien accompli par les Récollets fit moins de bruit que leurs incartades passagères.

Dès 1670, par exemple, Mgr de Laval leur confia la paroisse des Trois-Rivières, qu’ils conservèrent jusque sous le régime britannique.

En 1685, Mgr de Saint-Vallier succéda à Mgr de Laval et entreprit la transformation du Séminaire, qui cessa dorénavant de percevoir les dîmes et d’assurer la subsistance des fabriques. Mais les revenus des nouvelles paroisses demeuraient beaucoup trop faibles, et le nouvel évêque, encouragé par le Roi, eut de plus en plus recours aux Récollets, habitués à la pauvreté. Au tournant du siècle, ils avaient déjà la charge de huit paroisses sur trente et une, et ce nombre augmenta jusqu’à la Conquête.

La même année, Louis XIV décida l’envoi d’une troupe permanente, dont les effectifs varièrent entre 1100 et 1600 hommes. Il revint aux Récollets d’en assurer l’aumônerie, travail exigeant, surtout auprès des garnisons les plus éloignées du territoire. Environ un Récollet sur deux assuma ce service au cours de sa vie religieuse.

Ces différents ministères, commandés par le besoin des âmes, mais qui, comme celui de curé, nécessitaient la gestion de biens matériels, ainsi que la relative indépendance que le Commissaire provincial prit vis-à-vis de son supérieur parisien, marquent peut-être une évolution de l’idéal originel de la récollection, sans pour autant signifier nécessairement une infidélité à l’esprit de saint François. Les Franciscains ont d’autres charismes que celui de la discipline institutionnelle ; celui de la simplicité évangélique était si bien adapté à la société de la Nouvelle-France.

PREMIÈRES VOCATIONS CANADIENNES

Père Joseph Denys
Portrait du Père Joseph Denys

Dès 1677, les Récollets ouvrirent un noviciat à Québec. En un siècle, il reçut quatre-vingt-dix candidats, ce qui représente plus du tiers de leur effectif total. Seulement huit d’entre eux abandonnèrent. La comparaison avec les Sulpiciens est éloquente puisque ceux-ci ne recrutèrent personne, de même avec les Jésuites qui ne reçurent que cinq Canadiens.

Le premier des novices récollets fut Jacques Denys, fils de Pierre Denys, un pionnier des Trois-Rivières, arrivé dès 1636. Entré au couvent de Québec en mai 1677, il reçut le nom de frère Joseph, puis il fit ses études en France et fut ordonné prêtre en 1682. Revenu au pays, il fut envoyé à Percé, où son père avait lancé une entreprise de pêche. Il y fonda une paroisse, bâtit l’église, tout en desservant également la mission chez les Micmacs de Gaspésie. En 1689, il se consacra à la mission de Plaisance sur l’île de Terre-Neuve, où il fit également office de curé pour les trente familles françaises du village. En février 1690, quand quarante-cinq flibustiers anglais déferlèrent sur le poste, saccageant tout et brutalisant la population, le Père Denys risqua sa vie pour désarmer l’un d’eux qui menaçait de tuer quiconque oserait l’approcher.

En 1692, il reçut de Mgr de Saint-Vallier la charge d’établir un couvent récollet à Montréal. C’était cette fois le “ monopole ” des Sulpiciens qui était visé. Deux ans plus tard, lors d’une visite épiscopale, se produisit l’affaire du prie-Dieu. Le gouverneur Callières, invité à la cérémonie, avait son prie-Dieu trop à l’honneur au goût de l’évêque, et celui-ci le fit retirer. Mais quand il le trouva remis en place par les officiers du gouverneur, il crut à une désobéissance du Père Denys et quitta la chapelle, jetant l’interdit sur le couvent !

Mais un arrêt du Conseil d’État justifia pleinement le Père Denys, et l’évêque tempétueux, qui n’avait que les défauts de ses qualités, oublia l’incident devant la magnanimité du religieux. En 1696, celui-ci fut nommé gardien du couvent de Québec, que l’évêque venait de faire construire sur la place d’Armes, après avoir racheté l’ancien pour en faire son hôpital général.

C’est là qu’il apprit la mort du frère Didace Pelletier, qu’il connaissait intimement pour avoir été son socius pendant presque toute sa vie religieuse. L’humble charpentier avait déjà une réputation de sainteté, mais on apprit bientôt qu’il faisait des miracles. À cette nouvelle, l’évêque se prit d’enthousiasme pour sa cause, en parla même au pape en 1702, ouvrit le procès de béatification et ordonna au Père Denys d’écrire ses souvenirs. En 1716, Mgr de Saint-Vallier fut guéri d’une fièvre maligne au dernier jour d’une neuvaine en l’honneur du serviteur de Dieu.

Le Père Denys fut également Commissaire provincial en 1705, charge la plus haute dans la colonie. Il fut ensuite curé des Trois-Rivières, puis il se rendit à Louisbourg en 1727-1729, à la demande de l’évêque, avec les fonctions de grand-vicaire. Il mourut saintement à Québec, en 1736, à l’âge de 78 ans.

Frère Didace Pelletier
Portrait du frère Didace Pelletier

Quant au frère Didace Pelletier, il naquit sur la côte de Beaupré le 28 juin 1658 et y grandit à l’ombre du pèlerinage naissant à la bonne sainte Anne. Il reçut l’habit en septembre 1678. De ce jour, il suivit le Père Denys dans presque toutes ses obédiences, lui construisant ses églises, se dévouant dans l’obéissance et l’humilité. Ils ne se séparèrent qu’en 1696, quand il fut affecté au couvent des Trois-Rivières.

Avare de détails biographiques, le Père Denys nous confie cependant le secret de son cœur : « Le frère Didace avait une grande et solide dévotion à la Très Sainte Vierge, Mère de Dieu. Il lui rendait continuellement des tributs comme un esclave à sa maîtresse : à toutes les heures un Ave, tous les jours son office à trois leçons, toutes les semaines son rosaire, tous les mois l’office des morts à neuf leçons pour l’âme du purgatoire qui lui avait été la plus dévote, et tous les ans jeûnait au pain et à l’eau la veille de ses fêtes. Enfin, tous les samedis de l’année, il jeûnait pour obtenir la grâce de mourir ce jour-là sous la très salutaire protection de la Très Sainte Vierge. » Grâce qu’il obtint le samedi 21 février 1699.

« Le bien ne fait pas de bruit », il en est ainsi du bien qu’ont fait les fils de saint François en Nouvelle-France. La vérité profonde de notre société sous le Régime français ne se trouve pas tant dans les calculs de l’intendant Talon ni dans les frasques du gouverneur Frontenac – qui remplissent pourtant nos livres d’histoire –, que dans l’âme sainte et pure de l’humble frère Didace, le premier thaumaturge canadien.