L'ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE AU QUÉBEC
ET LA RÉVOLUTION TRANQUILLE
V. Une mise en garde contre la laïcisation
D URANT l'été 1962, l'abbé de Nantes, alors curé de Villemaur, fut invité à prêcher la retraite annuelle des Frères des Écoles chrétiennes de la région lyonnaise. Il acheva le cycle de sa prédication par une conférence peu banale qui nous paraîtra aujourd'hui prophétique. Nous publions l'essentiel de sa retranscription dont nous avons gardé le style oral, non seulement pour apporter une nouvelle preuve de la clairvoyance de notre Père, mais aussi parce que s'y trouve posé le problème de l'Église catholique au Québec face à la Révolution tranquille, à la même époque. Cette conférence inédite servira donc d'introduction à notre prochain chapitre. Elle nous permettra de mieux comprendre les enjeux des événements que nous relaterons, et elle nous fera apprécier les causes de la paralysie de notre épiscopat et donc, du triomphe des révolutionnaires.
Mes bien chers frères,
Cette retraite, au fond, aurait pu vous sembler uniquement orientée sur la vie personnelle et la sanctification, mais vous pourriez dire que c'est manquer de réalisme parce nous sommes immergés dans une société. L'Église est présente au monde, c'est-à-dire mêlée à une société, et cela pose des problèmes.
Je vais en traiter mais je voudrais descendre de la chaire car je vais dire des opinions absolument personnelles qui n'obligent personne. Comme ce sont des opinions peu courantes et peu en vogue, vous allez les écouter avec un petit sourire ironique, vous les mettrez dans un coin de votre esprit pour savoir qu'il y a encore des “ vieux ” [notre Père avait alors 38 ans !] qui tiennent ces positions. Et puis, l'avenir jugera.
LA CONSOMPTION DE L'ÉGLISE
Abordons donc ces problèmes. Nous nous heurtons, vous, les frères et nous, les prêtres, à des problèmes réels qui sont absolument angoissants :
1. Le recrutement sacerdotal ou religieux actuel.
Au train où nous allons, l'Église de France dans quinze ans aura disparu faute de combattants. Il faut six ans pour former un prêtre, quinze ans pour un vicaire général ou un professeur de séminaire. Il faudrait vous montrer les statistiques des ordres religieux, masculins et féminins, des prêtres séculiers ; celles de ceux qui ont quitté la route… Dans les petits séminaires, c'est effroyable.
2. Les défections de jeunes.
Impensable de pouvoir dormir quand on pense que de jeunes frères, de jeunes prêtres quittent après un an, deux, trois ans de ministère alors que tout le monde disait qu'ils étaient sortis du séminaire avec des notes remarquables, pleins d'enthousiasme… Il y a quelque chose d'anormal, non ?…
3. Le travail de ceux qui restent est donc de plus en plus écrasant.
Dans les ordres féminins, on ne peut s'imaginer. C'est facile d'écrire contre les bonnes sœurs, mais on ne se rend pas compte que les religieuses ont un travail accablant dans les cliniques et les hôpitaux. Elles sont vieilles, recrutent peu et par conséquent les jeunes sœurs sont obligées de donner, de donner, de donner… Quand on leur prêche des retraites, c'est pour leur dire qu'il faut se dévouer, supprimer les exercices spirituels pour le bien de la charité…
Dans ces conditions, quel rayonnement voulez-vous qu'elles aient ? Quand on les voit épuisées après dix-huit heures de travail par jour ! Les petites jeunes filles de l'Action catholique, elles, sont toutes pimpantes, elles vont à la messe, font de l'apostolat, touchent leur salaire chaque mois… Ces demoiselles ont leur rouge à lèvres, vont au bal le dimanche, etc. Et vous croyez qu'en voyant les Sœurs, elles vont se faire religieuses hospitalières ? C'est fini !… On sent que c'est la fin d'une religion… C'est indubitable…
4. Le contexte hostile dans lequel nous vivons.
Il n'est pas permis d'en parler, cela va contre la charité, paraît-il. Mais de la nouvelle loi scolaire 1Loi n'accordant une aide de l'État qu'aux établissements d'enseignement privé ayant signé un contrat avec le ministère de l'Éducation. , un évêque a dit en catimini, ne voulant pas le dire publiquement : « C'est la pire loi jamais vue en France. Un petit cordon mis autour du cou sur lequel on va tirer tranquillement. » Les grands intellectuels font des articles pour dire que c'est merveilleux, car ils y croient, eux. Mais la “ piétaille ”, le frère qui fait la classe ou le pauvre prêtre, il est condamné, lui, à mourir d'inanition et de fatigue (...) À quoi bon avoir des gosses en face de soi si on a l'interdiction de leur parler de Notre-Seigneur Jésus-Christ ?
5. Un climat contraire.
L'Église vit dans un climat de plus en plus empoisonné : la mixité et l'impureté qui déborde de partout ; l'argent dans les poches des gamins ; les ambitions ! Le système moderne donne des ambitions formidables à tout le monde. Or, comparez avec notre passé. Pourquoi autrefois notre sainte religion pouvait-elle attirer tant et tant de vocations ? Parce que l'enfant qui avait 12-13 ans, qui était dans une école de frères, savait que, s'il suivait cette ligne, il aurait une vie intéressante, grande, au service des autres. C'était pour lui une élévation à la fois sociale et spirituelle ; tandis que, maintenant, toute une société est au service de l'élévation sociale, mais bien entendu dans un autre monde que le monde de l'Église…
Par exemple cet enfant d'une de mes paroisses, intelligent, premier de classe et très pieux, bon enfant de chœur, etc. Je me disais : c'est peut-être une vocation ?… Je lui en ai parlé ; il était bien d'accord et ses parents aussi. Puis la famille a déménagé en ville parce que l'usine où travaillaient les parents fermait. À la ville, mon garçon était encore premier de classe, son instituteur s'est dit : ce gamin là, il faut que je l'accroche. Il lui a parlé de devenir grand professeur dans les lycées laïcs, il a fait briller à ses yeux une ambition purement séculière. Si bien que lorsque je l'ai revu ensuite pour le faire entrer au petit séminaire, il m'a répondu qu'il était déjà inscrit au lycée. On m'avait coupé l'herbe sous le pied.
La vérité est que le monde moderne est bien fait pour nous voler les âmes ! Et si on me dit que je manque à la charité en affirmant cela, je dirais que ma charité a d'abord pour objet l'Église, et non pas les ennemis de l'Église !…
Rendons-nous compte de la puissance concurrente pour l'Église, de tout ce qui est d'État, avec tous ses moyens ! Par exemple, les palais scolaires qu'on construit, tandis que nous autres nous devons nous débrouiller avec nos maigres ressources, avec les aumônes de fidèles qui doivent en plus payer les impôts qui servent à construire ces palais scolaires laïcs ! Il faudrait que nos gens nous donnent encore davantage pour nous permettre de construire plus beau, plus grand, plus moderne que l'État, et attirer ainsi les gosses chez nous ! Et c'est la même chose pour les cliniques, et tout est comme ça !
6. Le recul de nos institutions.
J'appelle institutions non pas des rêveries, des idéologies d'intellectuels, mais des bâtiments, des ressources, des hommes, des choses qui fonctionnent et qui produisent du fruit. Or, nous sommes dans l'incapacité de faire face au développement démographique.
Il est facile de critiquer aujourd'hui le passé, mais reconnaissons au moins ce que l'Église a fait au 19e siècle, tous les instruments de sanctification qu'elle s'est donnés. Quand on voit ce que les anciens sont arrivés à faire et ce que nous faisons… c'est "rigolo" de voir notre présomption de gens qui n'ont rien fait et qui attaquent les œuvres merveilleuses de ceux d'autrefois ! Nous sommes des orgueilleux, nous démolissons tout ce que les autres ont fait et nous prétendons être les seuls à faire quelque chose … L'Église d'autrefois a bien travaillé, lisez la vie de votre frère Bénilde… Quand on aura travaillé comme ça, nous autres, on pourra s'aligner…
Maintenant, quand il nous faut bâtir une église dans une paroisse de 40.000 habitants où il se construit sans cesse des immeubles, c'est la croix et la bannière ! Je veux bien qu'on fasse de la mystique, mais cela ne fait pas tout… il faut aussi de l'argent et le droit d'avoir des emplacements, et des facilités de construction… or, de tous les côtés nous sommes barrés par l'État. De nos jours, il y a des cités immenses, des villes nouvelles qui se bâtissent, et on peut dire qu'elles sont abandonnées au paganisme.
Ou bien l'Église a tort et le monde moderne est admirable ; ou bien le monde moderne est haïssable, au moins en certaines de ses parties, et nous ne sauverons l'Église qu'en nous dressant contre lui, ou à part de lui, ou au-dessus de lui. Il faut choisir !
Voilà mon avis. Remarquez que cet avis est éclairé par ce qui s'est passé en Chine, en Indochine, en Guinée... Puisque vous êtes Frères des écoles chrétiennes, vous devez savoir ce qui s'est passé en Guinée dans les écoles missionnaires. Comment Mgr Milleville a cru qu'étant tout à tous, en se mêlant au monde moderne il sauverait tout. Mais un jour, un décret a supprimé toutes les écoles catholiques et il n'y avait rien à dire. Les écoles catholiques qui étaient des institutions, des instruments de conversion formidables en Guinée, tout d'un coup sont passées au service de l'État. Mgr Milleville a dû prendre l'avion… dans les 48 heures ! C'est comme ça que ça se termine… en 48 heures… On avait eu beau ruser, se moderniser, s'adapter. L'État commence par nous laisser faire, car plus on se modernise, mes frères, plus l'État y gagnera le jour où il s'emparera de nos biens…
L'ÉTAT LAÏC CONTRE L'ÉGLISE
Eh bien ! mes frères, ce qui se passe n'est pas fatal. Les raisons que nous venons de passer en revue, le montrent. Si nous voulions retrouver la fécondité de nos institutions, leur plein emploi, leur progrès, il ne suffirait que d'une condition : que l'État qui est tout puissant ne fasse plus dériver l'argent, l'influence, et ne dispose pas tous les rouages nécessaires de la vie courante, en dehors de nous.
Comparons l'Église catholique en France jusqu'en 1903 à une ville bâtie sur un fleuve. Que s'est-il passé en 1903 2 ? on a creusé un canal de dérivation à cinquante kilomètres en amont. La ville est toujours bien solidement construite le long d'un fleuve… désormais asséché ! Certains disent que c'est un progrès, et d'autres notre mort.
Je m'explique. Par exemple, de nos jours, c'est l'instituteur qui est le secrétaire de mairie dans nos communes de campagne, toute la puissance matérielle, sociale passe par lui ; or, monsieur l'instituteur est contre le curé. Le curé dans son presbytère attend que les gens aient besoin de lui, mais ils n'ont jamais besoin de lui : l'État s'occupe de tout… par l'instituteur.
Tout est fait dans nos institutions pour que la vie ne passe plus par chez nous. Autrefois, on allait voir la religieuse, la sœur de saint Vincent de Paul, quand on avait besoin de quelque chose, maintenant on a l'assistante sociale. C'est la laïcisation absolue de la vie, c'est-à-dire notre exclusion. « Vous pouvez garder vos séminaires, vos écoles, nous dit l'État, on n'est pas contre… » Bien sûr, ils nous ont mis dans un désert…la foule passe loin de nous !
Au lieu de fréquenter nos écoles catholiques, les gosses vont à l'école laïque, on leur démolit leur foi, leur confiance en leurs parents, on les rend orgueilleux. Après ce lavage de cerveau, il ne faut pas s'étonner que beaucoup aillent s'inscrire au parti communiste et mettent toute leur énergie, leur bonté, le peu qu'ils savent au service du parti. S'ils nous avaient rencontrés, ils les auraient mis aussi bien au service de l'Église, et mieux, puisque nous sommes dans la vérité…
Pourquoi l'État fait-il cela ? Pourquoi cette incompatibilité entre l'État et l'Église, même dans des domaines comme l'éducation ou la santé ? Parce que les hommes qui contrôlent l'État ne veulent à aucun prix se dessaisir de la puissance. C'est la tyrannie moderne de l'État-Providence qui est devenu une véritable idole.
Or, cette idole moderne n'est pas une pure idéologie, une idée abstraite, elle est comme Bel, l'idole de Babylone dans le Livre de Daniel, elle a des prêtres à son service. Il a fallu que Daniel répande de la cendre autour de l'idole pour, par ce stratagème, ouvrir les yeux au roi qui s'est rendu compte que ce n'était pas l'idole qui mangeait les bonnes choses qu'il lui apportait, mais la famille des prêtres… le papa, la maman et les petits enfants ! Il serait temps que nous nous apercevions que notre belle idée de l'État-Providence est en réalité aux mains de socialistes, de franc-maçons, de technocrates, de capitalistes, d'intellectuels qui en vivent. Vous comprenez pourquoi ils ont décidé de mettre l'Église hors-jeu, et que nous n'avons plus qu'à mourir d'inanition dans notre coin. Cette mainmise de l'État est laïque.
Je veux bien qu'on se laisse faire, mais qu'on le sache ; on pourrait lutter, nous sommes quand même nombreux…et ne serait-ce que pour l'honneur ? Or, dans l'Église, certains ont dit : « Il faut lutter. » et d'autres : « Il faut composer. » Résultat ? Les braves gens se battent et les autres, au lieu de les aider, les regardent faire en se frottant les mains. Nous sommes divisés, affaiblis avant même d'avoir fait quelque chose !
Mais pourquoi cette division ? Vous allez comprendre si vous réfléchissez à ce que ce combat implique. Si on veut lutter, en effet, il faut rester nous-mêmes. Ce qui veut dire être fièrement de l'Église catholique. Être fier de son passé, de ce que l'Église a fait, et vouloir le continuer. Avoir confiance dans l'Esprit-Saint, c'est toujours sa grâce qui fait des miracles…, et confiance en l'Église. Il ne s'agit donc plus d'être ouverts au monde, mais d'être libres d'avoir notre ascèse personnelle, libres d'être aussi religieux, aussi ascétiques, aussi dévôts que nos pères, nos frères d'il y a cinquante ans… Et cela implique aussi que nous apprenions à nos paroissiens ou à nos élèves à dédaigner les folies du monde moderne.
J'EN SUIS POUR LA LUTTE !
Je vous assure par expérience que lorsqu'on a décidé de lutter, d'être soi-même, d'être fils de l'Église un point c'est tout, on a beaucoup plus d'influence que lorsqu'on commence à composer…
Un prêtre dans son église est davantage prêtre, il a davantage de puissance spirituelle que le prêtre qui fait le maçon ! Si vous ne pouvez jamais aller au cinéma, vous n'aurez que plus d'influence sur vos élèves qui y vont et savent bien que ça n'apporte pas grand chose. Au moins, il y aura un petit mystère, ils se diront : « Mais de quoi est faite sa vie ? comment peut-il dédaigner tout cela ? » Les meilleurs se poseront le problème et vous pourrez les attirer à vous, vous en ferez des hommes solides, résolus et soumis. Si nous sommes nous-mêmes, il y aura toujours ce petit filet de vocations dans nos scolasticats et nos séminaires, qui viennent de familles sérieuses, des enfants encore purs, préservés, élevés à la dure…
Or, comment se fait-il que nous rendons pires que les autres, ceux qui viennent encore à nous ?… Parce que nous ne sommes plus fiers de ce que nous sommes par grâce.
Tout cela se résout à une chose, c'est la différence de potentiel. Nous attirerons encore à nous, malgré la malice du monde, si nous sommes au-dessus de tout cela. Moi, j'en suis pour la lutte ! Résultat ? Je peux le dire sans présomption ou orgueil, avec toute la prudence qui s'impose : les nombreux séminaristes dont je guide la vocation n'ont pas du tout l'idée de quitter, ils n'ont pas un œil fixé sur le monde moderne et l'autre sur le séminaire…Ils sont trop heureux d'être de l'Église et ils en veulent !… C'est payant…
COMPROMISSION - TRAHISON
L'autre système, la séduction par la collusion avec le monde moderne, est ruineux à court terme. Quels que soient les résultats qu'on nous fait miroiter à longue échéance pour l'Église de France ou pour l'Église entière, je dis qu'on nous démolit dans nos institutions. Pourquoi ? Parce que nous abandonnons nos positions : nous ne devons plus être les religieux de Dieu, mais il faut que nous soyons comme les copains, comme les autres. La modernisation, c'est très bien, mais si c'est une laïcisation qui nous est demandée, nous perdrons finalement notre différence de potentiel.
Il faut bien s'adapter, mais si c'est pour descendre de niveau, dans le confort médiocre, dans les amusements médiocres de tout le monde, nous sommes alors comme tout le monde, et l'ennemi a finalement prévalu.
Prenez l'exemple des Chartreux qui viennent d'ouvrir un musée sur leur vie ; en quelques mois, il y a eu 500.000 visiteurs ! Pourquoi ? Parce que la vie du chartreux est différente de la vie de Monsieur Tout-le-Monde. Mais quand tous les religieux auront leur cuisinière moderne, leur télé, leur machine à laver, leur “ bagnole ”, et qu'ils iront camper comme tout le monde sur la plage avec tout le monde, plus personne ne se dérangera pour savoir ce qu'est un religieux.
Sans compter qu'à ce ravalement au niveau de tout le monde, nous perdons la grâce ; or, sans la grâce, comment pourrons-nous conquérir le monde moderne ? C'est la grâce qui fait tout. Et nous perdrons notre dignité, c'est ça qui devrait nous gêner.
Peut-être que cette politique de compromission nous rend intéressants auprès des élites intellectuelles de la capitale. Mais dans nos écoles, dans nos paroisses, nous sommes perdants. Bientôt, il n'y aura plus qu'à les fermer et à nous en aller.
LE CRIME DES GENS D'ÉGLISE
Mais alors, pourquoi nous sommes-nous engagés ainsi dans la compromission, ou plus exactement dans la séduction du monde moderne, au point qu'il n'y a plus moyen d'opter pour une autre solution ? – moi, je peux vous parler comme ça parce que je suis curé de campagne, je ne risque plus rien. Quand on est par terre, on ne risque pas de tomber plus bas [rires dans l'assistance] – Eh bien, pourquoi ?
Parce que l'Église de France est menée, à l'heure actuelle – j'en ai des preuves absolues – par un "brain trust". Je parle des états-majors qui tiennent tous les leviers de commande de l'influence actuelle. Ils ont un plan déterminé et qui va très loin. Pour eux, la puissance réelle de l'Église, les institutions, toute la machine socio-religieuse comme ils disent, tout cela fait obstacle à l'évangélisation.
Oui, vous entendez bien ! et il faut que vous le sachiez : dans l'Église à l'heure actuelle, ceux qui détiennent les leviers de commande de l'information pensent que nous sommes, nous les curés de paroisse, nous les Frères des Écoles chrétiennes, que nous sommes un obstacle à l'évangélisation ! Un obstacle à la pure spiritualité de l'Église, et un obstacle au rayonnement de leur Action catholique. Ils commencent – car il faut être charitable ! – par supposer que le monde est sincère et bon, et s'il y a un malentendu entre le monde et l'Église, ce ne peut être que la faute de l'Église qui n'a pas su se faire comprendre. Donc, pour conquérir ce moderne sincère et bon, il faut que disparaisse toute barrière et que les chrétiens soient mêlés au monde laïc. Ils disent : « Si nous avons échoué depuis cent ans et que nous avons perdu la classe ouvrière, c'est parce que nous vivons dans un ghetto clérical. Nous sommes enfermés dans nos communautés et dirigés par les curés, les frères, les bonnes sœurs…et ça nous donne une espèce d'anomalie qui fait que les gens se détournent de nous avec horreur. » …Voilà ce que pense notre supposée élite catholique : il faut démolir tout ce qui provoque le dédain et l'incompréhension du monde !!! Nos élites veulent nous démolir sous prétexte que nous gênons et que la spiritualité et l'évangélisation ne se feront que lorsque nous aurons disparu !
Deuxièmement, ils veulent supprimer les écoles libres. Parmi ceux qui nous dirigent, certains se sont réjouis de la nouvelle loi, justement parce qu'elle permettra de les étrangler. Un jour, ils viendront vous dire à vous, Frères des Écoles Chrétiennes : « Mes frères, il faut faire une reconversion, la meilleure chose à faire est de fermer vos écoles inadaptées, qui coûtent trop cher. Nous ne sommes plus capables d'y arriver, mais si chacun d'entre vous devenait professeur dans les collèges laïcs…, alors là, vous auriez un rayonnement formidable ! Quittez l'habit, ne parlez plus de vos vœux, et puis, au fond, vous ne les pratiqueriez plus que ce serait encore mieux, alors là la flamme de votre apostolat pourrait directement pénétrer dans la masse. » Certains d'entre vous diront peut-être que j'exagère, mais je suis persuadé que vous entendrez un jour un tel langage. Pourquoi en suis-je certain ? Parce qu'il faut nécessairement démolir l'école libre pour plaire au monde.
Ensuite, ce sera le tour des paroisses de campagne. On nous expliquera qu'il faut les regrouper, que le prêtre doit être comme n'importe quel fonctionnaire, qui prend son auto, qui passe dans ses paroisses de 10 heures à midi et de 2 heures à 4 heures, il faut que ce soit rationnel, qu'il n'y ait plus d'implantation. Il faut supprimer tout ce qui est déjà mourant. Remarquez qu'on y a déjà pas mal travaillé : les tiers-ordres, les confréries, les congrégations disparaissent. Pourquoi ? Parce que cela apprend à nos jeunes et à nos paroissiens des réflexes désastreux qui les coupent du monde, ça leur apprend à se séparer des autres… Certains ont même des vœux, vœu de pauvreté, et puis des obligations morales, ils ne vont pas au cinéma, au cabaret. Bref, nos chrétiens sont des bêtes étranges… Il faudrait qu'ils soient comme tout le monde…
L'AVENIR DE L'ÉGLISE
Mes bien chers frères, où cela nous mène-t-il ?
Ou bien le progressisme réussit dans l'Église. Alors, l'Église traditionnelle que nous avons connue et que nous aimons, meurt à petit feu et en silence pour cause d'évangélisation réussie !
Ou bien alors la révolution précipite le mouvement, elle nous supprimera nos écoles et nous interdira de prêcher dans nos églises, et alors, je dis et j'affirme que vous aurez toute une partie du catholicisme agissant, dynamique dans les postes élevés, qui nous accusera d'être de vils réactionnaires et qui applaudira à notre mise en prison ! C'est ce qui s'est produit dans tous les pays communisés, lisez “ L'Étoile et la Croix ” qui apporte tant de témoignages sur ce qui s'est passé en Chine, voyez ce qui s'est passé en Algérie.
Vous voulez un document qui vous prouve que je ne parle pas sans preuve ? Le voici, et je vous prie de soigneusement le garder dans votre bibliothèque pour le jugement dernier. C'est “ L'information catholique internationale ” du 1er juillet. Mr Mandouze s'y réjouit que le million de catholiques d'Algérie française, qui étaient une caricature de l'Église, dit-il, va être forcé de décamper. Il n'en restera qu'une poignée, une dizaine peut-être autour de Mgr Duval, l'archevêque d'Alger, qui seront, eux, de vrais catholiques. Les institutions catholiques auront disparu, mais ces vrais catholiques pourront rayonner le véritable évangile dans la masse musulmane ; c'est une victoire de la foi, c'est le christ qui va commencer à travailler en Algérie. Et puis dans le même livre, vous lirez inscrit noir sur blanc, un Franciscain déclarant qu'il faut aller au devant des demandes des musulmans et déjà leur remettre les églises pour qu'ils en fassent des mosquées ?! Mais, mes frères, cela arrivera demain en France
Vous comprenez après cela que c'est la guerre civile dans l'Église. Il n'y a pas beaucoup de gens pour vous dire ce que je vous dis en ce moment mais il y en a beaucoup qui en souffrent, c'est-à-dire beaucoup de victimes…Moi je le crie pour tant d'autres qui se font tout doucement mettre de côté, réduire à l'impuissance, ruiner et qui n'osent rien dire parce que ça vient de l'Église et qu'on est dans l'obéissance. La guerre civile dans l'Église me paraît si avancée, et les événements politiques sont tels, qu'il faut s'attendre à connaître en France une démocratie populaire. Chaque fois que je dis cela, il y a toujours un progressiste pour se moquer : « Oh ! l'épouvantail communiste ! » C'est vrai que le communisme n'est rien du tout en France. Ce n'était rien du tout en Hongrie, ils étaient 3000, n'empêche qu'ils ont pris le pouvoir. En France ils ne sont rien du tout mais ils prendront le pouvoir parce qu'ils ne rencontreront rien en face d'eux. Qu'est-ce qu'ils rencontreront ? Une Église divisée où ceux qui pourraient s'opposer à ces lois, à cet emprisonnement, à cette paralysie progressive, ceux-là sont neutralisés par leurs propres frères.
Ce qui fait la force du communisme dans le monde – c'est tout à fait ce que disent les prophéties de Fatima – c'est la faiblesse des chrétiens qui sont en face, leur demi-trahison et leurs oppositions les uns aux autres… nous n'avons plus le courage de notre Foi…
DANS L'ATTENTE DU SALUT
Alors, mes frères, que vous dire en conclusion ? Vous me direz, voilà qui va nous encourager ! [rires dans l'assistance]
Je crois, mes frères, que de fait c'est encourageant. Pourquoi ? J'imagine un pauvre petit frère malade dans je ne sais quelle école qui marche plus ou moins bien, il y a plutôt des vieux que des jeunes, et toutes les difficultés…. À ce pauvre petit frère, son curé à la mode, ou les revues de Paris qu'il reçoit disent : « Mais tout cela, c'est parce que vous faites partie d'un monde ancien, c'est révolu, vous n'avez plus qu'à disparaître. » Ce petit frère, s'il n'est pas cinglé, il défroquera pour entrer à l'école laïque, pour être dans le courant, pour avoir une vie utile et belle plutôt que de voir son établissement se transformer peu à peu en asile de vieillards…
Tandis que si je vous dis et vous démontre, que le sens de l'histoire des communistes, c'est de la blague et qu'il n'y a rien d'irréversible, que nous sommes dans une mauvaise époque mais que tout peut changer en un rien de temps, alors les petits frères que vous êtes auront du courage pour tenir bon. Eh bien mes frères, demain il faut que l'Église soit debout, vous entendez ! C'est-à-dire que, quand le communisme aura reflué, et quand en France nous serons retournés aux choses sérieuses, peut-être après quelques châtiments divins que nous aurons bien mérités, il faudra qu'il y ait encore des prêtres, des frères, des religieuses, pour recommencer tout cela. Il s'agit pour moi de tenir pendant 5 ans ou peut-être 10. Les événements dans l'Église, ça va lentement. Il y en aura la moitié d'entre nous qui périront peut-être, mais enfin ceux qui resteront seront capables d'initier les jeunes. Il y en aura alors des jeunes, en pagaille…Tous les jeunes qui naissent en ce moment, ils pourront être chrétiens, vouloir entrer au séminaire, au noviciat, il faudra bien des gens pour les instruire, et ce sera déjà un problème. Même si demain, il y a la persécution, il y aura la conversion et encore un miracle de la Sainte Vierge pour nous sauver de là…
On aura un sacré boulot à faire, comme après la Révolution. Lisez les biographies de ceux qui ont traversé la révolution, le travail formidable qu'ils ont fait. Et il faudra aussi reconquérir le monde, faire repartir les missions… Alors, que voulez-vous, si on veut christianiser, civiliser, il faudra bien aller chercher des bons frères en Auvergne, dans les Vosges ou en Bretagne.
En attendant vous n'avez qu'à tenir bon. Voilà pourquoi, mes frères, je retombe dans votre vie toute pratique. Quand vous serez dans votre école et que cela n'ira pas, que vous serez surchargés de travail, vous aurez cet espoir, vous vous direz : « je tiens bon, je sers l'Église. J'appartiens à une génération sacrifiée, mais comme Dieu doit nous être reconnaissant » si j'ose dire ! Rendez-vous compte quel mérite nous devons avoir aux yeux de Dieu et de l'Église, pendant ces années terribles. Oui, elles sont terribles car la persécution a beau être camouflée, nous sommes quand même des persécutés, des confesseurs de la foi. Et nos gosses avec nous, nos paroissiens avec nous. Si vous saviez toutes les misères que les incroyants peuvent faire aux paroissiens chrétiens… mais ce sont des confesseurs de la foi.
Confesseur de la foi, j'estime que c'est une belle vocation. Pour l'avenir prions, nous en verrons probablement de fort dures…mais le service de l'Église passe avant tout et l'Église a les promesses de la vie éternelle. Ainsi soit-il ! » (applaudissements)
Rappelons que ce sermon de clôture de retraite a été prononcé en 1962. À la même époque, au Québec, les évêques s'apprêtaient à s'entendre avec le gouvernement sur une réforme du domaine de la santé et sur la réforme de l'éducation. N'étaient-elles pas inévitables ? Ne fallait-il pas se moderniser ? Libérée de ces soucis matériels, l'Église allait pouvoir se consacrer au spirituel... Nos prochaines études nous montreront que l'avertissement de l'abbé de Nantes aux Frères des Écoles chrétiennes de France, valait aussi pour le Canada français.
RC n° 105, février 2003, p. 1-6