La colonisation du Québec
I. LA COLONISATION DES LAURENTIDES :
LE CURÉ LABELLE À LA CONQUÊTE DES CONQUÉRANTS
LA colonisation dans la Province de Québec entre 1840 et 1950 n’est traitée qu’accessoirement dans nos livres d’histoire ; il s’agit pourtant – avec l’urbanisation – du plus important phénomène social de notre histoire contemporaine. La modification du régime seigneurial, la constitution de grandes propriétés foncières et de grandes réserves forestières qui suivirent la Conquête, avaient arrêté la lente mais remarquable colonisation du régime français organisée par Jean Talon. Il fallut attendre trois générations pour que le mouvement reprenne par nécessité : les terres cultivables ne sont plus suffisantes pour faire vivre une population canadienne française qui augmente rapidement. Dès le début du 19e siècle, quelques colons tentent l’aventure et partent à la conquête de régions nouvelles. En 1803, Louis Cossette ouvre la Mauricie au peuplement, Charles Héon pratique la première trouée dans les Bois-Francs en 1825, et en 1837, c’est Alexis Tremblay qui pénètre au Saguenay.
QUAND LES CATHOLIQUES CHASSENT PACIFIQUEMENT LES PROTESTANTS...
Cependant, en ce début de siècle, c’est dans les Cantons de l’Est que la colonisation se fait rapidement sous l’impulsion du gouvernement, au profit des Loyalistes et des spéculateurs anglais. Un petit nombre de Canadiens français s’y enracinent à grand peine et misère, non sans subir de criantes injustices. Pour s’en occuper, l’évêque de Québec y envoie en 1825 l’abbé Jean Holmes qui mériterait bien à lui seul une étude, tant son influence a été déterminante dans l’Église de la province.
Né à Windsor en 1799, fanatique méthodiste, il quitte sa famille émigrée aux États-Unis lorsque son père lui interdit de poursuivre ses études. Sa fugue le conduit à Sherbrooke, puis à Trois-Rivières où sa passion d’apprendre en fait un élève d’un érudit alors curé de Yamachiche, l’abbé Écuier. Avec un tel maître, il ne tarde pas à se faire catholique ; nous sommes en 1817, il a 18 ans. C’est à Montréal qu’il étudie en vue du sacerdoce, qu’il reçoit en 1823. Après deux ans comme vicaire à Berthier, il sera missionnaire des Cantons de l’Est deux ans seulement, car une infirmité contractée dans ses courses hivernales l’oblige à accepter un poste de professeur au séminaire de Québec. Sa vertu, sa grande intelligence, son enthousiasme lui vaudront rapidement d’être nommé préfet des études... qu’il révolutionnera ! On lui doit l’introduction des manuels dans les cours, l’enseignement des sciences avec travaux de laboratoire, etc... C’est d’ailleurs à titre de pédagogue que nos dictionnaires ont gardé son nom.
Dans le clergé, il eut aussi une influence politique contre les principes révolutionnaires et il disposa les esprits en faveur de la colonisation. Son expérience dans les Cantons de l’Est lui a montré qu’il suffisait que les catholiques s’établissent et occupent le terrain pour que les anglo-protestants, devenant minoritaires, ne tardent pas à aller s’installer ailleurs ; la colonisation est donc à ses yeux le moyen adéquat pour sauver le Canada français. Sa mort prématurée en 1852 ne lui permit pas de voir la réalisation de ses vœux, mais l’idée était lancée.
Le flambeau est repris par un Français, Rameau de Saint-Père, celui-là même qui encouragea la renaissance de l’Acadie. Ce catholique, passionné de l’histoire de notre peuple en même temps qu’inquiet de son avenir, parcourt longuement nos régions en 1860. Son œil de sociologue ne tarde pas à faire la même observation que l’abbé Jean Holmes. Lors d’une visite dans une paroisse nouvellement fondée, Saint-Antoine-L’Abbé, près des lignes américaines au sud de Montréal, il en fait part au jeune curé qu’une violente hostilité protestante décourage : qu’il tienne bon, qu’il organise sa paroisse et les protestants lâcheront prise, et de lui citer maints exemples constatés lors de son séjour dans les Cantons de l’Est. La conviction de l’historien sociologue est que l’avenir du Canada français passe nécessairement par cette occupation du terrain. Le jeune prêtre écoute avec un vif intérêt, il a 27 ans, il s’appelle Antoine Labelle, le curé Labelle.
L’INTÉRÊT DE L’ÉGLISE SE CONFOND AVEC CELUI DU CANADA FRANÇAIS
Né en 1833 à Sainte-Rose-de-Lima, les souvenirs d’enfance d’Antoine Labelle resteront marqués par la révolte des Patriotes dont son père, pauvre mais pieux cordonnier, semble avoir été partisan. Son curé remarque sa brillante intelligence et le fait inscrire au séminaire Sainte-Thérèse. Il y découvre avec passion les œuvres d’Auguste Nicolas, un essayiste du temps qui voulait fonder l’apologétique catholique sur les sciences modernes et attirer l’attention sur la question ouvrière. Il a trouvé là son maître : désormais, il est persuadé d’une part que la foi catholique et le progrès ne sont pas incompatibles, et d’autre part que la constitution d’un prolétariat urbain est la pire menace pour l’avenir de l’Église.
Ordonné en 1856, sous l’épiscopat de Mgr Bourget, il est vicaire au Sault-au-Récollet, la paroisse huppée de l’époque, puis curé à Saint-Antoine. Pour résoudre le litige qui oppose son troupeau aux quelques protestants du village, il demandera à la Chambre un bill privé, mais le vote de deux députés catholiques avec les protestants fait échouer cette tentative ! Dans un compte-rendu manuscrit à son évêque, il s’indigne “ de la trahison de deux Canadiens, qui font sonner si haut, dans le temps des élections, l’amour qu’ils portent à leurs compatriotes ”. Dès cette époque, ses convictions sont formées : être catholique, c’est forcément avoir les protestants pour ennemis ; s’unir à eux, c’est trahir non seulement sa religion mais aussi sa nation. Nous trouvons là, déjà, la clef de son action future et, après lui, celle du nationalisme catholique d’ici, pour le meilleur et pour le pire : être canadien français, c’est être catholique ; tout ce qui se fera en faveur du Canada français bénéficiera à l’Église catholique. Cependant, remarquez que s’il s’indigne de la trahison des députés, il n’a aucun mot contre le système politique qui permet de telles trahisons.
En 1863, l’abbé Labelle est nommé à la cure de Saint-Bernard-de-Lacolle, une paroisse voisine de celle qu’il quitte, plus importante. C’est un bon curé, très aimé de ses paroissiens à cause de sa générosité sans bornes, mais c’est un piètre administrateur. Au point qu’en 1867, menacé de faillite personnelle, il demande à Mgr Bourget la permission de s’établir aux États-Unis où la rémunération des prêtres est plus élevée. L’évêque refuse et le nomme curé de Saint-Jérôme, une belle paroisse de 3 700 âmes, active et prospère.
LE CURÉ DE SAINT-JÉRÔME SE LANCE À L’ASSAUT
Lorsque le curé Labelle y arrive en 1868, le mouvement de colonisation est au point mort. Quelques établissements s’étaient ouverts au nord dans les Laurentides, le plus important étant Sainte-Agathe, et sur la rive-nord de l’Outaouais où une colonie écossaise tentait de prendre racine. Pourtant ces cantons sont le théâtre d’une grande activité forestière qui emploie 25 000 hommes, y compris dans les établissements agricoles gérés par les compagnies en pleine forêt et qui sont à l’origine de Lachute, La Nativité, Labelle, l’Annonciation, l’Ascension. Saint-Jérôme est une plaque tournante pour toute cette activité, d’où sa prospérité et le développement d’une petite et moyenne bourgeoisie dont les économies ne demandent qu’à s’investir. On en parle beaucoup autour de la table accueillante du curé qui devient la halte préférée des prêtres en voyage entre Montréal et Ottawa. On s’y entretient aussi de la dégradation de la situation des catholiques dans l’Outaouais depuis que les protestants ont entrepris d’investir la capitale de la nouvelle Confédération.
C’est alors que les leçons de Rameau de Saint-Père reviennent à l’esprit du curé Labelle. Il l’écrira plus tard au successeur de Mgr Bourget : « Je me suis dirigé du côté de l’Ouest parce qu’il fallait enlever aux protestants les comtés d’Argenteuil et d’Ottawa et les assurer pour toujours en la possession des catholiques et tout cela sans le dire ouvertement. Les terres étaient meilleures de ce côté, je savais que les protestants y jetaient un œil de concupiscence, qu’ils faisaient des projets pour s’en emparer et nous avons déjoué leur plan. »
Dès 1869, le curé Labelle se lance dans cette aventure avec une énergie de géant : il mesure 6 pieds et pèse 333 livres ! Son premier biographe, l’abbé Auclair, a des pages extraordinaires qui nous le font revivre et nous expliquent la fascination qu’il exerça sur tout un peuple. Son dernier biographe, Gabriel Dussault, sociologue de formation, prend un plus grand soin d’expliquer son action et de réfuter l’étiquette d’agriculturiste que les néo-nationalistes lui ont donnée par anticatholicisme. Son “ Curé Labelle ”, au-delà des anecdotes, nous dépeint un esprit moderne attaché non pas au retour à la terre d’un peuple que le progrès éloignerait de la religion, mais à l’expansion territoriale et économique d’un peuple catholique visant à contenir la puissance protestante.
Le curé Labelle exerce directement son zèle sur la région autour de Saint-Jérôme, dans un rayon de 200 km. Il la parcourt en tous sens pour choisir l’emplacement des futurs villages en fonction de la situation, de la fertilité supposée des terrains, des cours d’eau, du tracé de la ligne de chemin de fer dont il rêve. Car ses projets de colonisation ne vont pas tarder à s’étendre jusqu’au Manitoba : il veut peupler de Canadiens français toutes les régions du nord, les exploiter, les rentabiliser, édifier là une imprenable forteresse française et catholique d’où s’élancera la reconquête du sud. Aussi, lorsque son choix s’est arrêté sur un emplacement, y plante-t-il une croix sur le modèle de celle de Jacques Cartier ! Il fonde ainsi vingt-neuf cantons et ouvre vingt paroisses.
L’ENTREPRISE DE COLONISATION
Avant même que les chemins soient tracés, et parfois même avant l’arpentage, il installe ses colons originaires d’abord de sa paroisse, puis du comté de Terrebonne, puis de Montréal. À partir de 1880, un père jésuite prêche chaque dimanche dans une paroisse du diocèse pour recruter. En une dizaine d’années, il établit définitivement cinq mille colons. Qui sont-ils ? Pour la plupart des gens pauvres, le plus souvent victimes de faillites, à moins que ce soient des agriculteurs qui préfèrent repartir à zéro pour avoir le bonheur de mourir entourés de leurs fils bien établis sur de belles terres. En principe, le colon arrive seul à l’automne pour prendre possession de son lot, généralement de cent acres. Il a quatre ans pour en défricher le dixième, se bâtir une maison et devenir alors le légitime propriétaire. Le reste de la famille suit au printemps. Dès que trois cents colons sont installés, on procède à l’érection de la paroisse.
Pour le curé Labelle, “ c’est l’élément moteur de la colonisation, car le sentiment religieux chez le Canadien français est plus fort que l’or, l’argent et la misère, parce que son point d’appui est au Ciel ! ”. Très vite, il fait construire une chapelle-presbytère-école dont il a tracé les plans et fixé le coût à 500 $ ! C’est la première vraie construction de la colonie, souvent avant le moulin à scie. L’installation est ordinairement rude, et les colons ont bien de la misère. Mais le curé les connaît tous, les visite régulièrement, distribue les aides nécessaires et redonne de l’enthousiasme. Il veut organiser non pas une agriculture de survivance, mais bien une agriculture commerciale. Très en avance pour son temps, il préconise l’ensilage, l’utilisation des engrais, prévoit l’exportation du beurre en Europe. Bref, on est parti pour la gloire, d’autant plus que les rendements des premières années sont prodigieux ; on garde mémoire des navets de 10 livres, de François Francœur, et des choux de 13 livres, des jésuites !
Convaincu “ qu’il y a bien des manières d’offenser Dieu, mais qu’une des plus communes et des plus graves, c’est de ne pas tirer profit des ressources que la Providence a mises à notre disposition ”, il veut exploiter le sous-sol riche en minerai, développer les villes, les industries. Il pressent que le tourisme sera un jour une ressource importante de la région ; il ne se trompe pas !
Sans penser à lui-même, il souhaite l’érection d’un évêché à Saint-Jérôme qui serait suffragant d’Ottawa. Ainsi, la province ecclésiastique serait francophone et Rome ne pourrait pas nommer sur le siège archiépiscopal un anglophone !
Son plus gros souci est la construction du chemin de fer. Il en a dessiné le tracé : de Montréal à Saint-Jérôme, puis, s’enfonçant dans les terres jusqu’au Témiscamingue, il rejoindrait l’Ouest francophone, avec un réseau d’embranchements vers le Lac St Jean, Gatineau, la Baie James. Mais il va de déboire en déboire. Pourtant il avait pris soin de mettre, discrètement mais sûrement, son influence au service de l’élection de Chapleau, le chef conservateur et premier ministre provincial. Il en retire certes des facilités pour l’attribution des lots et l’arpentage des terres, mais il lui faut admettre que son cher premier ministre est sensible à d’autres influences. Ainsi pour le chemin de fer, une véritable manifestation de 3 000 colons sous les fenêtres du chef du gouvernement n’arrive pas à ébranler son apathie. Le gouvernement ne cède que dans le terrible hiver 1872, après qu’un convoi de 80 chariots, organisé par le curé Labelle, est venu apporter gratuitement du bois de chauffage aux pauvres de Montréal qui se mouraient de froid. Hélas, l’inauguration de la ligne Montréal-Saint-Jérôme en 1879, marque l’apogée du mouvement de colonisation de celui qu’on surnomme maintenantle roi du Nord...
Ses émules sont nombreux, plusieurs diocèses ont leur société de colonisation. Durant la seconde moitié du 19e siècle, la population de la province passe de 890 000 à 1 650 000 habitants, auxquels il faut ajouter 580 000 émigrés aux États-Unis ! Durant cette même période, la superficie totale des terres occupées augmente de 78 %. En l’absence de données précises, on estime à un millier le nombre de colons qui s’établissent chaque année sur des terres neuves.
DE L’INFLUENCE DES CAISSES ÉLECTORALES SUR LA COLONISATION
Dès le début des années 1880, le curé se heurte à des obstacles de plus en plus insurmontables faute de soutien. Pour régler les difficultés financières il fonde, avec l’accord de Mgr Fabre, la société de colonisation du diocèse de Montréal, escomptant 400 000 $ sur dix ans ; elle ne lui en procurera que 83 000 $, que les frais d’établissement des nouvelles paroisses absorberont totalement. Il a alors l’idée de lancer une loterie nationale ; les ultramontains jugeant le procédé immoral, il faut trois sessions parlementaires pour obtenir les autorisations légales. C’est un échec retentissant, le curé évite de justesse la faillite ! Mais rien ne décourage celui qui passe déjà pour un être de légende. Du moment que c’est pour la colonisation, il faut lutter : c’est pour le Canada français, donc pour le triomphe de l’Église catholique ! Il n’hésite pas à enrôler comme propagandiste Arthur Buies, l’esprit le plus anticlérical de son temps, ancien militant garibaldiste. Que la colonisation soit pour Buies synonyme de progrès et donc conduise le peuple inévitablement à son émancipation de la tutelle de l’Église, cela n’a pas d’importance : il faut rédiger de belles brochures pour attirer des immigrants de France, Buies fera l’affaire et c’est un franc-maçon notoire, Wyes, qui les distribuera de l’autre côté de l’océan !
Plus le temps passe, plus sa colonisation piétine, plus Labelle s’éloigne des principes ultramontains : pourquoi se quereller sur la doctrine, nos divisions font le jeu des protestants,laissons nos querelles de côté, soyons efficaces, colonisons ! Labelle sait bien que les compagnies forestières aux mains des anglo-protestants sont ses pires ennemies. Or, elles fournissent 20 à 30 % des revenus de la Province et financent largement les caisses électorales... Craignant pour leur monopole en cas de succès de la colonisation, il ne leur suffit plus de l’entraver en faisant baisser le cours du bois et des produits agricoles, elles décident dès 1880 d’arrêter le mouvement. Les amis politiques du curé de Saint-Jérôme font désormais la sourde oreille à tous ses appels, même devant les plus flagrantes injustices.
DE L’INFLUENCE DES PROMESSES ÉLECTORALES SUR LA COLONISATION
Aussi, lorsqu’Honoré Mercier et son parti nationaliste crypto-libéral profitent du retentissement de l’affaire Riel pour défaire le parti conservateur, le curé de Saint-Jérôme accepte de devenir sous-ministre du tout nouveau ministère de la Colonisation. Lisons le récit de ce que ses meilleurs amis considéreront comme une trahison, et qui est pour le moins un aveuglement : « Mercier me demanda de concourir avec lui à faire réussir la politique que j’idolâtre depuis 15 ans. (...) Il me parla avec tant de bon sens, tant de sincérité, que je crus voir en lui un homme d’État transformé en Labelle ! Alors lui refuser nettement mon aide, c’était me renier moi-même et je n’aurais plus été Labelle, pas même Labelleux (...). Cette nomination, poursuit-il naïvement, signifie : que mon chemin de fer est assuré, le chemin de fer de la Gatineau est assuré, le chemin de fer de la Pointe bleue du Lac Saint-Jean à Chicoutimi et celui du Témiscamingue est assuré ; et que la politique qui regarde la colonisation et l’agriculture va prendre un nouvel essor qui pourra être lent, mais qui, je l’espère, deviendra efficace. »
Labelle ne tarde pas à déchanter : Mercier aujourd’hui, comme Chapleau hier, est plus intéressé par la popularité de Labelle que par la colonisation ! Le curé-politicien doit reconnaître la limite de ses pouvoirs. En 1888, il obtient que le conseil des ministres présente un projet de loi pour protéger les colons face aux compagnies forestières, mais une série d’amendements le vide pratiquement de son contenu. Il cède, dira-t-il à son meilleur ami, pour ne pas indisposer ceux qui soutiennent le parti et qui pourraient bloquer les projets du chemin de fer. Cependant, nous ne trouvons sous sa plume aucune critique de la démocratie et du système des partis !
DE L’INFLUENCE DU PAPE LÉON XIII SUR LA COLONISATION
À ce désenchantement politique s’ajoute une autre opposition qui lui sera plus crucifiante encore ; celle de son archevêque, Mgr Fabre. Successeur de Mgr Bourget dont il n’a pas l’ampleur de vues, le premier archevêque de Montréal a adopté comme ligne de conduite en politique la discrétion, et dans le domaine ecclésiastique l’exercice ferme de son autorité. Il a d’abord soutenu les entreprises de son bouillant curé pour le bien des âmes et des pauvres de son diocèse mais sans en partager la stratégie conquérante. Maintenant, sa dérive politique lui déplaît. Lorsqu’il apprend que Mercier s’adresse au Pape sans passer par lui pour obtenir la prélature pour le curé-ministre, sa froideur se mue en hostilité déclarée. Dès qu’il apprend que Rome lui a accordé le titre de protonotaire apostolique, l’archevêque exige qu’il démissionne de ses fonctions gouvernementales.
Le Pape Léon XIII fait savoir qu’il souhaite que Labelle reste au ministère, mais Mgr Fabre maintient sa décision, estimant que son autorité est en jeu. Envoyé par Mercier, le curé Labelle se rend à Rome plaider sa cause ; de là il écrit à un ami : « Ce qui les flatte ici (au Vatican) c’est que la position que j’occupe prouve au monde que les prêtres peuvent faire marcher l’État comme l’Église, et comme ici (en Italie), on écrase le prêtre, le persécute, l’enchaîne sous prétexte qu’il est ennemi du progrès, je deviens un argument patent, sensible, un fait clair comme le soleil qui prouve le contraire. C’est à ce point de vue que Rome se met. » Mgr Fabre réplique en dénonçant le libéralisme de Mercier et donc de son sous-ministre. En juin 1890, Rome désavoue l’archevêque de Montréal : de par la volonté de Léon XIII, Monseigneur Labelle restera ministre d’un gouvernement libéral !
Cependant, le 23 décembre 1890, l’inlassable apôtre de la colonisation apprend que Mgr Fabre a gagné la seconde manche, décisive. Rome refuse de diviser le diocèse de Montréal pour former un nouveau diocèse de Saint-Jérôme. Cette décision accable le sous-ministre : il en était venu à la conclusion que seul un évêque pouvait avoir l’influence et le prestige nécessaires pour sauver la colonisation ! Au lieu de quoi, maintenant que l’hypocrisie de Mercier est patente et que la cassure avec son archevêque est irréparable, il se retrouve seul, privé de tout soutien. Le vieux lutteur est vaincu : le 26 décembre, il envoie sa démission au premier ministre qui la refuse. Une hernie l’oblige à se faire hospitaliser avant qu’il puisse entreprendre une autre démarche. Quelques heures après l’opération, il s’éteint dans la nuit du 3 au 4 janvier 1891.
Une foule immense, toute la population des Pays d’En-haut, assiste à ses funérailles à Saint-Jérôme. Mais Mgr Fabre interdit qu’on lui érige un monument...
En attendant de plus amples conclusions, que doit-on retenir de ce premier volet de l’histoire de la colonisation au Québec ?
Premièrement, que la démocratie a empoisonné cet effort nationaliste et catholique de reconquête d’un territoire sur le protestantisme : la nécessité d’une caisse électorale a lié le gouvernement conservateur aux intérêts des compagnies forestières contre le bien commun du Canada français, et les promesses électorales de Mercier ont rallié le curé Labelle au libéralisme, sans aucun avantage pour la colonisation.
Deuxièmement, nous nous rendons compte que l’équation entre le bien du Canada français et l’Église catholique n’est pas si évidente qu’elle n’y paraît. Il faut pour le moins la compléter et affirmer qu’on ne travaille au bien du Canada français qu’en respectant intégralement la doctrine et le bien de l’Église catholique. Puisque la démocratie est impie, prétendre servir par ce moyen le Canada français, et donc l’Église, ne peut conduire qu’à l’échec.
Nous verrons dans la prochaine partie que les efforts successifs de colonisation et d’élaboration d’une politique véritablement nationaliste ont échoué pour les mêmes raisons... sans malheureusement que notre droite catholique sache en tirer profit, du moins jusqu’à présent.
II. QUAND LA COLONISATION REDEVIENT
UNE PRÉOCCUPATION NATIONALE :
LA COLONISATION DE L’ABITIBI (1910-1925)
Dans la première partie, nous avons assisté à l’extraordinaire aventure de la colonisation des Pays d’En-haut mais aussi à son échec désolant. Lorsqu’en janvier 1891 on enterre son maître d’œuvre, le curé Labelle, c’est aussi le mouvement de colonisation qui est enterré. Il n’est plus question de reconquérir le territoire au profit du Canada français : dès l’année suivante, le budget de la colonisation est réduit de 155 000 $ à 81 000 $ ! Le ministère de la colonisation est purement et simplement supprimé en 1901, puis rétabli en 1905 par le premier ministre Gouin, davantage pour répartir les petites subventions aux colons selon ses intérêts électoraux que pour mener une politique d’ensemble.
Néanmoins, la mise en valeur de nouvelles terres continue à se faire, mais individuellement et dans des conditions de pauvreté qui excluent le développement économique.
LA COLONISATION DE L’ABITIBI
Le mouvement de colonisation va cependant reprendre vers 1910, un peu par la force des choses et beaucoup par l’initiative de deux hommes : un prêtre du diocèse de Québec, l’abbé Ivanhoé Caron, historien de formation, et un fonctionnaire du ministère de la colonisation, Hector Authier, futur député libéral au provincial puis au fédéral. Ils se font les promoteurs de la colonisation de l’Abitibi. Cette région nouvelle est facile d’accès depuis la construction entre 1907 et 1913 du chemin de fer voulu par Wilfrid Laurier pour donner aux productions de l’Ouest canadien un débouché portuaire sur l’Atlantique. D’une certaine manière, c’est la vision du curé Labelle qui se réalisait, quoique le tracé n’ait pas été choisi en fonction des intérêts du Canada français, mais pour permettre l’ouverture de nouveaux chantiers forestiers hors du bassin hydrographique, déjà surexploité, des Grands Lacs et du Saint-Laurent.
À la différence du curé Labelle, l’abbé Caron n’aura pas à batailler pour avoir un chemin de fer, il l’a avant même de commencer ; et c’est au long de cette ligne qu’il conçoit l’implantation d’une centaine de paroisses.
Mais contrairement à ce qui s’était passé quarante ans auparavant dans les Laurentides, le missionnaire colonisateur devra agir sans l’aide efficace de la bourgeoisie canadienne française.
Les études de François-Albert Angers démontrent en effet que c’est à cette époque, et non pas après la Conquête ou à la Confédération, que les francophones perdent tout rôle important dans la vie économique : « Les noms francophones qui apparaissent dans les conseils d’administration des grandes entreprises ne sont plus des noms d’hommes d’affaires,mais des noms de ministres du cabinet provincial que des capitalistes anglo-canadiens et surtout américains invitent à leur conseil en témoignage, disons pudiquement, de gratitude. »
C’est donc la bourgeoisie d’affaires anglo-protestante qui bénéficie de l’expansion économique tandis que les Canadiens français s’appauvrissent. À moins qu’ils ne s’enrichissent par la spéculation foncière au détriment du prolétariat urbain qui augmente considérablement en ce début de siècle. Or ce dernier, déraciné de ses paroisses traditionnelles et vivant dans une pauvreté extrême, déserte le chemin de l’Église au point qu’il n’est pas faux de penser que, sans les miracles du frère André, sa déchristianisation aurait été sans remède. Le clergé critique alors de plus en plus fermement le monde urbain qui met la foi en grand danger, et la bourgeoisie qui en profite sans respect de la morale de l’Église. Il s’ensuit un regain de l’anticléricalisme dans les milieux bourgeois regroupés surtout dans le Parti libéral. À la veille de la Grande Guerre, toute l’œuvre de Mgr Bourget pouvait paraître compromise, sous le regard impuissant de Mgr Bruchési, son pusillanime second successeur.
Le développement de l’Abitibi se fait donc dans une indifférence quasi générale, plus à partir de Québec que de Montréal. Toutefois, le phénomène de l’émigration aux États-Unis, qui atteint alors des proportions inégalées, fournit un bon argument à l’abbé Caron et à Hector Authier pour obtenir une aide du gouvernement provincial sous forme de prime d’installation. Mais ce n’est pas encore une véritable politique de colonisation propre à satisfaire l’abbé Caron qui n’envisage la mise en exploitation de ces terres nouvelles que comme un moyen d’assurer l’avenir de la nation canadienne française. Influencé par Errol Bouchette, un catholique social canadien disciple de Mgr Freppel, l’abbé Caron a cependant une vision quelque peu différente de celle du curé Labelle. On se souvient que, pour ce dernier, il fallait développer une économie pour garder la conquête du sol. L’abbé Caron renverse la proposition : l’avenir de la nation implique la maîtrise de son économie et donc la possession et l’exploitation du sol selon les besoins. Pour le premier, il fallait de toutes manières conquérir et occuper le maximum de terrain. Pour le second c’est la croissance économique de la Province qui justifierait la mise en valeur de l’Abitibi.
LE TALON D’ACHILLE DE LA COLONISATION
Cependant, l’abbé Caron, comme jadis le curé Labelle, a sous-estimé la difficulté. Expliquons-la une fois pour toutes car son ombre plane sur toute l’histoire de la colonisation, quelle que soit l’époque étudiée. Les colons sont ordinairement des gens pauvres. Or, pour réussir, la colonisation exige des moyens financiers relativement importants : en attendant la rentabilité des nouvelles terres, il faut vivre, bâtir, s’outiller ; il faut développer les infrastructures et tout d’abord les chemins.
Une solution vient naturellement à la pensée des promoteurs du mouvement : la commercialisation du bois qui se trouve sur les terres à défricher. La simplicité et l’évidence de cette idée cachent cependant deux inéluctables conséquences. D’une part, le temps passé par le colon pour exploiter son bois retarde la mise en exploitation de sa terre, donc sa rentabilité, augmentant ainsi paradoxalement le coût de son installation. D’autre part, la colonisation se présente comme une menace pour le monopole de fait des grandes compagnies forestières ; or celles-ci, principales pourvoyeuses des caisses électorales, sont toutes-puissantes. En commercialisant leur bois de coupe faute d’aide gouvernementale suffisante, les colons donnent à l’État démocratique à la solde des compagnies anglo-protestantes, un droit de vie et de mort sur la colonisation. Voyons cela plus en détail...
Ce talon d’Achille de la colonisation, qui expliquait déjà en partie l’échec du curé Labelle, ne s’est cependant pas révélé immédiatement en Abitibi. L’augmentation exponentielle de la demande de bois de construction, de pâte à papier et de produits agricoles, à cause du premier conflit mondial, assura d’abord aux colons un revenu confortable dès les premières années de l’exploitation de leur lot. De 1912 à 1921, 15 000 colons s’installent donc un peu plus facilement que les pionniers des Laurentides.
Notons au passage que l’abbé Caron voudra établir en Abitibi les immigrants ukrainiens catholiques qui fuient la révolution bolchevique ; le gouvernement fédéral fait échouer le projet, préférant installer ces papistes en Alberta et les noyer dans une immigration anglophone.
LA CRISE DE 1921 ET LE SYNDICALISME AGRICOLE
Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, ou à peu près, lorsque survint la crise agricole de 1921, consécutive à la fermeture des marchés européens. En l’espace de quelques semaines les prix agricoles et la demande de bois s’effondrent. L’abbé Minette qui a succédé à l’abbé Caron est impuissant à obtenir une aide gouvernementale conséquente. Une bonne partie des gens d’Église, soudainement apeurés par les conséquences financières d’un échec, veulent tourner la page de la colonisation ; au même moment, les mêmes veulent retirer leur appui actif au mouvement Desjardins menacé de faillite. En Abitibi, comme en Gaspésie et en bon nombre d’autres régions, les colons vont connaître leurs années les plus noires.
Le seul soutien actif leur viendra de l’Union Catholique des Cultivateurs, un syndicat chrétien fondé en 1924, soutenu par l’épiscopat à la condition expresse qu’il se tienne à l’écart des luttes partisanes. Bien vite, l’immense majorité du monde rural s’y regroupe dans l’espoir de trouver des solutions à la crise et de se faire entendre du gouvernement. L’UCC élabore rapidement un plan de sauvetage de l’agriculture québécoise qui réponde à plusieurs objectifs : la modernisation et la rentabilisation de la production, la recherche de débouchés commerciaux et la fin de l’exode rural. Elle réclame du gouvernement le soutien de la colonisation pour fournir un débouché à la jeunesse rurale et permettre l’expérimentation des procédés modernes de culture des sols. Le poids électoral de l’UCC est tel qu’elle obtient en partie gain de cause : le gouvernement maintient une aide certes insuffisante pour relancer le mouvement, mais qui en évite la faillite complète.
LA RÉACTION NATIONALISTE AU BRADAGE DE NOS RICHESSES NATURELLES
Paradoxalement, c’est la mise en exploitation du bassin minier de l’Abitibi qui provoquera indirectement le salut de la colonisation. Parallèlement à la ligne de chemin de fer au long de laquelle l’Abitibi agricole survit, se déroule, au sud, la faille de Cadillac qui révèle à cette époque sa grande richesse en minerais d’or et de cuivre. La haute bourgeoisie montréalaise se désintéresse curieusement de cette découverte, mais les Torontois y investissent beaucoup. Très rapidement, à l’instigation du gouvernement de l’Ontario soutenu par le Fédéral et sans grande opposition de Québec, un réseau d’infrastructures relié aux Grands Lacs est mis en place. Nous sommes en 1924, le développement de l’Abitibi industriel par les capitaux ontariens commence.
En 1927, c’est la fondation de Rouyn-Noranda dans le plus évident mépris de la législation provinciale et du bon sens ; le gouvernement Taschereau lui laisse une totale impunité. Il n’est pas exagéré de dire que c’est une véritable enclave ontarienne qui s’établit au Québec en l’espace de quelques mois : jusqu’en 1937, l’ensemble du personnel d’encadrement et 41 % de la main d’œuvre viennent de l’Ontario, la totalité des journaux est anglophone. Trois villes champignons, Val d’Or, Malartic et Cadillac, regroupent les 10 000 ouvriers des mines et leurs familles et absorbent une partie de la population des terres de colonisation voisines. Or, il faut savoir que la totalité de l’approvisionnement de cette population provient de l’Ontario, car il faut attendre 1937 pour que le chemin de fer relie la région minière à Québec, et 1940 pour qu’on entreprenne la construction d’une route reliant l’Abitibi à Montréal, via Mont-Laurier !
Cette mise en valeur de nos richesses naturelles au profit exclusif de l’Ontario secoue les nationalistes canadiens-français regroupés notamment autour de l’abbé Lionel Groulx et de son Action française. Des hommes éminents comme le futur cardinal Villeneuve, Mgr Courchesne ou le juriste Antonio Perrault, y développent une pensée nationaliste dont l’influence grandit dans ces années vingt. La scission du Parti libéral et la fondation de l’Action libérale nationale de Paul Gouin, dont Maurice Duplessis se servira habilement pour fonder l’Union Nationale, en seront une conséquence. C’est ce courant de pensée et d’action qui relance le mouvement de colonisation sous la direction éclairée d’un professeur d’économie, Esdras Minville.
Disciple d’Édouard Montpetit, Minville le complète cependant en démontrant que la maîtrise de leur économie par les Canadiens-français nécessite une élite mais aussi la constitution d’un ensemble économique stable fondé sur l’exploitation de nos richesses naturelles, en premier lieu la terre et la forêt. Le développement de la colonisation est donc une priorité de la doctrine nationaliste canadienne-française. Esdras Minville en établit les conditions de succès, il en suivra de près les réalisations, il se dévouera de mille manières pour en conseiller les acteurs et le gouvernement Duplessis.
III. LA COOPÉRATION AU SECOURS DE LA COLONISATION
Dans la partie précédente, nous avons expliqué comment la fulgurante reprise de la colonisation dans les années 1910 a été brutalement arrêtée au lendemain de la Grande Guerre. Sans les pressions du syndicat agricole catholique, l’UCC, et du mouvement nationaliste canadien-français, scandalisé du bradage de nos ressources naturelles par le gouvernement Taschereau, la colonisation n’aurait pas survécu à la crise agricole de 1921. Étudions maintenant sa reprise à la faveur de la crise économique de 1929 qui frappe la Province de Québec plus sévèrement qu’ailleurs. En quelques semaines, la production industrielle y chute de 45 % et la baisse générale des salaires s’y accompagne d’un taux de chômage de 30 %, si bien qu’un demi-million de Québécois vivent des secours directs.
Les nationalistes canadiens-français, sous la gouverne du Père Joseph-Papin Archambault, s. j, fondateur de l’École Sociale Populaire, élaborent alors une doctrine économique et sociale, le corporatisme social, qui n’est pas tout à fait celle de nos 150 Points ; nous aurons l’occasion de l’étudier un jour. Comme sa mise en place présuppose que le Canada français sorte de sa situation de dépendance économique dont la crise a révélé l’ampleur, nos nationalistes mettent au point un programme de restauration sociale. Les théories d’Esdras Minville y sont à l’honneur ; en particulier celle de la nécessité de l’intervention de l’État, un thème nouveau dans la pensée nationaliste laurentienne traditionnellement méfiante vis-à-vis d’une puissance étatique que les intérêts anglo-protestants dominent largement.
LE PLAN GORDON
En 1932, alors que la révolte gronde dans plusieurs villes du pays et surtout à Montréal, le gouvernement fédéral prend l’initiative de relancer le processus de colonisation pour provoquer un exode urbain. Le plan Gordon, du nom du ministre responsable, est un chef-d’œuvre d’incompétence démocratique : tout bénéficiaire des secours directs qui accepte de partir s’installer dans des zones de colonisation désignées, reçoit une subvention dont le fédéral, le provincial et les municipalités se partagent à égalité le coût.
Aussitôt, Minville et ses amis de l’École Sociale Populaire s’insurgent contre cette politique plus démagogique que réaliste : “ le titre de chômeur n’est pas le signe d’une vocation à la colonisation ”, disent-ils avec bon sens. Il n’empêche que, en quelques jours, les municipalités reçoivent dix mille demandes ! Et c’est ainsi que 976 chefs de familles, avec femme et enfants, au total 5 955 personnes, partent pour l’Abitibi, dans d’invraisemblables conditions d’improvisation. L’historien Rumilly raconte : « Les terres n’ont pas été classées. Les chemins n’ont pas été frayés. La Rivière Solitaire, à vingt milles de la voie ferrée, mérite bien son nom... (...) Les colons, dans leurs rangs, voyagent comme des ours, en enjambant des corps d’arbres, en pataugeant dans la boue. Les jeunes femmes venues en bas de soie et talons hauts... » Les premiers contingents arrivent sur place... avec les premières neiges ! Robert Laplante commente : « La région et toute l’aventure colonisatrice en porteront à jamais les stigmates de la “ misère noire ” dans une mémoire populaire qui, aujourd’hui encore, ne fait guère les nuances entre la bêtise politicienne opportuniste et les ambitions qu’elle a phagocytées. »
Minville et ses amis, devant cette folie tout juste bonne à ruiner à jamais l’idée de développer la province, décident de lancer une véritable campagne de propagande en faveur d’une politique de colonisation. Ils la veulent intégrée à un plan de peuplement et d’aménagement général du pays et surtout liée au développement de la petite et moyenne entreprise. Pour sa réussite, Minville préconise deux mesures, à mettre immédiatement en application.
La première est d’obtenir un accord tripartite. L’État, les colons et les compagnies forestières devraient s’entendre pour concevoir et organiser l’exploitation de nos forêts selon les besoins du marché, mais avec le souci prioritaire du peuplement plutôt que celui du profit des grandes compagnies. Cela suppose l’élaboration d’un inventaire de nos richesses forestières pour en fixer les règles d’exploitation sans en compromettre la conservation, et pour déterminer les limites du peuplement.
La seconde mesure est d’application plus simple : Minville voudrait que le gouvernement confie l’organisation de la colonisation à l’Église, sous la direction des évêques qui recevraient une enveloppe budgétaire globale. Chaque diocèse prendrait alors en charge le développement d’un canton avec toutes les chances de réussite ; les curés sont bien placés pour sélectionner de bons colons et organiser ensuite une aide régulière adaptée aux besoins, tout en échappant à la paperasserie administrative. Un système de jumelage de paroisses serait même à envisager.
Le cardinal Villeneuve, dont on sait la popularité, approuve les propositions de Minville sans même attendre les réactions du gouvernement. Il réactive la société de colonisation du diocèse de Québec et lui confie la mise en valeur du canton de Roquemaure, aux confins de l’Abitibi et de l’Ontario, à 25 heures de train de la capitale. C’est ainsi que la paroisse Sainte-Anne-de-Roquemaure est fondée en 1933, elle est la première à bénéficier d’une base arrière organisée.
LE PLAN VAUTRIN
En 1934, comme la Société Saint-Jean-Baptiste choisit la colonisation pour thème annuel d’étude et de propagande, et que le mécontentement soulevé par le plan Gordon est largement répandu, le gouvernement libéral est contraint d’agir : le rusé Taschereau va récupérer le mouvement à des fins partisanes. Vautrin, son ministre de la colonisation, annonce le 17 octobre 1934, à la surprise générale, l’adoption du plan Minville par le gouvernement provincial.
En fait, le plan Vautrin ne garde de Minville que le strict nécessaire pour se rallier le suffrage des catholiques. Contrairement à ce que Minville souhaitait, il ne contient aucune politique générale de développement économique des régions à coloniser. En outre, si les libéraux condescendent à ce que l’Église prenne en charge l’organisation de la colonisation, ils lui refusent une enveloppe globale de subventions ; il est de première importance que le financement de la colonisation reste affaire d’administration gouvernementale, donc de partis politiques ! Enfin, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que le ministre parle davantage de mise en valeur de l’agriculture que de colonisation. Cette nuance annonce le détournement d’une bonne partie de l’aide gouvernementale, annoncée à grand renfort de battage publicitaire pour la colonisation, via le patronage, au profit des jeunes agriculteurs rouges qui reprennent les fermes.
Une fois de plus, l’habile Taschereau a réussi à piéger le clergé. Celui-ci aurait pourtant l’influence nécessaire pour dénoncer les dessous du plan Vautrin, et porter un coup fatal au gouvernement ; mais nos libéraux savent que depuis Léon XIII, c’est un grand péché pour l’Église que de faire de la politique. Comme prévu, le cardinal Villeneuve se rallie et Minville se voit imposer silence, lui et ses amis n’ayant plus qu’à trouver d’autres solutions pour pallier les insuffisances prévisibles du plan Vautrin.
Aux ordres du cardinal, dix-neuf diocèses s’organisent, fondent 929 comités paroissiaux qui mobilisent 6 000 personnes, – à cette époque, comme chacun sait, l’Église n’était pas engagée ! – 1 700 familles sont par ce biais recrutées et soutenues, 36 paroisses sont fondées dont 19 en Abitibi, 15 autres complétées dont 5 en Abitibi.
Ces chiffres suffisent à faire rêver : si le plan Minville avait été appliqué... Mais ce n’est que le plan Vautrin, et l’échec ne tarde pas à se profiler à l’horizon. Comme c’était à prévoir, une bonne partie des subsides gouvernementaux est dispersée selon les besoins électoraux ; en quelques mois les paroisses en sont réduites à vivoter, faute de ressources. Pourtant, on calcule aujourd’hui que l’installation définitive, c’est-à-dire réussie, d’une famille de colon ne nécessitait en subvention que l’équivalent d’une année de prestations de chômage ! Or, le montant de l’aide aux chômeurs distribuée dans la Province entre 1932 et 1939 est supérieur au total de l’aide à la colonisation entre 1867 et 1939 ! Une fois de plus, le gouvernement abandonnait les colons, les laissant sans avenir.
LES GENS DE ROQUEMAURE
Heureusement, il y eut la ténacité des habitants de cette paroisse de Roquemaure fondée en 1933 avec le soutien du diocèse de Québec. Faute de place, on ne peut en relater ici les débuts héroïques, heureusement immortalisés par le premier reportage cinématographique tourné au Canada, et par un livre-souvenir.
Cependant Roquemaure n’aurait été qu’un village voué à la disparition comme les autres, sans son jeune curé, l’abbé Émile Couture, et un diplômé de l’école d’agriculture de La Pocatière : Joseph Laliberté. Pendant 40 ans, ils seront de tous les combats pour sauver ce qui peut l’être de cet Abitibi arraché de peine et de misère à la forêt boréale. L’un agissant de toute son autorité morale de prêtre dévoué, admiré et respecté par tous ; l’autre, bon chrétien, sachant mettre sa science agronomique au service des colons, ne ménageant pas son temps pour les tirer d’affaire, excellent administrateur, habile à mener une assemblée de paroisse comme un chantier. Il faut lire leurs portraits brossés par Robert Laplante, agrémentés de savoureuses anecdotes, ou encore lire les mémoires de M. Laliberté, “ Un agronome-colon en Abitibi ”, publiés en 1983 par l’IRCQ.
Leur premier exploit commun a été de sauver de la faillite, en 1938, le syndicat coopératif de Roquemaure, première coopérative de consommation de la Province, fondée quatre ans auparavant pour réduire les coûts de l’approvisionnement. Ils ont réussi à convaincre les paroissiens d’honorer leur dette en la divisant en trois parts : un tiers à payer en argent, un tiers en bois et un tiers en travail. Une coopérative de travail qui prend en charge certains travaux d’intérêt commun de la paroisse s’ajoutait donc à la coopérative de consommation. En 1939, comme les colons ne peuvent se construire des granges, faute de subventions et de bois de construction suffisant sur leurs lots, nos deux hommes prennent une initiative lourde de conséquences. Le curé couvrant le tout de son autorité, le syndicat coopératif réquisitionne le bois nécessaire sur des lots inexploités de la Couronne et construit les granges. Heureusement, les Libéraux ne sont plus au pouvoir à Québec, Duplessis fait arrêter les poursuites !
MINVILLE, CONSEILLER DE DUPLESSIS
À la même époque, Esdras Minville intéresse le nouveau premier ministre à la colonisation et obtient son accord pour un projet modèle de colonisation forestière en Gaspésie, à Grande-Vallée. Il obtient que les concessions forestières de la région soient transférées des compagnies à un syndicat coopératif. Celui-ci regroupe cent chefs de famille, il se doit d’acquitter les droits de coupe, d’assumer les frais d’exploitation et de vendre le bois. Minville dispose aussi que la répartition du travail entre les sociétaires se fera au prorata de leurs charges familiales afin « d’adapter l’activité économique locale non à l’individu, mais à la famille, qui est la véritable unité sociale. » Enfin, un plan de gestion forestière sera établi pour garantir un revenu stable aux cent familles ; c’est le début d’une politique de reboisement à la charge des colons, liée aux nécessités du peuplement de la région. L’expérience de Grande-Vallée est donc tout à fait remarquable, elle se fait avec l’appui actif du clergé, notamment de l’évêque de Gaspé, Mgr Ross, un de nos prélats les plus éminents de ce siècle, dont nous aurons à reparler.
LE CHANTIER COOPÉRATIF DE ROQUEMAURE
Mais revenons à Roquemaure dont le développement empirique rejoint la théorie appliquée en Gaspésie à l’instigation de Minville. Les exploitations agricoles n’étant toujours pas rentables, faute d’aide gouvernementale, et les réserves de bois de coupe s’épuisant sur les lots, les colons de Roquemaure ont de quoi s’inquiéter à partir de l’année 1941-42. Cela signifie que, sous peu, ils devront chercher du travail hors de la paroisse, autrement dit reprendre le chemin des chantiers chaque hiver...
Cette perspective – peu réjouissante pour les hommes et surtout pour les épouses condamnées à rester seules à la maison avec leur famille nombreuse pour plusieurs semaines – donne une idée à un colon, Odilon Boutin : au lieu d’aller s’embaucher individuellement, tous les hommes de la paroisse se mettraient ensemble pour exploiter un chantier en coopérative. L’idée sourit aussitôt au curé Couture qui en comprend l’avantage moral. Il en facilite donc la réalisation en apaisant les craintes des uns et des autres, soutenant les courages, appuyant l’autorité de Boutin malheureusement trop souvent contestée. Au bout de la saison, les bénéfices sont plus élevés que d’habitude, même une fois les dettes payées. L’année suivante, les colons de Roquemaure se partagent 20 000 $, une fortune ! C’est le même succès qu’à Grande-Vallée, en Gaspésie, où le revenu familial passe de 200 $ à 600 $, tout en sauvegardant les ressources naturelles, gage de l’avenir.
Inutile de dire que les paroisses environnantes ne tardent pas à imiter les gars de Roquemaure. D’autant plus que le gérant de la C.I.P., la grande compagnie papetière qui exploite l’Abitibi, est exceptionnellement un canadien-français, nationaliste convaincu, Roméo Goulet. Favorable à la formule des chantiers coopératifs, il décide, en 1944, de leur réserver ses meilleures coupes. En même temps, il démontre aux administrateurs de la C.I.P. quel avantage financier la compagnie retirera de l’organisation coopérative paroissiale : la bonne tenue du chantier, la régularité du travail, l’honnêteté des travailleurs augmentent la rentabilité du travail et en diminuent d’autant le coût. Roméo Goulet est même disposé à aller plus loin : comme en Gaspésie, les syndicats coopératifs pourraient se voir confier non seulement les chantiers mais aussi l’exploitation de zones entières avec la responsabilité du reboisement. Chaque paroisse vivrait ainsi régulièrement sur un domaine stable garantissant aux papetières un approvisionnement régulier à long terme, au moindre coût.
Dans les faits, le système va fonctionner trois années avec un indéniable succès. C’est l’âge d’or de l’Abitibi : 1945, 1946, 1947. Sous l’impulsion de l’UCC, les meilleurs colons-forestiers coopérateurs de l’Abitibi organisent des chantiers-écoles dans les autres régions de la Province, les syndicats coopératifs s’unissent en fédérations régionales qui se regroupent au niveau provincial. En 1948-1949, cependant, de graves malentendus surgissent avec l’UCC, qui posent la question des rapports entre cette corporation de fait des forestiers et le syndicat agricole. En outre, des querelles de personnes pour le contrôle des fédérations, d’où les ambitions politiques ne sont pas absentes, ternissent un peu le mouvement. Il ne faut pas oublier que tout s’est fait empiriquement et très rapidement ; beaucoup de membres n’ont pas de formation, et le maniement des assemblées générales, parfois passionnées, n’est pas toujours facile.
Aussi, en 1949, Minville, Laliberté, l’abbé Couture et les autres, pensent qu’il est urgent de tirer les leçons de l’expérience des dernières années. Ils souhaitent une réglementation plus étroite du fonctionnement des syndicats et de leurs relations avec les compagnies forestières qui, sans cela, perdraient tout contrôle sur leur approvisionnement en matière première, un risque qu’elles ne peuvent supporter. Mais, le gouvernement ne bouge pas ! Alors les administrateurs américains et anglo-protestants des papetières se concertent et décident de torpiller les chantiers coopératifs, bien que rentables pour eux. Ils ordonnent aux gérants de leurs compagnies d’accorder les meilleures coupes aux récalcitrants de la coopération, d’ouvrir leur propre chantier et d’en confier la direction aux meilleurs ouvriers des fédérations. La panique s’empare des colons, les paroisses se divisent, les syndicats coopératifs abandonnés par leurs meilleurs bûcherons ne sont plus capables d’honorer leurs contrats et sont au bord de la faillite. En deux ans, l’admirable organisation des chantiers coopératifs n’est plus que l’ombre d’elle-même !
DUPLESSIS ABANDONNE LA COLONISATION
Une fois de plus, l’inertie gouvernementale est donc la cause de l’échec de la colonisation. Or, c’est d’autant plus incompréhensible qu’on ne demandait cette fois-ci au gouvernement que de réglementer, et non de payer ; il lui suffisait de transformer les syndicats coopératifs en véritables corporations, c’est-à-dire en organismes de droit public, responsables de l’exploitation forestière et de l’approvisionnement de l’industrie papetière, dotés pour cette fin de la capacité juridique d’organiser et défendre le métier, d’en assurer l’avenir, de négocier les ententes avec les compagnies, avec un recours possible à l’arbitrage de l’État.
L’opposition des dirigeants des grandes papetières ne suffit pas à expliquer la reculade de Duplessis, puisqu’il avait le pouvoir de la prévenir, voire de la surmonter. La cause réelle tient aux exigences du régime des partis. Car, en assurant la stabilité économique de la paroisse, les chantiers coopératifs recréaient du même coup un cadre social de chrétienté où la politique n’avait plus qu’une faible emprise. Les responsables élus du syndicat, les marguilliers, les responsables des œuvres paroissiales, le conseil municipal, géraient l’ensemble des activités économiques et sociales de la paroisse sous le contrôle du curé, sans avoir recours à l’aide gouvernementale, sans l’intervention des partis politiques ! Or, si Duplessis veut se maintenir au pouvoir pour faire, selon lui, le bien de la Province, il est nécessaire que son parti puisse continuer à distribuer partout ses faveurs afin de s’attacher les électeurs. C’est donc par nécessité électorale que Duplessis abandonne la colonisation ! Au moment même où commence à se préparer la Révolution tranquille, le plus ultramontain et dévoué de nos dirigeants se refuse ainsi à mettre en place une politique qui gardait à la Province son caractère catholique et français, et assurait une grande part de sa stabilité économique.
En 1952, c’en est fini de la colonisation du Québec. Ou presque... car en 1947, les plus ardents partisans des chantiers coopératifs, fervents catholiques pratiquants, ont fondé une nouvelle paroisse pour être un modèle de chrétienté-démocrate nationaliste (!?) : Guyenne !
IV. L’EXPÉRIENCE DE GUYENNE :
LORSQUE L’ACTION CATHOLIQUE COLONISE
Dans la partie précédente, nous avons vu combien l’expérience des chantiers coopératifs avait été concluante. Les colons trouvaient enfin là le moyen de financer la colonisation sans avoir recours aux subventions gouvernementales toujours hypothétiques. Le système permettait aussi la gestion de la forêt, c’est-à-dire la préservation de ce patrimoine pour les générations à venir, et surtout le maintien de l’organisation catholique de la vie sociale centrée sur la paroisse. La généralisation de ce système de gestion de l’exploitation forestière ne présentait donc que des avantages, même pour les compagnies papetières puisque son coût était plus avantageux que celui des chantiers ordinaires. Une seule chose manquait : une législation de la profession pour en régir le fonctionnement interne et garantir l’approvisionnement des papetières. Pour ne pas ébranler le monopole de celles-ci, et surtout pour ne pas consolider un mode de vie sociale trop défavorable aux pratiques politiciennes inhérentes à la démocratie, Maurice Duplessis refusa cette législation qui aurait donné à la Province de Québec sa première véritable corporation de métier, telle que les préconisent le point 138 de nos 150 Points.
Dans les faits, il semble bien que seuls Esdras Minville et son entourage immédiat pouvaient comprendre les conséquences du refus de Duplessis : la colonisation était une fois de plus livrée au bon vouloir des compagnies, autrement dit elle était condamnée. Mais en ces années 1945-46, les colons étaient encore dans l’enthousiasme des premiers temps. Certes, tout n’était pas parfait, nous l’avons dit, mais les plus ardents d’entre eux, notamment l’abbé Émile Couture et Joseph Laliberté, mettaient ces imperfections sur le compte d’un manque d’esprit communautaire, de vertus chrétiennes, et d’un défaut d’éducation à la formule coopérative. Aussi, imaginèrent-ils la fondation d’une paroisse modèle où la formule coopérative serait employée au maximum. Une opportunité se présenta en 1945 lorsque le canton de Guyenne fut ouvert à la colonisation. Durant l’été 1946, les abbés Quirion, Ernest Arsenault et Émile Couture y animent un camp d’une quarantaine de jeunes qui prennent possession du canton en plantant la croix de la Jeunesse Agricole Catholique. Le 17 septembre suivant, Laliberté les rencontre à Québec, leur explique le projet d’une paroisse coopérative. L’hiver, un chantier-école les réunit pour qu’ils apprennent à mieux se connaître, pour qu’ils se rendent compte de la vie qui les attend et pour préparer les statuts de cette paroisse d’un nouveau genre.
L’IDÉAL DE L’ACTION CATHOLIQUE
Citons Robert Laplante qui a recueilli de nombreux témoignages sur l’expérience de Guyenne : « La vie du camp et le climat de travail aussi bien en forêt qu’à l’étude baignent dans une atmosphère dont plusieurs parlent encore avec nostalgie, quarante ans après : “ Ils avaient un idéal pas mal élevé, pas mal beau, c’était beau de les voir. (...) C’était une belle jeunesse qui y avait icitte, c’étaient des gars de la JAC, c’étaient tous des bons types, des bons chrétiens. (...) Icitte au moins on va faire une paroisse que le nom du bon Dieu va être respecté, aimé, pis glorifié. Pis on va essayer de faire quelque chose de bien icitte. Ça me plaisait c’te affaire-là. C’est un peu pour ça que je suis venu icitte. ” Il s’agit là d’un point de vue qui a souvent été exprimé par nombre de colons de la première heure. Même les plus fervents, cependant, s’entendent pour dire que l’aventure était d’abord coopérative et colonisatrice. »
Cette dernière remarque doit être bien comprise : la nouveauté spécifique de Guyenne n’est pas la piété, ni la volonté de suivre les prescriptions morales de l’Église, c’est l’édification d’une société imprégnée de l’esprit de l’Action catholique de Pie XI, qu’ils pensent être celui de l’Évangile. Ceux qu’on appellera bientôt les pionniers de Guyenne sont pétris de l’idéal de la JAC ; ils sont persuadés que la vie coopérative est le summum d’une organisation économique et sociale conforme à l’Évangile. À leurs yeux, une paroisse comme Roquemaure n’est pas encore une vraie communauté chrétienne, puisque les règles du capitalisme y régissent les rapports économiques et que cette société est encore hiérarchique : tous n’y ont pas le même pouvoir et évidemment pas la même fortune. Guyenne se veut au contraire une véritable communauté, comprenez une communauté où tous les sociétaires seront égaux et où toutes les décisions seront prises au vote.
Le 13 mai 1947, le Syndicat coopératif des Pionniers de Guyenne est officiellement fondé ; les dix-huit premiers sociétaires s’engagent pour dix ans, et renoncent à l’entreprise privée. La première année, tout fonctionne à merveille. La répartition des lots se fait sans contestation, un quasi-miracle ! On se construit de belles et solides maisons, ce qui fera beaucoup pour le succès de la colonie. Chacun travaille dur et, presque chaque soir, les hommes se réunissent pour approfondir l’étude des statuts et décider de la marche de l’entreprise.
L’idéal se maintient comme en témoigne cette citation du procès-verbal de l’assemblée du 9 août : « La clause n° 5 des statuts renferme les fins pour lesquelles nous nous sommes unis en Syndicat. Cette clause par tout ce qu’elle laisse entendre nous distingue comme syndicalistes parmi tout ce qui s’est fait jusqu’à date dans le genre d’organisation et constitue en plus le pas le plus décisif de toute l’histoire humaine. Ce seul item nous met un quart de siècle plus avancé que nos contemporains et méritait au plus haut point d’être mentionné ici puisqu’elle fera de nous le commencement de ce que nos descendants appelleront l’âge d’or de la coopération. » Le curé Couture et Laliberté suivent le groupe de très près.
LE CHOC DES RÉALITÉS
Il n’empêche qu’au bout de quelques mois, l’idéal communautaire et égalitariste commence à se heurter à la réalité. Les organisateurs du projet savent que l’avenir repose sur une situation financière saine ; pour la garantir, une limite de gain est établie pour chaque sociétaire qui est contraint en plus d’épargner 50 % de son salaire. Ces restrictions, on le comprend, pèsent parfois lourdement sur le budget de chaque famille, aussi la question du montant du salaire revêt-elle une importance particulière. Celui des bûcherons se détermine aisément, la quantité de bois cordé fait foi du travail, mais lorsqu’il s’agit, par exemple, du défrichement : tous ne fournissent pas le même travail en une heure de temps. Autre difficulté à laquelle nos égalitaristes se sont heurtés : quels statuts accorder aux jeunes gens en âge de travailler mais toujours à la charge de leurs parents ? Sont-ils soumis à la limite de gains, à l’épargne obligatoire ? Répondre oui, c’est les pénaliser et les inciter à aller travailler ailleurs ; répondre non c’est avantager certaines familles par rapport à d’autres... On ne tarde pas non plus à s’apercevoir que des affinités, consolidées parfois par des mariages, se créent entre familles qui, votant en bloc aux assemblées générales, peuvent faire minorité de blocage.
Toutes ces questions pratiques entament l’idéal égalitariste ; beaucoup y perdent de leurs illusions. On en vient même à accepter la spécialisation des familles dans certains travaux, ce qui est un retour à peine déguisé à l’entreprise privée.
Les difficultés financières impliquent aussi une gestion rigoureuse. Le gérant du syndicat est dans une position mal commode : élu par l’assemblée, il lui revient d’en faire appliquer les décisions adoptées parfois à une faible majorité, il lui faut donc une poigne de fer. Cet autoritarisme joint à l’esprit communautaire valent à Guyenne le surnom de petite Russie.
LA MAJORITÉ N’EST PAS INFAILLIBLE
En plus de ces difficultés internes de fonctionnement, Guyenne connaît les mêmes troubles que les autres paroisses de colonisation après l’échec des chantiers coopératifs provoqué délibérément, nous l’avons vu, par les papetières. Très vite, le spectre d’ennuis financiers apparaît. Joseph Laliberté propose à l’assemblée de constituer au plus vite une exploitation agricole coopérative pour diversifier les revenus du syndicat. Sa proposition, qu’il a comme à son habitude patiemment expliquée, est cependant rejetée ; ce simple vote vient de compromettre l’avenir de Guyenne, il faudra plusieurs années pour s’en rendre compte.
À partir de ce moment-là, la paroisse va se trouver divisée entre les partisans du développement agricole et les forestiers. Ces derniers l’emportent puisque, jusqu’à présent, bûcher rapporte davantage que cultiver. Le syndicat admet donc comme nouveaux sociétaires de préférence de bons bûcherons, persuadé qu’ils seront de bon profit pour Guyenne. Ce n’est qu’en 1955 qu’on s’aperçoit de l’erreur : on se rend compte qu’il n’y a plus assez de bois pour vivre sur les lots et que l’agriculture n’est pas encore suffisamment rentable ! La paroisse de Guyenne en est malheureusement déjà à son apogée, on n’y dénombre pourtant que 71 familles installées, dont seulement une vingtaine exploitent plus de 30 acres.
Un fait totalement nouveau de cette fin des années cinquante est bien le désintérêt de l’épiscopat pour la colonisation. En 1957, l’abbé Couture, président de la Fédération des sociétés de colonisation, adresse aux évêques un mémoire confidentiel où il analyse sans complaisance la situation qui ne serait pourtant pas sans issue si le gouvernement se décidait à adopter une vraie politique de mise en valeur des terres de colonisation. Puisqu’en démocratie un gouvernement n’est sensible qu’aux mouvements d’opinion, il conclut en demandant aux évêques de bien vouloir en lancer un en faveur d’une reprise de la colonisation. Les évêques ne lui répondent même pas, l’abbé Couture met alors la clef sous la porte de la Fédération après un quart de siècle de bons et loyaux services.
Tout serait à désespérer alors sans la ténacité des colons et en particulier des gens de Guyenne. Habitués qu’ils sont aux assemblées, ces derniers ont vite fait de créer un mouvement de solidarité entre paroisses et d’en animer les débats. Une étude scientifique établit que mettre fin au monopole ontarien sur l’approvisionnement de l’Abitibi minier relancerait l’agriculture et la colonisation de la région en donnant un débouché à la production locale. Sans tarder, on ouvre une beurrerie coopérative et on essaie, mais en vain, de créer un abattoir. On réclame aussi l’implantation d’un moulin à papier. Comme l’aide de l’État est indispensable pour ces grands projets, une délégation monte à Québec rencontrer Duplessis. L’accueil est favorable, mais comme les paroisses n’arrivent pas à s’entendre sur le site d’implantation des industries, les choses s’éternisent et Duplessis meurt.
LA RÉVOLUTION TRANQUILLE : MAÎTRES CHEZ NOUS ?
En 1960, c’est l’UCC, le syndicat agricole dont Laliberté est devenu un important dirigeant régional, qui reprend le flambeau de la défense des colons. Guyenne devient le théâtre d’une expérience-pilote dont le déroulement doit servir aux négociations avec le nouveau gouvernement. La gestion de chaque ferme de la paroisse est passée au crible pour déterminer les obstacles à sa rentabilité ; des solutions communautaires sont alors imaginées pour procurer aux colons les ressources qui leur manquent. C’est ainsi qu’on réinvente les pâturages communautaires et qu’on dresse un plan de culture communautaire de la pomme de terre. Forte de cette étude et des solutions toutes trouvées qui s’ensuivent, une délégation reprend le chemin de Québec pour rencontrer cette fois les représentants du ministère de l’agriculture. L’accueil est apparemment favorable, mais des expertises complémentaires sont jugées nécessaires.
Le même manège va se renouveler dix ans de suite ! Chaque année, les gens de Guyenne acculés à la faillite font des propositions de relance, plus ingénieuses les unes que les autres : toutes reçoivent un accueil favorable du ministère, mais provoquent immanquablement des demandes de renseignements complémentaires pour finalement avorter. Robert Laplante démontre qu’au même moment, les papetières qui profitent d’une nouvelle augmentation de la demande de papier, sont moins disposées que jamais à laisser s’implanter une gestion patrimoniale de la forêt, donc un développement de la colonisation. C’est pourquoi les technocrates élaborent une théorie des pôles de croissance, propre à satisfaire les compagnies sous prétexte de rentabilité de l’aménagement du territoire ; elle sera appliquée sans concession à la Gaspésie et provoquera la fermeture de 80 paroisses ! Toute l’œuvre de Minville est ruinée. Laplante établit que, dès 1963, le gouvernement de la Révolution tranquille a décidé de renoncer à l’occupation du territoire au nom des considérations du marché... Il ne le reconnaîtra publiquement qu’en 1970.
Cette année-là, l’ensemble de la population de Guyenne se réunit et, pour la première fois depuis la fondation, les femmes participent au débat. C’est le désenchantement total, même la Fédération des chantiers coopératifs, pourtant réduite à bien peu de chose, retire son soutien à Guyenne pour ne pas déplaire au gouvernement. On décide de défier Québec et d’exploiter du bois sans permis ; mais nous ne sommes plus en 1936, sous Duplessis, et cette fois le gouvernement libéral ne cède pas. Averti de ce qui se passe en Gaspésie, Guyenne provoque la fondation d’un comité régional des paroisses marginales qui organise des manifestations dans toute la région, provoquant la reculade des politiciens : aucun village ne fermera en Abitibi. Toutefois, en 1974, la situation est devenue catastrophique. La moitié de la population de Guyenne est partie, emportant même les maisons si solides, ce qui a pour contrecoup de ruiner la valeur foncière des autres propriétés. En 1979, le gouvernement décide la fermeture de l’école. On s’insurge et un comité de parents la fait fonctionner illégalement pendant un an. On aura beau démontrer que son entretien coûte moins cher que le transport scolaire pour Amos à trente kilomètres de là, rien n’y fait ; en 1980, l’école ferme définitivement.
C’est paradoxalement un plan d’aide fédérale pour la création d’emplois locaux, qui sera la planche de salut du petit reste d’habitants. Il permet la mise en opération de serres ; par voie de soumission on obtient un contrat extraordinaire du gouvernement provincial : la production de 13 millions de plants d’épinettes noires. La Coopérative ouvrière de production de plants de conifère en serres de Guyenne est née. On peut penser que la relance du village est assurée, mais c’est sans compter avec l’hostilité de l’administration qui ne désarme pas ; en fait, Laplante nous persuade que si la procédure des soumissions n’avait pas été anonyme, jamais Guyenne n’aurait été choisi. Le ministère refuse de prendre des engagements à long terme, la production des plants est remise chaque année à la concurrence, et finalement les Libéraux confient l’entretien de la forêt aux... papetières !
En 1987, Guyenne a encore réussi à se reconvertir, cette fois dans la production de tomates. Mais l’entreprise n’emploie que 20 personnes à plein temps, et 125 saisonniers ; le village ne compte plus que 225 habitants. En réalité, les serres ne sont qu’une entreprise comme une autre, si ce n’est sa forme coopérative ; elle n’est évidemment pas confessionnelle, et n’a plus aucune velléité d’être le noyau d’une vie paroissiale modèle.
En somme, remarquons, avec Robert Laplante qui a l’honnêteté de le reconnaître, que si la colonisation est un phénomène général au continent, il n’a été entravé qu’au Québec. L’auteur ne trouve qu’une seule explication à cette anomalie : l’Église dirigeait le mouvement “ en fonction de la création en terre d’Amérique d’une véritable réponse catholique à la modernité. ” C’était inacceptable pour la franc-maçonnerie comme pour les anglo-protestants, même lorsque le mouvement était favorable à leurs profits, comme ce fut le cas des chantiers coopératifs. À cette première constatation devra venir s’en ajouter une autre : en cherchant du secours auprès d’un gouvernement démocratique, les catholiques se livrent pieds et mains liés à leurs adversaires qui le contrôlent. Enfin, lorsque ces mêmes bons catholiques prétendent se passer de l’État, ils inventent une formule coopérative, modèle de démocratie, donc une utopie qui ne résiste pas à la confrontation à la réalité. La chrétienté canadienne-française a succombé à ses ennemis parce qu’elle s’est entichée de démocratie !
RC nos 33, 34, 35 et 36, 1996