L'ACTION CATHOLIQUE AU QUÉBEC

VI. Camille Laurin, de la JEC à la politique

Camille Laurin
Camille Laurin

À Noël 1998, quelques semaines avant sa mort, le docteur Camille Laurin, père de la psychiatrie moderne au Québec et ancien ministre du Cabinet Lévesque, écrivit une dernière lettre à son épouse : « Jésus (Dieu qui sauve) a toujours été présent en moi, bien que caché sous le voile de la foi. J’ai toujours aspiré ardemment à comprendre les mystères joyeux, douloureux et glorieux. Mais malgré leur soif d’absolu et d’infini, les fils d’Adam ne peuvent y arriver. Alors que maintenant j’ai la joie de penser que je serai bientôt en contact direct avec le Père, le Fils et l’Esprit et qu’au-delà de la foi, j’aurai la réponse à mes questions et baignerai dans la joie éternelle de la lumière, de la vérité et de l’Amour. En attendant, devant notre crucifix, que j’ai sans cesse devant les yeux, je remercie sans cesse Jésus et son Père. » Toutefois, la vie de l’auteur de ces lignes n’est pas une vie de saint… mais c’est un catholique convaincu qui a rencontré la JEC. Aussi, afin de clore notre étude de l’Action catholique au Québec, nous allons survoler sa biographie que Jean-Claude Picard a publiée chez Boréal ; elle révèle des aspects méconnus de l’œuvre du docteur Laurin et jette un jour intéressant sur l’histoire du Parti québécois, dont il a été une des colonnes.

UN BON PETIT CANADIEN FRANÇAIS

Né à Charlemagne, petit village près de Repentigny, le 6 mai 1922, il est le quatrième d’une famille peu fortunée de treize enfants, où tout nouveau-né était toujours considéré comme un cadeau du Bon Dieu. Sa mère, qui était de famille aisée, était toujours joyeuse, chantait continuellement et allait chaque après-midi faire une demi-heure de visite au Saint-Sacrement à l’église, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir son franc-parler avec le curé. Elle eut une grande influence sur son fils : « L’apprentissage le plus important que j’ai fait avec ma mère, c’est l’apprentissage de l’amour et surtout de la compréhension de l’amour véritable, c’est-à-dire qu’on aime pour les autres. » C’est d’elle aussi qu’il apprit la piété, en particulier la dévotion au Sacré-Cœur et le chapelet dont on récitait quelques dizaines les bras en croix.

Les parents de Camille Laurin
Les parents de Camille Laurin

Son père était un travailleur acharné. Il fallait beaucoup de travail à cette époque de la grande crise de 1929, pour nourrir une telle famille. Il fut en même temps, meunier, barbier, restaurateur, chauffeur de taxi… C’était un doux qui ne se fâchait qu’en cas de paresse, de mensonge, ou encore de désobéissance à ses ordres. Ardent nationaliste, il privilégiait ses fournisseurs canadiens français et souffrait de voir que l’affichage était bilingue à Charlemagne alors qu’un seul Anglais habitait au village ! Soucieux d’une plus grande justice sociale, il quittera le Parti libéral pour l’Action libérale nationale.

Le petit Camille, lui, à l’école des Sœurs, collectionne les meilleures notes. Dès son jeune âge, c’est un lecteur boulimique qui a une mémoire prodigieuse. En 1936, son père est dans la triste obligation de lui refuser son inscription au collège. Averti de la situation par un oncle, le député du comté, Paul Gouin, accepte de parrainer ce garçon brillant qui s’intéresse aussi à la politique. Camille Laurin entre donc au collège de l’Assomption où une quarantaine de prêtres séculiers assurent la formation scolaire de 325 élèves. Sans effort, il est le premier de sa classe pour la plus grande consolation et la fierté de sa famille, ce qui est sa meilleure récompense.

S’il trouve à la bibliothèque du collège tout ce qu’il lui faut pour satisfaire sa soif de lecture, on peut regretter qu’il ne trouve pas un véritable maître pour le guider. Seul l’abbé Armand Trottier semble l’avoir influencé : professeur d’anglais, il l’initie à la langue et à la civilisation anglaise. Il est un membre très actif de la St Mary’s English Academy, le club littéraire et oratoire du collège, où les discussions et les conférences ont lieu dans la langue de Shakespeare. Mais il appartient aussi à l’académie Saint-François-Xavier où il découvre le nationalisme du Chanoine Groulx, et on lui fait admirer le Maréchal Pétain et le général Franco. Cependant, il faut honnêtement constater, une fois de plus, la carence de l’éducation donnée dans ces collèges qui formaient certes de vrais humanistes, mais qui ne transmettaient pas de véritable doctrine catholique intégrale de combat, capable de préserver les jeunes esprits des erreurs contemporaines.

Quoi qu’il en soit, à partir de sa seizième année, notre jeune homme pense à la vocation sacerdotale, tout en étant très attiré par le monde. Il se décide cependant à entrer au Grand Séminaire de Montréal en septembre 1942. Si les cours de ses professeurs sulpiciens le passionnent et l’enthousiasment, la discipline lui pèse et il peine à accepter le climat du clergé de l’époque. Aussi, sur l’avis de son directeur spirituel, se résout-il à quitter le Séminaire en avril 1943.

L’OUVERTURE AU MONDE

Sans hésiter, il s’inscrit à la faculté de médecine de Montréal. Ce jeune homme de vingt et un ans commence une nouvelle vie dans un climat de liberté qui lui était jusqu’alors totalement inconnu. Comme il suit ses études de médecine avec la même facilité que ses études collégiales, il dispose de beaucoup de temps libre qu’il ne laisse pas inoccupé. Il participe à un cercle d’étudiants en médecine qui s’intéressent à des sujets inconnus du programme officiel, comme l’éthique médicale, les dimensions philosophiques de la médecine, la psychanalyse. Il commence aussi une fructueuse collaboration au journalisme étudiant. C’est à cette occasion qu’il s’ouvre à la pensée contemporaine et qu’il se lie avec les responsables nationaux de la JEC. Sans maître, le voilà parti à la recherche de la vérité : « Têtes bien faites au service d’une charité dynamique, écrit-il, voilà ce qui est exigé de nous. Marx, Freud, Bergson, Dewey, Carnap ne sont pas pour nous des adversaires. Leurs œuvres étincellent d’aperçus nouveaux… Le chef ira prendre la vérité partout où elle éclôt. Et par un travail ardu d’émondage, de correction, de recherche bien conduite, il essaiera de donner à l’humanité qui l’attend cette doctrine souple et lumineuse que la charité orientera vers l’ordre et la paix. »

Dès 1946, bien qu’il ait encore publié un article défendant le régime franquiste, il évolue vers des positions plus progressistes. Ami de Gérard Pelletier, le responsable national de la JEC, il participe avec lui à des congrès internationaux d’étudiants. À Prague, il rencontre pour la première fois de jeunes communistes. Son biographe explique : « Il est troublé, choqué par ce qu’il voit et ce qu’il entend. Ses convictions et ses certitudes, celles qu’on lui a enseignées dans sa famille et à l’école, s’en trouvent fortement ébranlées. Alors qu’il a toujours pensé que l’amélioration de la condition humaine devait s’appuyer sur Dieu et la pratique de la religion catholique, voilà que des gens de sa génération, qui ont connu les horreurs de la guerre et dont le vécu est passablement plus dense que le sien, viennent soutenir le contraire et même prétendre que l’homme doit nier Dieu s’il veut progresser. De retour à Montréal, il écrit un long texte où il tente de comprendre les fondements de la révolte de ses camarades européens et asiatiques et où il en appelle à la tolérance des étudiants nord-américains. » Tout en rejetant l’athéisme marxiste, il est désormais fasciné par son idéal de libération de la classe ouvrière. Il tente d’intégrer aux notions de liberté et de croyance en Dieu qui sont les siennes ce qu’il juge le meilleur du communisme : « Il faut instaurer un véritable socialisme : conserver les positions acquises, liberté de la presse, liberté d’opinion, etc, les rendre plus efficaces, concrètes par des réformes de structures qui feront disparaître l’aliénation sous toutes ses formes. Il faut enfin greffer le socialisme sur une révolution spirituelle qui le vivifiera. »

Toute l’action future de Camille Laurin se trouve dans ces quelques lignes.

En 1948, il succède à Pelletier comme secrétaire de l’organisation de ces congrès. D’Allemagne, il écrit : « L’homme se retrouve égal à lui-même sous toutes les latitudes avec ses aspirations, ses mesquineries et ses souffrances. L’ignorance, les préjugés et l’égoïsme demeurent encore les pires ennemis de la paix. Il n’y a plus de place dans un monde devenu trop petit pour une action isolée, mais tous les problèmes doivent être envisagés dans une perspective universelle. » Il rencontre l’équipedes démocrates chrétiens personnalistes de la revue Esprit, qui vient de consacrer un numéro aux problèmes des écoles libres en France. Laurin est aussitôt persuadé que leurs conclusions valent aussi pour le Québec. Il retient en particulier l’idée d’un nouvel effort théologique à réaliser pour aboutir à l’acceptation de la déconfessionnalisation des structures scolaires.

De retour au Québec, il écrit son enthousiasme du renouveau de la pensée catholique en France : « Le communisme n’est maintenant plus seul à prétendre au dynamisme et au progrès. Sûr de sa force, le catholicisme est en train d’assimiler de l’existentialisme, du marxisme, les vérités auxquelles ces philosophies ont accédé. Il ne fait pas d’ailleurs que les rejoindre, il les humanise et les achève. Au siècle de la science et de la démocratisation universelle, les laïcs catholiques verront leur rôle s’amplifier graduellement. L’Évangile se réalisera alors de façon plus parfaite, lui qui fait de chaque homme un corédempteur et le chantre de la Création. » Camille Laurin restera, sa vie durant, fidèle à ces convictions acquises au gré de ses rencontres et de ses amitiés jécistes.

Devenu directeur du journal étudiant Quartier latin, journal d’opinion en même temps que d’information universitaire, il aime traiter du sort réservé à la classe ouvrière. Réformiste, il croit à l’intervention rigoureuse de l’État pour mieux protéger les travailleurs. Fédéraliste, il brocarde le nationalisme de Groulx, trop fondé, selon lui, sur les valeurs traditionnelles de la langue et de la religion. Par contre, il appelle de ses vœux un néo-nationalisme centré sur la prise de contrôle des leviers économiques. Il s’intéresse aussi à l’évolution du rôle de l’Église dans la société québécoise. Selon lui, elle devrait accorder une plus grande place aux laïcs, en particulier dans l’enseignement. En 1950, Claude Ryan, responsable national de l’Action catholique, le choisit pour rédiger le document préparatoire du colloque des dirigeants des mouvements d’Action catholique, organisé à la demande de l’épiscopat.

Toute cette agitation intellectuelle ne l’empêche pas d’obtenir son diplôme de médecine en mai 1950, à 28 ans. Le mois suivant, il se marie ; tout semble donc lui réussir.

LE PÈRE DE LA PSYCHIATRIE MODERNE AU QUÉBEC

Les docteurs Laurin et Bonin
Les docteurs Laurin et Bonin

Éprouvant cependant peu d’attrait pour le soin des corps, il décide de se spécialiser en psychiatrie. Dans un hôpital anglophone de Montréal, plus ouvert que les institutions francophones aux courants modernes de cette science, il expérimente les rudiments de la psycho-thérapie et de la psychanalyse qui le passionnent. Persuadé qu’il est temps de moderniser la pratique médicale au Québec, il s’entend avec le docteur Bonin, nouveau doyen de la faculté de médecine de l’Université de Montréal, pour obtenir une bourse d’État. À partir de 1951, il étudie aux États-Unis puis en France, afin d’acquérir les grades universitaires et l’expérience nécessaire. Il reste quatre ans à Paris, pour se soumettre à l’analyse didactique prescrite par Freud aux futurs psychanalystes.

Sa correspondance régulière avec le docteur Bonin et d’autres autorités universitaires, est intéressante car on y trouve les fondements de la réforme de la Faculté de médecine, de la création des hôpitaux universitaires et de l’enseignement de la psychiatrie moderne. Selon lui, il faut y inclure l’enseignement des théories freudiennes qui, déclare-t-il péremptoirement à son correspondant, « n’ont rien à voir avec la religion » ! Il parcourt l’Europe à la demande des autorités universitaires de Montréal, pour y étudier les systèmes de soins psychiatriques ; son rapport de 1956 conclut que « l’univers concentrationnaire en matière de construction asilaire est impitoyablement condamné. » C’est la condamnation sans appel de ce qui existe dans la Province de Québec, à la charge exclusive des congrégations religieuses. L’ensemble du système repose sur deux établissements principaux : les hôpitaux Saint-Jean-de-Dieu à Montréal, avec près de six mille patients, et Saint-Michel-Archange à Québec, qui en compte un peu plus de cinq mille ; en région, une douzaine d’hôpitaux plus petits leur servent de déversoirs. Le rapport de Laurin préconise de les remplacer par des établissements à échelle humaine où les traitements psychiatriques seront multidisciplinaires. Il demande aussi qu’une politique d’intégration sociale et de réhabilitation du malade mental, ainsi que des mesures de prévention et de dépistage précoce de la maladie, soient mises sur pied.

Le docteur rentre à Montréal en février 1957. En six ans, il va réussir à moderniser totalement le système québécois et… à chasser les communautés religieuses de ce domaine où elles s’étaient dévouées avec héroïsme pendant plus d’un siècle.

Voici comment notre docteur, toujours bon catholique pratiquant, arriva à opérer cette révolution. Il commença par se faire engager à l’Institut Albert-Prévost, un petit établissement privé fondé pour traiter en cure libre des malades fortunés, souffrant de pathologies légères ou d’alcoolisme. Son biographe nous dit « qu’il joue à fond la carte du jeune psychiatre catholique, brillant et bien élevé, formé aux meilleures écoles américaines et européennes et sur qui nul autre que l’homme le plus important dans le milieu médical du Montréal francophone, le Dr Bonin, fonde les plus grands espoirs. » Il impose à l’établissement ses nouvelles théories en matière de thérapie psychiatrique. Le succès couronne si bien ses efforts que l’établissement doit s’agrandir pour satisfaire à la demande. En même temps, il travaille à la réforme des études médicales et prend en charge le cours de psychiatrie. Ses élèves font leur internat à Albert-Prévost qui devient, en l’espace de quelques mois, un établissement modèle.

Reste maintenant le plus difficile : changer l’ensemble du système hospitalier. Si Laurin n’avait pas été imprégné des idées jécistes de déconfessionnalisation, il aurait convaincu les responsables des communautés religieuses du bienfait de ses réformes, comme il sut le faire avec la direction de l’Institut Albert-Prévost. En effet, les religieuses ne demandaient qu’une chose : le bien-être de leurs malades dont le traitement relevait uniquement du corps médical. Éclairées par Laurin, elles auraient été les principales auxiliatrices de sa réforme et auraient réclamé avec lui l’indispensable aide financière du gouvernement.

Mais Laurin est un ancien jéciste ! Aussi, en juin 1961, accueille-t-il avec intérêt l’écrivain et éditeur lié à la franc-maçonnerie, Jacques Hébert, qui lui demande de préfacer un pamphlet contre les soins psychiatriques, rédigé par un ancien pensionnaire de Saint-Jean-de-Dieu. Il l’avertit aussi qu’une campagne médiatique accompagnera son lancement. Laurin ne veut voir alors qu’une chose : l’occasion d’obliger le gouvernement à agir. Il donne son accord. Pire, il propose de rencontrer le cardinal Léger afin de s’assurer de sa neutralité dans le débat, ce qu’il obtient ! Comme prévu avec Hébert, le pamphlet est donc lancé sans que les communautés religieuses en aient été averties. Dans les semaines qui suivent, des reportages dans les journaux et à la télévision amplifient la contestation et créent une véritable colère dans la population. Le gouvernement Lesage décide d’agir rapidement en suivant les recommandations de la commission Bédard qui, elle-même, reprenait les théories du docteur Laurin. Les grandes unités psychiatriques sont démantelées d’autorité et remplacées par des établissements plus petits qui ne sont plus sous la tutelle des congrégations religieuses.

C’est un succès total pour Camille Laurin. Même si son attitude a déplu à l’Institut Albert-Prévost qui lui retire beaucoup de ses pouvoirs dans l’établissement, il est devenu une notoriété. La Presse l’invite parmi une vingtaine de personnalités religieuses et laïques, à commenter Vatican II. Ses interventions devant les tribunaux en faveur de l’irresponsabilité de certains criminels sont médiatisées. Radio-Canada, enfin, lui demande de participer successivement à trois émissions de grande écoute : À cœur ouvert, Psychologie de la vie quotidienne, Vivre. « J’adorais faire ces émissions, commentera-t-il à la fin de sa vie, j’avais l’impression d’être utile, de faire de la pédagogie sur une grande échelle. »

AU PARTI QUÉBÉCOIS

Cette notoriété va le conduire de la psychiatrie à la politique. Chaud partisan de la Révolution tranquille, il avait déjà été sollicité de suivre son ami Pelletier sur la scène fédérale avec Trudeau et Marchand. Il refusa, et bien lui en prit car il fut très déçu de leur politique qui sonna le glas de ses espoirs d’un renouvellement du fédéralisme canadien. Cependant, il constatait en même temps l’enlisement du Parti libéral au Québec, incapable de mener à bien les importantes réformes qu’il souhaitait encore. Cette double déception lui fait s’intéresser à l’aventure de René Lévesque qui vient de quitter avec fracas les libéraux. Des amis n’ont pas de peine à le convaincre d’assister au congrès fondateur du Parti québécois. Arrivé comme simple observateur, il accepte d’être proposé au vote comme membre du conseil exécutif. Surprise : sa notoriété lui vaut d’être élu aussitôt à la présidence ! Très flatté, il accepte sans mot dire ce poste qui fait de lui le numéro deux du parti.

René Lévesque est de prime abord un peu surpris de se voir adjoindre un psychiatre ignorant tout de la chose politique. Mais Laurin se rend vite indispensable dans ce parti québécois qui, en fait, est une nébuleuse menée par un chef certes charismatique, mais pas si souverainiste qu’il veut bien le paraître. Il y est l’indispensable conciliateur, et il excelle dans ce rôle. En bon psychanalyste, il écoute interminablement les jérémiades des uns et des autres, et chacun repart apaisé !

Passons vite sur les événements politiques de l’époque dominés par la crise linguistique et les premières revendications indépendantistes. Laurin, lui, se présente aux élections d’avril 1970 dans Bourget, l’un des quartiers populaires de l’est de Montréal. Surprise : il est élu, alors que Lévesque lui-même ne l’est pas ! Il devient donc le chef parlementaire de la députation péquiste qui ne compte que sept députés, tous d’avant-garde et nettement plus jeunes que lui, comme Guy Joron et Claude Charron.

Les députés péquistes de 1970
Les députés péquistes de 1970

Notre docteur humaniste chrétien se trouve donc plongé dans un milieu de gauche effervescent. Au début, son inexpérience politique et constitutionnelle lui vaut d’humiliantes déconvenues, mais il apprend vite, comme toujours. De ses jeunes confrères, il excuse tout. Il se met à leur niveau ; c’est ainsi que lors d’une fête, il prend de la drogue comme les autres… Ce n’est pas sa seule folie à cette époque, mais restons au niveau des idées...

Justement, les siennes n’ont pas changé depuis 1950. Sauf qu’il est devenu souverainiste, c’est-à-dire qu’il est désormais convaincu qu’il n’y aura de véritable sociale-démocratie et d’interventionnisme étatique que dans un Québec souverain. Après la crise d’octobre 1970, il prend assez souvent la parole à l’Assemblée pour défendre ses thèses dans de longs discours savants qui lui valent le surnom de Camomille.

Peu soucieux de s’occuper de ses électeurs dans sa circonscription, il perd de justesse son siège aux élections de 1973. Il reprend donc la pratique de la psychiatrie à l’institut Albert-Prévost, tout en continuant à s’occuper du Parti québécois. Il y sauve l’autorité de René Lévesque alors très contesté par l’aile gauche du parti.

LE PÈRE DE LA LOI 101

Camille Laurin Quand René Lévesque prend le pouvoir aux élections de 1976, il fait du député de Bourget son ministre d’État au développement culturel. À ce titre, le chef du gouvernement lui confie la révision dela loi 22 que les Libéraux avaient fait passer pour mettre fin à la crise linguistique. Même pour Lévesque, les principes de cette loi n’étaient pas mauvais puisqu’elle protégeait la langue française, sans pour autant porter atteinte aux droits des anglophones ; cependant, son application était mal conçue, en particulier les tests qui devaient déterminer dans quelle école les enfants d’immigrants seraient scolarisés. L’idée du Premier ministre est donc de la parfaire.

Camille Laurin pense tout autrement : pour lui, la régénération du français est la clef de voûte de la résurgence du Québec tout entier, et donc le premier pas nécessaire vers la souveraineté. « Je ne voulais pas une loi ordinaire, mais une loi qui s’inscrive dans l’Histoire, qui en reprenne le fil pour réparer toutes les blessures, toutes les pertes subies par suite de l’occupation militaire, économique et politique. Je voulais faire une loi qui répare, qui redresse et qui redonne confiance, fierté et estime de soi à un peuple qui tenait à sa langue mais qui était devenu résigné et passif. » Il dira aussi : « Le but ultime de la Charte de la langue française, c’était que de plus en plus de francophones prennent le pouvoir dans les entreprises, qu’ils en deviennent les cadres et les dirigeants et que l’économie québécoise soit enfin contrôlée par eux. » Il adopte donc des dispositions draconiennes. Pratiquement, le français devient l’unique langue officielle de la Province, l’unilinguisme français devient la règle en matière d’affichage, et les entreprises québécoises doivent adopter obligatoirement un programme de francisation pour leurs communications internes et externes ; autrement dit, le monde de l’industrie, de la finance et du commerce doit devenir francophone. La fréquentation de l’école francophone est aussi la règle, sauf pour les enfants de parents ayant reçu au Québec une éducation en anglais.

Avec René Lévesque à l’époque de la Loi 101
Avec René Lévesque à l’époque de la Loi 101

Avec un calme et une persévérance imperturbables, Laurin parvient à convaincre René Lévesque, les instances du gouvernement et celles de son parti. Son projet de loi est présenté pratiquement sans amendements. Malgré l’opposition virulente des anglophones et du monde des affaires, et des débats homériques à la Chambre, la loi 101 ou Charte de la langue française, est adoptée le 26 août 1977, sans modifications significatives.

Il faut reconnaître que la détermination de Laurin fut politiquement décisive : tous les Québécois, même anglophones, ont compris que l’usage de la langue française était désormais de rigueur. Même les adoucissements à la loi 101, imposés ensuite par les tribunaux, au nom de la Charte des Droits de l’Homme, n’ont pas provoqué, à l’époque, la remise en question de la prééminence du français.

Par contre, il n’en est plus de même aujourd’hui, et pour cause ! Les principes socialistes et laïques du Parti québécois ont fait peu à peu du Québec français et catholique, un pays laïc aussi multiculturel que le monde anglophone qui l’entoure. Autrement dit, tout en restaurant la langue française les péquistes l’ont privée de son âme. Pourtant, Camille Laurin avait appris au collège le lien entre la langue et la foi… Mais c’était avant que la JEC ne le persuade que la dignité de l’Homme devait être la vraie motivation du progrès de nos sociétés modernes ; la langue française serait donc au service de la dignité de l’Homme québécois, quitte à ce que celui-ci préfère ensuite s’américaniser.

LE PÈRE DE LA LAÏCISATION DU QUÉBEC

À peine le débat linguistique est-il clos, Laurin s’attaque à un autre projet, de plus grande envergure encore ! Cette fois il s’agit de « doter la société québécoise d’une politique de développement culturel qui embrasse tous les champs de l’activité humaine, des arts aux communications, de l’éducation à l’économie, en passant par l’habitat, le travail, les loisirs et la santé ». En effet, à ses yeux, la culture ne se limite pas aux différents modes d’expression artistique : « Il ne faut rien laisser échapper du réel et les témoignages des citoyens en font tout autant partie que les œuvres des écrivains, artistes, philosophes, sociologues, économistes, ou spécialistes du travail. Ce qui donnera à ce concert à plusieurs voix sa cohérence et son unité, c’est le but poursuivi, qui est de donner son plein sens à la vie de l’homme et de la femme d’ici. À cet égard, rien de plus nécessaire qu’une politique de développement collectif intégral. » Et voilà assigné au gouvernement le rôle de déterminer le plein sens de la vie de l’homme et de la femme… C’est le gouvernement qui se fait Dieu ! Mais cela ne nous étonne pas : nous reconnaissons la mentalité jéciste : le culte du réel, du présent. Dès lors, on peut se demander quel principe de discernement utilisera le gouvernement pour décréter ce qui est culturel ou pas, et pour le subventionner. Ce qui est certain, c’est que dans l’esprit du ministre d’État au développement culturel, il ne s’agit pas de protéger l’histoire et la culture canadienne-française pour en faire un modèle. Il peut bien obliger les gens à parler français pour leur redonner leur dignité, il n’est pas question que l’État les aide à rester ou à devenir canadiens français de cœur et d’intelligence.

À Rome, pour la béatification de la bienheureuse Kateri Tekakwita en 1980.
À Rome, pour la béatification de la bienheureuse Kateri Tekakwita en 1980.

Mais passons vite pour en arriver au troisième et dernier volet de l’activité gouvernementale de Camille Laurin : la première réforme scolaire d’envergure après celle de la Révolution tranquille. L’objectif est clairement énoncé, c’est la déconfessionnalisation du système scolaire. Laurin explique en effet au cardinal Vachon, de Québec, qu’à partir du moment où la loi 101 rend l’école francophone obligatoire pour les immigrants, elle ne peut être que neutre. Le cardinal se laisse convaincre puisqu’il lui garantit que des cours d’enseignement religieux ou moral, au choix des parents, seront maintenus.

Toutefois, Laurin n’arrive pas à mener à bien sa réforme qui réduisait aussi les pouvoirs des commissions scolaires. La gravité de la situation économique et la grogne des professeurs ont raison de son projet. Mais ce n’est que partie remise : la réforme Marois reprendra, en 2000, les principes posés par Camille Laurin.

Camille Laurin C’est par fidélité à son idéal souverainiste que Camille Laurin quitte le pouvoir en 1984, pour protester contre l’option du beau risque décidé par le Premier ministre Lévesque,tentant avec les conservateurs fédéraux un renouvellement du fédéralisme. Il retourne à la pratique de la psychiatrie sans se désintéresser pour autant de la politique. En 1994, il se fait réélire dans Bourget, et la victoire électorale du Parti québécois maintenant dirigé par son ami Jacques Parizeau, lui fait espérer un prompt retour au gouvernement. Il n’en est rien et il ressent très vivement l’affront d’être considéré maintenant comme un vieux qui doit laisser la place aux jeunes. Il participera tout de même à la campagne référendaire de 1995. La défaite de Parizeau et l’arrivée de Bouchard scellent désormais son sort sans pour autant le déterminer à la démission. Il faudra les assauts de la maladie pour le contraindre, au dernier moment, à ne pas se représenter aux élections de 1998. Il meurt le 11 mars 1999.

Au moment de ses funérailles d’État, bien des gens sont émus en prenant connaissance de sa dernière lettre à son épouse dont nous avons déjà cité un extrait en introduction. Il est rare aujourd’hui de lire de tels propos sous la plume d’un homme politique : « C’est bien pourquoi, en cette heure douloureuse, je m’unis à Lui sur la Croix, pour bien marquer toutes mes souffrances (…) C’est bien peu à côté de ce qu’Il a souffert. Mais je veux ainsi participer à la Rédemption, ma rédemption et celle de tous ceux que j’aime, la rédemption de tous les humains et particulièrement celle de ceux qui n’ont pas voulu ou ne veulent pas reconnaître Son amour. » Mais alors, comment concilier sa foi catholique avec son action politique ? La réponse se trouve dans nos 150 Points : « Le libéral distingue deux sphères indépendantes : le domaine intime des convictions religieuses où règne une certitude absolue, et le domaine social du pluralisme et de la stricte égalité des opinions, où tout est plausible, rien n’est certain. En tant que chrétien, le libéral se sait dans la vérité et s’y montre fidèle ; en tant qu’homme public, et même chef d’État, voire évêque ou pape, il conçoit que d’autres se croient dans une autre vérité et l’estimant, lui, dans l’erreur, lui interdisent toute profession extérieure de sa vérité qui risque de paraître offensante pour leur liberté. Il ne souffre donc pas que sa vraie religion opprime les autres, mais il supporte de la voir opprimée par eux. »

Dieu ait son âme, et que renaisse le Canada français catholique !

RC n° 115, février 2004, p. 1-6

  • Dans le bulletin canadien de La Renaissance catholique, années 2003-2004 :
    • VI. Camille Laurin, de la JEC à la politique, RC n° 115, février 2004, p. 1-6