“ Les années Trudeau ”
LE 29 février 1984, Pierre Eliott Trudeau quittait le pouvoir. Cela ne créa aucun étonnement chez les observateurs de la vie politique canadienne même si peu en avaient prévu la date. Les commentaires des journalistes furent louangeurs : Trudeau ne trouvait d’égal qu’en Wilfrid Laurier, c’était tout dire ! Pourtant, en ce début 1984, sa cote de popularité stagnait à un bas niveau... comme ce fut si souvent le cas au cours des seize années presque ininterrompues de son “ règne ”.
Là n’apparaît pas le seul paradoxe des “ années Trudeau ”. Le personnage lui-même est secret, son comportement pour le moins désinvolte est souvent provocant et sa politique semble incohérente. Mais surtout, comme le constate Richard Gwyn son plus sérieux biographe, s’il n’a cessé « de dénoncer inlassablement le nationalisme du Québec, qu’il qualifie de tribalisme, c’est uniquement ce même tribalisme qui le maintient au pouvoir. Il a d’abord été élu puis réélu pour “ sauver le Canada ”, néanmoins le pays a été plus proche de l’éclatement durant son mandat que jamais auparavant. »
Cela explique peut-être le petit nombre d’ouvrages consacrés à P. E. Trudeau. À côté du livre partisan de George Radwansld, nous ne disposons en effet que de la biographie très renseignée de Richard Gwyn. Toutefois la lecture de cette dernière laisse perplexe. Car le journaliste du “ Toronto Star ” ne trouve comme explication du phénomène Trudeau que celle-ci : « Lorsqu’on tente de saisir par quel prodige Trudeau a pu se maintenir au pouvoir en dépit du poids des événements, on s’aperçoit que toutes les voies nous ramènent à la fascination exercée par le magicien, au lien mythique qui l’unit aux Canadiens. » (p. 17) Arrivé au pouvoir presque malgré lui, Trudeau y aurait pris goût et toute sa politique aurait été ensuite de s’y maintenir. Et Gwyn de donner à son ouvrage le titre même du livre de Machiavel : « Le Prince » !
Des auteurs canadiens-français ont publié ces derniers mois des études sociologiques sur Trudeau. Par elles, on apprend que le phénomène Trudeau relève des contradictions de la société québécoise de l’après-Duplessis. Il les “ réfléchit ” : c’est l’image qu’adopte Gérard Bergeron dans “ Notre miroir à deux faces: Trudeau-Levesque ”. Les dernières lignes de cet ouvrage très documenté valent d’être citées car elles témoignent éloquemment de l’inexistence actuelle de science politique digne de ce nom : « Nos deux héros antinomiques nous ont tellement bien résumé les pôles de notre précarité collective que nous aurions pu les avoir secrétés en même temps comme antigènes et anticorps d’un même organisme (...). Ainsi sont-ils Nous, magnifiquement et terriblement » !!
Disciple de Charles Maurras, notre Père nous enseigne que la politique ne relève ni de la magie ni de la génération spontanée. En démocratie, « l’astuce de la classe politique est de se faire élire librement par un peuple qu’elle intoxique, et ensuite de tout décréter au nom de ce peuple, le saluant du titre de Souverain ! » (Les 150 Points, point 69 § 3) La vraie sociologie, celle de Maurras, démonte ce mécanisme démocratique. Alors P. E. Trudeau va nous apparaître un archétype et, pour être précis, disons même l’archétype du « pouvoir mal assis ». Notre Père nomme ainsi tous ces pouvoirs illégitimes, c’est-à-dire dans lesquels les peuples ne se reconnaissent pas et qui s’imposent pourtant à eux par un jeu subtil dont la règle essentielle est de susciter et maintenir au sein de la nation des antagonismes tels que le seul recours semble être quand même ces pouvoirs. L’histoire en est riche d’exemples, telle cette Catherine de Médicis si bien décrite par notre Père comme « un Machiavel en habits de deuil » (CRC 198, p. 34).
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
Pour mieux comprendre l’importance des “ années Trudeau ”, il faudrait commencer, si nous en avions la place, par un chapitre préliminaire qui serait la description du Canada des années 50 et 60. Notre pays connaît alors son plein développement. Comme l’Occident tout entier ! certes oui, mais mieux sans doute car c’est un pays neuf. Si les historiens du XIXe siècle et de la première partie du XXe siècle sont unanimes à souligner la différence de vie économique existant entre les États-Unis et le Canada, différence qui était sensible au passage de la frontière, on doit reconnaître qu’elle s’estompe dans l’après-guerre. Et l’exposition universelle de 1967 à Montréal consacre la réussite économique du Canada.
Il faudrait montrer surtout combien cette société reste profondément traditionnelle. Qu’on n’oppose pas à cette réalité la Révolution tranquille qui cherche alors à bouleverser la province catholique du Québec : elle n’est le fait que d’une intelligentsia qui ne parviendra à ses fins que grâce à “ la trahison des clercs ”. Gwyn n’est pas le seul à établir que « l’autorité est peut-être la caractéristique la plus marquée des Canadiens ». Et il cite l’historien Morton, « qui a été le premier à souligner que la constitution nous enjoint d’instaurer la paix, l’ordre et le bon gouvernement plutôt que de privilégier la vie, la liberté, la recherche du bonheur » (p. 158).
Depuis les “ années Trudeau ” il nous faut, hélas ! inverser cette proposition. Ce ne sont plus l’ordre et le bien commun qui priment mais les droits de l’Homme.
PIERRE ELIOTT TRUDEAU
Pierre Eliott Trudeau est un fils de bourgeois d’Outremont Son père avait fait fortune après la Grande Guerre et s’était encore enrichi en spéculant durant “ la Grande Dépression ”. Dans les premiers chapitres de son ouvrage, Gwyn restitue l’atmosphère très particulière de cette famille capitaliste où le père s’astreignait à passer exactement soixante minutes par jour avec ses enfants. A sa mort, en 1935, il les laisse millionnaires. Pierre n’a que quinze ans. Sa mère tient aussi du personnage. Écossaise et de famille loyaliste, elle est pourtant catholique. Femme de tête et indépendante, elle a légué à son fils son culte de la liberté et, ajoute Gwyn irrévérencieusement, son avarice.
Dès sa jeunesse, Pierre Trudeau révèle une personnalité étonnante. Il est de ceux, dit l’un de ses anciens maîtres, qui captent toute l’attention sans avoir besoin d’élever la voix (p. 21). Être distant, il ne se fera parmi tous ses camarades qu’un seul ami. Mauvais caractère, il n’aime pas perdre et n’a aucun sens de l’humour sur lui-même tandis qu’il le manie parfois férocement contre les autres.
Pour ses études secondaires, il fut inscrit à Saint-Jean-de-Brébeuf de Montréal. Sa recherche de l’excellence s’harmonisait bien avec le mode d’éducation des jésuites. Que lui enseignèrent-ils ? Le témoignage du P. Bernier est saisissant : « Littérature, philosophie, musique, peinture ; tout cela allait de pair (...). J’enseignais aussi l’histoire. Je n’insistais pas seulement sur les faits et les dates, mais également sur les idées; l’importance de l’esprit démocratique, une société pluraliste possédant le sens de l’universel et aimant les différences pour elles-mêmes parce que au-delà de toutes différences de nation, de religion, de sexe, de couleur et autres, un homme est un homme et, à ce titre, a droit au respect (...). Nous pénétrions facilement l’esprit de Locke, de Tocqueville, d’Acton, de Jefferson. » (p. 34) Vingt ans de discours conciliaires ont peut-être quelque peu gauchi les souvenirs du P. Bernier. Il n’en demeure pas moins que de tels principes demeureront le tout de la pensée politique de Trudeau, comme nous le verrons. Gwyn poursuit : « Brébeuf l’a lié pour la vie à l’Église catholique. Mais il n’est pas un catholique conventionnel et n’adhère pas à tous les dogmes. “ Je crois en la règle protestante de la conscience et au fait qu’on ne doit pas blesser les autres délibérément. C’est là le seul péché véritable ”. » (p. 35)
Viendront ensuite des études de droit. La Seconde Guerre mondiale le laisse indifférent, ce qui révèle déjà des idées pacifistes et antimilitaristes. C’est alors qu’il rencontre Gérard Pelletier. De famille pauvre et catholique, ce dernier est imbu des idées démocrates chrétiennes de l’Action catholique spécialisée. C’est lui qui commence à intéresser le futur “ Prince ” à la vie politique. Mais le virus n’est pas encore attrapé et Pierre Trudeau part suivre des études économiques à Harvard. Là, il découvre à quel point le Québec est en retard.
Conservons de cette époque un trait significatif qui en dit long : Sur la porte de sa chambre d’étudiant il affiche : “ Pierre Trudeau, citoyen du monde ” !
PREMIERS ENGAGEMENTS
En 1947-1948, il effectue un voyage autour du monde en solitaire dans des conditions vraiment périlleuses. Le silence est jalousement gardé sur certaines péripéties du voyage, mais on sait qu’il put s’introduire en pays communistes ou dans des pays en voie de “ libération ” armée. Certains y ont vu la preuve d’une amitié avec le bloc soviétique que sa politique étrangère future servira. Il faudrait en savoir davantage pour l’affirmer.
À son retour à Montréal, en 1949, c’est un autre homme que retrouve Gérard Pelletier. Son ami conduit aussitôt Pierre Trudeau à Asbestos où commence la grève de l’amiante et ils rencontrent le leader syndicaliste Jean Marchand. Celui-ci est l’un des principaux dirigeants de la centrale catholique, la C. T. C. C. Ancien élève du Père Levesque à l’École des Sciences Sociales de Québec (cf. RCC n° 8; avril 1985, “ Les origines de la Révolution tranquille ”), Jean Marchand a été, un moment, tenté par l’extrême-droite, par dégoût de la politicaillerie (Dorval Brunelle : “ Les trois colombes ”, p. 32 et suivantes), et connaîtra finalement une brillante carrière dans le syndicalisme. On peut le considérer comme le responsable de la laïcisation de celui-ci et de son engagement dans la vie politique, ce qui contribua pour une grande part à la Révolution tranquille. Dès leur première rencontre, Marchand propose à Trudeau de devenir l’avocat du syndicat, offre qu’il décline. Mais il accepte de prendre la parole devant les mineurs. « Trudeau leur parla avec une telle passion des droits de l’Homme, du droit qu’a l’opprimé de résister à l’oppresseur que, vers la fin, Marchand ne tenait plus en place sur sa chaise : “ Les mineurs ne sont pas des enfants d’école, vous savez ! ”» (p. 45) Les droits de l’Homme étaient donc déjà l’obsession de Trudeau.
En 1950, il fonde la revue “ Cité libre ” devenue depuis le symbole de l’opposition à la “ grande noirceur ” du temps de Duplessis. En réalité, cette opposition se montra plutôt falote et surtout très hétéroclite. Il n’y avait qu’un seul point commun entre les intellectuels du groupe : la haine du “ chef ”, par passion démocratique. Selon Gwyn, Trudeau apparaît comme le plus intelligent et le seul à désirer le pouvoir pour appliquer ses idées (p. 51). Toutefois, notre auteur est bien en peine dans son chapitre suivant pour exposer les idées politiques du fondateur de “ Cité libre ” ! Une constatation s’impose : Pierre Trudeau, esprit brillant, à la mémoire prodigieuse, doué d’une rare faculté d’analyse, n’a aucune pensée politique de valeur. Il adopte donc celle des libéraux du XIXe siècle, leur dogme de la souveraineté de l’individu et le cortège d’incohérences qui s’ensuit. Gwyn remarque même une chose étonnante : cet érudit qu’est Trudeau semble ignorer toutes les critiques de son système qui ont pu être émises. Un système qui se caractérise en outre par son manque de théorie économique et sociale (p. 63).
Comment un tel homme a-t-il donc réussi à s’imposer ? “ Les trois colombes ”, ouvrage de Dorval Brunelle qui vient de paraître chez VLB, complète heureusement l’information de Gwyn et nous permet d’y voir clair.
“ LES TROIS COLOMBES ”
Tout commença lors de la perte d’influence au Québec du parti libéral que dirigeait alors Pearson. C’est parce qu’il “ tenait ” la Province que le parti se maintenait sur la scène fédérale malgré une sous-représentation à l’Ouest. Perdre ses positions de l’Est équivalait donc pour lui à perdre le pouvoir. Une réaction urgente s’imposait.
En 1965, de toutes les personnalités de la Province, une seule semblait capable de rendre au parti libéral son audience, surtout auprès des masses populaires : Jean Marchand. Celui-ci accepta de quitter le syndicalisme pour la politique fédérale à condition que Gérard Pelletier et Pierre Eliott Trudeau soient eux aussi admis dans le parti. Ce véritable coup de force dut sa réussite à la gravité de la situation et à la manœuvre d’un petit groupe proche de Pearson. Après les élections de novembre 1965, Trudeau devint secrétaire parlementaire du chef libéral. En avril 1967, son ministre de la Justice. Et le 5 décembre de cette même année, il s’acquit du jour au lendemain une notoriété nationale en faisant voter une loi libéralisant le divorce. Deux semaines plus tard passait la réforme du Code criminel ou “ Bill omnibus ”, occasion d’une nouvelle libéralisation des mœurs que Trudeau sanctionna d’une phrase: « L’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher de la nation. »
Quelle révolution ! L’onde de choc en fut partiellement atténuée par l’annonce, le 14 décembre, de la démission de Pearson. Selon les traditions du parti, la chefferie devait revenir à un francophone, en l’occurrence Jean Marchand. Or celui-ci se désista. Huit candidats se présentèrent alors, en attendant le neuvième : Pierre Eliott Trudeau ! Il annonça sa candidature le 5 février 1968, une semaine après avoir été la vedette des débats télévisés de la conférence constitutionnelle d’Ottawa. Dès lors il devint le favori de la presse. Il lui fallut tout de même quatre tours de scrutin pour s’imposer le 6 avril 1968 aux délégués du Parti libéral. L’influence de Michaël Pitfield et de Marc Lalonde, liés d’amitié depuis qu’ils avaient collaboré au cabinet de Fulton, ministre conservateur de la Justice, n’était pas étrangère à cette victoire (p. 75).
TRUDEAUMANIE
Premier Ministre désigné, Trudeau provoqua aussitôt des élections. Et ce fut le début de cette époque marquée par ce qu’on nomma tout de suite la trudeaumanie, engouement spontané pour le nouveau chef libéral, phénomène sans cause aux dires de l’histoire officielle. L’apothéose fut atteinte le 24 juin à la suite d’un événement retransmis par toutes les caméras de télévision pour le plus grand bonheur de Trudeau ! Des manifestants bombardèrent la tribune officielle du défilé de la Saint-Jean-Baptiste à Montréal avec des bouteilles de coke. Elle fut aussitôt désertée, sauf par Pierre Eliott Trudeau qui resta tranquillement assis... et ne reçut aucun projectile ! On a pu regretter que de tels exploits ne lui aient valu que 45 % des suffrages exprimés, mais cela lui fut tout de même suffisant pour détenir la majorité au Parlement et devenir le quinzième Premier Ministre du Canada.
TECHNOMANIE
Parvenu au pouvoir, Trudeau s’employa immédiatement à modifier la manière de gouverner. Il s’entoura d’un “ supergroupe ” de sept membres. Outre Pelletier et Marchand, on y trouvait Lalonde et Pitfield, ce dernier étant l’âme du groupe, et trois hauts fonctionnaires. Mis à part Pelletier et Marchand, tous étaient liés à la haute finance, par leurs origines ou leurs fonctions antérieures (p. 89 et sq.). Sous prétexte de préparer les décisions du Cabinet, le “ supergroupe ” se substituait en fait à lui.
Là ne résidait pas l’originalité du premier mandat de Trudeau, mais plutôt dans la mise en place d’un véritable processus de décision technocratique. Gwyn en traite en des pages savoureuses. Il se gausse de la manie de la planification qui s’empara d’Ottawa, et les anecdotes ne manquent pas pour en montrer les conséquences grotesques (p. 109 et suivantes). La question alors s’impose : Comment un homme aussi intelligent que Trudeau a-t-il pu s’enticher d’un tel système et s’y obstiner durant quatre ans ? Gwyn ne répond pas, mais démontre que cela eut deux conséquences immédiates : d’une part l’accroissement pléthorique du nombre des fonctionnaires, devenant une clientèle du parti libéral, et d’autre part une baisse de qualité de l’administration publique soucieuse de plaire au “ Prince ”. Pour arriver à ses fins, Trudeau avait besoin d’une administration servile : il se la donna au cours de son premier mandat.
LA CRISE D’OCTOBRE
La trudeaumanie fut un feu de paille. Jamais le pays ne se reconnut dans ce chef de gouvernement qui semblait d’ailleurs ne pas laisser passer une occasion de scandaliser par ses allures. Gwyn le désigne comme « le moins canadien de nos premiers ministres ». Si l’on ajoute à cela le mécontentement dû au développement de la bureaucratie on comprend que, dès 1970, sur la pression de l’opposition, aient été réclamées des élections anticipées. Survint alors fort à propos ce qu’on appelle “ la crise d’octobre ”. Le 5 octobre 1970, l’attaché commercial britannique James Cross était enlevé par quatre personnes se réclamant d’un Front de Libération du Québec. Le 17, on retrouvait dans le coffre d’une voiture le cadavre du ministre Pierre Laporte enlevé à son tour le 10 octobre. En apprenant cette fin tragique, Trudeau pleura, dit sa femme. Mais ce qui impressionna et étonna, ce fut l’énergie de sa réaction. Le 15 octobre, était promulguée la loi sur les mesures de guerre suspendant l’exercice des libertés civiques. Cinq cents personnes furent arrêtées sans autre forme de procès et tout ce que la Province de Québec comptait comme nationalistes subit la perquisition.
Comment expliquer des mesures tellement disproportionnées avec l’importance réelle du F.L.Q. ? Les libéraux se justifièrent après coup et continuent de le faire, comme le 20 janvier dernier au colloque de Kitchener sur le bilan des “ années Trudeau ”. Ils affirment que le gouvernement était incapable d’évaluer exactement la menace et qu’il agit à la demande des autorités provinciales et municipales. Mais Gwyn fait remarquer qu’ils ne dirent pas ce que reconnaît Gérard Pelletier lui-même dans son livre “ La crise d’octobre ” : Dès le début de l’affaire, Trudeau empêcha de sa propre autorité et sans autre consultation, bien que Cross fût étranger, toute négociation avec les ravisseurs ; des ravisseurs qui avaient du reste oublié de mettre leur masque au moment de l’enlèvement et que Cross appellera plus tard des “ gamins ”, des “ amateurs ” ! On s’étonna aussi, à juste titre, de la relative démence des juges. Les auteurs de cet enlèvement séjournèrent quatre ans à Cuba puis en France. Dès 1978, ils purent rentrer au Québec où quelques mois symboliques de prison suffirent à les blanchir.
La leçon principale de cette “ crise d’octobre 1970 ” est que Trudeau y trouva un semblant de légitimité. Celui qui devait se révéler un vrai révolutionnaire pour la société canadienne prit alors l’apparence d’un homme d’ordre. Cela valait bien quelques entorses à ses propres principes et l’élargissement du fossé entre Ottawa et les nationalistes du Québec peu disposés à oublier les perquisitions. Ce sont donc 85 % de la population qui soutinrent Trudeau pour une fois défenseur “ de l’ordre, de la paix et du bon gouvernement ”.
Cependant les élections étaient encore trop éloignées pour que la popularité du Prince n’eût pas à souffrir de son ordinaire mauvais gouvernement. Les élections de 1972 le contraignirent à un gouvernement minoritaire. Si bien qu’en une nuit le pays assista à une extraordinaire métamorphose, à l’abandon sans appel de la planification et de la technocratie. Trudeau adopta une politique contraire à celle de son premier mandat. Il alla même jusqu’à suivre sans vergogne plusieurs points du programme de l’opposition, ce qui désorienta quelque peu cette dernière. Quand la cote de popularité du premier ministre fut suffisamment remontée, le pays retourna aux urnes et gratifia le Prince d’une confortable majorité. C’est le lendemain que les électeurs apprirent l’ampleur de la crise économique qui atteignait le pays ! Tout, y compris et surtout les taux d’inflation, avait été soigneusement dissimulé (p. 186).
Si nous pouvions résumer les chapitres 10 à 13 de Gwyn, qui retracent l’activité gouvernementale de 74 à 78, nous aurions une claire démonstration de l’incapacité d’un gouvernement libéral à bien administrer la nation, incapacité due au souci constant de la réélection. Le Prince poursuivait sa politique avec cynisme. Sans entrer dans tous les détails, l’étude de deux “ questions ”, celle du bilinguisme et celle de la réforme constitutionnelle, va nous permettre de voir agir un “ pouvoir mal assis ”.
L’ART DE CRÉER DES ANTAGONISMES
La question du bilinguisme est simple. Si le principe figurait dans la constitution, l’application, elle, était loin d’en être faite. Non seulement les droits des Francophones étaient lésés, mais la part du français ne cessait de se restreindre. A Montréal même, dans les sièges sociaux des entreprises commerciales, on parlait anglais à 85 %. Pour faire carrière le Canadien-français en était réduit à abandonner sa langue maternelle. Mais Gwyn montre également qu’il existait un consensus national pour régler ce problème en toute justice. Dès lors, « l’énigme inhérente à la politique de Trudeau sur le bilinguisme est la suivante : comment quelque chose d’aussi nécessaire et d’aussi raisonnable a-t-il pu provoquer de tels conflits ? » La loi fut votée sans trop de difficulté pourtant (p. 265).
C’est à propos de son application que tout se compliqua. Elle fut décidée par Trudeau sans consultation du gouvernement (p. 264). Les experts lui avaient proposé une implantation lente et souple : rendu obligatoire uniquement dans les écoles, dans un premier temps, le bilinguisme aurait été généralisé aux autres secteurs au fur et à mesure que les élèves seraient entrés dans la vie active. Le Prince opta pour une méthode autoritaire : le bilinguisme ne serait obligatoire que dans la fonction publique fédérale mais sans délai. Être bilingue devenait ainsi du jour au lendemain une condition de promotion dans la fonction publique. Les fonctionnaires anglophones, le plus souvent unilingues, furent donc pénalisés par rapport à leurs collègues francophones qui étaient toujours bilingues. Cela créa un mécontentement qui s’accrut du fait que le gouvernement du Québec, insatisfait des mesures décidées qui ne pouvaient en rien enrayer l’anglicisation de la Province puisqu’elles ne concernaient que la fonction publique fédérale, adopta la loi 22 déclarant le français seule langue officielle au Québec. Cela constituait un premier pas annonçant la loi 101 avec les conséquences que l’on sait.
Le consensus national était brisé mais Trudeau n’en apparaissait pas moins indispensable. Pour les Francophones il était le Français qui obligeait les Anglais à suivre les cours du soir. Tandis que pour les Anglophones il était celui qui avait traité le premier ministre du Québec de “ mangeur de hot dog ”. Bref, il incarnait l’unité du Canada. Tous en étaient mécontents mais chacun avait besoin de lui pour se protéger du mécontentement des autres. Machiavélique !
LA CLEF DE L’ÉNIGME
C’est sur ce fond d’opposition entre provinces que se posa la question de la révision constitutionnelle. Arriver à un accord sur ce sujet fut l’objectif constant du Prince. Pour édifier un nouveau Canada, plus juste ? Pour garantir davantage les droits de la communauté francophone ? Pour mettre fin à toute velléité d’indépendantisme ? Nullement, mais pour donner comme fondement au droit et donc à la société du Canada la Charte des droits de l’Homme. Tous les auteurs montrent qu’il s’agit d’une constante de la politique du “ moins canadien de nos premiers ministres ”, mais ne sachant en apprécier ni toutes les conséquences ni l’importance, ils ne pensent pas à en faire la clef d’interprétation du phénomène Trudeau, prince-citoyen du monde. Et plus encore la cause de sa longévité politique. Et pourtant cet idéal franc-maçon entraînant la dissolution de la nation faisait le jeu de l’étranger, de Wall Street et du Kremlin.
L’AFFAIBLISSEMENT DU POUVOIR FÉDÉRAL
Personne à la fin des années 60 ne s’intéressait à cette question de la Charte des droits de l’Homme. Pour l’introduire il fallait le faire dans le cadre d’une révision constitutionnelle. Afin d’en obtenir une, Trudeau pensait utiliser les revendications de la Province de Québec. Cela s’accompagnait de deux impératifs : faire accepter aux provinces anglophones les concessions qu’on serait sans doute amené à accorder au Québec et surtout se concilier et même s’allier les premiers ministres de la province francophone dont la plupart étaient conservateurs. C’est pour ces deux raisons que notre Machiavel se mit à pratiquer un gouvernement radicalement opposé aux principes fédératifs.
Tout système fédératif suppose la juxtaposition de deux domaines distincts de gouvernement: le domaine provincial qui détient son propre gouvernement, ses propres instances politiques et le domaine fédéral qui possède lui aussi en propre gouvernement, assemblée, etc. Selon les fédérations, le domaine provincial est plus ou moins étendu mais les deux domaines existent toujours, strictement délimités et indépendants l’un de l’autre. Il est de première nécessité en effet que le pouvoir fédéral demeure le plus libre possible par rapport aux provinces que des conflits d’intérêts opposent toujours entre elles, sinon le pays devient rapidement ingouvernable et la fédération finit par éclater.
Trudeau, lui, pour assurer son pouvoir, prit l’habitude de considérer les instances gouvernementales provinciales comme les représentants des provinces respectives auprès du pouvoir fédéral, et il réglait certaines affaires directement avec les premiers ministres (p. 305), passant ainsi par-dessus les instances fédérales. Évidemment les chefs de gouvernements provinciaux ne s’étaient pas fait prier pour entrer dans ce jeu puisqu’ils en retiraient dans l’immédiat un prestige accru auprès de leur électorat. Mais les conséquences d’un tel procédé ne tardèrent pas à se manifester. Ottawa fut par exemple incapable d’imposer à l’Alberta une politique pétrolière protégeant les intérêts de l’ensemble du Canada, la Province préférant s’entendre directement avec les compagnies pétrolières américaines. L’incapacité du gouvernement fédéral était patente dans un grand nombre de questions, à cause de ce souci outré de se concilier les gouvernements provinciaux ajouté à l’inévitable obsession de la réélection.
La constatation est inévitable, paradoxale quant au mythe Trudeau : les années Trudeau sont caractérisées par un affaiblissement du pouvoir fédéral, évolution pratiquement irréversible. Les nationalistes québécois vont même en faire un argument supplémentaire en faveur de l’indépendance: à quoi bon rester dans la confédération, dira Parizeau, quand le degré de faiblesse d’Ottawa frôle la démence ?
L’ÉCHEC DES PREMIERS ESSAIS
En 1971 se tint la Conférence de Victoria. Le Prince céda au premier ministre de la Province du Québec presque tout ce qu’il demandait et obtint l’accord des autres provinces. Bien entendu, en contrepartie, il introduirait “ sa ” Charte ! Mais, au dernier moment et à la stupéfaction générale, Bourassa refusa de signer. C’est qu’il détenait un pouvoir aussi mal assis que celui de Trudeau : toute la vie politique du Québec reposait sur la question en discussion. Parvenir d’un seul coup à une solution changerait tous les rapports de forces politiques, véritable ouragan sur le pays légal. Bourassa recula.
Durant le gouvernement minoritaire de 1972 la question fut mise en sommeil. Mais les pourparlers reprirent dès le lendemain de l’élection de 1974 pour aboutir à la Conférence d’Ottawa en 1978. De nouveau Trudeau céda tout. Lui-même avouera: « J’ai vidé presque tout mon sac. » Mais, les premiers ministres de l’Ouest réclamant davantage, Trudeau recula à son tour devant une telle menace d’éclatement.
HASARD OU NÉCESSITÉ ?
La série d’événements qui commence ensuite, événements qui s’enchaînent parfaitement bien jusqu’au succès du Prince, ne se laisse pas étudier sans suggérer l’idée du complot. Pourtant, si l’on écoute Gwyn, « il n’existe pas le plus petit élément de preuve qui viendrait étayer la théorie du complot » (p. 411). Mais alors comment expliquer les faits ? La question a son importance, non ? Notre auteur en convient. Il va répondre en apaisant notre doute : il suffit pour cela d’être, comme lui, dans les secrets de l’histoire. Voici une révélation devant laquelle le lecteur crédule est prié de ne pas sourire : « Il est beaucoup plus probable que Trudeau prit sa décision sur un coup de tête, simplement parce qu’il était mal en point et souffrait d’un terrible mal de dents à la suite d’un traitement de canal. » (sic!)
Retrouvons notre sérieux. Premier acte, le 26 mars 1979 : il s’agit du déclenchement de la campagne électorale. Tout le monde en fut stupéfait car c’était le plus mauvais moment pour se présenter devant les électeurs. Ce qui devait arriver arriva : le 9 juin, les libéraux battus quittèrent le pouvoir, mais cette défaite ne fut pas une déroute grâce à la maladresse des conservateurs. Joe Clark devint premier ministre.
Deuxième acte : après la défaite vint la fronde. Trudeau convint qu’il devrait démissionner de la chefferie mais pas avant Noël, lorsque prendrait fin la session parlementaire, ce qui se concevait. Au même moment, René Levesque, chef du Parti Québécois et premier ministre de la Province depuis 1976, annonça un référendum sur l’indépendance. Le jeu étrange de René Levesque nécessiterait lui aussi une étude complète. Ce référendum dont tout le monde parlait depuis longtemps faisait l’objet de débats confus que retrace Gérard Bergeron (“ Notre miroir à deux faces : Trudeau-Levesque ”), mais dont rien ne sortait. Tout à coup, heureuse coïncidence ou mal de dents, on ne sait ! le projet se concrétisait. Ce serait pour le printemps ! Là-dessus, Trudeau annonça sa démission cinq semaines à l’avance. Heureuse surprise pour le premier ministre conservateur qui craignait d’être mis en minorité à la Chambre sur le budget d’austérité qu’il avait préparé en fonction de la lourde succession du gouvernement libéral. Or, une opposition sans chef n’était plus à craindre, d’autant plus que l’ancien ministre des finances de Trudeau, John Turner, devenu le plus populaire des opposants au Prince au sein du parti, annonçait qu’il ne postulerait pas la succession, autre surprise inexpliquée ! En toute tranquillité, Clark déposa donc le 11 décembre son projet de loi budgétaire sans même exiger la présence de tous les députés. Le même jour, Trudeau confirma qu’il ne voulait plus diriger le parti.
Or, troisième acte, le 13 décembre, le gouvernement conservateur fut renversé par une manœuvre que Gwyn décrit longuement (p. 418 sqq.). Clark n’en revint pas, mais bon nombre de députés libéraux non plus ! Le caucus libéral se réunit... Seuls les députés des Maritimes étaient pour le retour de Trudeau ! Mac Laeken prit alors la parole, expliqua qu’un parti ne peut à la fois mener une campagne électorale et courir après un leader, et fit donc appel à Trudeau. Celui-ci se fit prier, évidemment, mais accepta en annonçant qu’il démissionnerait après les élections. En attendant, il se trouvait de retour aux affaires avec l’avantage de connaître exactement au sein du parti ses fidèles partisans et... les autres.
LE RAPATRIEMENT DE LA CONSTITUTION
Le quatrième acte fut la victoire libérale du 18 février 1980, suite à une campagne particulièrement démagogique. Après quoi, Trudeau refusa de démissionner sous prétexte qu’il fallait contrer Levesque et son référendum ! Il s’engagea dans une campagne en faveur du “ non ”, avec promesse de procéder à des réformes constitutionnelles. Le 20 mai 1980, le “ non ” l’emporta. Trudeau, s’estimant tenu par ses promesses, procéda unilatéralement au “ rapatriement ” de la Constitution et à son amendement, sans se plier à la procédure légale à suivre en pareil cas.
Il introduisit d’autorité la Charte des droits de l’Homme en préambule. Quant aux revendications des Francophones, il n’en tint presque pas compte. D’où ce paradoxe de négociations constitutionnelles engagées pour répondre aux légitimes demandes des Canadiens-français qui aboutirent à un texte que le gouvernement du Québec refusait de ratifier !
FRÈRES ENNEMIS ?
On reste stupéfait du risque politique pris par Trudeau. De fait, au printemps 1981, les péquistes obtinrent 49 % des suffrages, et le Congrès du Parti Québécois réuni au lendemain de la conférence constitutionnelle de novembre 1981 préconisa la déclaration d’indépendance unilatérale. Si Gwyn n’avait pas achevé sa biographie sur la victoire du 20 mai 1980, sans doute n’aurait-il pas manqué de demander comment un homme aussi intelligent que Trudeau, aussi soucieux du bien national, avait pu prendre un tel risque. La réponse est donnée par Gérard Bergeron: le Prince n’était pas un inconscient, il savait que son ami du temps de “ Cité libre ” veillait. Et en effet, René Levesque critiqua les résolutions de son Congrès de 1981, menaça de démissionner, fit tant de tapage que finalement un autre Congrès péquiste fut convoqué pour février 1982 où les “ politiques ” l’emportèrent sur les “ nationaux ” (Bergeron, p. 265). Et l’on ne parla plus d’indépendance unilatérale.
UNE ÉTRANGE POLITIQUE ÉTRANGÈRE
La société canadienne tout entière reposant dès lors sur les droits de l’Homme, Trudeau était arrivé à ses fins. Il pouvait quitter le pouvoir. Il ne fit pratiquement plus rien alors pour enrayer la chute de sa popularité jusqu’à sa démission et à la passation de pouvoirs à... John Turner.
Il occupa ses derniers mois principalement dans les questions de politique étrangère. À l’origine, il avait imité Charles de Gaulle. Puis, manifestant ouvertement des sentiments anti-américains, il inventa “ la Troisième Option ”, espèce de non-alignement qui ne fit pas long feu. Contraint alors de revenir à un américanisme plus officiel, il le fit en 1977, consacrant en fait sa véritable activité diplomatique à soutenir les pays du Tiers-monde... socialistes. Il organisa une politique d’investissements considérables dans ces pays. Au cours des derniers mois, Trudeau s’institua enfin pèlerin de la paix dans le but d’instaurer un dialogue entre l’URSS et les USA en vue du désarmement nucléaire. Dans ses conférences mensuelles d’actualités notre Père montra qu’une telle attitude servait les intérêts du Kremlin.
Le bilan des “ années Trudeau ” est donc la subversion du fondement même de la société canadienne, une révolution accomplie sans susciter d’opposition réellement sérieuse. À première vue, cela pourrait paraître étonnant mais en fait on ne voit pas comment il aurait pu en être autrement. Quel homme politique canadien était à même d’apprécier les enjeux du projet de Trudeau ? Les droits de l’Homme ne sont-ils pas déjà les fondements du système démocratique que nous avons vu s’implanter au Canada dès 1850 (cf. RCC n° 10, janvier 1986 : “ La première révolution tranquille, 1840-1850 ”) et n’être plus contesté depuis 1898 ? Pourquoi dans ce cas ne pas aller jusqu’au bout et ne pas les poser comme un absolu ? Seuls les évêques auraient pu, au nom d’une saine doctrine catholique, en dénoncer l’erreur, l’impiété et les conséquences suicidaires. Mais, pour notre malheur, la déclaration des droits de l’Homme est également la loi et les prophètes dans la nouvelle religion de Paul VI et Jean-Paul II ! Cela démontre une fois encore qu’il ne peut y avoir de contre-révolution dans nos nations chrétiennes sans contre-réforme dans l’Église, ce que notre Père explique chaque mois dans son heure d’actualités.
RCC nos 12 et 13, 1986