LE RÉGIME FRANÇAIS

La chute de la Nouvelle-France
Conclusion

VOICI un peuple français et catholique intégré brutalement dans l’empire anglais et protestant. Sa foi romaine et sa civilisation sont désormais en péril. Ces soixante mille Canadiens vont-ils être assimilés, comme leurs vainqueurs se le proposent ouvertement ? Nous devrons aborder bientôt cette période difficile des premières années de la domination anglaise, tenant compte des clauses imposées par le vainqueur dans les circonstances de la capitulation. Nous verrons aussi son comportement avec les vaincus et la nouvelle organisation du Canada sous le “ régime anglais ”. Mais il importe déjà de tirer les leçons des événements.

Cette guerre de la France et de l’Angleterre n’était pas la première. La France l’avait inaugurée par des victoires, et voici qu’elle s’achevait dans une défaite telle qu’elle n’en avait pas connue depuis trois siècles. Entre-temps s’étaient accumulées occasions manquées, défaites inattendues, victoires sans lendemain, flottes malencontreusement dispersées par les tempêtes. Tout semble concourir à l’abaissement de la France, à son isolement : revers inouïs en Allemagne, colonies laissées sans défense. Est-ce là ce qu’on devait attendre de la plus puissante monarchie d’Europe ? Que manqua-t-il pour que Québec fût miraculeusement libérée de l’étreinte ennemie, comme en 1711 ? comme en 1690 ?

Si l’on ne comprend pas que la France a une place de nation sainte dans la chrétienté, que Dieu a des desseins particuliers de miséricorde sur elle, mais aussi des exigences correspondantes, sous peine de châtiment en cas d’infidélité, si donc l’on ne sait pas cela, on perd le fil qui rend tous ces événements logiques et intelligibles.

Nous nous sommes appliqués à montrer d’abord, dans le détail, l’enchaînement des causes secondes de la défaite française. De la simple observation des événements militaires, nous sommes remontés aux conditionnements économiques, sociaux, politiques qui les ont en partie favorisés, produits même directement pour certains.

Nous avons découvert alors avec effroi tout un monde ébranlé dans son édifice moral, plus encore religieux, et cela, plus particulièrement en la personne de son Roi et de la société dirigeante qui l’entoure et le seconde dans son œuvre de gouvernement du royaume très chrétien. La France, fille aînée de l’Église, en se détournant de son Roi véritable qui est Jésus-Christ, s'est désormais détournée aussi d’accomplir les œuvres qu’il faisait par elle et auxquelles il donnait sa grâce, montrant à toute la chrétienté la protection divine qu’il accordait particulièrement à cette nation de prédilection. Notre-Seigneur exaltait la France parce qu’en elle il était exalté.

N’agissant plus pour Dieu, la France a vu tomber la vigueur de son bras. Son œuvre missionnaire et colonisatrice, œuvre opérée au milieu de tant de contradictions, était jusque-là la preuve évidente de l’action divine. Cet esprit premier de sa fondation n’animant plus le Canada, la colonie tomba. Il est bien significatif que l’opinion des administrateurs de l’œuvre coloniale française penchait, contre l’avis déterminé du Roi, en faveur de la Guadeloupe et des grands profits qu’elle rapportait, et cela, au détriment d’une colonie d’un faible rapport telle que le Canada. Et que cette dernière fût l’œuvre des jésuites n’était plus une caution suffisante ; c’était même, désormais, une tache d’infamie.

En effet, seules de hautes considérations civilisatrices et mystiques pouvaient militer en faveur de la conservation à tout prix du Canada, cette perle précieuse, fruit d’un labeur incessant, réceptacle de tant de grâces signalées de la part de Notre-Seigneur. Cette vue religieuse des choses est devenue bien rare dans les ouvrages modernes traitant du sujet.

Les historiens modernes cherchent les raisons sociologiques ou économiques qui auraient dû pousser les Français à garder le Canada, pays vaste aux immenses possibilités de peuplement, de développement agricole et manufacturier. Mais la Guadeloupe était plus peuplée et produisait plus que le Canada, grâce à son climat favorable et à la canne à sucre !

En fait, ce sont les origines du Canada français qui nous éclairent sur sa fin. L’esprit des fondateurs était purement évangélique, surnaturel : procurer la gloire de Dieu par l’instauration ici d’une chrétienté fidèle, exempte de toute corruption d’hérésie, et par la conversion des innombrables Indiens de ces contrées encore sous l’empire du démon. La civilisation française y était vue comme l’instrument providentiel mis à la disposition de cette œuvre divine.

Mais l’esprit mondain, libertin, libertaire, matérialiste qui animait au XVIIIe siècle les héritiers comblés de cette civilisation admirable n’était plus adapté à la tâche entreprise un siècle avant eux au Canada.

ILS N’ONT PAS VOULU ÉCOUTER MA DEMANDE

Chacun comprend où cette conclusion doit nous mener. Le sort de la France avait été exemplaire dans la gloire, tant qu’elle illustrait la souveraineté de Celui qui était son vrai Roi, Jésus-Christ. Son sort devait être aussi exemplaire dans le châtiment de son infidélité, châtiment qui rendrait gloire, lui aussi, à la royauté de Jésus-Christ, en rappelant à tout instant aux Français atterrés cette parole de l’Évangile de saint Jean : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire. »

Sacré-Coeur
Le Sacré Coeur apparaissant à sainte Marguerite-Marie Alacoque, à Paray-le-Monial.

En 1689, sainte Marguerite-Marie exprimait clairement ce que cette vocation spéciale de la France avait de contraignant : elle se devait de rendre gloire au Christ et se faire le héraut de son Sacré-Cœur dans le monde ; en cas de refus, elle serait jetée dans l’affliction. « Fais savoir au fils aîné de mon Sacré-Cœur (parlant de notre Roi) que, comme sa naissance temporelle a été obtenue par la dévotion aux mérites de ma sainte enfance, de même il obtiendra sa naissance de grâce et de gloire éternelle par la consécration qu’il fera de lui-même à mon Cœur adorable qui veut triompher du sien et, par son entremise, de celui des grands de la terre. Il veut régner dans son palais, être peint sur ses étendards et gravé dans ses armes, pour les rendre victorieuses de tous ses ennemis en abattant à ses pieds ces têtes orgueilleuses et superbes, pour les rendre triomphantes de tous les ennemis de la sainte Église. »

On sait que Louis XIV connut ce message et se refusa à l’accomplir, non par impiété fondamentale, mais par orgueil et respect humain, mondain. Louis XV fit de même, résistant aux objurgations répétées de sa sainte épouse, la reine Marie, dans les années qui suivirent aussitôt leur mariage, en 1725. Le châtiment ultime est connu et n’a pas cessé depuis : c’est l’abolition de cette sainte monarchie française dont les rois ne tenaient leur couronne que des mains de Jésus-Christ ; ils la perdirent de n’avoir plus voulu la recevoir de lui.

La perte du Canada fut le premier avertissement donné à Louis XV. Il crut parer à tout ce qui l’avait provoquée en réprimant parlementaires et jansénistes lors de sa fameuse “ révolution royale ” de 1770. Mais ce remède tout humain n’atteignait pas le mal en sa cause, puisqu’il refusait toujours son cœur royal au Cœur divin de Jésus, son maître. Louis XVI, d’ailleurs, défit cette œuvre de salut purement politique de son grand-père en rappelant les parlementaires de leur exil, en leur rendant leur pouvoir dans l’État. La révolution de 1789 pouvait arriver. Pourtant, la divine Providence n’abandonnait ni la France, ni le Canada. Son dessein privilégié sur le Canada nous occupera dans la prochaine partie, où nous verrons que la protection divine ne se fera pas moins manifeste dans l’humiliation de notre pays qu’elle avait été éclatante dans le siècle de sa fondation et de sa première prospérité.

Cette voie d’humiliation n’est d’ailleurs pas l’échec des vues du Sacré-Cœur sur le Royaume de France ni sur sa sainte fondation canadienne. Notre-Seigneur ne l’avait-il pas choisie pour lui-même, ne la préféra-t-il pas pour ses saints, et ne l’avait-il pas prévue pour faire triompher finalement cette dévotion à son Sacré-Cœur ?

Sainte Marguerite-Marie l’écrivait le 3 novembre 1689 : « Je me suis plainte quelquefois à Lui de ce qu’il n’emploie pas des personnes d’autorité et de science, qui auraient beaucoup avancé [la cause du Sacré-Cœur] par leur crédit. Il me semble qu’Il m’a fait connaître qu’Il n’a que faire pour cela des puissances humaines, parce que la dévotion et le règne de ce Sacré-Cœur ne s’établiraient que par des sujets pauvres et méprisés, et parmi les contradictions, afin que l’on n’en attribuât rien à la puissance humaine ; et que, malgré les oppositions et contradictions que l’on y pourrait former, Il règnerait et se ferait connaître et aimer, même de ceux qui s’y opposeraient. »