LE RÉGIME FRANÇAIS

Une crise politique et intellectuelle

À n’en pas douter, la guerre de Sept Ans a jeté la France, de 1756 à 1763, dans des difficultés dont la variété et la gravité dépassent grandement les domaines militaire et économique. L’activité de Louis XV pendant ces années est celle d’un grand roi, conscient de son devoir et fermement décidé à l’accomplir. Il faut rétablir cette vérité contre l’image d’indolence qu’on donnait de lui jusqu’à ces derniers temps.

Mais beaucoup parmi les hommes qui forment l’élite du royaume, et qui devraient de par leur fonction seconder le pouvoir du Roi, sapent en fait son autorité et mettent obstacle à son action. Plus encore qu’aux ennemis que la France compte à ses frontières, c’est à ces Français ennemis de leur Roi qu’il faut attribuer une part déterminante dans la défaite.

LES PARLEMENTAIRES

Ce sont d’abord les parlementaires. Ces magistrats des cours de justice de Paris et des capitales provinciales, ne manquèrent jamais une occasion au cours des siècles de profiter d’un affaiblissement passager du pouvoir royal, pour sortir de la fonction judiciaire où la faveur du Roi les avait placés, et prendre part illégalement aux décisions politiques qui n’appartiennent qu’au souverain.

La minorité du jeune Louis XV et la régence du duc d’Orléans, de 1715 à 1723, les avaient introduits dans l’antichambre du pouvoir. Louis XV, dans la suite, ne saura plus les en chasser, ou bien ce sera fort tard, en 1770. Un jeune parlementaire, le conseiller de Viarmes, faisait cette réflexion en 1757, trahissant l’esprit détestable qui animait alors toute sa corporation : « Le métier d’un conseiller est de s’opposer à tout ce que le Roi peut faire, même de bon. »

Ainsi, on comprend comment pouvait être entravée la réforme des impôts que le Roi et ses ministres avaient envisagée afin d’en rendre la collecte plus équitable pour les Français, et le produit plus abondant pour la Couronne. C’est en effet par ce privilège séculaire qu’ont les parlements d’enregistrer les impôts royaux ou de les rejeter, que ces cours de justice prétendaient passer de leur simple fonction judiciaire à la prérogative politique d’exercer leur contrôle sur les services de l’État et sur l’action du Roi, se désignant ainsi eux-mêmes comme les représentants de la nation contre le Roi, à l’instar de ce que pratiquait le parlement anglais depuis fort longtemps.

De telles menées subversives seront anéanties par le Roi en 1770, ressaisissant les rênes de son pouvoir par ce coup de force que les historiens appellent “ la révolution royale ”. Le Roi prononça alors la dissolution des parlements, et ordonna la réorganisation de la justice dans tout le royaume, la rendant gratuite pour tous ses sujets.

Mais cette mesure royale de salut interviendra trop tard, et l’hostilité parlementaire va produire tous ses effets délétères à l’intérieur du royaume tandis que l’étranger menace nos frontières.

LES “ PHILOSOPHES DES LUMIÈRES ”

La haine et la trahison des parlementaires envers leur Roi auraient eu peu de portée en France si elles n’avaient trouvé le soutien inespéré du parti intellectuel, formé d’une grande part de l’élite pensante du royaume, et que l’on nommera le parti philosophique des écrivains et causeurs de salon. Leurs projets audacieux et chimériques de réformes générales de toutes les institutions sociales et politiques s’allia en ce siècle avec l’esprit rétrograde, féodal, passéiste et plein de morgue de la caste parlementaire contre les réformes réalistes, nécessaires et si porteuses de succès que la monarchie voulait inaugurer. Ces deux partis si contraires agençaient ainsi leurs intérêts particuliers contre le Roi dont le souci constant était celui de l’intérêt public, celui de la sauvegarde et de la victoire de la France.

Voltaire
François-Marie Arouet, dit Voltaire

Cette coalition monstrueuse d’ambitieux en tous genres conduit tous ceux qui s’y agrègent à trahir la France en toutes circonstances. Montesquieu, Diderot, Voltaire, d’Alembert et les autres loueront pêle-mêle l’Angleterre et la Prusse, la première comme le pays des libertés parlementaires, la seconde comme l’idéal d’une dictature où l’efficacité de l’étatisme justifie la suppression de toutes les libertés, même les plus légitimes. Ces contradictions sont secondaires en regard du but bien précis qu’ils se proposent : abattre par tous les moyens la monarchie très chrétienne qu’ils abhorrent.

On comprend que les utopies de quelques intellectuels dévoyés comme étaient les “ philosophes des Lumières ”, et les nostalgies féodales des parlementaires n’auraient été qu’une vaine agitation si elles n’avaient trouvé le soutien puissant du parti financier très intéressé à cette révolution générale que tout ce monde voulait faire subir à la France. Renverser les institutions familiales, communales, provinciales, corporatives et surtout la puissance de l’Église qui les soutient toutes, voilà pour eux le moyen d’introduire en France le système anglais de l’industrie et du profit sans limites.

Pour obtenir un tel résultat, il faudra gagner l’opinion française aux idées de “ réforme ” non celles du Roi, mais celles des révolutionnaires. Ainsi, franc-maçonnerie et parti financier deviennent les actifs pourvoyeurs de fonds des maîtres de « ce monstre naissant qu’on appelle l’opinion publique ».

La stratégie que les divers conjurés vont adopter contre la royauté, sera de s’assurer du monopole intellectuel de leurs idées dans la presse, les cafés, les salons, les académies provinciales et jusqu’à l’Académie française, à Paris. Pour cela, on se coopte, on fait grand bruit des travaux produits par les adeptes de la secte intellectuelle. Au contraire, on exclut tous ceux qui n’en font pas partie, ou qui ne veulent pas y adhérer ; on dénigre leurs œuvres, on soulève des campagnes contre eux, ou bien on fait le silence le plus soudain autour de leurs travaux, qui tombent alors d’eux-mêmes dans le néant. Ainsi se modela l’opinion publique en ce XVIIIe siècle.

“ PHILOSOPHES ” ET FRANCS-MAÇONS

L’audace des “ philosophes des lumières ” ne se sentait plus de limites dans sa domination de l’élite intellectuelle de la France, puisque la censure royale ne s’exerçait plus à leur égard. On sait en effet que le directeur de la Librairie de France, placé par le roi pour surveiller l’impression des livres dans tout le royaume, avait pour tâche principale d’interdire l’édition et la diffusion des ouvrages subversifs contre la religion, la monarchie et la morale. Or en ces années, la Librairie de France était dirigée par un ami des philosophes.

Ce personnage laissa se répandre dans le royaume toute la littérature nouvelle, pleine d’un dénigrement systématique de la France. À l’inverse, ces prétendus philosophes ornaient tous nos ennemis, Angleterre et Prusse principalement, des belles vertus de liberté et de progrès. Les sentiments contre-nature de ces esprits dévoyés les poussaient jusqu’à se réjouir de nos défaites, où ils voyaient la victoire de leurs idées. L’exemple le plus connu est celui de Voltaire, arborant une indigne satisfaction à la nouvelle de notre revers de Rosbach en 1757. Son compliment au roi de Prusse exprime entre autres son regret de n’être pas Prussien.

Louis XV
Louis XV
À l’invitation de ces penseurs nouveaux, une grande part de l’élite intellectuelle et sociale française va prendre l’habitude de débattre le plus librement du monde de la conduite des affaires publiques, et toujours pour s’opposer à la politique royale. Dans ce contexte, l’une des intuitions les plus remarquables de Louis XV, le renversement des alliances, leur fut des plus amères. Le comte d’Argenson, lui-même ministre, y vit à juste titre, mais pour s’en désoler, le retour à un esprit de croisade des royaumes catholiques face à la menace protestante, à laquelle rien, depuis un demi-siècle, n'avait plus été opposé en Europe.

Les adeptes de la secte secrète des francs-maçons trouvaient un soutien complaisant et un recrutement facile dans cet univers mondain et artificiel des milieux “ philosophiques ”. En peu de mots, notre Père a qualifié la pensée profonde des affidés de cette nouvelle société secrète : « Il existe une différence capitale entre la franc-maçonnerie des pays anglo-saxons et la même franc-maçonnerie dans les pays catholiques, principalement les pays latins d’Europe occidentale. Dans les premiers, elle est un organisme étatique ou para-étatique, un précieux auxiliaire de la politique nationale, et une doublure de l’establishment protestant. Dans la seconde au contraire, elle est une force étrangère, le parti de l’étranger, une conspiration permanente contre l’âme et le corps de la nation, un État dans l’État, mais cherchant à absorber ou à dominer l’État lui-même contre la nation. Ainsi, la franc-maçonnerie, comme le protestantisme dont elle partage les buts profonds, est anglaise et anglicane à Londres, mais anti-française, républicaine et anti-cléricale à Paris. »

Ainsi, sous les beaux noms chimériques de liberté et de progrès, c’est le programme maçonnique qui mobilise la classe pleine d’illusions des intellectuels en vogue et de ceux qui les écoutent. Et c’est pour servir aux buts politiques de la secte que ces Français des meilleures familles désertent, dans la pratique, le vrai service de leur roi et de leur pays. Se cooptant les uns les autres, ils occupent progressivement les plus hauts postes de l’État.

Deux francs-maçons commandent ainsi les armées françaises en Allemagne pendant la Guerre de Sept Ans. Ce sont le maréchal de Richelieu et le comte de Clermont, ce dernier bien connu pour avoir été grand-maître de la Maçonnerie. On sait par ailleurs les résultats désastreux de nos campagnes d’Allemagne. C’est que le critère déterminant pour la promotion aux emplois n’est plus la compétence, mais l’appartenance à la société secrète.

LE SORT DU CANADA EN DÉPENDIT

Le mépris de la vocation colonisatrice de la France est l’une des pensées les plus communes à tous ces adeptes des idées nouvelles, parlementaires, “ philosophes ” ou francs-maçons. Montesquieu prétendait que les colonies affaiblissaient le pays.

En 1760, Voltaire suppliait un ministre de délivrer la France du lourd fardeau qu’était pour elle le Canada. Le comte d’Argenson, secrétaire d’État à la guerre depuis 1740, osait écrire en 1755, au commencement de la si terrible guerre que l’Angleterre venait d’ouvrir contre nous : « Nous avons des colonies que je troquerais pour une tête d’épingle si j’étais roi de France. » Or c’est lui qui choisit d’envoyer Montcalm au Canada. Notons encore que l’“ Encyclopédie ”, qui paraissait dans ces années, ne trouva que douze lignes insignifiantes à consacrer au Canada, au milieu de tant d’articles-fleuves dont elle est remplie !

Profondément matérialistes, ces “ philosophes ” ne savaient considérer dans nos belles colonies catholiques françaises que le profit immédiat qu’eux et leurs amis pourraient en tirer par le produit des spéculations maritimes et boursières. On comprend alors ce mot de Voltaire, leur porte-parole le plus cynique, qui se demandait pourquoi il aurait fallu pleurer le Canada, « ces quinze cents lieues dont les trois quarts sont des déserts glacés ».

L’élite des capitaines de l’armée française n’était-elle pas tirée de ces grandes familles qui, après avoir si bien servi la France et ses rois, perdaient leurs énergies et leur intelligence au contact d’idées aussi pernicieuses ? Parmi ces chefs militaires figurent immanquablement bien des défenseurs du Canada. Ainsi, Montcalm écrivait à Bourlamaque, le 8 mars 1759, alors que ses intrigues à la cour étaient en train de lui obtenir la préséance sur Vaudreuil dans la conduite de la guerre, et donc six mois avant la chute de Québec par sa faute : « Je vais commencer le troisième volume de l’Encyclopédie, et je vois tout couleur de rose. »

D’autres officiers qui entourent le général partagent ce goût pour les idées nouvelles. L’un d’eux est le célèbre Bougainville, son aide de camp, élève et ami du “ philosophe ” d’Alembert. Beaucoup d’entre eux assureront la défense du Canada avec une réelle conscience professionnelle. Mais il leur manquera le génie et l’audace que seul peut produire dans une âme, dans un cœur de soldat, l’amour du sol qu’il défend, du peuple qu’il protège au péril de sa propre vie.

Cependant, en ces années, le progrès des idées nouvelles n’avait atteint qu’une part seulement de l’élite pensante et dirigeante du royaume. Pourtant, cette progression était devenue désormais suffisante pour diviser en deux camps les meilleurs serviteurs du roi. À partir de maintenant, les élites ne seront plus unies derrière le roi pour défendre, sous ses ordres, la France et ses colonies exposées à un danger extrême.

La Pompadour
Marquise de Pompadour

Mais il y a plus grave. La marquise de Pompadour, favorite du roi, devenait peu à peu maîtresse de son âme et parvenait à prendre une part croissante dans les affaires politiques du royaume. Sa faveur envers la coterie des “ philosophes ” était connue. Voltaire saura lui dédier une oraison funèbre digne des services qu’elle avait rendus au parti “ éclairé ”, en écrivant cette simple phrase : « Elle était des nôtres. » Et certes, la nomination des ministres fut un des domaines où elle sut le plus imposer sa volonté au roi.

À la stabilité qui fit toujours la force de la monarchie dans la continuité des desseins politiques que les rois se proposaient, elle substitua le caprice, l’irréflexion, l’incompétence, parfois la perfidie, et toujours l’anarchie. Ainsi, de 1756 à 1760, en ces années cruciales de la guerre, quatre ministres de la marine, pas moins, se succédèrent. Le sort du Canada fut entre leurs mains. Quelle stratégie peut-on mettre en place en quelques mois d’exercice d’une fonction aussi complexe ?

L’un d’eux, Berryer (1758-1762), ancien lieutenant de police de Paris, n’avait aucune des connaissances nécessaires au chef de la marine et au défenseur des colonies. Accaron, son premier commis, son principal auxiliaire dans ce poste délicat, arriva en même temps que lui et n’en savait pas plus.

C’est ici l’un des éléments les plus notables de la désorganisation politique qui contribua grandement à l’issue malheureuse des guerres coloniales. Nous avons suffisamment montré l’attachement de Louis XV à la politique colonisatrice de ses aïeux Louis XIII et Louis XIV. Mais cet effort de longue haleine des rois n’était plus secondé par le zèle et la compétence de ministres à la hauteur de leur tâche. Plus grave encore, un dissentiment d’idées opposait certains ministres à leur roi, nous l’avons vu. Pierre Gaxotte relève avec force et clarté ce paradoxe de la politique de Louis XV :

« Garder un empire colonial contre le gré des classes agissantes eût été un miracle. C’est à Paris, et non à Québec et à Pondichéry, que s’est joué le sort de nos possessions lointaines. »

S’ajoutant aux fautes humaines que nous venons d’analyser, de nombreux historiens ont voulu souligner une autre série de causes, qu’ils ont attribuées à une malchance caractérisée. Bien des occasions manquées et d’inexplicables revers de fortune viennent en renfort, sous leur plume, pour nous convaincre de chercher plus profondément d’autres causes à la chute du Canada français.

C’est l’état religieux du royaume et de sa colonie d'Amérique qui va nous fournir les données indispensables à l’explication des événements de 1759-1760. Nous l’avions annoncé en tête de ce chapitre, les faits militaires, économiques, politiques et sociaux doivent nous conduire à cette analyse religieuse qui les explique tous. C’est le dessein divin qui y est inscrit, comme nous l’avons vu tout au long de notre histoire sainte du Canada.