MÈRE MARCELLE MALLET
fondatrice des Sœurs de la Charité de Québec
UNE VOCATION : LE SOIN DES PAUVRES
MARCELLE Mallet est née à Montréal sur Côte-des-Neiges, le 26 mars 1805. Ses deux grands-pères étaient d’inséparables amis depuis leur participation aux expéditions de La Vérendrye jusqu’aux Rocheuses. Son père s’était établi à l’Assomption où il cultivait une terre. Il y mourut en 1810. Plus tard, un oncle de Lachine prendra en charge Marcelle et son jeune frère Narcisse, pour leur permettre d’aller à l’école des Sœurs de la Congrégation Notre-Dame, où elle fera sa première communion en 1817. On ne sait guère plus de choses de l’enfance de notre héroïne.
Quand elle eut 16 ans, son oncle qui avait beaucoup de relations d’affaires, commença à ébaucher des projets de mariage. Mais il se heurta aussitôt à une fin de non-recevoir. Imperturbable, la jeune fille révéla à sa famille stupéfaite qu’elle voulait être religieuse chez les Sœurs Grises ! Or, il faut savoir qu’à l’époque – nous sommes sous le régime anglais – les vocations religieuses étaient rarissimes. Montréal ne comptait que trois congrégations : la Congrégation Notre-Dame, fondée par Marguerite Bourgeoys pour l’enseignement, les Sœurs hospitalières de Saint-Joseph, qui avaient la charge de l’Hôtel-Dieu, et la petite congrégation des Sœurs grises fondée par Marguerite d’Youville, qui s’occupait de l’Hôpital général, autrement dit de l’hospice. Soixante-quinze ans après leur fondation, ces dernières n’étaient pas même une trentaine. Les Mallet n’avaient aucun contact avec elles, sinon que, comme tous les habitants de Lachine, ils voyaient passer les sœurs en carriole lorsqu’elles se rendaient à leur ferme de Chateauguay. Bien sûr, on savait qu’elles s’occupaient des pauvres, et c’était bien cela qui attirait irrésistiblement la jeune fille. Inébranlable dans sa résolution, elle entra donc en 1821 à l’Hôpital général à la Pointe-à-Callières. Mais comme elle n’avait que seize ans et qu’elle paraissait de santé frêle, la supérieure la laissa trois ans au postulat !
HÉROÏQUES SŒURS GRISES
Il y aurait beaucoup à dire sur les Sœurs Grises à cette époque. Si les circonstances de la Conquête ont permis la reconnaissance canonique de la communauté sans qu’elle soit dotée d’une règle élaborée, toutes les sœurs sauf les quatre plus anciennes, ont été formées par la même maîtresse des novices. Un commun esprit les anime donc, celui de la fondatrice, pieusement et jalousement conservé, caractérisé par un absolu dévouement lié à une inaltérable gaieté. Leur directeur spirituel était alors un Sulpicien, le Père Satin, qui était la bonté même au point que les sœurs disaient qu’elles avaient un père de satin.
En 1821, le gouvernement français payant les dettes contractées pendant la guerre contre les Anglais, l’Hôpital général va enfin pouvoir sortir du marasme dans lequel il survit depuis 1763. On l’agrandit tandis que de nouvelles vocations se présentent, au rythme de trois ou quatre par an. Pourtant, la vie est rude au service des pauvres. Pendant longtemps, la chapelle qui n’avait pas de double fenêtres, n’était pas chauffée ; en 1825, on y installa deux poêles qui devaient aussi profiter aux deux salles contiguës ; au dire des sœurs “ ce n’était plus l’hiver, mais c’était encore l’automne ”. En 1827, 1828, 1829, on connut la famine ; le pain manqua pendant six mois en 1828. Jusqu’en 1832, le déjeuner au sortir de la messe se composait uniquement d’un bol de café d’orge et d’un morceau de pain pris sur le pouce à la sacristie. Jusqu’en 1827, la lessive se faisait au fleuve, été comme hiver ; à cette date, on installa un lavoir dans l’hôpital mais il fallait toujours aller chercher l’eau au fleuve. Tout cela pour dire que cette vocation obligeait à “ l’extase des œuvres ” si chère à saint François de Sales, car dépourvue de toute illusion.
Sœur Mallet va vivre vingt-trois ans à l’Hôpital général de Montréal. Elle y est d’abord cuisinière, une rude tâche où elle se distingue par ses petites attentions pour agrémenter le repas de tel ou tel pauvre. En 1832, elle change tout à fait d’emploi, et devient infirmière, puis en 1834, première hospitalière chez les femmes, ce qui représente le soin quotidien d’une trentaine de malades âgées. Comme elle a aussi le génie du bricolage, autrement dit de la patente, les sœurs ont recours à ses services : « Allez chez sœur Mallet, vous trouverez ce qui vous manque ». En 1841, nouveau changement d’orientation, comme on dirait aujourd’hui : elle quitte les soins infirmiers pour la sacristie, ce qui est aussi une charge importante qui inclut alors le soin du jardin d’ornementation. Elle y apprend la broderie des ornements liturgiques et révèle des dons artistiques dans la fabrication des fleurs artificielles et la sculpture de statuettes en cire.
ASSISTANTE GÉNÉRALE
En 1840, la vie tranquille de l’Hôpital général va être bouleversée. Durant une neuvaine au nouveau bienheureux Alphonse Rodriguez, plusieurs pauvres et trois jeunes religieuses sont guéris miraculeusement. Cela cause un émoi, qui, ajouté aux merveilles opérées par la prédication de Mgr de Forbin Janson, donne un surcroît de ferveur religieuse aux sœurs et à leurs pauvres. Le 28 mars 1840, ce petit monde s’affilie à l’Archiconfrérie du Très Saint et Immaculé Cœur de Marie. Les sœurs acceptent aussi la demande de Mgr Bourget d’aller fonder un hôpital à Saint-Hyacinthe.
Le départ des fondatrices est un véritable déchirement. Il faut savoir que, apparemment, la formulation exclusive de leurs lettres patentes ne permettait pas aux sœurs de Montréal de prendre en charge une fondation ; pour satisfaire l’évêque et répondre aux besoins pressants des pauvres de Saint-Hyacinthe, elles ont donc accepté que quatre sœurs les quittent pour fonder une nouvelle congrégation jumelle mais indépendante. La chose se renouvellera en 1844 pour la fondation de la Rivière-Rouge au Manitoba, et pour la fondation d’Ottawa en 1845. Sœur Mallet, comme ses compagnes, ressent ces fondations comme un véritable sacrifice. Elle était d’ailleurs particulièrement liée avec Mère Lagrave, la fondatrice de la Rivière-Rouge et surtout avec Mère Bruyère, celle d’Ottawa, avec laquelle elle correspondra fidèlement jusqu’à sa mort.
Le 1er avril 1845, à sa grande surprise, sœur Mallet est élue à la charge d’assistante. Citons le charmant billet qu’elle adresse à Mère Bruyère : « Ma bien chère Sœur, Votre gracieuse lettre remplie de bonnes nouvelles m’a grandement réjouie, mais j’ai été bien surprise que vous sussiez déjà ce qui m’afflige extrêmement, et ce n’est pas sans raison. Je ne sais vraiment comment nos Sœurs ont pu se déterminer à faire un tel choix. Vous ne me félicitez pas, dites-vous, et j’en suis bien aise ; car si vous l’eussiez fait, je crois que je vous aurais obligée à vous rétracter et à changer vos félicitations, d’abord en soupirs pour la Communauté qui a une si triste assistante, ensuite en prières pour cette pauvre misérable qui a un si pressant besoin du secours du Tout-Puissant. Vous pouvez penser que l’émotion n’est pas encore passée. Je n’ai jamais aimé les “poissons” de cette espèce ; aussi, j’espère le céder à une autre le plus tôt possible. Priez, ma bonne Sœur, et faites prier bien fort afin qu’en attendant, je ne fasse pas trop de mauvais coups. Votre très affectionnée, sœur Mallet. »
En 1846, à la demande de Mgr Bourget, elle fonde un nouveau service : la visite des malades à domicile. Pendant l’épidémie de choléra de 1847, qui fera plus de 3 200 victimes à Montréal, la supérieure et les Sœurs Grises à tour de rôle se dévouent au chevet des malades. Quinze sur trente-sept sont atteintes par la terrible maladie, huit en meurent. Sœur Mallet, pendant ce temps, assume le service de l’Hôpital général. On dit d’elle : « elle est plus embarrassée d’un quart d’heure de répit que de l’instant où plusieurs affaires la sollicitent à la fois ».
LA FONDATION DE QUÉBEC
En mai 1849, Mgr Turgeon, évêque coadjuteur de Québec, fit une demande de fondation pour sa ville épiscopale, avec l’appui de Mgr Bourget. Il s’agissait, pour commencer, de prendre en charge un orphelinat et une école pour enfants pauvres, fondés en 1840 par les dames patronnesses de Québec. En près de dix ans, 177 orphelins et 1 547 enfants pauvres avaient profité du dévouement de ces dames et des institutrices. Mais leur nombre augmenta considérablement à la suite du choléra et des incendies des quartiers Saint-Roch et Saint-Jean qui, en 1845, détruisirent 1 700 maisons et 3 000 lieux de travail. La charge financière devenait trop lourde. Comme, à l’époque, le salaire d’une institutrice permettait l’entretien de sept religieuses, la fondation d’un institut religieux devait permettre non seulement le salut de l’œuvre, mais son essor. La solution s’imposait, d’autant que Québec était encore dépourvu de congrégations religieuses vouées aux pauvres.
Le premier mouvement du conseil des Sœurs Grises fut de refuser. Mais, Monseigneur insistant, la supérieure se rendit sur place pour mieux examiner la demande, et elle ne résista pas aux regards des enfants pauvres… Elle confia la charge de la fondation à sa dévouée assistante, alors âgée de 44 ans. On lui désigna comme compagnes trois jeunes professes : sœur Sainte-Croix, 25 ans, sœur Thériault, 23 ans, et sœur Perrin, 19 ans ; la première sera une économe avisée, la seconde aura la charge de la cuisine et des gros travaux, tandis que la troisième fera l’école. Une novice, sœur Clément, qui s’occupera de l’orphelinat, et une postulante, sœur Dunn, complétaient la petite troupe.
La séparation fut touchante, sœur Blanche nous la raconte ainsi : « Les larmes, longtemps comprimées, éclatèrent et la désolation se traduisit en sanglots. Stupéfait et attendri, l’abbé Cazeau, secrétaire de l’archevêque de Québec, s’enfonça dans l’embrasure d’une fenêtre pour dérober son émotion : “ N’essayez pas, Monsieur l’abbé, de cacher le bon cœur que le Seigneur vous a donné ”, lui dit la sœur dépositaire ». C’est à la suite de ces adieux déchirants, qu’on décida de procéder à la modification des lettres patentes pour que les fondations puissent désormais rester attachées à la maison mère.
Le 22 août 1849, les fondatrices arrivèrent à Québec pour prendre en charge l’orphelinat où le choléra venait de se déclarer ! Les enfants rapidement guéris – on parla de miracle – la communauté s’installa, et bientôt tout le gratin de la ville défila dans la petite chapelle des sœurs, vite accaparées par leur tâche. Le choléra leur amena en quelques jours trente-trois orphelins supplémentaires ; faute de vêtements disponibles on dut habiller les garçons en filles, ce qui ne fut pas du goût de tout le monde ! L’œuvre de la visite aux malades commença aussi sans tarder, et bientôt l’école ouvrit ses portes. Au bout d’un an, les sœurs s’occupaient de 60 orphelins et de 250 élèves répartis en quatre classes, soit une moyenne de 62 par classe ! Heureusement, les Frères des écoles chrétiennes, dont le couvent voisinait le leur, aidaient le soir ces éducatrices néophytes à préparer les classes du lendemain. Ces fraternelles leçons porteront leurs fruits, puisqu’en 1854 on demandera aux sœurs d’ouvrir une autre école près du port de Québec.
À ces travaux de charité, il faut ajouter l’entretien de la maison, le soin d’un grand jardin et les activités lucratives : la fabrication de cierges, d’hosties, de rabats et d’ornements d’église.
Périodiquement, les épidémies de choléra ajoutent à cet ouvrage déjà accablant le poids du soin des malades. Les sœurs, avec héroïsme, sont toujours volontaires et leur dévouement est à l’origine de la conversion de nombreux protestants.
Heureusement, les vocations arrivent rapidement. En six ans, les sœurs de la Charité de Québec seront une trentaine malgré les nombreux échecs et les abandons ; Mère Mallet disait : « On ne connaît ce que vaut une fille qu’au bout de quatre, cinq ans ! ». Les premières à se présenter furent les deux demoiselles Roy et leur mère, née Marie Fitzbach, qui était veuve. Les jeunes filles furent acceptées, mais pas la maman ; cependant, l’année suivante, elle devenait la fondatrice des Sœurs du Bon Pasteur de Québec, congrégation qu’elle dirigera pendant trente-cinq ans !
En 1852, Mgr Turgeon entreprend la construction d’un vaste hospice-orphelinat, qui n’empêchera pas une suite de fondations dans le diocèse de Québec.
DOULOUREUSES SÉPARATIONS
Toute cette activité s’accompagna d’une rude épreuve pour Mère Mallet. En octobre 1849, trois mois donc après la fondation de Québec, un chapitre général des Sœurs Grises auquel elle participa, décida que les fondations futures resteraient unies à la maison mère, et que les fondations déjà réalisées reviendraient sous la dépendance de Montréal. Mais c’était agir sans compter avec l’opposition de l’archevêque de Québec que Mère Mallet pressentit : à l’évidence, il n’accepterait pas d’abandonner son autorité de métropolitain sur une fondation qu’au demeurant il aidait de tout son dévouement. Et de fait, l’opposition irréductible de Mgr Turgeon fit échouer le projet de réunification des différentes branches de la communauté de sainte Marguerite d’Youville. Malheureusement, il se trouva des sœurs de Montréal pour penser que la fondatrice de Québec, jalouse de son indépendance, avait manqué de zèle pour convaincre son évêque ; et elles ne se gênèrent pas pour l’insinuer aux autres sœurs fondatrices, si jeunes. Peu à peu, ces dernières se défièrent de leur supérieure et, prétextant leur épuisement, elles demandèrent les unes après les autres de retourner à Montréal. Seule l’économe, sœur Sainte-Croix, accepta de différer son départ jusqu’à l’achèvement de la construction du nouveau couvent. Ces cinq désertions, comme on s’en doute, furent un coup sensible au cœur maternel de la fondatrice, d’autant que sa solitude allait encore s’aggraver avec l’éloignement de l’abbé Louis Proulx, le premier aumônier de l’œuvre.
Cet abbé Proulx était un ancien élève de Nicolet, un homme remarquable que Mgr Turgeon, très proche de Mgr Bourget, aimait beaucoup. On voyait déjà en lui le futur coadjuteur de Québec. En attendant, il avait été nommé à la fois curé de la cathédrale et directeur spirituel du jeune institut. Bien vite, une véritable amitié spirituelle l’unit à la fondatrice pour laquelle il se montra un vrai père spirituel, la maintenant dans l’esprit de Montréal.
Seulement, l’abbé Proulx ne savait pas retenir son zèle. Comprenant le danger du libéralisme, il écrivit des articles qui fustigeaient ses premières manifestations à Québec. C’était suffisant pour qu’une cabale s’organisât contre lui, obligeant Mgr Turgeon non seulement à renoncer d’en faire son coadjuteur, mais à l’envoyer à Sainte-Marie-de-Beauce, le bout du monde à l’époque. Son dévouement y sera à l’origine du développement de cette belle région, mais voilà Mère Mallet privée d’un conseiller éminent. Par la suite, elle aura certes de bons chapelains, mais jamais elle ne retrouvera l’union de cœur et d’esprit qu’elle eut avec l’abbé Proulx.
ÉPREUVES ET FÉCONDITÉ
Il lui reste toutefois l’estime et l’appui inconditionnels de Mgr Turgeon, qui lui sont bien nécessaires tant les difficultés matérielles du développement des œuvres deviennent pressantes. En 1853, la construction du nouvel hospice, le plus grand bâtiment de la ville, est interrompue faute de ressources. Pour débloquer la situation, l’archevêque a l’idée, au lendemain de l’incendie du Parlement en 1854, de demander une subvention au gouvernement ; en échange, il propose que les bâtiments achevés servent aux séances parlementaires, le temps d’une session. Le gouvernement accepte et les travaux sont rondement menés. Mais le 3 mai, en la fête de l’Invention de la Sainte Croix, et à la veille de la première réunion des députés, un incendie criminel ravage totalement la nouvelle construction ! Là encore, le coup est terrible. Pendant deux ans, les sœurs maintiendront toutes leurs œuvres malgré l’exiguïté des locaux qui les oblige, par exemple, à habiter des combles où on ne peut se tenir debout.
Heureusement, le gouvernement cèdera à la colère populaire qui le tient responsable de n’avoir pris aucune mesure de sécurité, il financera la reconstruction avec les assurances. Cette épreuve sera fatale à sœur Sainte-Croix qui s’éteindra en 1855, à un moment où ses talents d’administratrice semblaient indispensables. La communauté, mais aussi les bienfaiteurs et l’archevêque de Québec en sont profondément affectés. C’est avec une voix brisée par l’émotion que Mgr Turgeon improvise, à la fin des obsèques, un sermon touchant qu’il achève dans les larmes en demandant des prières pour ces sœurs si dévouées. En regagnant son siège, il tombe victime d’une attaque de paralysie qui le laissera infirme pendant douze ans, à la charge de ses chères sœurs de la Charité.
Les relations de Mère Mallet avec son coadjuteur, Mgr Baillargeon, plus autoritaire et moins favorable à l’esprit de Montréal, seront moins confiantes.
Cependant, c’est lui qui présidera avec bienveillance à la série de fondations qui commencent, en 1857, par Cacouna, près de Rivière-du-Loup. En 1858, à Québec, c’est l’ouverture d’un hospice pour anglophones, l’asile Sainte-Brigitte, et à Lévis, d’un hospice pour prêtres retraités qui se double bientôt d’un pensionnat. En 1860, le nouvel évêque de Kingston, natif de Québec, appelle les sœurs dans sa ville épiscopale. L’année suivante, on fonde à Deschambault et à Plessisville ; en 1862, à Sainte-Anne-de-la-Pocatière tandis que s’organise l’œuvre du placement des orphelins. Enfin, la dernière fondation de Mère Mallet sera celle d’un dispensaire à Québec, en 1866.
UNE VRAIE DÉVOTION AU SACRÉ-CŒUR DE JÉSUS
ET AU CŒUR IMMACULÉ DE MARIE
Il faut admirer l’extraordinaire fécondité de cette congrégation en treize années d’existence, rendue possible par un afflux régulier de vocations et de ressources. Toutefois, la véritable explication réside dans la continuelle application des sœurs à la piété et au service du Cœur de Jésus. Car, ce qui est remarquable chez Mère Mallet, c’est sa véritable dévotion au Cœur de Jésus et au Cœur de Marie : tout absorbée qu’elle soit par les multiples exigences de sa vocation de dévouement au service des pauvres, elle met toujours au premier plan le salut des âmes et les combats de l’Église. C’est elle qui fait fleurir à Québec l’Archiconfrérie du Saint et Immaculé Cœur de Marie ; elle obtient du curé de Saint-Jean-Baptiste de Québec l’érection dans sa paroisse d’une archiconfrérie affiliée au sanctuaire parisien de Notre-Dame des Victoires. À la maison, dans ses allées et venues, le chapelet ne quitte pas ses doigts et, sans cesse, ses lèvres murmurent l’Ave Maria.
Elle est aussi une zélatrice de l’adoration perpétuelle du Sacré-Cœur, puis de l’Apostolat de la prière. Enfin, en mars 1866, elle entre en relation spirituelle avec le monastère de Paray-le-Monial, siège de l’Association de la Communion réparatrice : « Nous voulons toutes faire partie de la Communion réparatrice ; nous sommes heureuses de pouvoir, par là, réparer les injures faites au divin Prisonnier de nos autels, et de resserrer les liens qui unissent votre sainte communauté à la nôtre.(…) Implorez la protection du Ciel sur le pauvre Canada menacé de guerre, d’une extrême disette et peut-être du choléra. Si je ne savais pas que nous sommes sous la garde de Dieu, je m’inquièterais ; mais confiante en Celui qui prend soin de nous, toute ma communauté est parfaitement tranquille et laisse aux gens du monde les vains soucis pour l’avenir. » En 1865, après plusieurs années de respectueuses instances, elle obtient de l’archevêque un décret autorisant la célébration de la fête du Sacré-Cœur de Jésus, titulaire de la chapelle de l’hospice. En 1866, elle a l’autorisation d’instituer la pratique des premiers vendredis du mois avec bénédiction du Saint-Sacrement.
LA CROIX
Extase des œuvres et forte piété, telles sont les caractéristiques de la vie de Mère Mallet ; il faut maintenant y ajouter la Croix. Tout commença lorsqu’on voulut obtenir la reconnaissance canonique de l’Institut par Rome ; l’archevêque de Québec était persuadé que les règles apportées de Montréal étaient insuffisantes pour obtenir l’approbation romaine. En 1855, il décida donc de confier aux Jésuites qui assuraient la direction spirituelle de la Communauté, la rédaction d’une nouvelle règle. Tout en gardant l’esprit de Mère d’Youville, elle serait conforme aux dispositions habituellement appliquées aux congrégations féminines de ce genre.
L’affaire traîna pendant des années, jusqu’à ce que le Père Braün en soit chargé. C’était un directeur d’âmes réputé, un grand théologien qui sera un ami de Mgr Laflèche, donc un catholique intégral convaincu. Homme très rigoureux, austère, sévère, il manquait cependant de diplomatie ; les libéraux qui le redoutaient diront de cet ultramontain, qu’il était ultramonté. Il se mit à la tâche et acheva son travail en 1861. Son texte présenté à la Communauté y provoqua un profond malaise, les méthodes ignaciennes étant plaquées sur l’esprit de Mère d’Youville. Mère Mallet calma la tempête d’autant plus facilement que le Père Braün, lui-même insatisfait de son texte, accepta bien volontiers de reprendre son travail.
Entre-temps, Mgr Baillargeon s’inquiétait que Mère Mallet gouvernât toujours seule la Communauté. Il exigea qu’elle s’entourât d’un conseil. Il y eut malentendu : sans le dire expressément, Monseigneur voulait un conseil élu par toutes les religieuses professes, tandis que Mère Mallet pensa qu’il accepterait un conseil composé comme celui qui administrait l’Hôpital général de Montréal. Elle s’entoura donc de douze administratrices choisies par elle et qui seraient renouvelées par cooptation. Dans l’esprit de l’archevêque, cette divergence de vues laissa une mauvaise impression au sujet de la fondatrice.
En 1863, la Communauté écouta la lecture du nouveau projet de règle écrit par le Père Braün, mais en absence de ce dernier. Évidemment, le système du conseil coopté était aboli, ce que les sœurs acceptèrent volontiers, mais des dispositions qui avaient déplu à certaines sœurs étaient maintenues. Par la bouche de Mère Mallet, la Communauté présenta à l’archevêque vingt amendements que Mgr Baillargeon accepta sans difficultés. L’affaire semblait donc close et on procéda aux élections pour désigner le nouveau conseil et la supérieure. Or, à la surprise générale, Mère Mallet n’obtint pas la majorité absolue. Mgr Baillargeon la nomma cependant, sachant qu’elle était seule capable d’apaiser les tensions. En effet, si beaucoup de jeunes sœurs étaient enthousiastes de la règle du Père Braün qui visait à former à la manière ignacienne des religieuses rompues à tous les exercices des vertus religieuses, les sœurs anciennes la trouvaient trop contraire à l’esprit primitif de la Communauté. Il est vrai que ces sœurs n’avaient pas été habituées à être “guindées” dans des exercices de piété, que le maintien religieux n’avait jamais été affaire de règle, que le travail avait toujours été distribué selon les nécessités du service et non pas à heure fixe, etc...
Mais quand le Père Braün, de retour à Québec, apprit que les sœurs avaient demandé des amendements, il fut de fort méchante humeur. Il se rendit aussitôt chez l’archevêque pour protester contre « ces petites religieuses qui n’ont pas la plus petite teinture de théologie et qui n’ont pas le droit de faire une goutte d’eau bénite, mais qui ont eu l’audace de faire des corrections à la règle rédigée avec tant de soins. » L’archevêque céda, mais sans prévenir les sœurs. Jugez de l’étonnement de celles-ci lorsqu’elles prirent connaissance d’un texte imprimé qui ne correspondait pas aux recommandations du chapitre ! Dès lors, la division s’installa dans la communauté. Mère Mallet opta pour l’obéissance à l’archevêque, tout en recommandant aux supérieures locales d’être compréhensives avec les sœurs plus anciennes qui n’étaient pas habituées à ce genre de pratiques. Mais par là, elle mécontentait les extrémistes des deux partis.
La visite canonique de 1864 se passa très mal, car l’archevêque fut horrifié du mauvais esprit. Il la conclua en exigeant, dans les termes les plus forts, la soumission totale de toutes les religieuses. Il ne fut pas écouté ; des prêtres libéraux, trop contents de mettre en difficulté l’ultramontain Père Braün, avaient expliqué aux sœurs qu’elles n’étaient pas obligées d’obéir à une règle imposée dans ces conditions.
En 1865, une nouvelle visite canonique de la communauté, qui comptait alors quatre-vingts religieuses professes, se déroula tout aussi tragiquement que la précédente. L’archevêque et le Père Braün s’en prirent à Mère Mallet ; certaines sœurs leur signalèrent charitablement quelques manquements de leur supérieure, à vrai dire anodins, mais qui étaient des preuves suffisantes à leurs yeux, de son manque de zèle pour la nouvelle règle. Aux élections du 4 août 1866, c’est une jeune religieuse de 37 ans, sœur Saint-Louis, par ailleurs très compétente, qui est élue supérieure. Mais comme aucune majorité ne se dégage pour aucun des postes de conseillères, l’archevêque suspend les élections et procède d’autorité aux nominations : il choisit exclusivement de jeunes religieuses.
LES DERNIÈRES ANNÉES
Mère Mallet n’est donc plus rien dans sa communauté. Il lui reste cinq années à vivre. On lui accorde certes le titre de Mère fondatrice, mais on s’arrange pour qu’elle vive presque en recluse. N’imaginons pas qu’elle soit à proprement parler persécutée ; elle est simplement mise à l’écart, une page est tournée et on veille à ce qu’il n’y ait pas de retour en arrière possible. L’été, lorsqu’elle n’est pas malade, on lui confie la charge du jardin ; l’hiver, elle travaille au dispensaire… qui est ouvert à l’heure de la récréation communautaire. Elle est invitée aussi à recevoir tous les visiteurs de marque.
Toutefois en 1868, Mère Saint-Louis lui donne une ultime consolation en lui demandant de l’accompagner dans sa visite canonique des maisons de la Congrégation. C’est au retour de cette longue absence qu’elle ressent les atteintes du cancer et de l’hydropisie qui l’emporteront après plus de deux années de souffrances. Contrainte de garder la chambre, elle est veillée à tour de rôle par les novices, ce qui nous vaut de beaux témoignages sur ses vertus, en particulier sur sa charité toujours attentive. Elle reçoit aussi de nombreuses lettres auxquelles elle dicte des réponses admirables de tendresse et de délicatesse. Lorsqu’elle est seule ou durant ses insomnies, elle égrène son chapelet sans se lasser.
On sait qu’elle suit avec grand intérêt les évènements du premier Concile du Vatican et de la prise des États pontificaux par Garibaldi. Elle offre ses souffrances pour le pape et entretient ses jeunes infirmières des combats de l’Église. Lorsque les supérieures l’apprennent, elles interdisent la lecture des journaux dans la Communauté ; il est entendu que la politique ultramontaine de Montréal ne doit pas pénétrer à Québec.
« Reine des martyrs, donnez-moi part à votre martyre. Si pour aimer, il faut souffrir et mourir, obtenez-moi cette grâce, ô ma Mère, d’aimer ce qui vient de Dieu, les souffrances et même la mort ». Ce sont les derniers mots qu’elle a la force de tracer. Le 2 avril 1871, on lui administre les derniers sacrements en présence de toute la communauté, et elle s’éteint doucement le 9 avril.
Jusqu’au Concile Vatican II, c’est-à-dire en un siècle, plus de deux mille religieuses auront fait profession dans cette communauté fondée par Mère Mallet, mais vivant sous la règle du Père Braün. Admirons leur dévouement et leur constante abnégation : il y a là certainement de quoi revenir à une juste appréciation de nos réalisations actuelles et des lentes germinations post-conciliaires !
RC n° 68, mai-juin 1999, p. 3-6