L'OEUVRE DES OBLATS

I. La fondation du diocèse d’Ottawa

Mgr de Mazenod et Mgr Bourget en 1841.
Mgr de Mazenod et Mgr Bourget en 1841.

LA première page de cette histoire se déroule en France, plus précisément à Marseille, le 20 juin 1841. Mgr Bourget, jeune évêque de Montréal, est arrivé depuis quelques semaines en Europe en quête de communautés religieuses qui prennent soin de son troupeau soudainement revenu à la pratique religieuse au cours de l’hiver 1840-1841. Il a placé ses démarches sous la protection du Cœur Immaculé de Marie, qu’il a prié une journée entière dans son sanctuaire parisien de Notre-Dame des Victoires. Sa foi fut d’abord mise à l’épreuve, car aucune des communautés approchées ne donna de réponse favorable. Mgr Bourget allait s’embarquer à Marseille pour Rome, lorsqu’il apprit l’existence d’une congrégation missionnaire fondée un quart de siècle plus tôt par l’évêque de la ville, Mgr de Mazenod : les Oblats de Marie Immaculée. Une rencontre fut aussitôt ménagée entre les deux prélats qui éprouvèrent l’un pour l’autre, dès leur première entrevue, une estime et une confiance qui ne se démentiront jamais.

L’évêque canadien décrivit le vaste champ d’apostolat s’offrant à la communauté missionnaire qui accepterait de le suivre. Il pouvait en parler en connaissance de cause car, depuis des années, alors qu’il n’était encore que jeune secrétaire du premier évêque de Montréal, il exerçait avec zèle la charge de procureur des missions de l’Ouest. Il connaissait donc bien les difficultés rencontrées par Mgr Provencher qui, avec une dizaine de prêtres séculiers, avait entrepris l’évangélisation de ces immenses territoires. Devenu évêque de Montréal, il en gardait la préoccupation : durant ses trente-six ans d’épiscopat, il travaillera directement à l’érection de dix-sept diocèses en Amérique du Nord !

Mgr de Mazenod écouta donc avec attention la litanie des croix qui attendaient ses pères oblats, en particulier les rigueurs du climat, l’hostilité de certaines tribus et la concurrence protestante soutenue par la Compagnie de la Baie d’Hudson qui monopolisait le commerce de la fourrure. Mgr Bourget insista aussi sur la prudence qui s’imposerait vis-à-vis des autorités gouvernementales si les Oblats acceptaient ce champ d’apostolat. En effet, les privilèges protégeant la foi et les coutumes des Canadiens français n’étaient en vigueur qu’au Bas-Canada. Dans les autres possessions britanniques d’Amérique du Nord, le fanatisme anti-papiste avait d’autant plus l’oreille du gouvernement qu’à la suite de la révolte des Patriotes, une politique assimilatrice des Canadiens français était prônée ouvertement. À vues humaines, le moment n’était pas opportun pour se lancer dans une vaste opération d’apostolat catholique ; c’était d’ailleurs l’avis du timoré évêque de Québec.

Mais tout cela n’était pas pour effrayer l’évêque de Marseille, bien au contraire. Cependant, avant de donner sa réponse définitive, il voulut consulter les membres de sa congrégation. Ce fut un “ oui ” enthousiaste ! Il l’écrivit à Mgr Bourget alors à Rome : « Quels sujets la Providence nous envoie !… Plus admirables les uns que les autres ! On ne peut pas imposer un plus dur sacrifice à ceux qui restent en France, que de les y retenir ! Tous, de grand cœur, traverseraient les mers et iraient jusqu’au bout du monde, afin de procurer plus abondamment le salut des âmes et la gloire de Dieu ! » La suite de l’histoire montrera que ce n’était pas là exagération marseillaise.

D’ABORD S’ENRACINER

Le père Dandurand, 1842
Le père Dandurand, 1842

Le 2 décembre 1841, les six premiers Oblats – quatre pères, deux frères –, sous la conduite du Père Honorat, arrivent à Montréal après un voyage de trois mois particulièrement pénible et périlleux, digne des traversées du temps de la Nouvelle-France. Ils sont accueillis à l’évêché par Mgr Bourget et par l’abbé Damase Dandurand, prêtre depuis six mois, de santé chétive, très craintif devant les responsabilités du ministère et que Monseigneur gardait auprès de lui. Lorsque le Père Honorat rappela à l’évêque son engagement de leur fournir au plus vite des sujets canadiens bilingues, Mgr Bourget désigna séance tenante son jeune commensal : « C’est monsieur Dandurand qui n’y a peut-être pas songé lui-même, mais Dieu y a pensé pour lui ». Le Père Dandurand qui aimait raconter l’anecdote, reconnaissait volontiers : « Je dois vous dire pourtant que je fus grandement surpris. Je n’avais jamais songé aux Oblats, puisque je ne les connaissais pas. Néanmoins, c’était un saint qui m’indiquait ma vocation nouvelle, il fallait bien la suivre. » Le premier Oblat canadien resta, non sans mérites, fidèle à sa vocation ; témoin, et même parfois acteur de premier plan, de l’histoire dont nous entreprenons le récit, il mourut en 1921, âgé de 102 ans, dans la quatre-vingt deuxième année de son sacerdoce, doyen de sa congrégation et du clergé canadien.

En réalité, l’histoire des Oblats au Canada débuta par une grande déception pour les premiers arrivés : Mgr Bourget commença par confier un ministère paroissial dans son diocèse à ces jeunes missionnaires impatients. Il fallut toute l’autorité du fondateur, appelant à l’obéissance vis-à-vis de celui qu’il appelait le second père de la communauté, pour leur faire accepter l’épreuve. En fait, Mgr Bourget agissait avec prudence comme il en avait convenu avec Mgr de Mazenod. D’une part, il devait protéger les Oblats d’une expulsion que les fanatiques orangistes ne manqueraient pas d’exiger du gouverneur dès qu’ils se sentiraient menacés ; pour cela, il leur suffisait de rester tranquilles le temps nécessaire pour que leur présence devienne un droit acquis aux yeux des tribunaux. D’autre part, il fallait leur donner les moyens financiers et humains de leurs futures œuvres missionnaires : il était donc opportun que la Congrégation se fasse d’abord apprécier et estimer par le clergé et les fidèles canadiens. Voilà pourquoi l’évêque de Montréal leur confia la cure de Mont-Saint-Hilaire puis celle de Longueuil, et leur fit prêcher des missions paroissiales qui firent beaucoup de bien jusque dans le Vermont, les faisant ainsi connaître de l’épiscopat américain.

Le plan de Mgr Bourget réussit parfaitement. Les Oblats n’étaient pas au Canada depuis deux ans, qu’on les réclamait pour les missions de l’Orégon et que l’évêque de Québec leur confiait le Saguenay avant de les appeler à fonder la paroisse Saint-Sauveur dans le quartier populeux de la vieille capitale(c’est cette paroisse qui sera confiée plus tard au célèbre père Lelièvre, apôtre du Sacré-Cœur). Ils étaient arrivés à six en 1841. La communauté canadienne compte en 1844 seize pères, cinq frères et quatre novices.

En 1843, Mgr Bourget les met sur la route des missions en leur confiant, avec l’accord de l’évêque de Kingston, l’apostolat des chantiers, ces camps de bûcherons, disséminés dans les forêts de la vallée de l’Outaouais, séparés les uns des autres parfois par plus de deux cents kilomètres. Pendant cinq à six mois de l’année, ils réunissaient chacun quatre à cinq cents hommes qui se trouvaient privés de toute assistance spirituelle malgré leur vie rude et dangereuse. Les Oblats vont faire merveille dans cet apostolat, un des plus pénibles qui soit, auprès des vingt-cinq mille bûcherons qui y travaillaient au plus fort de l’exploitation forestière de la région.

UN VISITEUR EXTRAORDINAIRE REMARQUABLE

Mgr de Mazenod se rendit rapidement compte qu’il ne pouvait diriger à six mille kilomètres de distance le développement et les œuvres de sa congrégation. La bonté et la clairvoyance de son saint ami, Mgr Bourget, ne pouvaient pas non plus se substituer sans grand inconvénient à l’autorité légitime de la congrégation. Il écrivit donc en 1844 au supérieur oblat du Canada, le père Honorat : « L’extension que prennent nos missions dans le Canada et les propositions qui nous sont faites par divers évêques de former des établissements et d’établir des communautés de notre Congrégation dans leurs diocèses exigent que je m’applique à régulariser le service que notre Institut doit rendre dans ces vastes contrées. À cet effet, j’ai nommé le père Guigues Visiteur extraordinaire, avec des pouvoirs très étendus pour organiser chaque communauté, traiter avec les évêques, agréer les missions, faire en un mot tout ce que je ferais moi-même si j’étais sur les lieux. »

Ce père Bruno Guigues (parfois aussi prénommé Eugène) qui va jouer désormais un rôle déterminant dans l’histoire des Oblats, était un homme remarquable. Né en 1805 dans les Alpes françaises, près de Gap, fils d’un officier de l’armée napoléonienne, il se distingua au collège des Jésuites par son intelligence et sa grande piété, surtout mariale. Un certain jour de 1821, assistant à la prédication d’un Oblat qui venait de prendre en charge le pèlerinage de Notre-Dame du Laus, il se décida avec trois de ses amis, à entrer séance tenante au noviciat de ces missionnaires voués à l’Immaculée, sans même attendre le consentement de leurs parents : « Dans des circonstances comme celle-là, il faut suivre l’inspiration de la grâce », dit-il à ses compagnons plus timorés que lui. Après six années d’études, un record chez les Oblats de l’époque, il est ordonné en 1827 et reçoit de Mgr de Mazenod son obédience de professeur de philosophie au séminaire de Marseille et de maître des novices, charge qu’il exercera pendant cinq ans. Puis il est choisi comme supérieur du pèlerinage de Notre-Dame de l’Osier dont la restauration après cinquante ans d’abandon a été confiée aux Oblats par l’évêque de Grenoble. Il y fait une œuvre remarquable pendant dix ans avant d’être désigné pour le Canada. Voici en quels termes Mgr de Mazenod le présenta à Mgr Bourget : « Dans cet état de choses il ne suffit pas que j’envoie quelques sujets de plus pour former facilement les communautés que l’on demande ; je regarde comme un devoir de faire les plus grands sacrifices pour organiser convenablement une sorte de province de notre Congrégation en Amérique. J’ai dû choisir pour cela un homme distingué et qui a fait ses preuves dans une administration difficile. Il jouit d’ailleurs d’une grande considération soit dans la Congrégation soit au dehors. (…) Vous trouverez en lui, Monseigneur, un homme capable, mais sans prétentions, plein de respect pour l’Épiscopat, coulant dans les affaires qu’il entend fort bien et d’une société fort agréable. J’espère que vous aurez toujours à vous louer de ses rapports avec vous qu’il considère déjà comme le second père de la famille à laquelle il appartient. Il est superflu que je le recommande à vos bontés. Je suis assuré que dès le jour que vous l’aurez mis à l’aise vous serez très content de lui. » Mgr Bourget répondit à son correspondant deux mois plus tard : « Ce que vous me dites du P. Guigues est au-dessous de ses mérites ; vous me pardonnerez cette expression. C’est vraiment un sujet distingué et un habile administrateur. Je vois avec consolation que les membres canadiens de votre Congrégation l’ont singulièrement goûté en le voyant, et que déjà ils reposent en lui toute leur confiance. »

Le Père Guigues n’a donc pas tardé à se mettre au travail. Après avoir rencontré chacun des pères en particulier, il prêcha les exercices de la retraite annuelle. Au matin de la clôture, tout le monde était heureux et enthousiaste. On se félicitait de la tournure que prenaient les affaires. “ On se croyait en France, tant les choses se faisaient à la mode de Marseille. ” Sous son impulsion, dans un espace de trois ans, de 1844 à 1847, les Oblats vont lancer leurs offensives missionnaires dans toute l’Amérique du Nord, fonder deux grandes congrégations religieuses féminines et jeter les bases du collège qui deviendra l’Université d’Ottawa.

LES OBLATS S’INSTALLENT À BYTOWN

Mgr Guigues, 1850
Mgr Guigues, 1850

L’une des premières questions importantes soumises au visiteur extraordinaire fut le choix d’une résidence pour les missionnaires des chantiers de l’Outaouais. En 1843, ils s’étaient établis à Bytown ; cette ville champignon, au confluent de l’Outaouais et de la rivière Rideau, était la base de ravitaillement des chantiers et le point de rassemblement des lots de bois coupés. Toutefois les tavernes et autres lieux de débauche y étaient si répandus, les rixes mortelles entre Irlandais et Canadiens si fréquentes que les missionnaires répugnaient à y donner rendez-vous aux bûcherons évangélisés pendant l’hiver ; ils auraient préféré s’installer à Aylmer, petite ville canadienne-française relativement proche. Mgr Bourget n’était pas favorable à ce déplacement ; il pressentait l’avenir de Bytown qui, de fait, deviendrait vingt ans plus tard la capitale fédérale sous le nom d’Ottawa.

Venu sur place, le Père Guigues se rangea à l’avis du prélat : non seulement il fallait que les missionnaires des chantiers restent à Bytown, mais il en fallait d’autres pour entreprendre la conversion de la cité ! L’évêque de Kingston leur confia donc la charge de la paroisse, dont il connaissait bien les besoins puisqu’il en était l’ancien curé. Bytown comptait alors environ cinq mille catholiques, moitié irlandais, moitié canadiens-français. Les registres donnent pour ces années une moyenne de 270 baptêmes, 70 mariages, 34 abjurations, peu de sépultures.

Le Père Telmon, qui prend en charge la cure et qui sera quelques années plus tard le fondateur des missions de sa congrégation au Texas, décide d’abord d’entreprendre la construction d’une église digne de ce nom. Avec son vicaire, le Père Damase Dandurand, il fait les plans de ce qui est aujourd’hui lacathédrale d’Ottawa, un des chefs d’œuvre de l’architecture religieuse au Canada. Surtout, il réclame l’aide de religieuses pour ouvrir une école et un hôpital, afin de toucher les cœurs de cette population distante, comme on dit aujourd’hui. Mais à l’époque, on avait des solutions ; voyons leur mise en œuvre.

Mgr Bourget obtient de la supérieure des Sœurs Grises de Montréal une fondation à Bytown, que l’on veut cependant indépendante de la maison mère ; nous avons déjà étudié les raisons de cette procédure surprenante dans la vie de Mère Mallet, la fondatrice des Sœurs Grises de Québec.

Mère Bruyère
Mère Bruyère

C’est Mère Élisabeth Bruyère qui est choisie pour cette difficile mission où elle révélera un sens de l’organisation, un dévouement et des vertus peu communes, qui ont justifié l’ouverture de son procès de béatification actuellement en cours ; nous aurons donc l’occasion de revenir plus en détail sur sa vie et sur son œuvre. Entrée chez les Sœurs Grises de Montréal en 1839, à 21 ans, à la sortie de son noviciat elle reçut la lourde charge de l’orphelinat. Elle a 27 ans lorsqu’elle arrive le 20 février 1845 à Bytown, en plein hiver, avec trois autres religieuses.

Sans attendre, elles se mettent à l’ouvrage : l’école est inaugurée le 3 mars, elle est bilingue ; en effet, si on y parle évidemment l’anglais puisque nous sommes en Haut-Canada, les sœurs y enseignent en français. Comme c’est la première école de la région et que l’enseignement est de qualité, les bourgeois même anglo-protestants veulent y envoyer leurs enfants. Nous verrons plus loin le profit que le premier évêque de Bytown tirera de cette situation. Le 10 mai, c’est l’ouverture de l’hôpital, bien modeste il est vrai puisqu’il n’a que sept lits, mais c’est suffisant pour se conquérir immédiatement l’estime de la population. Le médecin protestant est si émerveillé du dévouement des religieuses qu’il ne veut pas être en reste et refuse ses honoraires ! En juin, un service à domicile aux pauvres et aux malades est organisé. Il est confié à sœur Thibodeau, une maîtresse femme qui, à elle seule et pendant des années, sera aussi la police d’Ottawa : gare aux maris qui vont dépenser leur salaire à la taverne… En juillet, Mère Bruyère ouvre le noviciat pour les quatre premières aspirantes.

Sœur Thibodeau
Sœur Thibodeau

Nous n’avons pas la place ici pour évoquer la vie quotidienne de ces religieuses et leur dévouement héroïque qui imposent à tous le respect, malgré les campagnes de calomnies que le fanatisme protestant entreprend pour ternir leur réputation. Lorsqu’en 1847, les autorités civiles veulent éviter la panique parmi la population frappée par le typhus, elles savent à qui s’adresser : elles font construire à la hâte des baraquements sur le terrain voisin du couvent ; des sœurs s’y enferment volontairement pour s’occuper de six cents malades pendant plusieurs mois ; elles en sauvent quatre cent soixante-quinze !

Mais n’allons pas trop vite, car en 1846, encore à l’instigation de Mgr Bourget, l’évêque de Kingston demande à Rome la formation d’un nouveau diocèse dont Bytown serait le siège et qui comprendrait le nord de l’actuel Ontario et le nord-ouest du Québec jusqu’à la Baie James, un diocèse vaste comme la France. Les deux prélats sont conscients des difficultés qui attendent le nouvel évêque : dépourvu pratiquement de tout clergé comme de toutes ressources, il lui faudra pourtant construire de nombreux édifices dans les nouvelles paroisses de l’Outaouais qui se peuple rapidement, et multiplier les résidences missionnaires dans les régions très éloignées de tout centre de civilisation. Une conclusion s’impose : il faut proposer au Pape un homme éminent de courage et de bon sens, habile administrateur, mais aussi lié à une Congrégation religieuse qui seule pourra soutenir une telle œuvre, du moins à ses débuts. Enfin, comme le nouveau diocèse est à cheval sur le Haut et le Bas-Canada, son titulaire devra être un francophone pour ne pas créer un précédent à l’encontre des privilèges toujours en péril des Canadiens français. Un nom s’impose et Mgr Bourget n’a pas de peine à le faire admettre à l’épiscopat canadien : le Père Guigues.

Le fondateur des Oblats fait plus de difficultés ; Mgr Bourget se rendant à Rome pour soumettre entre autres cette question à Pie IX, s’arrête à Marseille et expose la situation à Mgr de Mazenod. Voici un extrait de la lettre de ce dernier au Père Guigues, racontant l’entretien : « Mgr Bourget tomba d’accord avec moi que si la Congrégation devait en souffrir en Canada, j’avais raison de ne pas y consentir, et que dès lors il renoncerait à soumettre ce projet au Pape, parce qu’il n’était exécutable qu’autant qu’un sujet de la Congrégation serait chargé de ce siège, et nous convenions que ce sujet ne pouvait en Canada être que vous, ce qui faisait précisément le point de la difficulté. Connaissant son affection pour la Congrégation dont il est le Père en Amérique, j’avais fini par le prendre pour juge. (…) Le saint évêque n’hésita pas à se prononcer, et m’assura que la nouvelle qualité ne mettrait aucun obstacle à ce que vous puissiez parfaitement remplir les devoirs de votre charge actuelle ; que Bytown devait être considéré comme un pays de missions, qu’il n’y aurait de longtemps d’autre clergé que nos missionnaires, et que c’était à eux de tout fonder ; que la Congrégation serait à Bytown ce que Saint-Sulpice a été pour Montréal. »

Le Pape Pie IX signa la bulle d’érection du diocèse de Bytown, le 25 juin 1847. Et le 9 juillet suivant, il nommait le père Joseph-Bruno-Eugène Guigues, premier évêque de Bytown.

LE BILINGUISME APOSTOLIQUE

Pourtant, son sacre dans la cathédrale du nouveau diocèse n’eut lieu que le 30 juillet 1848. Ce délai, a priori surprenant, était volontaire : Mgr Guigues ne voulait prendre possession de son siège qu’une fois devenu parfaitement bilingue. Il passa donc un an auprès du curé de Saint-Colomban, au nord de Montréal, pour apprendre la langue de Shakespeare tout en continuant à administrer sa Congrégation et à préparer son nouveau diocèse. Cette décision va s’avérer d’une importance capitale non seulement pour le diocèse d’Ottawa, mais encore pour la réussite des missions oblates dont ce diocèse va devenir, vous vous en doutez bien, l’archétype. À elle seule, elle suffirait pour faire de Mgr Guigues un grand évêque dont l’histoire canadienne ne peut oublier le nom. En effet, en devenant bilingue puis en obligeant l’ensemble de ses prêtres à suivre son exemple, il rendait certes possible l’apostolat des francophones en milieu anglais, mais surtout il instaurait l’usage du français en pays anglo-protestant, assurant sa sauvegarde par l’enseignement et la prédication. Le Père Morisseau, o.m.i, biographe du premier évêque de Bytown, dit parfaitement l’enjeu : « S’il s’obligeait à savoir les deux langues, il entendait exiger de ses prêtres que chacun d’eux, tôt ou tard, en fasse autant. Ce n’était plus une question d’un bilinguisme de passage ou d’occasion ; il fallait en créer l’état [en pays anglo-protestant se voulant assimilateur du Canada français !], le vivre dans une ambiance qui en assurerait la permanence. L’évêque de Bytown fondera les œuvres nécessaires pour perpétuer cet état bilingue dans la vallée de l’Outaouais ; et, me pardonnerez-vous le paradoxe, c’est parce qu’il fut bilingue, qu’il est resté français. Ç’aurait été se vouer à l’échec que de vouloir n’y maintenir que le français ; et d’un autre côté, c’eût été si facile de laisser s’établir un diocèse à la file des caprices d’une population en mouvement. Imaginons pour lors, ce que cela a demandé de courage et de force de volonté pour créer le système qui devait conserver le français dans cette partie du pays. »

Ce courage, Mgr Guigues l’eut d’autant plus qu’il était bien convaincu de la nécessité de l’implantation du français pour le développement de l’Église catholique. En effet, quoiqu’en 1847 il fût évident que la population catholique, déjà composée pour moitié d’Irlandais, serait majoritairement anglophone dans le nouveau diocèse, il n’en demeurait pas moins que le clergé francophone, à commencer par les Pères Oblats, avait une formation, une vie morale et un attachement à la discipline ecclésiastique sans commune mesure avec le clergé irlandais de l’époque. En outre, le Canada français donnait l’exemple d’une chrétienté en pleine vitalité, modèle d’organisation confessionnelle et civile à essayer de reproduire pour le bien spirituel et temporel de la population. Même minoritaire, l’élément francophone serait donc l’élément moteur de l’Église au Canada anglais. Cependant, il aurait été ridicule de penser que la conversion au catholicisme entraînerait nécessairement l’usage du français… Les catholiques anglophones devaient donc être assurés de garder l’usage de leur langue au même titre que les francophones. Le bilinguisme du clergé et des institutions catholiques donnait cette garantie tout en permettant l’influence des francophones, et il aiderait à estomper l’antipathie naturelle entre les deux communautés, même catholiques.

L’ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE

La première conséquence de cette politique fut le développement de l’enseignement francophone dans le Haut Canada qui deviendra la province de l’Ontario en 1867. Les écoles de Mère Bruyère vont prospérer, tandis que la Congrégation Notre-Dame et les Frères des Écoles chrétiennes viennent renforcer le réseau scolaire catholique aux mêmes conditions. Les Oblats fondent un collège à Bytown, embryon de la future Université pontificale d’Ottawa. Il ouvre avec trente élèves, moitié anglophones, moitié francophones.

Quand le gouvernement de la colonie commence à réaliser le danger de l’implantation de ces écoles pour son plan d’assimilation des Canadiens et veut adopter une législation restrictive, il est déjà trop tard. Il se heurte aux évêques tant irlandais que canadiens-français, qui font cause commune car ils n’ont pas à défendre l’école anglophone ou l’école francophone, mais l’école catholique. Leurs fidèles soutiennent évidemment les évêques, mais aussi des protestants dont les enfants peuvent profiter de la qualité des écoles catholiques parce qu’elles sont aussi anglophones. Les écoles catholiques appartiennent au réseau public jusqu’en 1856 ; alors la multiplication des tracasseries gouvernementales anti-catholiques incitera les évêques du Haut-Canada à développer un réseau scolaire séparé. L’intéressante étude du père Hurtubise, o.m.i, sur la reconnaissance légale des droits scolaires catholiques en Ontario, montre que NN. SS. de Charbonnel, de Toronto, et Guigues, de Bytown, ont su les imposer, non sans lutte, grâce à une alliance sans faille avec l’épiscopat du Bas-Canada, au poids politique des parents d’élèves et à leurdiplomatie de salon.

LES ŒUVRES DE CHARITÉ

Ce sera le même tour de force pour le réseau hospitalier, fondé en tout premier par les Sœurs Grises. Avec quinze ans de retard, l’État et des sociétés philanthropiques protestantes ouvriront des établissements, mais beaucoup d’anglo-protestants continueront à fréquenter l’hôpital catholique, à cause de la charité des Sœurs et de la qualité des soins, mais aussi parce qu’on y parle anglais. Des bourgeoises de Bytown, anglo-protestantes, réclameront de participer à l’association des Dames de charité, fondée par Mère Bruyère pour soutenir ses œuvres ; elles demanderont cependant une dérogation : ne pas visiter les malades, car ce genre de dévouement leur paraissait au-dessus de leurs forces !

On ne peut qu’admirer l’ingéniosité de Mgr Guigues et de Mère Bruyère pour développer toutes leurs œuvres. Par exemple, ce sont eux qui ont inventé au pays la première assurance avec prélèvement salarial. Lorsqu’un ouvrier des chantiers se blessait, il n’était pas rare de voir tout son salaire s’évanouir en frais médicaux, privant sa famille de toute ressource. Mgr Guigues décida la construction d’un hôpital où ces malheureux seraient soignés gratuitement, mais comment le financer ? Il arriva à convaincre les propriétaires de tous les chantiers de lui verser chaque année le produit d’un prélèvement de quelques sous sur le salaire des vingt-cinq mille bûcherons… En accord avec Mère Bruyère, il avait aussi statué que les Sœurs Grises soigneraient gratuitement leurs bienfaiteurs réguliers ou importants ; ce fut encore un bon moyen d’attirer les protestants dans les institutions catholiques pour les convertir si possible ou, tout au moins, s’en faire des alliés.

Le développement du diocèse profita évidemment du soutien de la Congrégation des Oblats, dont Mgr Guigues resta le supérieur pour l’Amérique du Nord jusqu’en 1864. Mgr de Mazenod approuvait tout à fait ce favoritisme, comprenant qu’on ne pouvait se lancer à la conquête de tout le continent sans disposer d’une base solide qui serait le diocèse d’Ottawa. Sans négliger pour autant les missions de l’Ouest qui naissaient, il est vrai que pendant une vingtaine d’années le diocèse d’Ottawa absorba la plus grande partie des capacités humaines et financières de la Congrégation des Oblats.

Mais Mgr Guigues comprenait aussi que son clergé ne pouvait pas être composé exclusivement de religieux oblats. Il chercha donc à développer un clergé séculier. Dans un premier temps, il fit appel à des prêtres européens, mais il eut beaucoup de déboires, de même avec le clergé irlandais qui n’avait pas la formation et la tenue morale des prêtres canadiens-français. Finalement, grâce au collège de Bytown, il forma avec les méthodes françaises son propre clergé séculier aussi bien anglophone que francophone.

Mgr Guigues à la fin de sa vie.
Mgr Guigues
à la fin de sa vie.

Mgr Guigues joua aussi un rôle prépondérant dans la colonisation de son immense diocèse. Il eut la sagesse de séparer les Irlandais et les Canadiens-français ; or, si les premiers se regroupaient naturellement, il n’en était pas de même des seconds qui avaient besoin d’être dirigés et conseillés par leur clergé. Il ne fallait pas pour autant dresser les deux communautés l’une contre l’autre. Là encore, le bilinguisme du clergé et des écoles aida à la coexistence pacifique, tout au moins jusqu’en 1895, jusqu’à ce que le diocèse d’Ottawa subisse le contrecoup de la querelle scolaire dans l’Ouest. Mais nous y reviendrons dans les derniers chapitres de notre étude.

À la mort de Mgr Guigues, en 1874, on s’attendait à ce que ce soit le Père Damase Dandurand qui lui succédât, lui qui avait été le curé de sa cathédrale et son vicaire général pendant une vingtaine d’années. Mais le supérieur général des Oblats, et certains évêques canadiens y étaient opposés : la réussite de Mgr Guigues avait été telle que maintenir un lien trop étroit entre ce diocèse prospère et une Congrégation missionnaire devenait nuisible. C’est donc l’abbé Duhamel, du diocèse d’Ottawa, qui prit la succession mais avec le même esprit que Mgr Guigues dont il consolida définitivement l’œuvre. Il acheva de faire de son diocèse un diocèse modèle, ce qui lui paraissait d’autant plus nécessaire qu’Ottawa était devenue capitale fédérale. D’où son extrême prudence et sa grande sévérité afin de ne pas donner lieu au moindre scandale mais bien plutôt de s’imposer aux autorités du pays. Par exemple, il fera obligation aux Congrégations religieuses implantées dans son diocèse d’y bâtir de grands édifices pour leur noviciat, leur scolasticat et leur maison provinciale : « Catholiques et protestants, touristes, visiteurs et hommes d’affaires qui viennent en si grand nombre, chaque année, au siège du gouvernement fédéral, pourront constater de visu l’importance que l’Église attache aux arts et aux sciences à tous les degrés. »

Telle fut la réussite du diocèse d’Ottawa, sous l’égide tutélaire de Marie Immaculée pour laquelle Mgr Duhamel, comme son prédécesseur et ses Oblats, avait une tendre et démonstrative dévotion. En respectant les différences de nationalités, ils réussirent à imposer la communauté canadienne-française et à en faire le moteur du développement catholique. Ils s’entourèrent d’un clergé irréprochable, développèrent toute la pompe de la liturgie romaine, multiplièrent les œuvres de charité et les constructions imposantes comme la cathédrale.

DU BON USAGE DE LA POLITIQUE

Tout était donc parfait ? Non pas. S’il faut bien reconnaître que la réussite de Mgr Guigues a été en partie rendue possible par sa diplomatie avec les différents gouvernements, cette efficacité indubitable à court et à moyen terme, ne doit pas nous empêcher de regretter son absence de clairvoyance politique à long terme. Dans les dernières années de son épiscopat, après la Confédération, sa manière de faire le détacha de Mgr Bourget pour le rapprocher du libéral archevêque de Québec, Mgr Taschereau. Sur la question de la fondation d’une université à Montréal, par exemple, Mgr Guigues approuva son métropolitain qui s’y opposait par tous les moyens ; il est vrai que si Montréal n’avait pas d’université, Ottawa aurait plus de chances d’en avoir une. Par contre, dans les questions doctrinales, Mgr Guigues était resté un catholique intégral et il n’hésita pas à faire plus que sa part pour soutenir les zouaves pontificaux. Toutefois, il n’a certainement pas discerné le danger que représentait pour l’Église l’attitude de Mgr Taschereau. Il a assimilé la politique de conciliation préconisée par ce dernier à sa politique de bonne entente soigneusement entretenue avec les politiciens d’Ontario, sans comprendre que ce qui faisait la force de l’Église dans une province protestante favorisait l’erreur et les menées anticatholiques dans la province catholique. Autrement dit : si Mgr Guigues, à la tête d’une Église catholique minoritaire et persécutée, avait légitimement le droit de négocier pour lui obtenir des droits, en revanche, dans la Province de Québec, les évêques avaient le devoir de défendre les droits acquis par l’Église et par la majorité catholique. Il fallait en exiger l’application et s’interdire de les renégocier.

Les chapitres suivants nous montreront que les évêques oblats de l’Ouest canadien ont hérité de Mgr Guigues sa méthode éprouvée d’apostolat, mais aussi sa naïveté politique. Ils en reviendront, mais un peu tard...

RC n° 73, décembre 1999.