19 août 1942, Dieppe : Le sacrifice des Canadiens
LE soixantième anniversaire du raid de Dieppe a été l’occasion de célébrations exceptionnelles pour souligner à juste titre l’héroïsme des soldats canadiens. Cependant, ce qui fut la première opération d’envergure contre l’Allemagne sur le front ouest, mais aussi le plus sanglant désastre de l’armée canadienne, nous est maintenant justifié par l’opération Overlord, le jour de gloire de la croisade des démocraties : il fallait l’échec de Dieppe pour que réussisse le débarquement du 6 juin 1944 ! La vérité parfaitement établie par les historiens militaires étant tout autre, il nous faut la rappeler ici en mémoire du sacrifice des 907 soldats canadiens tombés sur la plage de Dieppe, de leurs 1 845 camarades, la plupart blessés, qui connurent une dure captivité de trois ans en Allemagne, et des 700 marins et aviateurs britanniques disparus en mer.
ABSENCE DE STRATÉGIE
Pour bien comprendre la portée de ce raid, replaçons-le dans le contexte stratégique de cette année 1942. L’offensive allemande contre la Russie, déclenchée au printemps précédent, a pris au dépourvu l’armée soviétique sans pour autant arriver à l’anéantir avant l’arrivée des grands froids. L’hiver a donc stabilisé le front de l’Est. Staline craignant la reprise de l’offensive au printemps 1942 réclama pour le soulager l’ouverture d’un second front à l’Ouest. Mais les Anglais supportaient déjà le poids de ce qu’on nommera la bataille de l’Atlantique, c’est-à-dire de la lutte sous-marine des Allemands contre leurs convois de ravitaillement. Quant aux Américains, ils étaient aux prises avec les Japonais dans le Pacifique, depuis l’attaque de Pearl Harbour en décembre 1941.
À la veille de Noël 1941, Staline et Churchill ont tout de même persuadé Roosevelt de s’engager également en Europe où se jouera l’issue de la guerre. Mais l’unanimité fut loin de se faire sur la question du second front. Durant les premiers mois de l’année 1942, chefs d’État et états-majors se disputaient sur son opportunité et sur le lieu de ce futur théâtre d’opérations. Churchill préconisait les Balkans, et plus précisément la Yougoslavie. L’état-major s’y opposa, arguant l’éloignement des bases de départ, et il commença simplement à étudier la possibilité d’un débarquement en Afrique du Nord dans une zone sous le contrôle du gouvernement du Maréchal Pétain, ce qui laissait prévoir une résistance de façade. Cette solution présentait aussi l’avantage de prendre à revers les troupes allemandes qui attaquaient l’Égypte, et d’offrir une base de départ idéale pour une libération du continent par le Sud.
Toutefois, en ce début 1942, Churchill ne voulut pas entendre parler de cette hypothèse. Dépité du rejet de son projet de débarquement en Yougoslavie, il proposa alors une opération similaire en Norvège. L’état-major britannique qui n’oubliait pas l’échec d’une semblable tentative en 1940, s’opposa encore au Premier ministre britannique qui n’abandonna pas son idée pour autant. Les Américains, quant à eux, proposaient un débarquement sur les côtes françaises, sur la presqu’île du Cotentin qu’ils imaginaient déjà en tête de pont des armées de la Liberté sur le vieux continent ! Churchill et son état-major ne voulaient pas en entendre parler, considérant que la position serait intenable et qu’un revers sur les côtes françaises serait une menace directe pour l’Angleterre.
Remarquons dès maintenant qu’après deux ans de guerre, ni les politiciens ni les généraux alliés n’avaient encore de stratégie clairement établie! La comparaison avec la pensée et l’action du maréchal Pétain est accablante pour les dirigeants alliés. Toute l’action diplomatique du Maréchal, en effet, dès l’automne 1940, visa à créer les conditions nécessaires pour permettre à Hitler de lancer ses armées contre l’Union soviétique. Lorsque le 22 juin 1941, à 4 heures du matin, le vainqueur de Verdun apprit qu’Hitler était tombé dans le piège, il ne put s’empêcher de se frotter les mains en répétant « Waterloo, Waterloo ». Et à son interlocuteur qui restait interdit devant une telle réaction, « eh bien, comprenez maintenant : les Allemands sont foutus ! » C’est qu’il avait parfaitement compris - dès les premières semaines de la guerre ! - qu’il faudrait attendre l’enlisement immanquable des troupes du Reich dans les plaines russes, pour envisager une reconquête de l’Europe à partir de l’Afrique du Nord.
QUERELLES D’ÉCOLES
Si cette vision stratégique manquait encore au début 1942 chez les libérateurs britanniques et américains, la compétence tactique ne leur faisait pas moins défaut. L’armée britannique n’avait pas de commandement unifié. Il existait bien un Commandement des opérations combinées, chargé de préparer l’invasion du continent, mais il était plus occupé à régler des questions de matériel qu’à préparer une action d’envergure. Depuis octobre 1941, il était sous la responsabilité du vice-amiral Lord Mountbatten, membre de la famille royale mais très proche des milieux politiques anglais. Son autorité était d’autant plus limitée que ses officiers généraux étaient divisés entre eux sur les opérations amphibies dont la dernière expérience remontait à 1915. Beaucoup étaient d’avis qu’il fallait s’emparer d’un port, afin de s’assurer aussitôt des infra-structures nécessaires au débarquement du gros de l’armée. Mais d’autres faisaient remarquer que les ports étaient toujours très bien défendus, ils recommandaient donc un débarquement sur des plages latérales afin de prendre le port à revers.
C’est de ce conflit interne à l’état-major britannique que naquit l’idée d’un raid d’une journée au plus, sur les côtes françaises. Il s’agissait d’organiser une opération pour trancher des débats théoriques ! Churchill accepta aussitôt l’idée. Persuadé de la réussite de l’opération, il y voyait un avantage politique sur son opposition au Parlement, un moyen de convaincre les Américains du bien-fondé de son projet de débarquement en Norvège !
LA MISSION DES CANADIENS
Le 4 avril 1942, il fut décidé que le raid de Dieppe serait confié à la 2e division canadienne sous le commandement du général Roberts. En effet, depuis les premiers mois de la guerre, un corps d’armée canadien était en cantonnement dans le sud de l’Angleterre, de par la volonté du Premier ministre canadien, le libéral Mackenzie King. Celui-ci avait compris les avantages que le pays qui n’était toujours pas sorti de la crise économique de 1929, pouvait tirer d’une forte participation à la guerre. Cependant, en 1940, pour bien montrer que le Canada n’était plus une colonie aux ordres de Londres, il avait limité le mandat de son contingent à la défense du sol de l’Angleterre. Mais deux ans plus tard, cette restriction et l’inactivité qui s’ensuivait, nuisaient à l’effort de guerre canadien que Mackenzie King voulait encore développer ! Il s’adressa donc à Churchill : « Je ne sais combien de temps je resterai à la direction du pays si nos troupes restent inactives. »
Le Premier ministre britannique en profita pour remettre aux Canadiens la préparation du débarquement en Norvège auquel l’état-major britannique s’opposait. Mais son homologue canadien n’en demandait pas tant ! Aussi lorsque le projet à court terme d’un raid d’envergure sur les côtes françaises vit le jour, Churchill leur confia cette mission dans l’espoir d’obtenir ensuite l’aval d’Ottawa pour la Norvège.
La mission fut rapidement établie, sous le nom de code de Rutter, par le Commandement des opérations combinées :
« Il est donc proposé d’effectuer un raid avec les objectifs suivants :
a) Détruire les défenses ennemies au voisinage de Dieppe.
b) Démolir les installations de l’aérodrome de Saint-Aubin.
c) Détruire les stations de radar, les centrales d’énergie, les installations du port et de la gare, ainsi que les dépôts de pétrole voisins.
d) Emmener les chalands de débarquement pour les utiliser nous-mêmes.
e) S’emparer des documents secrets au P.C. de la division, établi à Arques-la-Bataille.
f) Faire des prisonniers.
De l’infanterie, des commandos et des chars débarqueront dans la région de Dieppe pour s’emparer de la ville et de ses abords. Cette zone sera tenue toute la journée tandis que s’effectueront les missions ci-dessus. Les troupes rembarqueront alors. La marine assurera le transport des troupes, qui seront appuyées par des destroyers, des chasseurs et des chasseurs bombardiers. »
Mais pourquoi avoir choisi Dieppe dont la plage de galets longue de 1 100 mètres, est dominée par de hautes falaises ? Uniquement parce qu’il fallait tester les nouveaux chars Churchill, et que Dieppe semblait la seule plage du nord de la France où le débarquement de chars d’assaut paraissait facile.
Le 25 avril, l’amiral Mountbatten et le général Montgomery qui supervisait l’opération au nom de l’armée anglaise, adoptèrent le premier projet du plan des opérations. Il s’agissait d’une attaque frontale précédée d’un intense bombardement aérien, doublée d’attaques latérales menées par des parachutistes. Le raid devait durer 8 heures. Le 30 avril, le plan était transmis à la 2e division canadienne qu’on regroupa sur l’île de Wight où elle commença sans tarder un entraînement intensif.
LES LACUNES DU PLAN D’ATTAQUE
C’est à ce moment que les officiers qui travaillaient à l’élaboration ultime du plan d’attaque, s’aperçurent avec étonnement du peu d’informations fiables dont disposait l’état-major britannique. Par exemple, c’est uniquement sur la foi de cartes postales datant d’avant la guerre que la plage de Dieppe avait été déclarée la seule du nord de la France susceptible d’un débarquement d’engins blindés ! Des défenses allemandes dans cette zone, on ne connaissait avec précision que les importantes batteries d’artillerie côtières facilement repérables par l’aviation, mais on ne savait rien des nids de mitrailleuses qui les protégeaient ni des réseaux de barbelés. À plus forte raison, personne n’imaginait que les falaises avaient été truffées de postes de tir, que les maisons en front de mer, vidées de leurs habitants, avaient été fortifiées et armées de canon de 75 pris à l’armée française, ni enfin que les rues conduisant au centre-ville et au port étaient barrées de murs anti-char insurmontables.
En un mot, les services de renseignements ne savaient rien de la formidable réorganisation de la défense allemande du littoral, entreprise depuis mars 1942. En effet, le haut commandement allemand redoutait ce second front que Staline réclamait, et il se préparait à l’empêcher. Dès le début de 1942, d’importantes troupes, parfois même des unités d’élite comme la 10e division SS panzer, étaient retirées du front Est, et redéployées en réserve sur le littoral de l’Atlantique et de la Manche. La région de Dieppe étaient une des premières concernées : concentration de troupes, aménagement de postes de tir sur le littoral, destruction des maisons civiles qui gênaient les angles de tir, etc... Quant au quartier général divisionnaire que les Canadiens avaient mission d’attaquer, il était déménagé à Envermeu, plus à l’intérieur des terres, et l’état-major britannique n’en savait rien.
Cette carence n’était cependant que la première faille du plan britannique. Alors que les Canadiens commençaient leur entraînement, Sir Arthur Harris, chef du Bomber Command, refusa purement et simplement de mettre à la disposition du Commandement des opérations combinées, les 300 avions prévus pour le bombardement des défenses allemandes juste avant le débarquement : « Je n’ai ni appareils ni équipages pour des démonstrations inutiles » déclara-t-il péremptoirement. Les risques étaient très grands, en effet, pour ses hommes puisque le bombardement devait se faire à très basse altitude pour éviter la destruction d’objectifs civils.
Afin que les soldats canadiens n’aient pas à débarquer devant des défenses ennemies intactes, le général Roberts se tourna vers la Marine pour lui demander l’appui-feu de deux cuirassés. L’Amirauté refusa à son tour, aucun navire de ce type n’étant disponible.
Le général canadien recommanda alors l’annulation de la mission, ou tout au moins son report jusqu’à ce que les troupes d’infanterie soient assurées d’un appui-feu suffisant. Mais le général Montgomery, le futur vainqueur de Rommel en Afrique du Nord, qui était pour cette opération le supérieur hiérarchique des troupes canadiennes, savait pertinemment que Churchill voulait ce raid et qu’aucune objection ne l’en dissuaderait. Il força donc la main au général Roberts en lui faisant remarquer qu’un bombardement avait l’inconvénient d’alerter l’ennemi et de remplir les rues d’une ville de décombres entravant l’avancée des chars... Bref, on pouvait, on devait, se passer de l’appui-feu. Et on estima que la surprise assurerait la réussite du raid de Dieppe.
UN RAID DE PLUS EN PLUS MAL ENGAGÉ
Le 11 juin 1942, l’échec complet de la répétition générale du raid sur les côtes anglaises provoqua un premier report de l’opération. Mais le 22 juin, un nouvel exercice ayant été plus concluant, Lord Mounbatten, tenant compte de l’amplitude des marées, décida que le raid se déroulerait entre les 4 et 9 juillet. Personne au Commandement des opérations combinées, ne semble s’être soucié du fait que la concentration des péniches de débarquement dans les ports anglais était facilement repérable par l’aviation ennemie, et que les généraux allemands avertis, se renseigneraient sur l’heure des marées pour mettre leurs troupes en alerte les jours propices ! Or, ne l’oublions pas : c’est la surprise qui devait assurer la réussite du plan.
Mais un général voyait clair et s’inquiétait : c’était évidemment le général Roberts. Les défenses allemandes des falaises latérales le tourmentaient sans cesse, et il voyait difficilement les troupes aéroportées s’en emparer sans un appui-feu sérieux. Il s’en entretint encore à la fin du mois de juin avec le responsable des opérations navales du raid : « Pouvez-vous battre ces falaises par les feux croisés des destroyers, jusqu’à la prise complète des plages ? » lui demanda-t-il. « Il m’est pratiquement impossible de détacher un nombre aussi important de bateaux dans la mission unique d’aveugler les deux falaises : leur absence risquerait de se faire sentir sérieusement ailleurs. De toute façon, leurs canons de 102 mm ne sont pas assez puissants pour détruire ces fortifications ! » Indubitablement, les Canadiens allaient devoir débarquer sous le feu de l’ennemi, à moins d’une totale surprise ! Roberts crut donc de son devoir de demander encore l’annulation de l’opération ; Montgomery s’y opposa en lui promettant un effort supplémentaire de la marine et un accroissement de l’écran de fumée.
Le 3 juillet, les troupes embarquèrent dans l’enthousiasme. Malheureusement, comme le mauvais temps empêcha l’envoi des troupes aéroportées, Lord Mounbatten dut annuler l’opération, et les Canadiens, déçus, regagnèrent leur cantonnement...
Mais Churchill tenait absolument à son raid. Lord Mounbatten décida donc au mois d’août de reprendre l’opération avec le même objectif. La modification du nom de code de l’opération - Jubilee au lieu de Rutter - ne fut pas la seule modification du plan d’attaque. Puisque les troupes aéroportées exigeaient de trop bonnes conditions atmosphériques, on s’en passerait ! Il fut décidé que l’anéantissement des batteries côtières serait confié à des commandos débarqués sur de petites plages à l’ouest et à l’est de Dieppe, quelques minutes avant l’attaque principale. Mais évidemment, faute de temps et de renseignements, la préparation de ces débarquements latéraux ne fut pas plus soignée que celle de l’opération principale.
Décidément, le général Roberts ne pouvait compter que sur l’effet de surprise. « Il n’a que ce fragile atout pour mener à bien la première opération amphibie sérieuse de la Seconde Guerre mondiale ! Lourde charge pour ce soldat honnête, consciencieux, avare de la vie de ses hommes. » Il demanda alors que le débarquement se fasse de nuit. Mais la marine lui répondit que c’était impossible puisque pour assurer la précision du débarquement, il lui fallait, au moins, la pâle lueur de l’aube. Cependant, Roberts réussit à faire partager son angoisse au responsable naval de l’opération qui lui promit d’ordonner à la flotte de faire demi-tour si un événement imprévu survenait compromettant l’effet de surprise.
LA SURPRISE FUT POUR LES CANADIENS
Le 18 août au soir, les troupes canadiennes embarquaient de nouveau avec le même enthousiasme que six semaines auparavant. Mais elles n’imaginaient pas que les Allemands étaient en alerte car ils avaient remarqué, eux aussi, que le 19 août était une date propice pour un débarquement.
Pendant que les 253 navires transportant les troupes traversaient sans incident la Manche et ses champs de mines flottantes, en suivant scrupuleusement l’horaire, un convoi allemand de quelques caboteurs escortés de deux chasseurs de sous-marins, descendait tranquillement le long de la côte française, de Boulogne vers Dieppe sa destination.
Ce convoi ennemi fut repéré par les radars anglais qui transmirent l’information à l’Amirauté qui la répercuta au quartier général de Jubilee, puisqu’il était évident que sa route aller croiser celle de la flotte anglaise... Cependant, pour une raison qu’aucune enquête ne put établir, jamais l’information ne parvint au commandant naval de l’opération, et à plus forte raison au général Roberts dont le QG était sur l’un des destroyers de la flotte.
C’est ainsi que les péniches de débarquement des commandos pour les plages à l’est de Dieppe, essuyèrent une première salve des navires allemands alors qu’elles arrivaient en vue des côtes françaises. Aussitôt, elles se dispersèrent et un destroyer anglais ne tarda pas à envoyer l’ennemi par le fond, mais l’alerte était donnée, l’effet de surprise était manqué !
Lorsque les péniches arrivèrent sur la plage de Puys, les Allemands les attendaient. C’est de là en effet que, une demi-heure avant le débarquement principal, les commandos du Royal Regiment of Canada de Toronto auraient dû prendre d’assaut la falaise orientale qui domine la plage de Dieppe. Mais, à la suite du retard causé par la dispersion des péniches, les deux débarquements eurent pratiquement lieu en même temps ! Pour tenter de remplir leur mission dont dépendait la vie de leurs camarades, les hommes du Royal Regiment s’élancèrent tout de même à l’assaut, malgré une digue de fond de plage, haute de quatre mètres qui leur barrait le passage, et les nids de mitrailleuses qui, de la falaise, prenaient en enfilade l’unique escalier permettant d’y monter. Ce fut une hécatombe.
Or, et c’est tout le tragique de cette opération déjà criminellement mal préparée, tous les moyens de communication entre les troupes et le quartier général étaient insuffisants. Si le général Roberts avait été informé du retard du Royal Regiment qui, à lui seul, compromettait définitivement la réussite de l’opération, il aurait pu encore annuler le raid. Mais, dans le carré des officiers du destroyer Cale transformé en quartier général, il n’en sut rien !
Le raid des chasseurs Hurricane arriva à l’heure dite pour couvrir, sur les falaises, l’action des commandos... qui gisaient sur la plage de Puys. Lorsqu’ils reprirent de l’altitude et retournèrent en Angleterre, la première vague d’assaut débarquait sur la plage de Dieppe, accueillie aussitôt par un feu nourri provenant de la falaise orientale et du front de mer. C’est à ce moment qu’on s’aperçut que les maisons étaient occupées par des soldats allemands et que les rues vers la ville et le port étaient barrées. La première vague débarqua sans protection et avec un armement léger qui ne lui permettait aucune riposte. Le seul espoir de ses hommes était de traverser à la course les 60 mètres de plage de galets pour aller se plaquer au pied du mur du fond de plage, beaucoup plus haut que les cartes postales ne le laissaient prévoir. Les survivants allaient y attendre pendant un quart d’heure, l’arrivée de la seconde vague avec les blindés.
LE SACRIFICE DES CANADIENS
Heureusement, la falaise ouest était pratiquement silencieuse. C’est que les commandos débarqués à l’ouest de Dieppe avaient rempli la partie la plus importante de leur mission. Il faudrait raconter en détail les exploits des commandos du lieutenant-colonel Lovat, qui atteignirent leurs objectifs malgré les erreurs de leurs cartes. Ceux du South-Saskatchewan Regiment débarqués au mauvais endroit, durent franchir un pont tenu par l’ennemi avant de remplir leur mission. Après plusieurs assauts inutiles et sanglants, le lieutenant- colonel Merritt s’avança sans casque sur le pont, criant à ses hommes « Allez mes enfants, c’est calme ici, pas de danger ! » Galvanisés par le courage de leur chef, les Canadiens se ruèrent à l’assaut et emportèrent la position qui leur ouvrit le chemin de la falaise.
Le général Roberts, quant à lui, n’arrivait pas à se figurer le déroulement des combats. Il entendait bien le bruit de la bataille qui faisait rage, mais il n’en voyait rien puisqu’un épais écran de fumée avait été déployé. Surtout, il ne recevait aucune nouvelle de la plage de Dieppe : la section de communication qui débarqua avec la troisième vague fut complètement anéantie dès son arrivée, tandis que le général de brigade chargé du commandement des opérations sur la plage était grièvement blessé. Les marins britanniques responsables des péniches de débarquement décrivaient la violence du tir ennemi au retour de leur mission, mais ils ne pouvaient donner des renseignements précis sur le déroulement du raid. Des messages radios des commandos ou de certaines sections, arrivaient bien jusqu’au QG, mais brouillés par les Allemands, ce qui provoqua de tragiques erreurs ou omissions. C’est ainsi, par exemple, que Roberts avait pu légitimement comprendre que le Royal Regiment se trouvait désormais en réserve au large faute d’avoir pu débarquer sur la plage de Puys, alors qu’il était anéanti !
Sur la plage de Dieppe, les combats faisaient rage. Vingt-sept chars Churchill avaient pu être débarqués et, grâce à leur blindage, ils résistaient aux tirs ennemis. Ceux que le bris d’une chenille n’avait pas immobilisés sur l’immense étendue de galets maintenant jonchée de cadavres, parvinrent sur la jetée où ils réduisirent au silence quelques postes de tir ennemis. L’accalmie du tir ennemi qui s’ensuivit permit à quelques Canadiens de s’emparer du casino à l’ouest de la plage, puis, de là, quelques unités courageuses franchirent les obstacles antichars et pénétrèrent dans la ville.
Les messages-radio de ces sections parvinrent amputés au QG. Par exemple celui-ci : « ...détachement d’Essex a franchi plage et pénétré dans maisons... ». Roberts en déduisit qu’une tête de pont avait été établie à l’ouest du dispositif, et qu’il fallait la renforcer sans tarder. Il ordonna donc à ses réserves de débarquer à leur tour... En réalité, le message commençait par ces mots : « petit détachement d’Essex » !
C’est ainsi que les fusiliers Mont-Royal de Montréal furent envoyés au feu... pour rien. Alors qu’ils se trouvaient encore dans l’écran de fumée qui aurait dû les protéger, ils furent pris dans la tourmente. Leur chef, le lieutenant-colonel Ménard, reçut cinq blessures avant de s’écrouler sur la plage. Deux cents survivants du régiment s’abritèrent, impuissants, au pied de la falaise, tandis que quelques camarades, suivant l’héroïque sergent Dubuc, parvenaient dans la ville et atteignaient le port.
Cependant, d’autres messages, toujours tronqués, achevaient de persuader le général Roberts que la partie n’était pas perdue. Il donna donc ordre aux Royal Marines de débarquer à leur tour. Lorsqu’ils arrivèrent en vue de la plage, leur colonel, se rendant compte du désastre, fut le premier officier supérieur à avoir le temps de réagir. Pour arrêter ce débarquement manifestement inutile, il se dressa sur la barge pour transmettre son ordre par signes aux péniches voisines qu’aucun système de radio ne reliait. Ce geste lui coûta la vie, mais ses hommes purent regagner le large et prévenir enfin le général Roberts de la réalité du désastre.
Après plus de quatre heures de combat, celui-ci, effondré, décida le rembarquement pour 10 heures 30. Son ordre fut aussitôt transmis. Tragique précipitation car la marine exigea un plus grand délai afin d’obtenir un appui aérien suffisant pour limiter les dégâts d’un rembarquement sous un tel feu ennemi. Le repli fut donc retardé d’une demi-heure, mais toutes les sections de commandos ne captèrent pas le contre-ordre et se retrouvèrent une demi-heure trop tôt sur la plage, sous le feu de l’ennemi !
La place nous manque pour évoquer l’acharnement de nos soldats canadiens à remplir leur mission jusqu’au bout. Il ne faudrait pas que les témoignages largement diffusés ces derniers temps, de soldats qui ne purent quitter le mur de la plage de Dieppe, fassent oublier le courage et l’héroïsme de ceux du Essex Scottish, du Royal Hamilton Light Infantry et des Fusiliers Mont-Royal, qui parvinrent à entrer dans la ville. D’ailleurs, les Allemands furent les premiers à rendre hommage au courage et à la valeur militaire des troupes qui les attaquaient ce 19 août 1942.
Il faut dire aussi un mot du rembarquement qui se fit dans d’horribles conditions. Les Allemands avaient reçu l’ordre du maréchal von Rundstedt, Commandant en chef à l’Ouest, d’être impitoyables : « Il est nécessaire de détruire tout ce que nous pourrons des forces ennemies. Toutes les pièces, toutes les armes doivent être mises en œuvre ». C’est donc sous un déluge de feu que la marine revint chercher les survivants qui arrivaient à retraverser la plage. Plusieurs péniches frappées de plein fouet coulèrent en quelques instants, d’autres surchargées, connurent le même sort en arrivant en haute mer. Pendant ce temps, dans les airs, se déroulait une des plus grandes batailles aériennes de la Seconde guerre mondiale. En deux heures, l’armée de l’air anglaise effectua 900 sorties, pour attaquer les bataillons allemands massés au sommet des falaises et pour combattre la chasse allemande, elle aussi ameutée contre les navires britanniques. Si les Anglais perdirent 98 appareils, ils réussirent à en abattre 170 à l’ennemi, soit le tiers des forces aériennes allemandes du front de l’Ouest !
LE CHÂTIMENT DE L’IMPIÉTÉ
Les discours officiels nous ont présenté un tel sacrifice comme nécessaire à la réussite des débarquements suivants. C’est vrai d’une certaine manière puisque les états-majors étudièrent en détail le déroulement du raid pour établir les causes de son échec afin d’y remédier. Cependant, aucune de ces causes n’était imprévisible ! Les hésitations du général Roberts avant l’opération suffisent à démontrer que les faiblesses du plan d’attaque étaient parfaitement connues, et les exercices sur les côtes britanniques avaient démontré la carence du réseau de communications. Quant à l’effet de surprise, Lord Mounbatten reconnut lui-même le lendemain du raid, à la grande fureur des officiers canadiens rescapés, qu’il savait pertinemment que les Allemands seraient en état d’alerte puisque le 19 août 1942 offrait les conditions idéales pour une attaque amphibie ! En outre, les Allemands analysèrent eux aussi le déroulement de l’attaque anglaise et en tirèrent des conclusions pour améliorer la défense du front occidental. Les côtes normandes étaient donc mieux défendues en 1944 qu’elles ne l’étaient en 1942 à cause de Dieppe !
Cependant, plus encore que l’incurie de l’état-major britannique, il faut dénoncer la stratégie de salon des dirigeants politiques alliés auxquels les généraux ne voulurent pas déplaire davantage en annulant le raid. Il fallut un désastre pour ouvrir les yeux de ces grands hommes aujourd’hui honorés comme les héros de la démocratie. Au lendemain de Dieppe, les projets de débarquement en Norvège comme au Cotentin furent enterrés, et on adopta la solution pressentie depuis deux ans par le maréchal Pétain : le débarquement en Afrique du Nord. Son organisation fut confiée au général américain Eisenhower, suffisamment compétent pour s’imposer aux états-majors, mais aussi suffisamment docile aux politiques pour ne pas indisposer les Churchill, Roosevelt et Staline.
Mais en définitive, à la lumière du Secret de Fatima qui annonçait la Seconde guerre mondiale avant même la fin de la Première, la mort de nos soldats sur la plage de Dieppe ou la longue et sévère captivité des blessés apparaissent comme l’un des épisodes du châtiment des crimes de ce monde qui ne cesse d’offenser Dieu, en particulier par le mépris des demandes du Cœur de Jésus et de Marie, et par la Démocratie qui proclame la souveraineté populaire contre la souveraineté divine ! Que ce nous soit une leçon pour notre triste aujourd’hui !
RC n° 102, novembre 2002, p. 1-6