Les Canadiens sur le front français de 1915 à 1919
I. LA FORMATION D’UN CORPS D’ARMÉE D’ÉLITE
LE 6 août 1914, le Canada entrait dans la première guerre mondiale à la suite de l’Angleterre. Comme dans les capitales européennes, la population accueille la nouvelle en général avec enthousiasme. En quelques jours, 35 000 volontaires renforcent les 3 000 soldats1 de l’armée canadienne ; pendant les quatre années de guerre, quelque 495 000 hommes s’engagent ainsi. À partir de 1917, la conscription enrôle 124 000 hommes. Le Canada, pays de huit millions d’habitants, lèvera donc un contingent de près de 620 000 hommes, un nombre égal au corps expéditionnaire des États-Unis pourtant bien plus peuplés ! 60 000 d’entre eux mourront à la guerre, 172 000 en reviendront blessés ou invalides.
Nous allons ici retracer les grandes lignes de l’histoire des 420 000 Canadiens qui ont combattu sur le front français de 1915 à 1918. Pour avoir une vue d’ensemble du conflit et juger de l’importance stratégique des combats auxquels nos troupes ont participé, il faut absolument se reporter aux cours mensuels d’histoire sainte de France donnés par l’abbé de Nantes2. Il y retrace le déroulement du conflit et établit les responsabilités des politiciens et des généraux républicains et francs-maçons dans cette conflagration qui causa, au total, la mort de huit millions et demi de soldats. Avec cette démonstration à l’esprit tout au long du récit qui va suivre, notre enthousiasme pour la valeur et l’héroïsme de nos soldats et de leurs chefs, aujourd’hui totalement oubliés, n’en sera que grandi, et notre conviction anti-démocratique renforcée.
LE BAPTÊME DU FEU
Le 16 février 1915, la première division canadienne débarque sur le sol français après un séjour de deux mois et demi en Angleterre où la pluie incessante et l’inorganisation des camps en ce début de guerre ont rendu son entraînement éprouvant. Elle est sous le commandement d’un général anglais sans grande valeur militaire, le lieutenant-général Alderson. Il est partisan sans états d’âme de la doctrine officielle de l’État-major impérial, inspirée de la doctrine française de l’offensive à outrance. Les officiers canadiens, en nombre insuffisant3, sont peu formés, la plupart ne sont que des officiers de la milice ; il faut donc faire appel aux officiers britanniques. Parmi eux, le brigadier-général Lipsett se distingue par sa compétence et sa clairvoyance. Au contraire de son chef, il est un ardent partisan des méthodes semblables à celles que le général Pétain préconise dans l’Armée française. Il conquiert les officiers canadiens par son intelligence et son souci des vies humaines.
Le 3 mars 1915, le contingent canadien prend position en Artois, près d’Arras (Voir la carte des opérations), et reçoit le baptême du feu à la bataille de Neuve-Chapelle, exemple typique de ces tentatives de percée conçues par le G.Q.G. Il semble que le courage des hommes doive y dispenser de tout art militaire, de toute tactique et de toute protection défensive. Ce jour-là, l’armée britannique perd 12 800 hommes4, sans aucun profit.
Nos Canadiens ne sont pas au bout de leurs déconvenues. Ils sont ensuite affectés dans les Flandres, à Ypres, pour participer à la relève d’une armée française commandée par le général Foch. Le 17 avril, ils découvrent avec stupéfaction le manque d’organisation défensive du secteur français. Les tranchées ne sont profondes que de deux pieds, et les épaulements sont insuffisants, voire inexistants. On se met sans tarder à l’ouvrage pour améliorer la situation sur un terrain où les cadavres des combats de l’automne 1914 achèvent de se décomposer !
Mais le 21 avril, les Allemands lancent une attaque sur les positions françaises en cours de relève. Pour la première fois, ils utilisent les gaz asphyxiants ; les troupes françaises de tirailleurs algériens décrochent rapidement. Mais à leur droite, autour du village de Saint-Julien, les troupes canadiennes peu touchées par le nuage de gaz tiennent bon quoique désorganisées. Certaines même contre-attaquent pour dégager leurs positions ; les soldats qui n’ont encore ni casque ni masque à gaz, s’élancent à l’assaut en chantant ‟ Ô Canada ”. Cette héroïque résistance empêche l’élargissement de la percée allemande, privant l’ennemi de toute capacité de manœuvre ; le général allemand Falkenhayn aurait dit : sans cette vermine, nous serions à Calais. Les pertes sont lourdes toutefois, mais le corps expéditionnaire canadien est désormais considéré comme une troupe de valeur par le G.Q.G. anglais.
En mai et juin 1915, il participe à l’offensive d’Artois. C’est la bataille de Festubert, puis de Givenchy5, deux opérations toujours aussi mal préparées qui n’obtiennent comme résultats que des pertes élevées !
UN CORPS D’ARMÉE CANADIEN
Durant l’été 1915, l’arrivée des renforts va permettre la constitution d’un corps d’armée canadien, bientôt composé de quatre divisions de 21 000 hommes. Affecté de nouveau au saillant d’Ypres, il connaît un hiver éprouvant. Les pluies incessantes transforment le front en un vaste marécage6. Toutefois les soldats canadiens s’illustrent à cette époque dans des raids contre les lignes ennemies où ils déploient le même courage et les mêmes ruses que leurs ancêtres contre les ‟ habits rouges ”. Ils causent de lourdes pertes dans les tranchées ennemies et s’emparent de documents d’importance.
En mars 1916, lors d’une offensive près d’Ypres, le corps expéditionnaire canadien doit conquérir le Mont Saint-Éloi. De puissantes mines souterraines sont mises en place pour détruire la première ligne allemande dont on a malheureusement négligé de repérer avec précision l’emplacement... Elles explosent bien, mais trop en avant ! Profitant d’un contre-temps dans les ordres qui retarde l’assaut canadien, les mitrailleurs allemands en investissent les cratères. Quoiqu’informé de la nouvelle position avancée des Allemands, le général Alderson maintient ses ordres ! 1 500 soldats canadiens sont tués en pure perte. La troupe est démoralisée, les officiers exaspérés.
LE LIEUTENANT-GÉNÉRAL BYNG
Le général Haig, commandant en chef des armées britanniques sur le front occidental, limoge alors le lieutenant-général Alderson et le remplace par le lieutenant-général Byng, un partisan des méthodes tactiques nouvelles. Quoiqu’anglais, il est donc accueilli avec soulagement par les officiers généraux canadiens et, après la victoire du Mont-Sorel en juin, avec enthousiasme par la troupe. C’est lui qui fera du corps expéditionnaire canadien ce corps d’armée d’élite dont nous allons maintenant évoquer les hauts faits.
Durant l’été 1916, pour soulager le front de Verdun7, les armées françaises et britanniques préparent une grande offensive sur la Somme. La cinquième armée britannique devra s’y emparer des crêtes de la vallée de l’Ancre, près d’Albert, d’où l’ennemi domine le champ de bataille. Le premier assaut mené sous les ordres du général Gough, un officier de cavalerie qui ne connaît que l’offensive à outrance, est un échec. Des régiments entiers, comme celui des Terre-Neuviens8 devant Beaumont-Hamel, sont anéantis sans réussir à entamer les défenses allemandes.
Haig va confier alors au corps canadien le soin d’un second assaut contre les positions extrêmes de la crête dominant la vallée de la Somme, près du village de Courcelette. L’assaut, prévu pour le 15 septembre, doit se dérouler en étapes ; Byng espère bien avoir emporté la position allemande le lendemain soir.
Il inaugure à cette occasion une nouvelle tactique d’assaut qu’il substitue à l’attaque en ligne du front ennemi. Pour désorganiser la défense allemande il concentre ses vagues d’assaut sur la prise d’objectifs délimités. Une fois fortifiés, ceux-ci servent de bases de départ pour achever le ‟ nettoyage ” de la ligne de tranchée, et sont de solides positions de défense pour résister aux éventuelles contre-attaques.
L’habituelle préparation d’artillerie de plusieurs heures est évidemment utilisée, mais Byng sait que la qualité des abris allemands la rend désormais insuffisante. Il ordonne donc qu’au moment de l’assaut un tir de barrage fourni devance la première vague d’une trentaine de mètres. Celle-ci est composée de nettoyeurs qui ont pour mission la neutralisation des nids de mitrailleuses, et d’assaillants qui doivent investir le plus rapidement possible l’objectif. La seconde vague d’assaut s’élance dès que l’intensité du tir des mitrailleuses décroît, une partie d’entre elle prête main-forte aux assaillants de la première ligne, l’autre partie s’attaque sans attendre à la seconde ligne ennemie. La troisième vague d’assaut, quant à elle, peut ainsi arriver sans obstacle sur la seconde ligne ennemie dont elle achève la conquête avant de se préparer à résister aux contre-attaques. Une telle tactique nécessite évidement les renseignements les plus précis sur l’organisation des lignes ennemies ; l’aviation sera largement utilisée et les raids de nuit de patrouilles-commandos multipliés.
COURCELETTE : VICTOIRE CANADIENNE FRANÇAISE
Le 15 septembre, les positions allemandes sont enlevées en un temps record avec des pertes limitées. C’est le premier grand succès de Byng. Mais dans l’après-midi, le major-général canadien Turner s’aperçoit que les Allemands fortifient Courcelette, l’objectif de l’attaque prévue pour le lendemain, et préparent une contre-attaque sur le flanc gauche du corps d’armée dont la position formera un saillant durant l’attaque. Byng décide l’assaut immédiat du village, donc... sans préparation d’artillerie.
Le colonel Tremblay, commandant le 22e bataillon, la seule unité totalement canadienne-française, se porte volontaire. À 18 heures, après avoir entendu la messe et reçu l’absolution, les Canadiens français s’élancent à l’assaut de la position tandis que le corps d’armée bouscule la préparation de la contre-attaque par un mouvement tournant sur sa gauche. Tout d’abord surpris, les Allemands se ressaisissent et c’est un furieux corps à corps dans un village en flammes. Cette action, la plus héroïque de toute la guerre pour le corps canadien, permet d’investir le village de Courcelette après deux heures de combats, mais le 22e y résiste à sept contre-attaques dans la nuit avant que l’offensive de la quatrième année britannique le lendemain matin dans la vallée, n’oblige les Allemands à céder définitivement le terrain.
Cependant, un mois de combats est encore nécessaire pour s’emparer de l’ensemble des crêtes de la vallée d’Ancre ! La faute en revient au général Gough qui refuse d’appliquer à son armée les méthodes du corps canadien. Le 25 octobre, il prive Byng de son artillerie en pleine bataille, bloquant durant 24 heures les troupes d’assaut dans des tranchées qu’une pluie incessante inonde, tandis que l’ennemi renforce ses positions ! L’assaut du lendemain est un échec.
La bataille de la Somme ne s’achève que le 16 novembre, nous y avons perdu 24 000 hommes ! C’est pourquoi les chefs civils et militaires envisagent à partir de cette époque la conscription obligatoire qui ne sera cependant imposée que l’année suivante. Le major-général Turner est promu lieutenant-général et prend le commandement des troupes canadiennes dans les îles britanniques. Le corps d’armée canadien, lui, est affecté au front de l’Artois où le maréchal Haig lui réserve une mission impossible : la conquête de la crête de Vimy.
LA CRÊTE DE VIMY
En 1915, le général Pétain, à la tête du 33e corps d’armée, avait remporté la seule victoire de l’offensive d’Artois en s’emparant d’une partie de la crête de Vimy, véritable forteresse naturelle. Mais, au cours de l’année 1916, les contre-attaques allemandes ont peu à peu contraint l’armée britannique qui a relevé les Français, à abandonner le terrain. Située à la jonction de la ligne Hindenbourg qui descend jusqu’en Champagne et de la ligne Wotan-Stellung qui court jusqu’à la Mer du Nord, la colline de Vimy est une articulation importante du dispositif de défense allemand. Sa possession permettrait aux alliés de contrôler la plaine de Douai, nœud des communications du front allemand, comme pour le moment, elle donne le contrôle de l’Artois à l’ennemi. Défendue au sommet par deux lignes de défense rapprochées dont une à contre-pente, invisible des assaillants, la colline est réputée imprenable. Les boisés dissimulent de nombreuses batteries d’artillerie, tandis que les assaillants sont à découvert.
L’attaque montée par le lieutenant-général Byng est un modèle du genre. Pour mettre à l’abri ses seconde et troisième vagues d’assaut, et permettre l’acheminement en toute sécurité des munitions et du ravitaillement, il fait creuser des tunnels qui déboucheront à l’heure H au plus près des lignes ennemies ; quatre d’entre eux sont électrifiés et munis de rails à voie étroite. Les travaux s’effectuent de nuit dans le plus grand secret. Les quinze jours de bombardement préliminaire, incessant mais volontairement imprécis et d’intensité modulée, finissent par lasser la vigilance de l’ennemi d’autant plus que l’activité du front semble ordinaire.
Le lundi de Pâques, 9 avril, en pleine nuit, la première vague est montée se mettre en position dans le plus grand silence, le plus près possible des lignes ennemies. Le temps est froid, bientôt la neige et le vent sont de la partie. Pour achever de tromper l’ennemi, les bombardements sont dans une phase de faible intensité, mais, avant le déclenchement des tirs de barrage, une dernière salve détruit les installations téléphoniques soigneusement repérées par les raids. La bataille se déroule selon le plan prévu et avec la même tactique que sur la Somme. La précision de l’artillerie canadienne est redoutable, le tir de barrage est si bien synchronisé avec l’assaut de l’infanterie que souvent des Allemands se trouvent nez à nez avec les assaillants en sortant de leurs abris. D’où le nombre élevé de prisonniers que font les troupes canadiennes dès cette époque, mais aussi les inévitables et sanglants combats à la baïonnette.
Sur la crête de Vimy, les Canadiens font 4 000 prisonniers, 8 300 tués et ils s’emparent de 54 canons, 124 mitrailleuses, 109 mortiers. Mais ils déplorent 3 600 morts.
La destruction des lignes de communication a joué un rôle important dans la victoire. L’ennemi a mis trop de temps à réagir ; lorsque les régiments en réserve arrivent dans la plaine de Douai, ils sont maintenant dans la position d’assaillants d’une forteresse naturelle imprenable ! Leur échec meurtrier provoque un mouvement de panique chez les Allemands.
UNE OCCASION MANQUÉE
Byng constate alors que la route de Lens est libre ! La même chose était arrivée en 1915 au général Pétain ; à l’époque, Foch n’avait pas voulu le croire, et une belle occasion avait été manquée. Cette fois-ci, le lieutenant-général Byng avertit le général Home, commandant la première armée, pour qu’une division anglaise occupe aussitôt le terrain libéré. Mais Home a prévu une offensive pour la semaine suivante, il rechigne à modifier ses plans. Haig, prévenu, donne raison à Byng, mais le délai d’exécution des ordres a permis aux Allemands de se ressaisir... Et quelques jours plus tard, du haut de la crête, les Canadiens assistent à la seconde bataille de la Scarpe au cours de laquelle les Anglais n’arrivent pas à s’emparer des territoires qui s’offraient à eux quelques jours plus tôt !
La conquête intégrale de la crête de Vimy achève de faire du corps d’armée canadien l’une des unités d’élite de l’Armée britannique. C’est le résultat du courage des soldats, manifeste dès la bataille d’Ypres, et de l’application des méthodes d’assaut et de défense mises au point par les deux officiers généraux anglais, Byng et Lipsett. Cependant l’enthousiasme, l’unanimité et la compétence des officiers canadiens dans l’application de ces méthodes ne vont pas tarder à faire du corps d’armée une véritable ‟ armée canadienne ” de fait.
II. UN CORPS D’ARMÉE VICTORIEUX, UN PAYS RENDU INDIFFÉRENT
À la suite de l’admirable victoire de Vimy qui donnait aux alliés un avantage stratégique indéniable, le commandant du corps d’armée canadien, le général Byng, fut anobli et élevé au grade de général d’armée9 ; en juin 1917, il prend le commandement de la troisième armée anglaise sur le front au sud de Vimy.
Pour lui succéder, le maréchal Haig désigne cette fois un officier canadien : le lieutenant-général Arthur William Currie. Natif de Vancouver, agent d’immeubles dans le civil, il est avant la guerre lieutenant-colonel d’artillerie dans la milice. En 1914, il reçoit le commandement de la 2e brigade d’infanterie qu’il garde jusqu’en septembre 1915 où il est promu à la tête de la première division. Quoique le brigadier-général Lipsett soit alors sous ses ordres, il se met modestement à son école pour apprendre à mener une bataille avec efficacité en économisant les vies humaines. Sa minutie dans la préparation des opérations le fait bientôt remarquer de ses chefs. C’est Byng lui-même qui recommande sa promotion au Commandant en chef des armées anglaises.
Currie commence par perfectionner la tactique des assauts pour assurer aux unités une plus grande souplesse d’action pendant le combat, et maintenir la cohésion de manœuvre du corps d’armée, qui est absolument nécessaire à l’emploi optimal de l’artillerie. Ensuite, il crée une brigade motorisée autonome ; composée de cyclistes et d’autos blindées armées de mitrailleuses, elle doit se porter avec rapidité sur les points de résistance ennemis les plus acharnés. Il constitue aussi des unités de génie pour l’aménagement rapide des positions conquises, l’amélioration des voies de circulation et le passage des rivières. Enfin, il incorpore des artilleurs à ses trois vagues d’assaut pour pouvoir utiliser le matériel saisi à l’ennemi.
Entre le 15 et le 25 août 1917, il s’empare de la cote 70 qui domine la ville de Lens, et il y résiste ensuite à vingt et une contre-attaques ! Notons que, de toute la guerre, le corps d’armée canadien ne laissera aux mains de l’ennemi aucune des positions conquises, ni aucun de ses canons.
Pendant ce même été 1917, les Anglais ont entrepris une offensive d’envergure en Flandres, dans l’espoir de libérer la côte belge10. Le Commandant de la deuxième année anglaise, le général Plumer, avait longuement mûri un plan d’avancées par bonds, mais le maréchal Haig lui préféra la proposition d’offensive en force du général Gough. Pour la réaliser, d’importants effectifs furent rassemblés. Gough les lança à l’assaut comme seul un général de cavalerie en retard d’une guerre peut le faire ! C’est un échec qui coûte à l’armée anglaise 68 000 hommes, dont 31 000 le premier jour, et 3 400 officiers !
Haig rappelle alors Plumer, mais un peu tard. Les conditions climatiques de l’automne 1917 rendent difficile la progression de l’offensive. Après quelques succès encourageants, elle est bloquée au pied de la colline de Passchendaele, l’un de ces points forts que le général Foch a négligé de faire occuper en 1914. Plumer demande le renfort des vainqueurs de Vimy et de la cote 70.
Convoqué par Haig, Currie accepte la mission à deux conditions : n’avoir aucun ordre à recevoir du général Gough11 dont le secteur est immédiatement sur sa gauche, et avoir toute liberté pour organiser et déclencher l’assaut. Le Commandant en chef les accepte. Il est curieux de constater que Haig a toujours soutenu les officiers canadiens contre leurs détracteurs anglais, mais sans jamais avoir imposé aux généraux britanniques les tactiques désormais éprouvées de Byng. En réalité, après Vimy, le corps d’armée canadien est devenu dans les faits un corps autonome à la disposition du G.Q.G., quoique rattaché à l’une ou l’autre des armées anglaises.
PASSCHENDAELE : LE VERDUN DES CANADIENS
Un triste spectacle attend les Canadiens lorsqu’ils arrivent sur le front des Flandres. Sous les pluies d’automne, le champ de bataille labouré par les combats d’artillerie de l’offensive Gough n’est plus qu’une vaste mer de boue. Les chemins ne sont plus utilisables qu’en file indienne ; on verra des hommes s’en écarter et se noyer littéralement aspirés par la vase des fondrières, sous les yeux de leurs camarades impuissants. Des canons et du matériel lourd sont abandonnés, enlisés. Pour rétablir les communications, Currie fait construire d’abord des kilomètres et des kilomètres de trottoirs de bois, comme ceux des villages canadiens au moment du dégel. Quoique les Allemands qui dominent nos positions bombardent régulièrement les chantiers avec des obus à gaz, l’artillerie est dégagée après quinze jours d’efforts surhumains, et peut être remise en état. Pendant ce temps, les raids et les survols de l’aviation ont fourni les renseignements nécessaires à l’élaboration du plan d’attaque.
Le 26 octobre, c’est l’assaut... mais les Allemands ont tiré la leçon de leurs dernières défaites et adapté leur défense en conséquence : au moment où la première vague canadienne atteint les avant-postes des mitrailleurs allemands, ceux-ci décrochent et un déluge d’obus écrase les assaillants. En quelques instants, 2 500 hommes tombent !...
Currie suspend aussitôt l’offensive. Il ne la reprend que le 30 octobre après avoir modifié sa tactique. Comme le tir de barrage ennemi ne peut évidemment pas tomber trop près des lignes allemandes, il donne comme instruction à sa première vague d’assaut d’atteindre au plus vite la zone comprise entre les avant-postes et la première ligne ennemie et de s’y plaquer au sol. Notre artillerie reçoit la mission de réduire au silence les canons adverses le plus rapidement possible avant de déclencher avec précision un tir de barrage sur la première ligne à conquérir, qui avancera ensuite progressivement vers la seconde. Alors seulement la première vague se relève pour s’emparer de la première ligne tandis que la deuxième vague s’élance à la conquête de la seconde ligne et qu’une troisième complète le dispositif en renfort. Réalisons le courage et le sang-froid nécessaires aux soldats lors de tels assauts ! La première vague s’élance sous le feu des mitrailleuses avant de se retrouver plaquée au sol entre deux tirs de barrage ! Évidemment la coordination entre les troupes d’assaut et l’artillerie12 doit être parfaite ; voilà pourquoi le général Currie fut le premier à utiliser la T.S.F. sur un champ de bataille.
Moyennant quoi, Passchendaele est une nouvelle victoire à l’actif des Canadiens, mais l’état-major anglais interrompra cependant son offensive en Flandres.
L’OFFENSIVE ALLEMANDE DE MARS 1918
L’hiver 1917-18 est ensuite une période de relative inactivité pour nos troupes sur le front de l’Artois. Mais au printemps 1918, les Allemands sont pressés d’en finir. Craignant l’arrivée des renforts américains en France et voulant profiter de leurs troupes dégagées du front de l’Est par la paix séparée avec la Russie bolchévique ; ils décident une puissante offensive sur le front Ouest. Pour ce qui est du secteur britannique, l’ennemi réussit une percée au sud d’Ypres et surtout sur la Somme. En peu de temps c’est la déroute de la cinquième armée britannique que commande... le général Gough. Le général Pétain, alors Commandant en chef des armées françaises, doit envoyer sans cesse des renforts pour colmater la brèche qui ne cesse de s’approfondir. Début avril, les Allemands sont presque au sud d’Amiens, à Moreuil, où heureusement une petite résistance d’éléments français, canadiens et australiens détermine l’état-major allemand à arrêter son avancée au profit de son offensive dans les Flandres.
Puisque la ligne de chemin de fer Paris-Calais, essentielle au contact des armées britanniques et françaises, ne passe qu’à quelques kilomètres du front, Haig inscrit en tête de ses priorités une contre-offensive sur Moreuil. Il la confie au Lieutenant-général Currie qui devra travailler de conserve avec la cinquième armée française du général Debeney. Comme la présence du corps canadien sur le front est désormais suffisante pour que les Allemands comprennent qu’une attaque d’envergure s’y prépare, on utilise quantités de ruses et de leurres pour les convaincre que les Canadiens quittent l’Artois à destination des Flandres, de peur que sur la Somme l’ennemi reprenne son offensive ou renforce sa défense.
LA BATAILLE D’AMIENS
Le 8 août 1918, l’attaque à l’Est d’Amiens du corps d’armée canadien combinée avec une offensive de l’armée française, prend l’ennemi totalement par surprise. C’est la déroute : Ludendorff, le généralissime allemand, écrit clans son journal : « jour de deuil de l’armée allemande, dans l’histoire de cette guerre, je ne vécus pas d’heures plus pénibles. » En une seule journée, les Canadiens qui utilisent pour la première fois des chars en formation serrée, anéantissent trois divisions allemandes, font 15 000 prisonniers, tandis que sept divisions battent en retraite devant eux.
Dans la nuit du 8 au 9, l’état-major anglais refuse à Currie une division de réserve britannique qui lui avait été pourtant formellement promise. La modification du plan d’attaque qui s’ensuit entraîne un retard qui permet à l’ennemi de se ressaisir, et d’intensifier sa résistance d’heure en heure. Si bien que le 10 août, en accord avec le commandement français, Currie estime plus sage d’arrêter son offensive près de Roye. Le général Foch, généralissime des armées alliées, veut que l’offensive reprenne, mais Currie s’y oppose avec énergie pour ménager des vies humaines. Le 19 août, il doit laisser son secteur aux troupes françaises et il retrouve l’Artois où une bataille décisive attend les Canadiens.
LA BATAILLE D’ARRAS
En effet, puisque les combats de la fin août marquent un raidissement des Allemands qui s’arc-boutent sur la ligne Hindenbourg, les G.Q.G. anglais et français décident d’essayer de contourner au sud et au nord la ligne de défense allemande ; devant le risque d’encerclement de ses armées l’ennemi serait contraint à la retraite. Mais pour que ce plan réussisse, il faut d’abord forcer le verrou nord des défenses allemandes, en Artois ; c’est cette mission capitale qui est confiée aux Canadiens.
Pratiquement, il s’agit d’emporter une série de positions renforcées et soigneusement enchevêtrées qui bloquent la route Arras-Cambrai. Avec son habituelle précision, Currie prépare son plan d’attaque qui ne laisse rien au hasard. L’assaut se déroulera par bonds successifs et durera plusieurs jours. Il commence le 26 août. Les combats sont tout de suite acharnés, mais la méthode Currie fait merveille : la souplesse d’action des unités permet d’absorber un par un les points de résistance, et les regroupements ponctuels laissent au corps d’armée sa cohésion et préparent des lignes de résistance en cas de contre-attaque. Au bout de trois jours, nous avons fait 3 300 prisonniers, pris cinquante-trois canons et cinq cent dix-neuf mitrailleuses, mais nous avons perdu 5 500 hommes sans atteindre l’objectif. Currie annonce à Haig qu’il arrête l’offensive pour quelques jours. L’état-major impérial jugeant sa réussite impossible, Londres fait savoir le 1er septembre qu’il préfère qu’on annule l’offensive, mais Haig sachant que Currie n’attaquera pas s’il pressent l’échec, lui laisse carte blanche.
Le 2 septembre, les Canadiens repartent à l’assaut. Les combats, plus acharnés que jamais, durent jusqu’à onze heures du soir sans pour autant atteindre l’objectif. Toutefois Currie est confiant pour le lendemain. Lorsque le 3 septembre au matin, les Canadiens s’élancent... il n’y a plus d’Allemands. C’est la victoire : l’armée allemande bat en retraite.
LA MARCHE TRIOMPHALE
Après quelques jours de repos bien mérité, le corps d’armée canadien participe à l’offensive générale. Fidèle à lui-même, Currie applique sa méthode personnelle : des attaques très organisées qui pulvérisent les défenses de l’ennemi et le contraignent à se retirer vers une ligne de défense plus éloignée et plus faible sur laquelle on s’élance de nouveau sans précipitation avec une efficacité maximum. À ses collègues anglais qui s’en agacent, Curie répond simplement qu’il « préfère gagner ses victoires au prix des cartouches plutôt qu’au prix des vies humaines ».
Le 28 septembre, il atteint le Canal du Nord et libère Cambrai le 9 octobre. Puis il s’élance vers Valenciennes qu’il délivre le 1er novembre. C’est au cours de ces combats que le général Lipsett, devenu général de division, est tué. Currie lui fait des funérailles grandioses en présence des troupes, et lui attribue le mérite des victoires canadiennes.
Le 11 novembre, il vient de libérer Mons en Belgique lorsqu’il apprend la signature de l’armistice par le général Foch. Il le déplore comme le général Pétain tenu à l’égard de la décision, et les plus clairvoyants des Français. Mais, preuve supplémentaire que Foch cédait aux intérêts britanniques, le gouvernement d’Ottawa en avait été averti dès le 7 novembre.
FACE AU ‟ PAYS LÉGAL ” : LA SEULE DÉFAITE
DU CORPS EXPÉDITIONNAIRE CANADIEN
Frustrés d’une vraie victoire sur l’armée allemande, les Canadiens le seront devant leurs compatriotes. En effet, on imaginerait qu’après avoir tenu héroïquement un rôle si décisif dans d’importantes batailles, le corps expéditionnaire aurait connu un véritable triomphe au Canada. Il n’en a rien été : les unités ont été dissoutes en 1919 en Angleterre, et les soldats rapatriés selon leur lieu de résidence, ce qui brisait les liens de camaraderie de combat. Certes, des réjouissances ont marqué le retour des époux ou des fils aimés..., mais leurs victoires ont laissé le peuple canadien pour ainsi dire indifférent. Que s’était-il passé ?
Lorsque la crise des effectifs se fit sentir en 1916, près d’un demi-million de volontaires étaient déjà partis ; c’était beaucoup pour un pays de huit millions d’habitants. Ceux qui restaient avaient de bonnes raisons, au moins à leurs yeux, de ne pas partir, si bien que la conscription obligatoire ne pouvait qu’être impopulaire. Or peu de temps après la déclaration de guerre, Henri Bourassa, le chef canadien-français démocrate-chrétien, crut de son devoir de se poser en conscience morale du pays. Il publia des articles pour expliquer que le Canada ne devait participer à la guerre que dans la stricte limite de ses intérêts, comme le faisait d’ailleurs la Grande-Bretagne. À l’époque cela fit scandale, sans plus.
Mais en 1917, ses arguments furent repris par les anti-conscriptionistes. Ainsi, de nouveau, le pays se divisait : d’un côté, les Canadiens français, que les anglophones traitaient de lâches et de traîtres, de l’autre, les Canadiens anglais, que les francophones jugeaient vendus aux intérêts de Londres. Les partis politiques en profitèrent : les Conservateurs faisaient de grandes déclarations contre les ‟ traîtres ” pour se maintenir au pouvoir, tandis que les Libéraux prenaient avec nuance le parti des anti-conscriptionnistes pour récupérer les voix nécessaires à leur retour au pouvoir...
Le retour victorieux du corps expéditionnaire dérangeait toutes ces manœuvres du pays légal. Comment, après Courcelette, prétendre que les Canadiens français étaient des lâches ? Comment, devant l’indépendance de Currie vis-à-vis de l’état-major anglais, prétendre que notre armée était à la botte du gouvernement de Londres ? D’autant plus que Borden, le Premier ministre conservateur, fut même invité à signer le traité de Versailles comme une puissance indépendante, à cause de la valeur de nos troupes sur le champ de bataille ! Si la fraternité d’armes entre francophones et anglophones conduisait à une politique plus tolérante vis-à-vis des catholiques dans l’Ouest, c’était la fin du Parti libéral ! Mais si Currie13 dénonçait les erreurs parfois tragiques du gouvernement conservateur au début de la guerre, et demandait des comptes, c’était la fin du Parti conservateur ! Le pays légal fit donc bloc. Et nos soldats rentrant au pays eurent l’étrange sentiment d’être allés se battre pour rien, alors que leurs sacrifices auraient pu être le ciment d’une nation canadienne moderne.
frère Pierre de la Transfiguration
RC n° 16 et 17, avril-mai 1994
(1) En 1914, la milice compte 59 000 hommes ; beaucoup s’engagent, la plupart des officiers canadiens en sont issus. Tous les renseignements statistiques de cet article, comme les indications sur le déroulement des opérations militaires, sont tirés de l’histoire officielle de la participation de l’armée canadienne à la première guerre mondiale : Le corps expéditionnaire canadien 1914-1919, Colonel Nicholson, Ottawa 1963.
(2) Les conférences audio-vidéo (F 37 à F 49) ont été republiées sous le sigle PC 64 : L’épopée héroïque et mystique de la Grande Guerre. Aussi publiées dans la CRC n° 297 de décembre 1993 dans le tome n° 26 de 1994 à chaque mois ainsi que dans la rubrique La Première Guerre Mondiale.
(3) Notons que Sam Hughes, le ministre de la Milice, conservateur anglophone, s’arrange pour nommer les officiers canadiens français dans des postes administratifs qui les privent de tout commandement sur le terrain. La seule unité canadienne-française est le 22e bataillon. Mais on retrouve des soldats canadiens français dans la plupart des unités.
(4) Le chiffre des pertes totalise le nombre des tués, des blessés évacués du front et des prisonniers.
(5) C’est à Givenchy, le 15 juin 1915, que l’armée anglaise va coordonner pour la première fois son artillerie et son infanterie !
(6) Dans cette boue, 5 000 soldats souffriront du "pied de tranchée", infection des pieds gonflés par l’humidité et provoquant la gangrène.
(7) Pour la compréhension de toutes ces grandes batailles et leur appréciation, il est nécessaire de se reporter aux conférences décisives de notre Père. Nous nous bornons ici à évoquer le rôle des soldats canadiens dans ces offensives (cf. La Première Guerre Mondiale).
(8) Au soir de la bataille, 69 survivants sur plus de 1 000 hommes !
(9) En 1921, il deviendra Gouverneur général du Canada. Il sera le premier à être désigné à ce poste après une consultation officielle du gouvernement canadien.
(10) Les Anglais ont eu à subir des raids de bombardements aériens partis des terrains d’aviation de la Belgique occupée, qui ont provoqué chacun plusieurs centaines de morts et de blessés. Des bases de sous-marins ont été installées aussi par les Allemands sur la côte belge.
(11) En fait, Currie s’est présenté devant Haig avec une lettre signée de tous ses officiers généraux refusant de servir sous les ordres de Gough. On se souvient que l’incurie de celui-ci durant la bataille de la Somme avait été directement responsable du sanglant échec d’une offensive canadienne.
(12) L’artillerie canadienne est forte de 350 pièces.
(13) Currie fut diffamé par le conservateur Sam Hughes, il se défendit devant les tribunaux et eut gain de cause... en 1928.