LE RÉGIME FRANÇAIS

Jacques Cartier, le premier projet de colonisation

1523 : JEAN VERRAZANO

CE n’est donc qu’en 1523 que le roi François 1er peut organiser la première expédition française outre-Atlantique. Elle est financée par un groupe de banquiers italiens établis à Lyon, et l’objectif assigné à son chef, le Florentin Jean Verrazano, est de découvrir, par l’Ouest, une nouvelle route vers l’Inde etla Chine. Il s’agit de contrebalancer le grand avantage que Magellan vient de donner aux Espagnols en découvrant un passage vers l’Extrême-Orient par le sud de l’Amérique ; il s’agit également de trouver au loin l’or qui manquait si cruellement au trésor royal.

Las ! Verrazano se heurte au littoral américain. Le premier, il en reconnaît la continuité depuis la Floride espagnole jusqu’à Terre-Neuve, sans espoir de passage vers la Chine ! Maigre consolation : il donne le nom de Nouvelle-France à tous ces territoires abordés.

Portugais et Espagnols veillent jalousement sur leur privilège, et l’excommunication, menaçant ceux qui enfreindraient le décret d’Alexandre VI, constitue un sérieux obstacle pour le roi de France durant encore dix ans. Mais, en 1533, profitant du mariage de son fils, le futur Henri Il, avec Catherine de Médicis, nièce du pape Clément VII, François 1er obtient la précision officielle que l’acte d’Alexandre VI ne concernait que les territoires connus à l’époque et non ceux à découvrir.

1534 : PREMIER VOYAGE DE CARTIER

Jacques CartierEnfin libéré, François 1er décide d’envoyer dès 1534 une expédition devant poursuivre les recherches de Verrazano, toujours dans le même but commercial. Le chef en sera un navigateur de grande expérience, originaire du port de Saint-Malo : c’est Jacques Cartier, présenté au roi par le grand aumônier du roi et abbé du Mont-Saint-Michel. Cartier est un notable apparenté avec les plus honorables familles malouines d’intrépides marins. Dès son premier voyage, il prouve son habileté en effectuant l’une des plus rapides traversées de l’époque : il aborde Terre-Neuve après seulement vingt jours de navigation et, contournant l’île par le nord, il atteint pour la première fois le rivage américain. La prise de possession des lieux se fait au nom du roi de France. Cartier dresse cérémonieusement la Croix. Dans ses “ Relations ”, le navigateur décrit lui-même l’événement :

« Et icelle croix plantâmes sur ladite pointe [celle de Gaspé] devant eux [les Indiens], lesquels la regardaient faire et planter. Et après qu’elle fut élevée en l’air, nous mîmes tous à genoux, les mains jointes, en adorant icelle devant eux, et leur fîmes signe, regardant et leur montrant le ciel, que par icelle était notre rédemption, de quoi ils firent plusieurs admirations, en tournant et regardant icelle croix. » Cette croix blanche avait trente pieds de haut et portait l’inscription “ vive le Roy de France ! ”

Admirable époque, encore profondément chrétienne, où Dieu, la France et le roi étaient servis en même temps et d’un même amour !

Cartier reste quelque temps à explorer la côte puis décide le retour non sans emmener, un peu malgré eux, deux indigènes qui pourront servir par la suite d’interprètes et de pilotes. François 1er écoute avec grand plaisir la narration des découvertes de son navigateur, et lorsqu’il entend les deux Indiens parler d’un royaume du Saguenay où abonde l’or, un vif intérêt s’ajoute à la curiosité. Il décide alors que Jacques Cartier recevra la mission de poursuivre au printemps suivant l’exploration (et la prospection !) entreprise.

1535 : DEUXIÈME VOYAGE DE CARTIER

Le jour de la Pentecôte 1535, Cartier se confesse et communie en viatique ainsi que tous ses matelots ; puis, après avoir reçu dans la cathédrale de Saint-Malo une bénédiction spéciale de leur évêque, ils embarquent sur leurs navires désormais célèbres : la Grande Hermine, la Petite Hermine et l’Émérillon, qui les portent “ aux Terres neuves ”. Le 10 août, Cartier pénètre dans une baie immense qu’il nomme Saint-Laurent puisque l’Église le fête ce jour-là. Il apprend qu’elle mène vers un pays appelé “ Canada ”, ce qui signifie : groupe de cabanes. Cette voie d’eau conduit donc à des bourgades d’Indiens sédentaires qui, à cette époque, sont les Iroquois. Pour les marins français, le fort courant qu’ils observent ne peut être que le flux entre deux océans et ainsi l’on serait donc sur le point de découvrir le fameux passage ?… Il faut à tout prix pousser de l’avant ! L’accueil des indigènes se révèle cordial, tant à Stadaconé, sur le site actuel de Québec qu’à Hochelaga, sur l’île de Montréal. En cet endroit, toute la population accourt à la suite de son chef pour demander la guérison des malades à celui qu’ils prennent pour un dieu nouveau.

Voici à quoi ressemblait Hochelaga à l'arrivée de Cartier. Entouré d'une palissade, ce village iroquoïen occupait le site actuel de Montréal.

La “ Relation ” raconte que Cartier, « voyant la foi et la piété de ce dit peuple, dit l’évangile de Saint-Jean, “ In principio ” faisant le signe de la croix sur les pauvres malades, priant Dieu qu’il leur donnât connaissance de notre sainte foi et de la passion de Notre Sauveur et grâce de recouvrer chrétienté et baptême ». Puis, à la lecture de la Passion de Notre-Seigneur, « tout ce pauvre peuple fit un grand silence et furent merveilleusement attentifs, regardant le Ciel et faisant pareilles cérémonies qu’ils nous voient faire ». Cette piété ravit le cœur de nos Bretons et leur laisse espérer un fructueux apostolat pour l’Église.

Les habitants d’Hochelaga mènent alors Cartier au sommet de la montagne que le navigateur nomme le mont Royal et d’où il entrevoit comme en rêve les possibilités de ce pays. L’idée de la colonisation du Canada vient de naître. Cependant, la froide réalité va bientôt mettre à rude épreuve ces beaux projets. Il faut revenir à Stadaconé pour hiverner, mais les Indiens se montrent plutôt menaçants, si bien qu’on n’ose plus sortir du fortin érigé à la hâte. L’hiver et ses quatre pieds de neige jusqu’en avril sont terribles pour nos Bretons bientôt en proie au scorbut. Sur cent dix hommes, vingt-cinq périssent et quinze seulement demeurent valides lorsque Jacques Cartier implore solennellement le Ciel par un vœu à Notre-Dame. Il ne tarde pas à être exaucé, car les jours suivants des Indiens lui montrent un remède : “ la tisane d’Anneda ”. Il s’agit probablement d’une infusion riche en vitamines C, de feuilles de thuya ou cèdre blanc du Canada. Elle permet providentiellement aux explorateurs de revoir leur patrie bien-aimée.

L’enthousiasme de Cartier n’en est pas pour autant abattu. Dans une de ses “ Relations ”, il expose librement à François 1er tous les avantages que la France pourrait trouver en ces contrées lointaines et l’évangélisation que l’Église pourrait y accomplir. Notre navigateur ose même exposer respectueusement à son roi qu’il tolère trop facilement “ ces méchants luthériens ” qui éclipsent la foi et la civilisation ; et de lui citer comme modèle le catholique roi d’Espagne qui s’oppose avec bonheur aux criminelles entreprises “ des enfants de Satan ”. François 1er mène en effet une politique ambiguë vis-à-vis du protestantisme qui progresse, de ce fait, rapidement dans le Royaume.

1541 : TROISIÈME VOYAGE DE CARTIER

Cartier en est venu à préconiser un véritable établissement français au Canada. Il rédige pour cela “ une mémoire des hommes et provisions nécessaires ”, prévoyant d’envoyer 276 personnes d’à peu près tous les corps de métiers, “ tant pour faire le labourage que pour peupler le pays ”. C’est le premier projet de colonisation paru en France. François 1er le reçoit, l’approuve et débourse trente mille livres en nommant Cartier capitaine général de la petite flotte destinée à la réalisation de l’entreprise, car le roi est conscient que si “ commercer est métier de marchand, coloniser est métier de roi ”. Il va même jusqu’à préciser dans la commission du capitaine les motifs les plus élevés : “ Instruire les indigènes en l’amour et crainte de Dieu et de sa sainte loi et doctrine chrétienne... ; faire chose agréable à Dieu notre créateur et rédempteur et qui soit à l’augmentation de son saint et sacré nom et de notre me mère la sainte Église catholique de laquelle nous sommes dit et nommé le premier fils. ”

Pourtant, Cartier ayant achevé ses minutieux préparatifs, le roi jugea bon, pour un motif qui demeure obscur, de coiffer toute l’expédition d’un chef extraordinaire : le sieur de Roberval. Ce Roberval était un courtisan ruiné, un de ces protestants que François 1er protégeait contre les poursuites pour “ crime d’hérésie ”.

Au printemps 1541, Roberval reste au large des côtes françaises qu’il écume en pirate avec une partie de la flotte tandis que Cartier vogue avec l’autre partie vers le Canada, pour la troisième fois. Arrivés sur les bords du Saint-Laurent, les Malouins constatent aussitôt l’hostilité des indigènes. Ils établissent deux fortins à distance respectable de Stadaconé, à l’emplacement de l’actuel cap Rouge. L’hiver s’écoule à se défendre contre les Indiens et, au printemps 1542, comme Roberval n’arrive toujours pas, Cartier lève l’ancre pour retourner en France, car “ avec sa petite bande, dira-t-il, il ne put résister aux sauvages ”. Mais il emporte en ses soutes un précieux chargement : onze barils d’or et un boisseau de pierres précieuses recueillies près du cap Rouge.

ÉCHEC DE CARTIER ET DÉSINTÉRÊT ROYAL

C’est à Saint-Jean de Terre-Neuve où il fait relâche que Cartier voit enfin arriver les trois navires de Roberval qui lui ordonne même de retourner avec lui au Canada ! Comme l’établit le chanoine Groulx, l’équipage de Cartier, effrayé par la perspective d’un nouvel hiver comme le précédent, fait valoir à son capitaine que les quinze mois de service prévus lors de l’engagement sont écoulés. Et, de nuit, Cartier s’éloigne subrepticement pour regagner la France où il reçoit un très bon accueil de la part de François 1er. Malheureusement, les alchimistes établissent qu’en fait d’or et de diamants, Cartier n’a rapporté que de la pyrite de fer et du quartz ! Ces trois voyages ne seront bientôt plus résumés que par le fameux dicton : “ Faux comme un diamant du Canada ! ”. Quant au roi, il n’aura plus de capitaux à engager pour d’aussi piètres résultats.

De leur côté, Roberval et ses équipages connaissent un fort mauvais hiver sur les rives du Saint-Laurent. Le printemps venu (1543), les survivants regagnent la France. Roberval conserve la faveur royale et meurt dix-sept ans plus tard au cours d’une rixe contre des catholiques. Cartier, lui, se retire en son modeste manoir de Limoilou. À sa mort, en 1557, sa bonne ville de Saint-Malo lui réservera l’honneur d’être inhumé dans la cathédrale, comme les évêques : c’est à l’entrée de la chapelle de la Sainte Vierge que ce grand chrétien repose encore de nos jours.

Cet échec de l’implantation d’un établissement permanent marque le début d’une éclipse de plus d’un demi-siècle de la présence française au Canada. On doit l’imputer en grande partie à la légèreté du roi François 1er et à la faiblesse de ses finances. Sous la régence de Catherine de Médicis, tant que ce “ Machiavel en robe de deuil ” influencera la politique royale, le désintérêt pour le Canada, où aucune richesse minière n’a été trouvée, va être absolu.

Néanmoins, la France a désormais, grâce à Jacques Cartier, des droits certains sur ces territoires et quelques commerçants français viennent périodiquement y faire la traite des fourrures. S’il sombre un temps dans le ridicule, le Canada n’est donc pas tout à fait oublié. Mais il faudra attendre la fin du XVIe siècle et le règne d’Henri IV pour que la France tourne de nouveau son regard vers l’Amérique.