Les saints martyrs canadiens
L’ALLIANCE DOIT ÊTRE SCELLÉE
À la suite de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain, les Français sont venus en terre canadienne pour y planter la Croix afin que « soient illuminées les âmes qui gisent dans les ténèbres ». En cela, ils correspondent à un dessein particulier de Dieu, dessein manifesté à maintes reprises, nous l’avons vu, par des vocations exceptionnelles. Ces interventions divines fondent une alliance qui doit être encore scellée et doit engager Dieu et son peuple élu par un acte solennel et sacré. Cet acte est l’immolation de victimes pures, aussi parfaites que possible, offertes par le peuple à l’agrément de Dieu. Le mémorial ou souvenir de cet événement rappelle à tout le peuple son élection et ses devoirs.
C’est le sacrifice des saints martyrs canadiens qui tient lieu, dans notre Histoire sainte du Canada, de solennel sceau de l’alliance divine. On en trouve la confirmation sous la plume du P. Le Jeune, supérieur des jésuites du Canada lorsqu’il écrit en 1637 : « Le grand prêtre n’entrait point jadis dans le Saint des saints qu’après l’effusion du sang de quelque victime. J’ai bien de la peine à me persuader que ces peuples entrent en l’Église sans sacrifice, je veux dire, sans que quelqu’un de ceux qui les instruiront soit mis à mort ».
Le P. Le Jeune exprime bien ainsi comment la mission canadienne s’intègre dans la grande mystique de la Rédemption, celle de l’Alliance éternelle scellée dans le Précieux Sang de Notre-Seigneur par le Sacrifice du Calvaire. Nous allons voir les saints martyrs canadiens s’affirmer tout à fait conscients et enthousiastes d’avoir reçu cette vocation.
LA COMPAGNIE DE JÉSUS
Dès sa fondation, la chrétienté canadienne a des liens très étroits avec les Pères jésuites. À l’époque précise où Champlain pose les bases de l’installation française au Canada, la Compagnie de Jésus connaît un remarquable essor. Ses quinze mille membres se montrent parmi les plus zélés propagateurs des réformes du Concile de Trente et du renouveau mystique qui en est issu. En 1622, la double canonisation de saint Ignace de Loyola, le fondateur, et de saint François Xavier, l’apôtre, a fait resplendir tout l’ordre d’une gloire bien méritée. C’est le Très Révérend Père Mutius Vitelleschi, général de la Compagnie de 1617 à 1647, qui anime la ferveur de tous en accordant plus d’importance à l’oraison et aux progrès spirituels des Pères qu’à leurs succès apostoliques.
La province de Paris est illustrée par des Pères de grand renom. Citons le P. Coton, longtemps provincial et qui manifeste un grand zèle pour le Canada. Il conserve filialement la spiritualité des premiers jésuites, une spiritualité reçue au noviciat de Rome où il fut condisciple de saint Louis de Gonzague et élève de saint Robert Bellarmin. Un autre jésuite célèbre est le Père Louis Lalemant. Il forme à sa haute spiritualité plusieurs missionnaires du Canada, entre autres les PP. Ragueneau, Jogues, Daniel et Le Jeune. C’est donc la province de Paris qui a pris en charge les missions de Nouvelle-France.
LES JÉSUITES AU CANADA
Au Canada, les bons Pères travaillent beaucoup, d’abord en Acadie, puis, à partir de 1625, sur les rives du Saint-Laurent. Non seulement ils construisent leurs habitations et défrichent des terres, mais ils se sont aussi mis à l’étude des langues indiennes. Ainsi ils peuvent commencer la prédication auprès des tribus nomades et envoyer, dès 1626, saint Jean de Brébeuf en mission chez les Hurons.
Malheureusement, la prise de Québec en 1629, les chasse du pays avant même d’avoir pu récolter les premiers fruits de cet apostolat. Le Canada ne sort pourtant ni du cœur ni de la pensée des premiers missionnaires. Saint Jean de Brébeuf, convaincu que ses péchés sont la cause de la défaite, est poussé à faire en 1630 le vœu suivant : « Seigneur Jésus-Christ, mon Rédempteur, je promets de te servir toute ma vie dans la Compagnie de Jésus et de ne servir nul autre si ce n’est toi ou à cause de toi ; je signe cela de mon sang et de ma main, prêt à répandre ma vie aussi volontiers que cette goutte. » De son côté le Père Ennemond Massé se mortifie pour mériter la grâce de retourner au Canada : « Une vocation si sublime, en un mot le Canada et ses délices qui sont la Croix, dit-il, ne se peut obtenir que par des dispositions conformes à la Croix. »
Après la signature du traité de Saint-Germain et la restitution du Canada, les candidatures affluent pour les missions de la Nouvelle-France. Parmi elles il faut citer celles du bienheureux Julien Maunoir, le futur apôtre de la Bretagne, et de saint François Régis qui écrit deux lettres au Père général pour demander le Canada. La généreuse ardeur qui soulève ces candidats apparaît dans la lettre de l’un d’eux à sa mère : « Nous sommes poussés, écrit saint Isaac Jogues, à demander avec importunité d’être envoyés dans ces contrées où, comme il y a plus à souffrir, on témoigne aussi à Dieu plus sincèrement l’amour qu’on a pour lui. »
Mais, si beaucoup se sentent appelés, peu sont élus. Ils commencent à revenir au Canada à partir de 1632, sous la direction du P. Le Jeune. En 1633, les Pères de Brébeuf et Massé voient leurs vœux exaucés.
L’ŒUVRE MISSIONNAIRE SUR LES BORDS DU SAINT-LAURENT
Le P. Paul Le Jeune doit reprendre toute l’œuvre si difficilement commencée et si rapidement ruinée. Mais ce protestant excellemment converti est un génie de l’organisation et un apôtre au zèle débordant. Nous avons déjà dit comment il avait ouvert un séminaire pour jeunes garçons et fondé la réduction de Sillery. Il en a conçu l’idée après avoir suivi quelques familles indiennes tout un hiver dans les bois et la neige sans autre résultat que de revenir très malade.
Cela lui a fait comprendre qu’« on ne doit pas espérer grand-chose des sauvages tant qu’ils seront errants ». Il veut donc organiser des villages indigènes sur le modèle des réductions d’Amérique du Sud dont l’efficacité apostolique fait alors merveille. Quand les Indiens seront fixés en un lieu bien choisi, on pourra leur enseigner les vérités de la foi en même temps qu’on leur apprendra à vivre de la culture de la terre ; sinon « vous les instruisez aujourd’hui, demain la faim vous enlèvera vos auditeurs », et alors, « ils sont tellement occupés à quêter leur vie parmi ces bois qu’ils n’ont pas le loisir de se sauver, pour ainsi dire ».
Le projet du P. Le Jeune vise donc à assurer aux Indiens la vie surnaturelle et la prospérité temporelle. Ainsi naît le village de Sillery, aux portes de Québec. En 1637, deux familles algonquines, soit vingt personnes, viennent s’y établir et en 1641 on y peut compter trente familles. Sillery devient un important foyer de conversion : les Indiens qui sont venus vendre des fourrures à Québec vont visiter les néophytes avant de retourner dans leurs montagnes. En 1645, les registres comptent déjà 167 baptêmes.
Les Attikamègues, nomades de la vallée du Saint-Maurice ont aussi réclamé des missionnaires. Dès 1634, Champlain y a envoyé le sieur Laviolette édifier les fortifications d’une place qu’on nomme Trois-Rivières. C’est là que le P. Buteux va se dévouer.
La nouvelle résidence est placée sous le patronage de l’Immaculée Conception en exécution d’un vœu solennel fait le 8 septembre 1635 par les jésuites : « Nous reconnaissons évidemment qu’il faut que ce soit le Ciel qui convertisse la terre de Nouvelle-France. C’est pourquoi nous avons tous été d’avis de recourir à la Très Sainte Vierge, Mère de Dieu, par laquelle Dieu a coutume de faire ce qui ne peut se faire et convertir les cœurs les plus abandonnés. Nous promettons et faisons vœu de célébrer douze fois, dans les douze mois suivants, le sacrifice de la sainte messe pour ceux qui sont prêtres et pour les autres de réciter douze fois le chapelet de la Vierge en l’honneur et en action de grâces de son Immaculée Conception, promettant en outre que si on érige quelque église ou chapelle stable dans ces pays, dans le cours de ce temps limité, nous la ferons dédier à Dieu sous le titre de l’Immaculée Conception. »
Le P. Buteux va passer dans cette région plus de quinze années d’apostolat et remonter très loin le long du Saint-Maurice afin d’évangéliser les tribus nomades. Plusieurs familles indiennes se fixent autour de la résidence des Pères ; par la suite, cette réduction sera transportée au cap de la Madeleine qui est concédé en fief aux jésuites. Le Père Buteux sera tué par des Iroquois alors qu’il remontait encore une fois la vallée du Saint-Maurice.
La veille de ce dernier départ, cet intrépide Picard écrit : « Dieu veuille qu’enfin nous partions une bonne fois et que le Ciel soit le terme de notre voyage. Je pars accompagné de mes misères, j'ai grand besoin de prières. Le cœur me dit que le temps de mon bonheur approche. »
Le Saint-Maurice est son tombeau, son corps ayant été jeté dans la rivière, probablement à proximité de l’actuelle Shawinigan.
Il y a également une réduction à Tadoussac, mais les grands espoirs que le P. Le Jeune plaçait dans ces établissements sont souvent déçus. Les Indiens les quittent, attirés par la vie nomade moins monotone et astreignante que la culture. Puis la terreur des Iroquois achève de vider ces réductions. Elles sont pourtant d’excellents instruments de prédication et la piété qui y règne fait l’admiration de tous. « Il semble que la ferveur de la primitive Église soit passée dans la Nouvelle-France et qu’elle embrase les cœurs de nos bons néophytes », écrit Marie de l’Incarnation après avoir visité Sillery.
LA MISSION CHEZ LES HURONS
Ces différents établissements ne font pas oublier au P. Le Jeune l’apostolat auprès des Hurons. Ainsi saint Jean de Brébeuf est envoyé, peu après son arrivée, reprendre la mission entreprise, à plus de trois cents lieues de Québec, sur les bords de la baie Georgienne, vaste prolongement oriental du lac Huron. Bientôt d’autres Pères arrivent en renfort et sont répartis par le P. de Brébeuf dans différentes bourgades.
Les Hurons, au total dix mille âmes à cette époque, exercent une grande influence sur toutes les autres nations indiennes de la région ; par un système d’alliances, ils sont parvenus à monopoliser le commerce avec les Français. Leur vie à la fois nomade, pour la chasse et la pêche, et sédentaire, pour la culture du blé d’inde (ou maïs) et des citrouilles, leur confère une stabilité propice à l’évangélisation. Ils habitent une vingtaine de bourgades réparties entre la baie Georgienne, à l’ouest, et le lac Simcoe, à l’est. Plus loin, au sud, le lac Ontario les sépare des cinq nations iroquoises, leurs redoutables ennemis héréditaires.
Pour accéder au pays des Hurons, le voyage est harassant et dure généralement un mois. Après avoir remonté le Saint-Laurent jusqu’à l’île de Montréal, il faut emprunter la rivière des Outaouais afin d’éviter le territoire des Iroquois. Chaque rapide, et ils sont nombreux sur cette rivière, oblige à faire un portage. « Vous êtes en danger cinquante fois le jour de verser ou de briser sur les roches. Vous montez quelquefois cinq ou six sauts en un jour et n’avez le soir pour tout réconfort qu’un peu de blé battu entre deux pierres et cuit avec de la belle eau claire. Pour lit la terre et bien souvent des roches inégales et raboteuses. »
Les Hurons acceptent les Robes noires, plus pour bénéficier de la protection française que par désir de conversion. Les débuts sont très difficiles et même décevants. En trois ans, les Pères ne peuvent compter qu’un seul baptême d’adulte, mis à part ceux donnés aux mourants. En 1637, le P. de Brébeuf prévient de ces difficultés les jésuites qui, en France, demandent la mission canadienne : « Jésus-Christ est notre vraie grandeur, c’est lui seul et sa croix qu’on doit chercher, courant après ces peuples. Mais ayant trouvé Jésus-Christ en sa croix, vous avez trouvé les roses dans les épines, et la douceur dans l’amertume, le tout dans le néant. »
Cela incite le P. Le Jeune à être exigeant : « Je demande les meilleurs ouvriers que je peux, parce qu’il faut ici, en vérité, des esprits qui viennent à la croix et non aux conversions et qui soient extrêmement souples et dociles, autrement il n’y a plus de paix et par conséquent point de fruit. » Une profonde vie mystique est donc nécessaire pour endurer des conditions de vie tout à fait héroïques : « Les cinq ou six mois de l’hiver se passent dans ces incommodités presque continuelles, les froidures excessives, la fumée et l’importunité des sauvages. Nous avons bâti une cabane bâtie de simples écorces, mais si bien jointes que nous n’avons que faire de sortir dehors pour savoir quel temps il fait. »
Comme toujours, les sorciers sont les ennemis les plus acharnés des missionnaires qui dénoncent leurs mascarades. Alors, utilisant l’immense crédulité superstitieuse des Hurons, ils font croire que les Européens sont la cause des calamités. Il n’y a donc nulle sécurité pour nos apôtres. « Il faut s’attendre journellement à mourir de leur main, si la fantaisie leur en prend, si un songe les y porte, si nous ne leur donnons la pluie et le beau temps à commandement. » Quelques événements malheureux vont aider les sorciers à détourner des missionnaires tous les Hurons, même les catéchumènes : ce sont les épidémies meurtrières.
Généralement, les auteurs affirment que les Européens portent des maladies contre lesquelles les Indiens ne disposent d’aucune immunité naturelle héréditaire. Cependant, dans son savant ouvrage : “ La mission des jésuites chez les Hurons ”, le P. Lucien Campeau prouve par une étude exhaustive qu’aucune des plus violentes épidémies n’a eu comme foyer la petite colonie française. Néanmoins, lors de la grave épidémie de 1637, la calomnie l’emporte et suffit à faire décréter par les délégués de tous les villages, la mise à mort des missionnaires afin de conjurer les mauvais sorts. Les jésuites l’apprennent et chargent le P. de Brébeuf d’écrire à leurs supérieurs de Québec et de France qu’ils sont prêts à verser leur sang :
« C’est une faveur singulière que Notre-Seigneur nous fait de nous faire endurer quelque chose pour son amour. C’est maintenant que nous estimons vraiment être de sa Compagnie. Qu’il soit béni à jamais de nous avoir, entre plusieurs autres meilleurs que nous, destinés en ce pays pour lui aider à porter sa Croix. S’il veut que dès cette heure nous mourions, ô la bonne heure pour nous ! S’il veut nous réserver à d’autres travaux, qu’il soit béni ! »
Dans un danger si extrême, ils se recommandent à saint Joseph et lui promettent chacun une neuvaine de messes en son honneur. La neuvaine n’est pas achevée qu’il se produit parmi les Hurons un revirement inattendu. Non seulement on cesse de parler de mise à mort, mais bien plus, des jeunes gens viennent demander aux Pères de les instruire des mystères de la foi. Le changement, obtenu par saint Joseph, dans l’attitude des anciens, fait « espérer qu’un jour, le grand Patron de nos Infidèles fera paraître des effets encore plus admirables dans le changement de leurs cœurs. »
La résidence de Sainte-Marie (1639-1649) comprenait trois sections, séparées par des palissades : celle des Français (Pères et Frères, “ donnés ”, employés salariés, jeunes garçons, quelques soldats) ; celle des Hurons chrétiens, qui y venaient prier, s'y faire catéchiser ou soigner ; celle des Hurons païens, attirés là par les nécessités de la vie et la charité de l'accueil. À Sainte-Marie se faisait la retraite annuelle des missionnaires, se discutait l'orientation de la pastorale, se rédigeaient lettres et relations.
LA MISSION SAINTE-MARIE-DES-HURONS
En 1638, le P. Jérôme Lalemant est envoyé comme nouveau supérieur des missionnaires. Avec lui, la mission huronne va prendre un autre visage. Le P. Lalemant est un homme de grande envergure. Effrayé par la misère où vivent les Pères et par leur dépendance constante des Indiens qui envahissent leur cabane, il décide de créer une mission stable, Sainte-Marie-des-Hurons, d’où les jésuites pourront rayonner. Établie en dehors des villages, elle comprendra une maison et une chapelle assez vastes pour regrouper tous les Pères et leurs auxiliaires, un hôpital et une hospitalité pour les catéchumènes et néophytes indiens. Puis viendront s’y adjoindre une maison pour les catéchismes, une réserve de vivres et un atelier de forgeron.
À l’écart, on trouvera encore une maison d’hospitalité pour les païens qui ont besoin de quelque secours, le tout entouré d’une palissade de pieux, flanquée de quatre bastions surmontés d’une grande croix chacun. Cela constitue un bon refuge pour les Pères et les Hurons en cas d’attaque iroquoise. Des fouilles récentes ont mis au jour les fondations de cet établissement modèle, découvrant de belles voûtes en maçonnerie ainsi qu’un canal à quatre écluses, d’une conception ingénieuse, probablement due à saint Charles Garnier. Ces écluses permettent le déchargement à l’intérieur des palissades et au niveau de la mission des canots arrivant par la rivière proche. L’ensemble, entièrement reconstitué sur une surface de 9000 m2, donne une idée de l’œuvre qu’ont pu accomplir les missionnaires et leurs auxiliaires malgré l’éloignement.
LES DONNÉS
Pour assister les Pères et s’occuper des tâches multiples, les frères jésuites ne suffisent pas. Aussi, après de nombreuses démarches, le P. Lalemant obtient des supérieurs français et romains l’autorisation de créer une nouvelle catégorie d’auxiliaires : les donnés. Ces pieux laïcs désireux de servir l’œuvre des missions se donnent à l’Ordre comme bénévoles et la Compagnie de Jésus s’engage à les nourrir. Ils ne prononcent pas de vœux mais sont pour ainsi dire tenus au célibat. Ils rendent possibles la vie et l’apostolat des missionnaires en les aidant dans tous leurs travaux : culture du blé d’inde, soin du bétail, courses à Québec, conduite des canots et pêche sur les lacs ; ils sont surtout précieux pour la chasse, car les religieux ont l’interdiction de porter des armes.
Dans les lettres des missionnaires on ne relève jamais de critiques contre les donnés, jamais occasion de scandales. C’est qu’ils entrent parfaitement dans l’esprit des missionnaires et partagent d’une manière cachée et périlleuse leurs ardeurs apostoliques. Libérés de leurs engagements, certains fonderont des familles exemplaires, tels Guillaume Couture et Eustache Lambert. Mais la plupart entrent dans la vie religieuse ou restent donnés. Deux donnés ont reçu la palme du martyre : saint René Goupil et saint Jean de la Lande.
Il y a enfin à la mission quelques jeunes garçons confiés par leur famille aux jésuites afin d’apprendre les langues indigènes et de devenir interprètes. Deux d’entre eux joueront un grand rôle dans la vie canadienne : Pierre Boucher, futur gouverneur de Trois-Rivières et fondateur de Boucherville, et Charles Le Moyne qui fondera Longueuil et dont les fils s’illustreront dans la défense du pays.
LA VIE À LA MISSION
Sainte-Marie-des-Hurons est avant tout une maison religieuse, un foyer pour les missionnaires. La mission est placée sous le patronage de Notre-Dame de la Conception. L’église des indigènes est consacrée à saint Joseph, patron du pays, « pour ne pas séparer ceux que Dieu a unis si étroitement », explique la Relation de 1640. Malgré les rudes conditions de vie, la discipline religieuse est grandement à l’honneur parmi les Pères. D'ailleurs, le Père Jérôme Lalemant y veille.
Sa précision coutumière se retrouve dans l’horaire : lever à 4 heures, messes et dévotions jusqu’à 8 heures, visite des cabanes jusqu’à midi. Leçon de catéchisme au son de la cloche et, à 5 heures, conférence spirituelle pour y faire le point des travaux et étudier les progrès à obtenir. Un tel cadre suppose une ardente vie de communauté qui transparaît dans les lettres et les écrits laissés par les missionnaires. Nous ne pourrons en citer que quelques extraits mais ils nous feront déjà entrer un peu dans l’intimité de ces âmes d’élite marchant vers les sommets de la sainteté.
LA VIE SPIRITUELLE DES MISSIONNAIRES
C’est avant tout la dévotion à la sainte Eucharistie qui fournit à ces jésuites la force nécessaire dans toutes leurs difficultés. Le P. Buteux a écrit son édification d’avoir vu saint Isaac Jogues faire son action de grâces « comme d’une âme collée, s’il faut ainsi dire, au Saint-Sacrement ». « Il est la source de toute douceur et tout le soutien de notre cœur », s’exclame saint Charles Garnier. Dans la misère des cabanes, Jésus-Hostie est le réconfort de tous. « N’est-ce pas être en Paradis jour et nuit, dit saint Jean de Brébeuf, de n’être séparé de ce Bien-Aimé des nations que de quelque écorce ou branche d’arbre ? »
C’est devant le tabernacle que ce saint missionnaire reçoit le plus de grâces mystiques : « Il semble que Dieu, suppléant à ce qui nous manque, comme en récompense de lui avoir trouvé place dans ces pauvres cabanes, nous veuille combler de bénédictions. » Et de fait, Notre-Seigneur lui apparaît souvent “ sans forme ni beauté ”, ou crucifié. Mort à lui-même, saint Jean de Brébeuf est orné de dons précieux : la douceur à l’égard de tous, l’indifférence à tous les événements et la patience pour supporter l’adversité.
CONSOLATIONS ET COMBATS SPIRITUELS
Tous les Pères reçoivent la direction spirituelle du P. Chastelain. Certains jouissent de fortes consolations spirituelles. Ainsi, le P. Chaumonot écrit à la fin de sa vie : « Depuis cinquante-cinq ans au moins, je n’ai éprouvé ni sécheresse, ni ennui, ni dégoût dans mes oraisons. La divine bonté montre plus de tendresse au plus petit et au plus faible de ses enfants. Ce n’est pas qu’elle l’aime plus mais elle connaît que, sans ce secours, il ne ferait que languir. » Tout autre est la vie spirituelle d’un jeune missionnaire de la Province de Toulouse, le P. Noël Chabanel.
Le P. Ragueneau écrit de lui : « Son humeur était si éloignée des façons d’agir des sauvages qu’il ne pouvait quasi rien agréer en eux ; leur vue lui était onéreuse, leur entretien rebutant, et il ne pouvait se faire aux vivres du pays. » En plus de ces épreuves matérielles, Dieu se cache, le laissant en proie au dégoût. Tenté violemment par le désir de revoir la France, « jamais pour tout cela il n’a voulu se détacher de la croix où Dieu l’avait mis ; au contraire, il s’obligea par vœu d’y demeurer jusqu’à la mort afin de mourir en la croix. » Il prononce son « vœu de perpétuelle stabilité en cette mission des Hurons », le jour de la Fête-Dieu de l’an 1647, se disposant au sacrifice suprême.
L’AMOUR DE LA CROIX
C’est par l’amour de Jésus, et de Jésus crucifié, que tous les Pères se ressemblent. Sans cesse revient dans leurs textes le désir d’être attachés avec Jésus à la croix pour le salut des âmes. Dès son arrivée, saint Charles Garnier soupire : « Si j’eusse eu assez de cœur et de courage, je ne doute point que Notre-Seigneur ne m’eût donné un bout de sa croix à porter », « car c’est un témoignage assuré que Dieu nous aime, que de nous faire porter la croix de son Fils ». Il écrit encore à son frère : « Si le Canada est pour moi un temple saint, le pays des Hurons en est le Saint des saints : on y doit jouir des chastes embrassements de l’Époux sacré, et tout ensemble on y est attaché à la croix car Jésus et la croix sont inséparablement unis. »
LE DÉSIR DU MARTYRE
Cette croix tant aimée prend corps davantage chaque jour et se dresse sur l’horizon, du côté des Iroquois, comme la voit apparaître dans le ciel saint Jean de Brébeuf. « Cette croix était assez grande pour y attacher tous les Pères », elle signifie le martyre. Tous s’y préparent depuis le moment où ils ont demandé d’être envoyés dans cette mission. Dès 1639, saint Jean de Brébeuf prononce ce vœu sublime : « Oui, mon Seigneur Jésus, je fais vœu de ne jamais manquer la grâce du martyre si, dans votre miséricorde, Vous l’offrez à votre indigne serviteur (...). Je vous offre donc dès aujourd’hui et de grand cœur, ô mon Seigneur Jésus, et mon sang et ma vie, afin que si vous m’en accordez la grâce, je meure pour vous qui avez daigné mourir pour moi. Faites que je vive de manière à accepter ce genre de mort. Ainsi, Seigneur Jésus, je prendrai votre calice et j’invoquerai votre nom, Jésus, Jésus, Jésus. »
À cette vocation de victime pour l’extension de la foi au Canada, chacun se livre de grand cœur. « Ô mon cher frère, écrit saint Charles Garnier, bénissez Dieu de ce qu’il m’a donné des frères martyrs et des saints qui aspirent tous les jours à cette couronne. Je me regarde dorénavant comme une hostie qui est à immoler. » Et saint Noël Chabanel, que nous avons vu si tourmenté par la nature, n’est pas en reste : « Hélas, il faut une vertu d’une autre trempe que la mienne pour mériter l’honneur du martyre. Ce sera quand il plaira à la divine bonté pourvu que de mon côté je tâche de me faire martyr dans l’ombre, d’un martyre sans effusion de sang. Souvenez-vous de moi au saint autel comme d’une victime destinée peut-être au feu des Iroquois. » Il obtiendra, lui aussi, la palme du martyre.
LA PRÉDICATION CHEZ LES HURONS
Fortifiés spirituellement par leur vie de communauté à Sainte-Marie, les missionnaires sont prêts à affronter toutes les peines. Après le retour des hommes de la chasse, le P. Lalemant envoie ses prédicateurs, le plus souvent deux par deux, dans les différents villages hurons. On signale qu’à l’arrivée des PP. Garnier et Le Moyne à Teanaustaie, la principale bourgade, se produisent plusieurs guérisons extraordinaires, ce qui facilite les débuts.
Mais ce fait est exceptionnel et le véritable miracle, selon le jugement de leur supérieur, est la vie même des missionnaires. « Quand je les vois embrasser la croix avec plaisir, les souffrances avec joie et les mépris avec amour, étant continuellement exposés à mille dangers de la mort, il me vient en pensée que Dieu voulait qu’une vertu si forte suppléât au défaut de miracles. »
Les différents villages sont placés sous le patronage de grands saints chers à nos jésuites : outre l’Immaculée Conception (Ossossané) et saint Joseph (Teanaustaïe), il y a saint Ignace, saint Michel, saint Louis, saint Jean-Baptiste. Lorsqu’ils y arrivent, les Pères doivent trouver l’hospitalité d’une cabane qui sera également le cadre de la prédication.
La cabane huronne, comme celle des Iroquois, se présente comme une voûte allongée que forment des perches jointes au sommet. Les cabanes les plus importantes peuvent atteindre 60 mètres de longueur. Sur l’allée centrale, qui court d’un bout à l’autre, s’alignent des feux, chacun servant pour deux ménages établis de part et d’autre de l’allée. Des écorces recouvrent l’armature de perches, laissant le sommet découvert pour qu’entrent l’air et la lumière et sorte la fumée quand le vent ne la refoule pas.
À l’intérieur, ce que découvrent les missionnaires est plutôt différent de l’imagerie romantique maintenant popularisée : « Si vous les allez trouver dans leurs cabanes, vous y trouverez une petite image de l’enfer, n’y voyant pour l’ordinaire que feu et fumée et des corps nus de çà et de là, noirs et à demi rôtis, pêle-mêle avec des chiens qui sont aussi chéris que les enfants de la maison, dans une communauté de lit, de plat et de nourriture avec leurs maîtres. » Les Hurons sont difficiles à convertir. Ils se vantent de leurs impudicités et beaucoup s’éloignent quand on leur parle de “ crucifier leur chair ”, selon l’expression du P. de Brébeuf.
Malgré les difficultés rencontrées par les missionnaires jésuites dans leur prédication chez les Hurons, plusieurs âmes droites se convertissent, même parmi les capitaines les plus réputés. Leur exemple produit alors plus d’effet que beaucoup d’efforts des prédicateurs.
Les Relations ont conservé le portrait de plusieurs de ces convertis exemplaires. Il faut évoquer d’abord ce Joseph Chiouatenhoua qui est le premier Huron à suivre les Exercices de Saint-Ignace en huit jours. Son confesseur, le P. Lemercier, a heureusement consigné une méditation du néophyte : « Seigneur Dieu, je me réjouis de te connaître enfin. Tu as fait le ciel et la terre. Tu nous as créés, les hommes. Tu es notre maître comme nous le sommes du canot et de la cabane que nous avons faits (...). Oui, tu nous aimes. Je me consacre à toi. Tu es mon seul maître. Fais de moi ce que tu voudras. C’est en ta parole que j’espère. On ne doit plus craindre la souffrance dans la vie. Car nous en retirerons un accroissement de joie dans le Ciel et plus de courage dans l’affliction. Vraiment la mort n’est pas à craindre car c’est précisément ce qui nous ouvre le bonheur du Ciel. »
Ce bon chrétien se porte souvent au secours des Pères, et il décide un jour d’agrandir sa cabane afin qu’une chapelle assez décente pour son Dieu puisse y trouver place. En ayant reçu la garde, il s’écrie : « Hélas, mon Dieu, il faut un saint pour garder les choses saintes. J’ai soin de votre temple, ayez soin de mon âme, mon Dieu c’est à vous de me sanctifier. »
Joseph est le seul baptisé qui reste ouvertement fidèle durant la tempête provoquée par l’épidémie de 1639. Chose rare parmi les Hurons, il tient à s’instruire et passe même un hiver entier à Sainte-Marie pour apprendre à lire et à écrire. Un jour de 1640, il succombe dans son champ sous les coups de deux Iroquois embusqués, mais son frère Teondechoren se fait alors baptiser et perpétue ses vertus et son exemple.
Étienne Totihri, lui, est un ancien. À la mission Saint-Joseph, il rassemble les chrétiens dans sa cabane pour le catéchisme et pour la prière du matin et du soir. Il avoue recevoir des grâces mystiques. « Ce n’est point un mensonge que Jésus-Christ soit en l’Hostie : je l’y sentis le jour de Noël après avoir communié. » Il aime passer plusieurs jours de suite à Sainte-Marie pour prier. Un jour, une grâce intime le pousse à aller prêcher la nation des Neutres, tribus païennes qui ont repoussé les missionnaires. Il y reste plus d’un mois, gardant toujours son chapelet bien visible autour du cou, ce qui attire les questions des indigènes et lui permet de prêcher la foi avec succès.
Dans les villages, les convertis doivent souvent affronter les païens de leur entourage et certains sont même obligés de partir, chassés par le parti des sorciers. Quelquefois les missionnaires ont la douleur de voir des néophytes apostasier et devenir parmi les plus acharnés persécuteurs. Mais dans l’ensemble, la persécution fortifie plutôt la foi des chrétiens. La plupart ont pris l’habitude de se confesser une fois par semaine et ceux qui sont admis à communier s’y préparent plusieurs jours à l’avance. Vers midi, ils s’assemblent au son de la cloche pour le sermon ou le catéchisme, et ensuite récitent le chapelet.
Les baptêmes ont généralement lieu très solennellement à la mission Sainte-Marie ; c’est là aussi que les chrétiens affluent un dimanche sur deux, lorsque les chemins sont libres ; ils s’édifient alors mutuellement entre convertis des différents villages et nourrissent leur piété et leur admiration de l’Église en de grandioses cérémonies. À partir de 1646, grâce aux progrès du christianisme un peu partout dans le pays, des missions stables sont créées dans chaque village. Les baptêmes se multiplient : 164 en 1646, 525 en 1647.
La moisson commence à lever. Mais, parallèlement, les Iroquois accroissent leur menace et resserrent leur étreinte.
LES PRÉMICES DU SACRIFICE :
SAINT ISAAC JOGUES ET SES COMPAGNONS
LA GUERRE IROQUOISE
Les Iroquois, établis au sud du lac Ontario et le long de la rivière Mohawk, pratiquent le commerce des fourrures avec la colonie hollandaise qui s’étend le long de la rivière Hudson, depuis Fort-Orange (maintenant Albany) jusqu’à la Nouvelle-Amsterdam (aujourd’hui New York). Ce ne sont pas seulement des intérêts économiques qui poussent les Iroquois à la guerre contre toutes les autres nations voisines, mais aussi de vieilles revanches à prendre. Aussi, devenus maîtres de la voie du Saint-Laurent, se soucient-ils moins d’exploiter cet important réseau de traite à leur profit que d’exterminer les nations qu’ils n’ont pu encore atteindre : Algonquins, Outaouais, Pétuns, Neutres, Ériés...
Jusqu’en 1639, il n’y a pas de vrai vainqueur. La guerre, perpétuelle, consiste surtout à utiliser contre les hommes les techniques de la chasse. Or à cette date, les états généraux de Hollande décident d’établir dans leur colonie américaine la liberté du commerce. Les trafiquants anglais et hollandais affluent alors, venant s’installer près des Iroquois. Ils accumulent de gros profits en échangeant les peaux de castor contre de l’eau-de-vie et des armes à feu, ce que les colons français s’interdisaient de pratiquer.
Dès ce moment, dans les guerres indiennes la lutte est déséquilibrée ; les Hurons, comme toutes les nations avoisinantes, sont menacés. Ce n'est qu'à partir de 1641 que le gouverneur français Montmagny va autoriser la vente des armes à feu aux Hurons chrétiens uniquement. Il offre lui-même une arquebuse à son filleul Charles Sondatsaa. Mais il est déjà trop tard : pour s'approvisionner, les Hurons doivent franchir les lignes iroquoises, ce qui est bientôt une impossibilité.
Car en peu de temps, la tribu des Agniers, la plus proche de la Nouvelle-Hollande, est équipée de quatre cents arquebuses. Forts de cet armement, ses guerriers descendent la rivière Richelieu, ou “ Rivière des Iroquois ”, pour barrer le passage du Saint-Laurent. Cette voie de communication est vitale, non seulement pour les Hurons et leurs missionnaires, mais aussi pour toute la colonie française. Il faut se rappeler que les bénéfices tirés du commerce des fourrures constituent l’unique contrepartie des immenses capitaux engagés par la compagnie des Cent-Associés dans l’œuvre colonisatrice et que seuls ils justifient l’armement chaque année des navires pour le Canada.
PRISONNIERS DES IROQUOIS
En 1642, une vingtaine de Hurons parmi les meilleurs chrétiens décident de forcer le passage et de porter les peaux à Québec. Ils y parviennent sans encombre, mais au retour, le 2 août, près de Trois-Rivières, ils sont capturés par les Iroquois. Le P. Jogues qui les accompagne réussit à se cacher au milieu des roseaux. Mais, pour ne pas abandonner ses chrétiens ni le donné René Goupil, il se livre et baptise aussitôt un vieillard qui sera tué quelques heures plus tard sur le lieu même de son baptême. Le jeune et agile Guillaume Couture avait lui aussi réussi à s’échapper en compagnie de quelques Hurons. Mais pour ne pas laisser « son Père », il revient sur ses pas et se constitue prisonnier à son tour. Comme tous les autres, il ne tarde pas à subir les supplices rituels que les Iroquois réservent à leurs prisonniers : ongles arrachés, doigts broyés sous les dents des vainqueurs et, lorsqu’on arrive en territoire iroquois, bastonnade dans chaque village. Et ce n’est qu’un début d’horribles récits dont la lecture remplit d’admiration pour ces Indiens chrétiens.
Voici Eustache Ahatsistari, le plus vaillant chef de guerre huron, dont le baptême a été déterminant pour le progrès de la foi en Huronie. Tandis qu’on le brûle avec des raffinements de cruauté, il pardonne à ses bourreaux, attitude tout à fait nouvelle dans ces contrées. Tous les Hurons prisonniers sont baptisés ou confessés par le P. Jogues qui donne l’exemple de la sainteté. Quand on lui coupe un pouce, le jésuite le ramasse de l’autre main et l’offre à Dieu en sacrifice ; mais ce n'est pas son seul supplice comme le montre son récit : « Ils me suspendirent au milieu de la cabane par le haut des bras avec des écorces. Pour m’apprendre que, si jusqu’alors j’avais supporté quelque chose avec courage ou avec patience, cela venait non de moi, mais de celui “ qui donne la force à qui est fatigué ”, voici que dans ce supplice, comme si j’étais rendu à moi-même, je gémis et, à cause de la violente douleur, je priai mes bourreaux de relâcher un peu mes liens. Mais, avec raison, Dieu faisait que, plus je les priais, plus ils les resserraient. Après un quart d’heure environ passé en cette posture, j’aurais bientôt rendu l’âme s’ils n’eussent défait mes liens. » Et le futur martyr tire de cette faiblesse une admirable méditation : « Je vous rends grâce, Seigneur Jésus, de ce que j’ai appris par cette légère épreuve combien vous avez daigné souffrir pour moi sur la Croix, alors que le poids de tout votre corps très saint était suspendu non par des cordes mais par vos mains et par vos pieds cruellement percés de clous. » L’Indien qui a eu pitié de lui est un étranger de passage. Or, un an plus tard, à plus de trois cents kilomètres, le P. Jogues, devenu esclave, le retrouve moribond. Il peut le baptiser et assister à sa mort paisible.
Le missionnaire ainsi que les deux donnés et quelques autres Hurons ont eu en effet la vie sauve. Mais c’est pour connaître le long martyre de l’esclavage, « une vie plus cruelle que toute mort », dit-il lui-même. Cinq mois après les premiers supplices, leurs doigts ne sont pas encore cicatrisés et l’hiver est terrible, « surtout la nuit lorsque j’étais contraint de coucher nu sur la terre nue ou sur de dures écorces d’arbres ». Par haine, on veille à ce qu’il n’ait pas à son usage de couverture en peau d’orignal. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à réconforter, dès qu’il le peut, ses pauvres compagnons de captivité.
René Goupil, de son côté, supporte avec grand amour tous les mauvais traitements. Il demande au missionnaire de pouvoir prononcer les vœux de religion des frères jésuites. Le P. Jogues le lui permet. Quelques jours plus tard, ils venaient de réciter ensemble le chapelet, quand un Iroquois furieux le frappe mortellement pour le châtier d’avoir tracé le signe de la Croix sur un enfant. L’humble Frère devient ainsi le premier martyr de l’Église canadienne.
À partir de ce jour, le P. Jogues n’a plus la possibilité d’exercer le moindre ministère. Après seize mois de captivité, n’ayant plus d’utilité au milieu des Iroquois, il accepte de s’échapper grâce aux Hollandais qui, sur les instances de la régente de France, Anne d’Autriche, payent rançon pour sa libération. Il rentre en France pour Noël 1643, portant les stigmates de sa captivité. Le pape Urbain VIII lui octroie un indult particulier afin de pouvoir célébrer la messe malgré ses mains mutilées : « Il serait indigne, affirme le Souverain Pontife, qu’un martyr de Jésus-Christ ne pût pas boire le sang de Jésus-Christ. » Mais Isaac Jogues n’aspire qu’à retrouver le champ d’apostolat canadien ; ses confrères le voient « aussi gai comme s’il n’avait rien souffert et aussi zélé pour retourner aux Hurons aller secourir ces pauvres peuples et achever le sacrifice commencé ». Et il ne tarde pas à recevoir la permission de regagner “ le pays des croix ”.
En 1645, il se trouve à Ville-Marie où il fait l’édification de toute la colonie naissante : « Il restait une grande partie de ses jours devant le Saint-Sacrement et assistait à autant de messes qu’il pouvait et à son dire il n’avait aucune dévotion mais il voulait compenser le temps qu’il n’avait pu offrir ce divin Sacrifice et prévenir celui auquel il serait privé de ce bonheur. »
Au printemps 1646, on apprend que les Iroquois veulent faire la paix. Le gouverneur Montmagny décide alors l’envoi au pays iroquois d’une ambassade française composée de l’ingénieur de la colonie, Jean Bourdon et du P. Jogues. Celui-ci écrit à son supérieur : « Mon cœur au commencement a été comme saisi de crainte que ce que souhaite et doit extrêmement priser mon esprit n’arrivât. La pauvre nature qui se souvient du passé a tremblé. Oui, mon Père, je veux tout ce que Notre-Seigneur veut, et je le veux au prix de mille vies ; car c’est beaucoup d’être au milieu d’une nation pervertie, seul et sans messe. » L’ambassade pacifique revient au bout de deux mois : le Père a baptisé des enfants mourants et confessé des chrétiens hurons, jetant ainsi les bases d’une future Chrétienté.
On note également que ce grand mystique a collaboré à l’établissement d’une carte très précise de cette contrée. Il envoie même au gouverneur une description historique, géographique et militaire minutieuse de la colonie hollandaise. On y lit l’état des fortifications, la navigabilité des rivières, le nombre des défenseurs et même la marque des canons : « cinq pièces de canon de Breteuil et autant de pierriers ». Ces renseignements pourraient être utiles le jour où l’on déciderait de mater les Iroquois en empruntant le chemin le plus court, celui de l’Océan, et d’empêcher les Hollandais de leur fournir des arquebuses. Dans ce but, le P. Le Jeune a déjà présenté en France un plan audacieux d’attaque de la colonie de l’Hudson pour couper le mal à sa racine. Il n’aura aucune suite ; après les guerres espagnoles, la France connaît les ravages de la guerre civile, c’est la Fronde.
Les supérieurs jésuites décident pendant ce temps que, dès le mois de septembre 1646, le P. Jogues retournera avec le donné Jean de la Lande consolider ce qu’on appelle déjà la mission des martyrs. « J’irai et ne reviendrai pas, écrit une dernière fois saint Isaac Jogues, mais je serais heureux si Notre-Seigneur voulait achever le sacrifice là où il l’a commencé. Ce peuple-là est pour moi “ un époux de sang ”, je l’ai épousé par mon sang. À Dieu mon cher Père, priez-le qu’il m’unisse inséparablement à lui. » Le 18 octobre 1646, trois semaines seulement après son retour en pays iroquois, le missionnaire tombe, à Ossernenon, sous la hache d’un Indien de la tribu de l’Ours, la seule de la nation des Agniers (ou Mohawks) qui voulait poursuivre la guerre. Jean de la Lande, lui, est livré toute la nuit à la férocité de la jeunesse du village, et un coup de hache scelle le lendemain son martyre.
L’effet immédiat de ces trois premiers martyres est de multiplier les conversions chez les Hurons. C’est au tour du P. Bressani de s’y montrer un ardent apôtre. Ancien prisonnier des Iroquois, il conserve lui aussi la marque de leurs sévices. Le P. Lalemant rapporte que « ses mains mutilées, ses doigts coupés l’ont rendu meilleur prédicateur que nous ne sommes », car les Hurons disent : « Tes doigts que je vois tronçonnés sont la réponse à tous mes doutes » ou « Montre-nous seulement tes plaies, elles nous disent plus efficacement que tu ne pourras faire quand tu sauras entièrement parler notre langue. »
C’est ainsi que lève la moisson au pays huron : 732 baptêmes sont administrés en 1648 et 1700 dans les premiers mois de 1649. Mais l’holocauste ne fait pourtant que commencer.
LA CONSOMMATION DE L’HOLOCAUSTE
LE MARTYRE DU PÈRE DANIEL
Au cours de l’été 1648, les Iroquois reprennent leurs attaques contre les Hurons en commençant par les villages de la frontière. Le 4 Juillet, Saint-Joseph est investi. Le P. Daniel, missionnaire en Huronie depuis quatorze ans, encourage tout le monde avec des accents si touchants que des païens qui étaient demeurés jusque-là parmi les plus rebelles viennent lui demander le baptême. Ils sont si nombreux qu’il doit recourir au baptême par aspersion. Puis il donne une dernière absolution à ses chrétiens en leur annonçant : « Mes frères, nous serons aujourd’hui dans le Ciel. » Il sort alors du côté par où arrivent les ennemis qui s’arrêtent d’étonnement et reculent même. Mais, s’étant ressaisis, ils le transpercent de flèches. Le P. Daniel tombe en prononçant le nom de Jésus. Comme le bon Pasteur, il donne ainsi sa vie pour ses brebis dont plusieurs prennent la fuite tandis que les Iroquois s’acharnent sur le corps du missionnaire avant de le jeter dans l’église en flamme où est consommé l’holocauste.
Les escarmouches se poursuivent jusqu’à l’hiver, et les Relations décrivent à l’envi la ferveur qui règne parmi les Hurons. La grâce transforme ces natures autrefois si barbares. Quelle joie de voir le zèle de tous les chrétiens à s’assembler pour les prières communes, le matin avant le lever du soleil et le soir au retour des travaux. Et les enfants ne sont pas les derniers pour prier : on voit des fillettes aller couper du bois dans la forêt en récitant ensemble le chapelet. À la Conception, tous les anciens se sont groupés pour demander au missionnaire de réformer leurs coutumes selon la loi chrétienne, si bien que les villages voisins en parlent maintenant comme le village des chrétiens.
LE MARTYRE DU PÈRE DE BRÉBEUF
L’accalmie due à l’hiver est de courte durée. Dès mars 1649, l’attaque générale est menée. Un millier d’Iroquois armés d’arquebuses hollandaises montent au petit matin à l’assaut du village de Saint-Ignace : ils y massacrent la plupart des habitants et se dirigent vers Saint-Louis distant d’une heure de marche. Là se trouve le P. Jean de Brébeuf assisté du P. Gabriel Lalemant.
Le frêle neveu du P. Jérôme est arrivé à la mission huronne depuis six mois à peine. Sa faible complexion est compensée par l’ardeur qui l’a poussé à demander ce poste dangereux : « Sus donc mon âme, perdons-nous saintement pour donner ce contentement au Cœur Sacré de Jésus-Christ ; il le mérite et tu ne peux t’en dispenser si tu ne voulais vivre ingrate à son amour. » Le village de Saint-Louis a été alerté par des rescapés de Saint-Ignace ; seuls y demeurent les guerriers et les Pères pour assister ceux qui vont mourir : « Nos armes sont les sacrements », disent-ils.
Sous les assauts répétés, les quatre-vingts défenseurs sont irrésistiblement submergés et les survivants, dont les Pères, sont emmenés captifs à Saint-Ignace. Là commencent, dès le soir, les supplices, spécialement pour les missionnaires qui sont brûlés avec des tisons et des haches rougies au feu ; scalpés, ils sont ensuite ondoyés d’eau bouillante en dérision du saint baptême ; on leur coupe des morceaux de chair qui sont grillés et mangés sous leurs yeux.
Au milieu des tourments, saint Jean de Brébeuf exhorte ses chrétiens : « Mes enfants, souvenons-nous que Dieu est le témoin de nos souffrances et en sera bientôt notre trop grande récompense. Soutenez avec courage le peu qui reste de tourments : ils finiront avec nos vies ; la gloire qui les suit n’aura jamais de fin. » « Père, répondent les Hurons, notre esprit sera dans le Ciel lorsque nos corps souffriront en terre. Prie Dieu pour nous qu’il nous fasse miséricorde, nous l’invoquerons jusqu’à la mort. » Le P. de Brébeuf souffre “ comme un rocher ” et son silence étonne ses bourreaux eux-mêmes. Au bout de trois heures, ils lui arrachent le cœur tout vivant pour se nourrir à la source même de ce courage inouï. De son côté saint Gabriel Lalemant endure jusqu’au lendemain matin un martyre de quinze heures, levant les yeux au Ciel, joignant les mains, jetant des soupirs à Dieu qu’il invoque à son secours.
L’ABANDON DE LA MISSION SAINTE-MARIE
L’objectif suivant des Iroquois est la mission Sainte-Marie, à une heure de marche de Saint-Louis. Elle abrite beaucoup de réfugiés venus de tous les villages ; de plus, les missionnaires sont responsables de toute une maisonnée de donnés et de pensionnaires. Le Père Ragueneau, leur supérieur, raconte : « Nous voyant à la veille de la fête du glorieux Saint Joseph, patron de ce pays, nous nous sentîmes obligés d’avoir recours à un protecteur si puissant. » Tous font un vœu à Saint Joseph et, le lendemain, jour de sa fête, les Iroquois, pourtant vainqueurs, prennent la fuite, pris d’une panique subite dont on n’a pas d’explication convaincante. Ce providentiel salut de la résidence Sainte-Marie n’empêche pas cependant les Hurons affolés de fuir la région.
Puisque les missionnaires ont été envoyés pour la conversion de ces Indiens, le P. Ragueneau choisit de suivre son troupeau. La mort dans l’âme, il décide l’abandon de la mission Sainte-Marie. On en retire donc tout ce qui peut être emporté, après quoi les flammes auxquelles on la livre anéantissent en quelques instants le labeur de dix rudes années.
Pour les Hurons, les missionnaires sont devenus de vrais pères et doivent déterminer leur avenir. Une assemblée représentant tous les Hurons a déclaré, en 1648, au P. Ragueneau : « Mon frère, nous ne sommes plus qu’une poignée de gens ; c’est toi seul qui soutiens ce pays et le portes entre tes mains. Si tu cessais de le soutenir, nous tomberions dans l’abîme. » Le supérieur de l’ex-mission Sainte-Marie décide donc de regrouper tous ceux qui n’ont pas fui et le fait sur l’île Saint-Joseph (appelée depuis l’île des Chrétiens) située dans le lac Huron.
Là, les jésuites et leurs auxiliaires bâtissent un fort « qui ne craignait point ni le feu ni la sape, ni l’escalade des Iroquois », et ils fortifient également le village huron qui abrite maintenant six mille âmes. Cette île inculte connaît une famine effroyable au cours d’un hiver terrible, sous trois ou quatre pieds de neige.
LE MARTYRE DE SAINT CHARLES GARNIER
Les Iroquois continuent de rôder et tuent tous ceux qui sortent de l’île. Ils se déterminent d’abord à attaquer au sud de la baie Georgienne, du côté des montagnes Bleues, la nation des Pétuns, ainsi que les Hurons qui s’y sont réfugiés. Les Pétuns, trop confiants, étaient en embuscade alors que les rusés Iroquois arrivent par un autre chemin et fondent sur le principal village, dégarni de guerriers. C’est un vrai carnage. Saint Charles Garnier se précipite à la chapelle et encourage les chrétiens en ces termes : « Nous sommes morts, mes frères ; priez, prenez la fuite. Portez votre foi avec vous le reste de vos vies et que la mort vous trouve songeant à Dieu. » Lui veut rester pour baptiser quelques catéchumènes. Il est abattu et on le voit, avant de mourir, ramper encore vers un agonisant pour l’assister. On est aux premières vêpres du 8 décembre, jour où l’Église va fêter l’Immaculée Conception, pour laquelle tous les jésuites, et particulièrement saint Charles Garnier, ont une grande dévotion. Ce même 8 décembre 1649 saint Noël Chabanel tombe à terre à son tour, d’un “ martyre dans l’ombre ”, selon sa propre expression : un Pétun apostat le tue, alors que le missionnaire se mettait en route pour rejoindre l’île Saint-Joseph.
LA FUITE À QUÉBEC
Les débris du peuple huron rassemblé sur cette île ne pensent qu’à fuir au plus loin des Iroquois. Le Père Ragueneau doit bientôt prendre la douloureuse décision de rapatrier la mission jésuite à Québec. Trois cents Hurons chrétiens demandent à suivre. Le long du chemin, ce ne sont plus que ruines et désolation : Outaouais et Algonquins ont été, eux aussi, vaincus et dispersés. À Québec, toute la population, notamment les communautés religieuses, se sacrifie pour héberger et nourrir ces frères dans le besoin. Plus tard, les jésuites les installeront dans un domaine loué sur l’île d’Orléans et trois cents autres Hurons viendront rejoindre, les premiers réfugiés.
ÉCHEC HUMAIN, VICTOIRE MYSTIQUE
À vues humaines, c’est l’échec. Mais aux yeux de la foi, de cette foi ardente qui anime la jeune colonie, les vœux les plus chers des saints missionnaires sont maintenant réalisés : l’Alliance est scellée, l’Église au Canada peut vraiment naître et se développer désormais.
Les prémices en sont les Hurons. Par des calculs très précis, le Père Campeau a répertorié 9421 baptêmes administrés par les missionnaires de Huronie. Ainsi cette nation, qui comptait environ 10 000 âmes lors du recensement organisé en 1640 par le Père Jérôme Lalemant a presque été totalement gagnée au Christ.