L’abbé Charles-Édouard Bourgeois

Le diocèse-providence plutôt que l’état-providence

L ORSQUE le 14 mai 1931, le jeune abbé Charles-Édouard Bourgeois arrive à la nouvelle maison mère des Sœurs Dominicaines du Rosaire à Trois-Rivières, pour en être l’aumônier, il n’est pas un inconnu pour les religieuses. Adolescent, il venait déjà amuser leurs petits orphelins. L’une des fondatrices, mère Hyacinthe du Sacré-Cœur, lui avait dit alors : « Un jour, tu seras l’aumônier de notre maison ». Elle n’avait cependant pas pressenti que cette nomination allait bouleverser les œuvres sociales de sa congrégation et de toute l’Église au Québec. C’est une histoire enthousiasmante qui serait totalement tombée dans l’oubli sans les travaux récents de Lucia Ferretti, professeur d’histoire à l’Université du Québec à Trois-Rivières.

L'abbé Ch.-É. Bourgeois

Né en 1898, l’abbé Bourgeois a été ordonné en 1926. Son père, prospère arpenteur-géomètre, était un catholique pratiquant, conservateur et fidèle de Mgr Laflèche. Comme ses parents s’étaient liés d’amitié avec le juge et député Nérée Duplessis, Charles-Édouard se lia aussi avec le fils de celui-ci : Maurice. En 1931, tandis que l’un s’installait chez les Sœurs Dominicaines, l’autre entamait les manœuvres qui le conduiront à la tête du parti conservateur, puis de l’Union nationale, enfin au fauteuil de Premier ministre de la Province. L’amitié entre les deux hommes ne se démentira pas, elle explique en partie la réussite prodigieuse de l’abbé Bourgeois dans l’œuvre qu’il commence modestement quelques semaines après son entrée en fonction.

LES ŒUVRES SOCIALES FACE À LA CRISE

Venues de Québec en 1902, pour les soins du séminaire de Trois-Rivières, les Dominicaines du Rosaire, devenues congrégation diocésaine, ont rapidement prospéré sous la conduite de Mgr Cloutier et de leur aumônier-fondateur, l’abbé Georges-Élisée Panneton. Elles ont pris en charge d’autres établissements scolaires du diocèse, puis l’évêque de Trois-Rivières leur a confié des orphelins et des jeunes filles en difficulté. Lucia Ferretti, qui est aussi l’auteur d’une « Histoire des Dominicaines de Trois-Rivières », met en valeur le dévouement héroïque de ces religieuses dont le recrutement se faisait régulièrement dans les paroisses rurales de la Mauricie. C’est ce dévouement qui leur permit de faire face à la tâche.

À l’époque, le système d’assistance sociale se limite, outre les conférences de Saint Vincent de Paul, au service municipal de bien-être qui, depuis la loi de 1921, administre en partie les fonds de l’Assistance publique. À Trois-Rivières, viennent s’ajouter quatre institutions religieuses d’hébergement : à côté de l’orphelinat des Dominicaines pour les garçons de 6 à 12 ans, les sœurs de la Providence s’occupent de l’hôpital Saint-Joseph, d’une crèche pour les enfants illégitimes, et d’un orphelinat pour les filles de 18 ans et moins. Les fonds fournis par l’Assistance publique sont dérisoires – par exemple, les Dominicaines reçoivent 0,24 $ par jour et par orphelin. Les œuvres sociales de l’Église reposent donc uniquement sur le travail gratuit des religieuses, le bénévolat des laïques et la charité privée sans cesse stimulée par des soupers, des séances de théâtre amateur, des bazars et autres initiatives de ce genre.

Aussi, lorsque survient la crise de 1929, les institutions d’assistance sociale de l’Église sont rapidement débordées et incapables de répondre à la demande. Les Sœurs, à Trois-Rivières comme partout dans la province, ont beau multiplier les prouesses pour augmenter la capacité d’accueil de leurs maisons, ouvrir d’autres œuvres, elles n’arrivent pas à satisfaire tous les besoins que suscitait une misère endémique. En 1931, l’abbé Bourgeois devient donc le supérieur ecclésiastique d’une congrégation surchargée. Mais son alacrité perpétuelle, son remarquable sens de l’organisation, sa vive intelligence et son bon cœur vont en faire l’homme de la situation.

Pour venir en aide aux enfants délaissés de plus en plus nombreux à Trois-Rivières, il s’ingénie à trouver de nouvelles activités-bénéfices. Il a d’abord l’idée d’une tournée annuelle des paroisses du diocèse qui recueille des milliers de tonnes de nourriture pour les orphelins. Il persuade aussi ses chères Dominicaines d’offrir un souper agrémenté d’une séance récréative, à l’élite religieuse, politique, commerciale et professionnelle de Trois-Rivières, afin de l’intéresser à leurs œuvres. Pendant plus de trente ans, le Souper de la Saint-Charles sera une institution du Tout-Trois-Rivières. Enfin, il encourage la congrégation à créer deux nouveaux établissements : l’orphelinat du Rosaire à Cap-de-la-Madeleine pour les garçons de 3 à 6 ans, et le patronage Saint-Charles dans la ville épiscopale, pour la préparation scolaire et technique des adolescents de 12 à 16 ans.

L’ÉTAT ET L’ÉGLISE HEUREUSEMENT CONCERTÉS

Maurice Duplessis avec des religieuses

Mais pour ce dernier établissement, l’abbé Bourgeois a obtenu d’importantes subventions de son ami Maurice Duplessis, devenu Premier ministre en 1936. C’est le premier acte d’une collaboration Église-État dont l’entreprenant aumônier va profiter, sans mettre en péril pour autant l’indépendance de ses institutions.

Le deuxième acte sera, en 1937, sa désignation comme délégué officiel du gouvernement de Québec pour étudier la situation des œuvres de protection de l’enfance en Europe. Il revient de sa tournée avec l’idée d’un centre d’apprentissage, qu’il fonde dans une bâtisse que lui cède la Ville de Trois-Rivières ; il la fait rénover aux frais du gouvernement provincial en vertu de la politique de travaux publics contre le chômage.

Il ne faut pas croire que Duplessis l’aide uniquement par amitié. En fait, il admire la compétence de son ami en ce domaine complexe de la protection de l’enfance et des œuvres sociales. C’est cette même compétence qui attire aussi sur l’abbé Bourgeois l’attention de l’épiscopat de la Province, qui en fait son conseiller en la matière. Il est désigné conjointement par les évêques et le gouvernement pour élaborer des recommandations précises afin de développer des écoles techniques sur le modèle de son patronage Saint-Charles. Une entente fédérale-provinciale pour le financement de la formation des jeunes, lui permet l’achat de la machinerie moderne nécessaire à l’apprentissage de certains métiers. Il va sans dire que, depuis quelques années, son dévouement ne se limite plus à la maison mère des Dominicaines, et que les évêques font largement appel à son expertise pour réformer certains de leurs établissements...

Ce que nous venons de dire demeure dans le cadre du développement habituel des institutions sociales catholiques au Québec. Mais « l’œuvre du Placement de l’Orphelin », que l’abbé Bourgeois commence dès septembre 1931, est de conception toute nouvelle. À l’origine, il s’agissait simplement d’organiser au mieux les placements d’enfants, principalement en vue de l’adoption, afin de désengorger la crèche Gamelin tenue par les Sœurs de la Providence. Très vite, dans l’esprit de l’aumônier des Dominicaines, la vocation de l’agence s’élargit jusqu’à devenir un service de coordination de l’action de toutes les institutions d’hébergement vouées aux soins de l’enfance à Trois-Rivières. On comprend que, sollicitant sans cesse la générosité des municipalités et du gouvernement provincial, il ait été très soucieux de leur prouver que son organisation pouvait les aider à économiser en rationalisant ses activités. Le monopole de l’Église sur les œuvres de bienfaisance, dans lequel la loi de l’Assistance publique de 1921 avait déjà taillé une brèche, était en jeu : pour le préserver, il fallait démontrer la qualité des services et leur bonne gestion.

L’abbé Bourgeois s’était aperçu que certaines familles abusaient du système. Lorsque la crise avait obligé des parents à placer leur progéniture dans les centres d’hébergement, qui étaient en réalité des pensionnats gratuits, il arrivait souvent qu’ils ne viennent pas immédiatement les rechercher une fois la situation familiale suffisamment améliorée. Il a donc l’idée de constituer pour chaque enfant un dossier personnel qui le suit d’établissement en établissement ; ainsi peut-on contrôler les entrées, les causes qui ont conduit à la prise en charge, la durée des séjours et la persistance de l’état d’urgence de la famille. Autre avantage, ces dossiers aident les éducatrices à mieux connaître la personnalité et le passé de chacun des enfants. En 1938, sur ordre de Duplessis, le ministère de la Santé met à sa disposition son fichier individuel perfectionné ; quant au secrétaire-trésorier adjoint de Trois-Rivières et au directeur de l’Assistance publique de la Ville, ils lui fournissent leur aide technique. L’abbé Bourgeois a plus de peine à convaincre les religieuses, qui rechignent à communiquer systématiquement les informations sur leurs protégés. Finalement, la nouvelle organisation est pleinement opérationnelle en 1939 : en un an d’exercice, les économies réalisées s’élèvent à 50 000 $. La même année, l’agence change de nom pour devenir « l’Assistance à l’enfant sans soutien », signe de l’élargissement de sa vocation. La démonstration est faite des capacités de modernisation de l’administration des œuvres sociales catholiques. L’abbé Bourgeois ne manque pas une occasion de le souligner.

Mais, nous dit son historienne, il voyait déjà plus grand. Il proposa au gouvernement un plan général d’une Centrale provinciale des institutions d’assistance publique. Dans ce service seraient préparés et gardés les dossiers de chaque personne relevant de l’Assistance publique, de manière à assurer un suivi et un meilleur contrôle. Un visiteur général, ecclésiastique, enquêterait dans toutes les institutions et pourrait recommander au ministre les meilleurs moyens à prendre pour venir en aide, protéger et abriter l’enfance indigente, abandonnée ou orpheline, depuis la naissance jusqu’à 18 ans inclusivement. On commencerait par établir les dossiers des orphelins, mais progressivement l’organisation serait étendue aux malades, aux vieillards, aux aliénés et à toutes les autres catégories d’assistés. Comprenons bien la pensée de l’abbé Bourgeois : il ne s’agit pas de mettre en place un système étatique, mais d’accroître l’efficacité des oeuvres catholiques. N’oublions pas que, à cette époque, les besoins urgents se font sentir plus que jamais, alors que la population quitte les campagnes pour la ville. Si l’Église a évidemment les capacités et les ressources humaines nécessaires, il lui manque les moyens financiers suffisants. Comme la charité privée ne suffit plus, devant la nécessité de recourir à l’État, elle doit avoir le souci du bon emploi de chaque sou. C’est la condition de l’efficacité des services, d’une harmonieuse collaboration avec les pouvoirs publics, enfin de la sauvegarde de la liberté de l’Église dans ses œuvres. Tel est l’objectif principal de ce projet d’organisation qui sera placé sous la direction d’ecclésiastiques.

Duplessis, qui est très sensible à la pauvreté de ses compatriotes et en particulier à la misère des enfants, agrée les suggestions de son ami. Le ministre de la Santé, Albini Paquette, est chargé d’étudier l’application du plan dans toutes les institutions de charité publique. Malheureusement, l’Union nationale perd les élections de 1940, qui portent au pouvoir le libéral Adélard Godbout, tandis que la Guerre succède à la Crise.

LA DÉFENSE DE LA CHRÉTIENTÉ CANADIENNE-FRANÇAISE

Durant la première moitié des années quarante, l’abbé Bourgeois continue à défendre sans relâche cette idée d’une centrale provinciale des institutions d’assistance publique, contrôlée par l’Église. À partir de 1941, il reçoit une aide précieuse de la part de son ami de séminaire, Mgr Alexandre Vachon, ancien recteur de l’Université Laval, devenu archevêque d’Ottawa. En effet, il lui demande d’implanter ses œuvres sociales dans son diocèse, en même temps que la congrégation des Dominicaines du Rosaire. D’autres évêques suivront cet exemple.

Comme Mgr Vachon est aussi un ami personnel d’Adélard Godbout, par son entremise, l’abbé Bourgeois garde un contact avec le gouvernement provincial qui maintient les aides financières accordées par Duplessis. Toutefois, la guerre ayant ramené la prospérité, l’assistance publique n’est plus une priorité pour les hommes politiques.

Loin de ralentir ses activités, l’infatigable aumônier considère au contraire que c’est le moment opportun pour consolider les institutions créées dans la tourmente de la Crise. Il s’emploie en particulier à améliorer la qualité de l’enseignement dans les orphelinats. Il veut fonder des établissements en nombre suffisant pour les « arriérés mentaux » qui, mêlés aux autres enfants, ne recevaient pas l’attention nécessaire tout en gênant le fonctionnement des classes. Mais pour arriver à ses fins, il lui fallait encore convaincre Adélard Godbout d’augmenter le montant des allocations quotidiennes par enfant.

Or, le gouvernement Godbout fait la sourde oreille à ses demandes et dépose un projet de loi sur la protection de l’enfance. Ses visées anticléricales y apparaissent clairement puisqu’il prévoit un plus strict contrôle de l’État sur les institutions et sur les familles. Toutefois, en présentant son projet à la Chambre, le gouvernement prétend avoir l’accord de l’épiscopat ! En réalité, il n’a l’accord que du nouvel archevêque de Montréal, Mgr Charbonneau, qui révèle à cette occasion ses convictions très avant-gardistes. En effet, ce prélat à la dignité et au dévouement exemplaires, pense que la laïcisation est un progrès inéluctable de la société contemporaine puisque l’assistance sociale relève, selon lui, de la justice sociale et, donc, de la compétence des pouvoirs publics ; l’Église garde la charge de s’occuper des oubliés du système, par charité. C’est l’antithèse des principes qui inspirent l’abbé Bourgeois !

Les autres évêques refusent de suivre Mgr Charbonneau. Conseillés par l’abbé Bourgeois, leur homme de confiance pour les questions sociales, ils s’opposent avec fermeté à cette intrusion de l’État. Ils réclament que la nouvelle législation confirme leur autorité sur toutes les institutions de protection de l’enfance, et la responsabilité financière du gouvernement à leur égard. À la Chambre, Duplessis, comme chef de l’opposition, s’élève aussi contre le projet libéral à l’aide de l’argumentaire préparé par son ami. Il recommande le recours au bon sens : « Laisser la mère de famille chez elle au lieu de l’enrégimenter ; procurer aux enfants de saines distractions, avec des terrains de jeu bien surveillés ; construire des logements salubres ; tels devraient être les principaux éléments d’un programme de protection de l’enfance ».

La loi est cependant votée, mais le retour de l’Union nationale au pouvoir la rendra inopérante. Toutefois, sa discussion avait entraîné des conséquences imprévues : de ce jour, Mgr Charbonneau entretiendra des relations de plus en plus tendues avec Duplessis comme avec ses collègues dans l’épiscopat, jusqu’à sa démission forcée par Pie XII en 1950. Quant à l’abbé Bourgeois, « l’ami de Duplessis » comme l’appelle l’archevêque, il est persona non grata à Montréal. Les habitants de la métropole et de sa banlieue ne bénéficieront donc pas des services diocésains d’aide sociale comme ceux de Trois-Rivières.

UNE ORGANISATION EN PLEIN ESSOR

Pourtant, dans les années de l’après-guerre, tous les autres diocèses de la Province mettent en place une œuvre d’assistance sociale calquée sur celle de Trois-Rivières. Le gouvernement Duplessis encourage le mouvement. Aux premiers services de l’Assistance à l’enfance sans soutien, tels que l’adoption, le placement des enfants dans les familles, le suivi des mères célibataires et le placement des jeunes du Patronage en emplois protégés, s’ajoutent maintenant les services aux familles et aux couples en difficultés conjugales, les services aux prisonniers et aux immigrants, enfin la recherche sociale.

L’abbé Bourgeois, devenu Monseigneur en 1952, ouvre des succursales du Centre de service social du diocèse de Trois-Rivières dans les localités les plus importantes de la Mauricie. Les autres diocèses l’imitent une fois de plus. C’est ainsi que, sous son impulsion, un réseau catholique d’assistance sociale tisse ses liens sur toute la province : chaque évêque reste maître chez lui et il dispose de fonds suffisants pour adapter l’action de son organisation aux besoins locaux. En outre, Mgr Bourgeois envisageait des organismes de liaison et de coopération entre les diocèses pour la mise au point de politiques sociales nationales, pour le suivi des bénéficiaires et pour l’unification des méthodes d’administration, de la formation et de la gestion du personnel. Dès 1946, il avance dans cette voie en fondant plusieurs organismes de planification à l’échelle de la province, telle la Fédération provinciale des orphelinats spécialisés. Et au début des années soixante, à l’aube même de la Révolution tranquille, il met en place la Fédération des services sociaux de la famille.

Pour en arriver là, l’organisation sociale de Trois-Rivières, déjà reconnue par le gouvernement Duplessis, a dû aussi se faire connaître et apprécier par Ottawa. Constatant l’intérêt manifesté par le Fédéral pour les politiques en faveur de la famille et de la santé, et l’augmentation du nombre des travailleurs sociaux formés par les universités, elle prend de nouvelles initiatives, toujours sous l’impulsion de son directeur jamais à court de projets. En 1948, une entente fédérale-provinciale finance la fondation d’une clinique psychiatrique – l’Institut psychosocial – à Trois-Rivières. C’est la reconnaissance par les deux administrations, de l’expertise acquise depuis des années par le Centre trifluvien dans le service social à domicile offert aux parents d’enfants déficients légers. Les Dominicaines avaient aussi créé dans leurs orphelinats des classes auxiliaires pour les élèves déficients, tandis qu’une clinique psychologique orientait les cas les plus graves vers des instituts spécialisés.

En 1948, l’abbé Bourgeois, nommé commissaire du Comité d’enquête formé par le gouvernement Duplessis pour l’étude des problèmes de la délinquance juvénile, est à l’origine de la création des cours de bien-être social. En 1951, il met sur pied des cours de formation continue pour les religieuses éducatrices et pour les surveillantes des orphelinats. Enfin, en 1958, il fonde l’École supérieure d’assistance sociale.

PRÊTRE AVANT TOUT

Au milieu de cette activité incessante, il est remarquable que l’abbé Bourgeois n’oublie jamais son sacerdoce : son premier souci reste le salut des âmes. Sa volonté de suivre au plus près les progrès des sciences sociales et de la psychologie ne supplante jamais, chez lui, le sens de la véritable charité, celle de l’Église qui se penche maternellement sur toutes les misères pour le bien des âmes et des corps. Cela vaut d’être noté, car, à la même époque, pour beaucoup de ses confrères mal préparés par leur formation classique au choc de la contestation contemporaine, le passage à l’université est l’occasion d’une remise en cause et d’une ouverture aux idéologies laïques.

Le débat sur la valeur respective du placement en institution ou en foyer d’accueil, pour les enfants en difficulté, nous fournit un bel exemple de la fidélité de l’abbé Bourgeois à la conception traditionnelle de l’Église. En effet, des universitaires québécois reprenant des thèses américaines, critiquent les orphelinats en leur reprochant de ne pas assurer le développement de la personnalité des jeunes et de les rendre inaptes à la vie en société. En réponse, l’abbé Bourgeois fait le procès du placement en famille d’accueil. Avec sa compétence, maintenant reconnue internationalement, il fait remarquer que l’action de ces familles, forcément temporaire, ne donne pas de meilleurs résultats. Au contraire, le dévouement des soeurs et la formation religieuse qu’elles donnent aux enfants sont des atouts importants pour les enfants qui ne peuvent pas être définitivement adoptés par une famille.

Cependant, il admet bien volontiers que le système institutionnel, bon en lui-même, peut être perfectible. C’est pourquoi, il engage les responsables des établissements catholiques à porter remède aux insuffisances. Il le fait avec d’autant plus d’ardeur qu’il a compris que cette querelle d’écoles était une manœuvre des ennemis de l’Église, toujours prêts à utiliser la moindre critique pour déconsidérer l’ensemble. Une fois de plus, sous sa gouverne, les Sœurs Dominicaines donnent l’exemple en faisant de leurs orphelinats des institutions modèles.

Cours de formation pour religieuses de plusieurs congrégations.
Cours de formation pour religieuses
de plusieurs congrégations.

C’est le bras droit de l’abbé Bourgeois, l’abbé Reynald Rivard, qui sera le chef d’orchestre de la réforme de ces établissements. Psychologue de formation, inscrit d’emblée par son supérieur au sein du réseau de réflexion et d’échange que constitue le Bureau international catholique de l’enfance, il établit ce qu’il appelle « l’éducation intégrale » des enfants placés. Les orphelinats doivent concourir à l’épanouissement physique, intellectuel, moral et spirituel des jeunes, dans un milieu organisé matériellement « en tous points selon les standards établis dans le domaine de la protection de l’enfance ». Il désire que les éducatrices soient armées non seulement de leur charité, mais aussi des connaissances scientifiques et des techniques éducatives les plus récentes. Il réorganise donc les méthodes et le programme d’éducation des enfants. Dans le diocèse de Trois-Rivières, trois établissements sont agrandis et dotés de terrains de sport, d’un gymnase et d’une piscine. La disposition des lieux, comme la décoration, est repensée pour créer de petits ensembles plus familiaux. On offrit aussi aux enfants des loisirs plus variés. Mais surtout, l’abbé Rivard inaugure des sessions de formation continue pour les religieuses. Les plus importants sujets abordés sont l’hygiène infantile, la croissance et le développement de l’enfant, la programmation rationnelle des loisirs, les techniques de gymnastique, la psychologie, la pédagogie de l’éducation religieuse et des exercices de piété, l’utilisation des moyens audiovisuels, etc…

LA MAUVAISE FOI DE LA RÉVOLUTION TRANQUILLE

Tout cela est suffisant pour nous démontrer la capacité d’organisation efficace à l’échelle de la province, et de modernisation des institutions sociales de l’Église. Les critiques de la Révolution tranquille contre un système clérical, sclérosé, incapable de se moderniser sont à l’évidence injustifiées. L’abbé Bourgeois, soutenu par les évêques – à l’exception notable certes, mais accidentelle, de l’archevêque de Montréal – avait conçu et commencé à réaliser les institutions nécessaires à notre société contemporaine, dans la continuité de celles, si remarquables, du 19e siècle.

Loin de végéter dans la grande noirceur, l’Église et Duplessis donnaient au Québec un système social déjà bien organisé qu’il aurait suffi d’étendre à Montréal et de doter d’une base financière stable pour en amplifier le rayonnement. Ce réseau de bien-être social catholique aurait été au service des besoins locaux, et non pas engoncé dans une bureaucratie centralisatrice sans âme. Quarante ans après la Révolution tranquille, il faut relire les critiques anticléricales des années 60 pour se rendre compte de la mauvaise foi de ces faux apôtres de la charité ! Par exemple, dans l’ouvrage d’Yves Vaillancourt sur l’évolution des politiques sociales au Québec de 1940 à 1960 : « Cet accroissement du rôle de l’État était vu comme nécessaire pour remédier à l’anarchie, à l’absence d’uniformité et de coordination, à l’absence de planification qui entravaient la rentabilité de l’Assistance publique à l’époque où chaque institution était reine et maîtresse des critères d’embauche de son personnel, des formes d’intervention mises en priorité, etc… ce qui entraînait des trous, des dédoublements inutiles, du gaspillage de ressources et beaucoup de confusion administrative ». Il omet de dire que l’Église s’employait à remédier à ces inconvénients, tandis qu’aujourd’hui on ne trouve pas de remède au fiasco de l’intervention planifiée et rationnelle de l’État !

Le bon sens suffit pour comprendre que le regroupement des institutions catholiques au niveau du diocèse aurait assuré, au meilleur coût, la couverture sociale des régions, d’autant plus que l’Église, honorant la pauvreté évangélique, n’aurait pas été à court de dévouement.

DU DIOCÈSE-PROVIDENCE À L’ÉTAT-PROVIDENCE

Toutefois, l’assistance sociale conçue par l’abbé Bourgeois, tout en étant beaucoup plus économique que notre actuelle organisation étatique, n’en nécessitait pas moins des ressources financières bien supérieures à ce que la charité privée pouvait fournir. Cela ne doit pas nous étonner puisque nous sommes dans une société démocratique, capitaliste et individualiste, où les pouvoirs publics drainent une grande partie de la richesse des familles et des entreprises par l’impôt. Il en serait peut-être autrement dans une nation catholique où les institutions intermédiaires feraient florès : les corporations comme les communes auraient leurs assurances et leurs institutions sociales ; de conserve avec l’Église, elles pourraient supporter une grande partie de l’assistance sociale. Tandis que nos syndicats, par exemple, ne se sont pas intéressés à ces questions puisque les bénéficiaires ne sont pas syndiqués ! Certes, dans les années 60, ils ont pris parti pour l’étatisation du secteur social, mais uniquement dans le but de pouvoir ensuite revendiquer de plus hauts salaires au bénéfice des salariés laïcs, en particulier dans le milieu hospitalier.

L’abbé Bourgeois n’avait pas d’autre solution que de se tourner vers l’État pour financer ses œuvres. En 1961, par exemple, plus de 71 % du budget de fonctionnement du Centre de service social du diocèse de Trois-Rivières provient du gouvernement provincial, 15,4 % du gouvernement fédéral. Les dons privés n’assurent donc qu’environ 14 % des ressources. Avec réalisme, le gouvernement Duplessis avait accepté d’accorder un financement régulier pour le fonctionnement des services, mais voulait négocier cas par cas le financement des constructions ou des équipements neufs.

Après la Révolution tranquille, les relations avec les représentants de l’État sont plus difficiles. Mgr Bourgeois sent bien que tout est remis en cause et qu’il va falloir tout renégocier pour maintenir ses œuvres. À cette fin, il adopte malheureusement un langage plus moderne. Au tournant des années soixante, en effet, dans l’Église au Québec, le « droit à l’assistance » et le principe de la « justice sociale » deviennent des notions de plus en plus répandues. Certes, beaucoup, comme Mgr Bourgeois, pensent que le « droit à l’assistance » d’une population très majoritairement catholique doit être satisfait par l’Église soutenue par l’État. Mais c’est tout de même un renversement de perspective qui va singulièrement faciliter le passage du « diocèse-Providence » à « l’État-Providence ». Tant que l’Église considérait la charité publique comme relevant de sa mission divine, elle gardait la direction de ses œuvres, même si elle sollicitait la charité des individus ou l’aide de l’État. Si, au contraire, elle reconnaît que tous les individus ont un droit à l’assistance supporté financièrement essentiellement par les pouvoirs publics, il lui sera difficile de leur en refuser la direction effective.

C’est ce qui arrive progressivement dans les années soixante. D’un vent de contestation de l’ordre traditionnel qui secoue alors la province de Québec, les Libéraux arrivés au pouvoir, font une Révolution tranquille. Après s’être approprié les établissements de santé, l’État prend le contrôle des œuvres d’aide sociale. L’établissement d’un régime universel d’assurance maladie et d’assurance sociale achève de rendre caduques les institutions sociales de l’Église, à l’exception des quelques organismes locaux d’assistance aux marginaux.

Mgr Bourgeois à la fin de sa vie
Mgr Bourgeois
à la fin de sa vie

Le procédé d’appropriation des biens de l’Église s’est fait simplement. Considérant l’importance du financement public des institutions, la loi a exigé que celles-ci se dotent pour leur gestion de corporations distinctes des corporations religieuses, et elle a ouvert les nouveaux conseils d’administration aux représentants de l’État et du personnel laïc. Les religieuses étaient mises ainsi en tutelle jusqu’à leur départ forcé ou volontaire.

De toutes ses forces, Mgr Bourgeois s’est opposé à cette nouvelle législation, puisqu’elle achevait de déposséder l’Église. Mais, il n’avait plus le soutien de l’épiscopat ni des congrégations religieuses dont les effectifs s’effondraient. A-t-il compris que cette hémorragie des vocations et la sécularisation de la société étaient l’immédiate conséquence de l’aggiornamento conciliaire et du droit social à la liberté religieuse ?

Toujours est-il qu’en 1971, après quarante ans de dévouement inlassable, et avant même que la nouvelle législation n’entre en vigueur, Mgr Bourgeois quittait la présidence du Centre de service social de la Mauricie. Il retrouva son humble service d’aumônier des Sœurs Dominicaines. Pendant près de vingt ans, il assista, en silence, au déclin de cette congrégation et de l’Église, après avoir contribué à leur apogée pour le plus grand bien de ses compatriotes canadiens-français. Il s’éteignit doucement le 14 janvier 1990, après une très longue maladie.

Mme Ferretti fait, à tort, de Mgr Bourgeois un précurseur de l’État-Providence : il a été le précurseur d’une œuvre d’assistance sociale catholique moderne, universelle dans son objet, mais strictement confessionnelle par son fonctionnement dans le cadre diocésain ; l’État, en s’en emparant, l’a dénaturée. Aujourd’hui, il ne reste plus rien de cette œuvre.

Cependant, après l’inévitable ruine de l’actuel système étatique de santé et de bien-être social, l’Église renaissante, redéployant sa pleine activité caritative, instrument privilégié de la divine Providence, pourra reconstituer une organisation semblable. Mgr Bourgeois sortira alors de l’oubli pour paraître comme l’un des prêtres éminents du clergé canadien-français.