LE CARDINAL PAUL-ÉMILE LÉGER
pris sur le vif
L A biographie du cardinal Paul-Émile Léger par Micheline Lachance nous montre quel fut le rôle de cet archevêque de Montréal dans l'évolution de la province de Québec. Le premier tome, paru en 1983 sous le titre Le Prince de l'Église, s'arrêtait en 1958 au moment de la mort de Pie XII. Le second, Dans la tempête, traite de la période du Concile et de la Révolution tranquille jusqu'en 1967. Pour mener à bien son ouvrage, l'auteur a surtout utilisé des souvenirs personnels du cardinal et de ses proches. Le cardinal présidait au lancement du livre, il jugea que ces récits présentaient un portrait fidèle. Nous avons donc là le document capital pour connaître la vraie figure du cardinal Léger. II n'est pas inutile d'insister : certains faits et gestes vous étonneront peut-être, on croit généralement que le cardinal Léger fut un bon fils spirituel de Pie XII, mais ils n'en sont pas moins véridiques !
ENFANT MODÈLE
Paul-Émile Léger naquit le 25 avril 1904 à Saint-Anicet, un village situé en amont de Montréal sur les rives du lac Saint-François. Le “ Père Masson ” était le personnage le plus important du lieu, l'isolement du village assurant au magasin général dont il était le propriétaire le monopole des transactions commerciales. Impitoyable et cynique, ce fils d'un lieutenant de Papineau se fit rapidement une belle fortune sur le dos de ses débiteurs, ce qui lui valut la rancune de tous (t 1, p. 21). Paul-Émile est son petit-neveu par le mariage d'Ernest Léger, commis principal du magasin, avec Aida, la nièce du Père Masson qui avait hérité de son sens des affaires avant d'hériter de son magasin (p. 27) ! L'enfance du petit Paul-Émile – plutôt solitaire, il fut fils unique pendant neuf ans – égaya la vieillesse de son oncle, peu aimé dans le village. Que de similitudes entre le caractère du parvenu de Saint-Anicet et celui du petit-neveu devenu cardinal !
Paul-Émile est un enfant sérieux, travailleur, régulier, faisant la satisfaction de tous, particulièrement de ses parents et de M. le curé dont il est le fidèle et parfait servant de messe (p. 38). Toutefois, il est porté à la mélancolie et au rêve et en cela il ressemble à sa mère. Il a très tôt une véritable passion pour l'art oratoire. Sa mère le surprend quelquefois alors qu'il déclame d'éloquents discours devant le grand miroir du magasin désert à l'heure de midi. Ses parents lui disent leur émerveillement (p. 45).
En 1916, il quitte pour la première fois sa famille pour entrer comme pensionnaire dans le meilleur collège classique de l'époque: le séminaire Sainte-Thérése. Pendant les trois premières années, il y occupe les premières places et accessoirement se découvre un talent de bouffon (p. 52). Il ne semble pas souffrir des mauvaises affaires de ses parents qui doivent quitter Saint-Anicet après l'installation du chemin de fer qui permet aux habitants de s'établir plus loin. Durant l'hiver 1919-1920, il est si malade qu'il doit quitter le collège. Il en est profondément humilié et il tombe dans une grande déprime (p. 54).
« TU SERAS PRÊTRE »
Noël 1920. Après avoir communié lors de la Messe de Minuit, il entend une voix intérieure lui dire : « Tu seras prêtre. » (p. 55) Du coup, il retrouve la santé et obtient de l'évêque du diocèse la permission de réintégrer le collège.
« À partir de ce moment-là, il commence à entrevoir le jour où il deviendra prêtre. Aspirant à la perfection, sans discernement il multiplie les exercices de piété et les mortifications. Il s'égare et vaniteux, se regarde vivre avec une certaine complaisance que ses supérieurs ne manquent pas de remarquer. » (p. 66) La vie des jésuites le fascine. En effet « à côté d'eux les postulants au grand séminaire passent pour des jeunes gens sans grand sérieux, peu scrupuleux sur le règlement » (p. 67). Il décide donc de se faire jésuite mais il ne parle à personne de son projet. En 1925, il sollicite son admission dans la Compagnie de Jésus. Il en est renvoyé au bout de deux mois, sa santé étant trop faible et son caractère tout à fait inadéquat. Cet échec l'humilie à nouveau profondément. « Il quitte les lieux, un goût de cendre dans la bouche. » (p. 87)
Quand il demande ensuite à entrer au grand séminaire de Montréal, les membres du Conseil, qui ont pris connaissance de son dossier, s'y opposent. Mais il trouve en la personne du professeur de dogme un Gamaliel : « Si ce jeune homme n'a pas la vocation, il partira, sinon... » Enfin, il est recommandé par l'évêque de Valleyfield, Mgr Rouleau, qui sera bientôt nommé à Québec et élevé au cardinalat.
SÉMINARISTE MODÈLE
Au séminaire de la rue Sherbrooke, il brille grâce à sa prodigieuse mémoire. Il écrase ses confrères sans même s'en apercevoir. Quand il décoche un 10,5 sur 10 en Écriture sainte, c'est un beau chahut (p.76). « Tout le monde aimait » Joseph Sarto, le futur saint Pie X, lui aussi toujours premier de classe; il n'en est vraiment pas de même de l'abbé Léger. Il est incapable de faire comme les autres, mais sa piété démonstrative lui vaut d'être nommé grand sacristain (p. 85). Son directeur de conscience est étonné de tant de sérieux et de zèle au travail. « Quand on pense, lui dit-il, que tous ne vous accordaient pas plus de deux semaines au séminaire lors de votre entrée ! »
Le 25 mai 1929, il est ordonné prêtre. Mais « quand le moment de choisir son service sacerdotal s'est présenté, il a rompu avec la tradition en décidant de se joindre aux Messieurs de Saint-Sulpice. L'évêque de Valleyfield ne montra guère d'enthousiasme devant la décision de l'abbé Léger. Mais il s'inclina comme il le fit de nouveau en apprenant que son protégé dirait sa première messe dans la chapelle du grand séminaire. » (p. 87)
Il part donc pour Paris, avec deux confrères, en vue d'accomplir son année de noviciat. Après un voyage sans histoire, qu'agrémentent d'aimables taquineries sur le compte de l'élégante redingote qu'il s'est fait tailler, il arrive à Paris le jour des funérailles du cardinal Dubois. Il participe à la cérémonie alors qu'il n'y a pas été invité. « Je viens du Canada, lança-t-il d'une voix assurée au cérémoniaire, je suis délégué par mon évêque. » (p.98) La rentrée au noviciat étant retardée de quelques jours, il réalise un vieux rêve : se rendre aux Invalides. Il y reste tout l'après-midi. « Bonapartiste convaincu, il s'était juré qu'il s'agenouillerait un jour au pied du tombeau de Napoléon. » (p. 99)
LA RENCONTRE AVEC LE CARDINAL VERDIER
À la solitude d'Issy-les-Moulineaux, le noviciat des sulpiciens, il semble bien qu'il ait eu des supérieurs plus perspicaces qu'à Montréal. Ils lui menèrent la vie dure (p. 104). Mais un événement déterminant va bientôt survenir: la rencontre de Monsieur Verdier, prêtre de Saint-Sulpice, devenu par la volonté du pape Pie XI évêque et cardinal-archevêque de Paris en l'espace de trois semaines. Micheline Lachance a recueilli le témoignage de Paul-Émile Léger qui nous renseigne bien sur la véritable personnalité du cardinal Verdier.
« Le travail administratif l'assomme. Ancien professeur de philosophie, docteur en théologie, le nouvel archevêque consacre ses énergies à remplir le mandat que lui a confié le Pape : organiser l'Action catholique en France et construire des églises (...). Le 23 juin, le cardinal invite les novices à l'archevêché pour souligner leur admission dans la Compagnie. Il aime à se raconter : “ Quand je me rase et que je m'aperçois dans le miroir, je me dis : Est-ce bien toi, le petit Jean de Saint-Affrique (sa paroisse natale en Auvergne) ? Es-tu vraiment l'archevêque de Paris ? Sur le palier de l'escalier, je m'arrête un instant devant le portrait de mes deux prédécesseurs, les cardinaux Amette et Dubois, deux géants de l'apostolat dans l'Église de France, et je continue en me disant : Petit Jean, tu les vaux bien ! ” » « L'abbé Léger est fasciné, commente Micheline Lachance, d'autant plus qu'il se sent attiré par les dignitaires et la hiérarchie ecclésiastique. » Quand Son Éminence reçoit les directeurs de Saint-Sulpice, en 1931, l'abbé Léger est du nombre des convives. « Au retour, il note ses impressions. “ Après le repas les supérieurs fument un bon cigare tandis que les plus jeunes font l'inventaire de la garde-robe du cardinal, essaient ses mitres, admirent ses croix pectorales, ses crosses, ses anneaux ”. » (p. 107)
Le cardinal Verdier restera toujours le modèle, le « maître à penser » de Monsieur Léger (p.210) !
PARENTHÈSE JAPONAISE
À l'issue du noviciat, il devait aller poursuivre ses études à Rome, mais au dernier moment il apprend qu'il est nommé directeur spirituel des séminaristes anglophones d'Issy-les-Moulineaux. Son étonnement se change en émerveillement quand on l'avertit que sa nomination est due au cardinal. Il en est bouleversé (p. 110). L'archevêque de Paris, de sa propre autorité, le fera ainsi, par trois fois, avancer dans la hiérarchie de Saint-Sulpice, à l'encontre des règles de la Compagnie. Monsieur Léger devient donc directeur du séminaire de théologie, professeur de droit canon, puis associé au directeur du noviciat.
Ses supérieurs en sont agacés et profitent d'un séjour de Monsieur Léger au Québec, en visite dans sa famille, pour l'empêcher de revenir en France. Ils l'envoient au Japon puisqu'il avait désiré les missions au lendemain de son ordination. Monsieur Léger imagine qu'il va pouvoir fonder un séminaire. Il déchante rapidement quand il comprend quelle est la pauvreté du diocèse. Les relations avec son évêque se tendent à mesure que le zèle missionnaire s'émousse (p. 128). L'enthousiasme revient quand on lui propose de retourner au Canada afin de trouver des subsides. « Optimiste, comme toujours, le Père Léger décide qu'il sauvera quand même la mission japonaise. » (p. 136). Mais comme il échouera en partie, il n'aura de cesse d'obtenir son rappel. Ce sera chose faite après deux ans d'efforts, mais la fondation du séminaire, qui venait juste d'aboutir, en sera compromise. Nous sommes quatre mois avant la déclaration de guerre et l'incarcération au Japon de tous les prêtres étrangers.
« TU SERAS ÉVÊQUE »
En attendant que ses supérieurs lui trouvent une obédience à sa mesure, il entreprend un voyage en Europe. Il est accompagné de son frère, Jules, le futur gouverneur général du Canada, qui se destine alors à la diplomatie. À Rome, il est reçu en audience par le Pape qui l'encourage dans sa mission au Japon. Monsieur Léger n'a pas, semble-t-il, précisé au Pape qu'il venait d'abandonner cette charge (p. 149)... Quoi qu'il en soit, « ce jour-là, agenouillé dans l'enceinte de Saint-Pierre, le missionnaire entendit une voix, la même qui l'avait surpris dans l'église de Lancaster en la nuit de Noël. Elle lui disait : “ Tu seras évêque ”. » (p. 151)
EN ATTENDANT, VICAIRE GÉNÉRAL
De retour à Montréal, on lui confie un cycle de conférences d'apologétique et de spiritualité pour laïcs. Son succès est considérable; il réunira plus de mille auditeurs. Le 26 mai 1940, on apprend que Monsieur Léger a démissionné de la Compagnie de Saint-Sulpice et qu'il est nommé vicaire général du diocèse de Valleyfield. Monseigneur Langlois avait tout naturellement pensé à ce remarquable conférencier pour remplacer son bras droit trop âgé, d'autant plus que le vicaire général démissionnaire était l'ancien curé de Saint-Anicet, toujours ami de la famille Léger.
Le bon évêque de Valleyfield regrette bientôt son choix. Le nouveau vicaire général juge l’évêque trop rétrograde, surtout sur les questions concernant la jeunesse. « Après trois ans d'intercession, profitant d'une absence de l'évêque, Mgr Léger signe les documents autorisant l'adhésion des scouts de Valleyfield au mouvement qui existe à travers le Québec » (p. 171), tandis que l'évêque aurait voulu les garder sous l'autorité directe du clergé local. Il implante la J.E.C. et ses succès auprès des étudiantes sont très connus.
15 mai 1941, coup de téléphone d'un ami qui le félicite d'avoir été nommé évêque auxiliaire de Montréal. C'est une fausse nouvelle publiée par la presse qui plonge Mgr Léger dans la plus grande consternation. Il se souvient qu'un prêtre d'Ottawa ne reçut jamais la consécration épiscopale pour avoir simplement révélé trop tôt qu'il avait été choisi comme évêque de Mont-Laurier. Ce que lui dit l’archevêque de Montréal : « Vous êtes victime d’une jalousie maligne », achève de le briser (p. 177).
La voix aurait-elle menti ? Quelques semaines plus tard, le soir du sacre du nouvel évêque auxiliaire de Montréal, il note : « Je mange seul au buffet de Windsor après la cérémonie. Amertume de la solitude. »
Au même moment, une grave crise sociale éclate à Valleyfield. Il fonde un syndicat catholique selon les directives du Pape et de l'épiscopat de la Province (p. 188). Mais c’est l’échec. Il ne cache pas sa rancœur à ses paroissiens (p. 195). Rien ne va plus, et il demande à son évêque la permission d’accomplir un voyage en Europe. Il l’obtient sans difficulté.
RECTEUR DU COLLÈGE CANADIEN
Avant de s’embarquer à New York, Mgr Léger est l’hôte des Pères du Saint-Sacrement qui reçoivent en même temps l’archevêque de Sherbrooke, Mgr Desranleau. Ce prélat revient de Rome bien décidé à y faire revivre le Collège canadien malgré son abandon par les Sulpiciens. Il cherche donc un directeur. L’archevêque de Sherbrooke connaît certainement les qualités et les défauts du vicaire général de Mgr Langlois, son ami. Mais puisque Mgr Léger désire quitter Valleyfield, Mgr Desranleau pense avoir trouvé son homme ! Reste à faire avaliser son choix à Rome, ce qui ne sera pas sans difficultés, les sulpiciens, qui ont bonne mémoire, s’y opposant (p.200). Enfin, le 23 avril 1947, il est nommé recteur du Collège canadien, une fonction sans grand intérêt, il faut bien le dire, mais il en fera son marchepied pour la gloire.
Dans Rome dévastée par la guerre, les évêques et hommes politiques canadiens sont enchantés de pouvoir disposer du Collège canadien et d’utiliser les services de son recteur qui a vite fait de se constituer un réseau de relations hors pair. Il l’écrit à ses parents: « Je suis un véritable ministre des Affaires extérieures. » (p. 208) Mais ce n’est tout de même pas suffisant pour devenir un prince de l’Église. Il y faudra l’amitié de Pie XII. Au cours d’une audience, le Souverain Pontife se plaint qu’il ne peut plus venir en aide aux sinistrés de l’Europe puisque ses magasins sont vides. Mgr Léger se jette alors à ses genoux : « Très Saint Père, je vous promets de remplir vos magasins. » (p. 216) Il tient parole. Les Canadiens français répondent généreusement à son appel durant l’été 1948. Le Pape en est ravi et le lui écrit. Dès lors, il ne manquera pas de s’intéresser au Collège canadien et surtout à son recteur.
ENFIN ARCHEVÊQUE
L’affaire Charbonneau aboutit en janvier 1950 à la démission de l’archevêque de Montréal. Plusieurs aspects de cette affaire restent obscurs. Or Mgr Charbonneau, qui fait figure aujourd’hui de précurseur, méprisait souverainement les autres évêques de la Province, “ ces mitres de province ”, disait-il, et propageait des idées sociales et politiques erronées. Pie XII fut contraint d’exiger sa démission. Est-ce les évêques canadiens, le Premier ministre Duplessis, ou certains cardinaux romains qui poussèrent le Pape à prendre une telle décision ? On ne sait. Mais un bruit persistant courut que le recteur du Collège canadien n’y était pas étranger (p. 250). L’inquiétude et l’angoisse rongent alors le futur cardinal qui veut à tout prix se disculper. Il s’interroge sur ce que pense le Pape. Il court de bureau en bureau, d’antichambre en antichambre. On le rassure avec peine. C’est moliéresque. Tout le chapitre treizième de Micheline Lachance serait à citer.
Enfin, le 14 mars 1950, coup de téléphone de la consistoriale. Il y est convoqué le lendemain à midi. Le cardinal Piazza lui apprend alors qu’il est nommé archevêque de Montréal. « Il tombe à genoux et dit : “ Fiat mihi secundum verbum. ” La règle cependant l’oblige à taire la nouvelle pendant quatre jours. Ce silence lui pèse d’autant plus que depuis le départ de Mgr Charbonneau, et dans l’attente de la nomination de son successeur, les paris vont bon train à Rome. » (p. 257)
Le coup de téléphone libérateur sera celui de son ami, fonctionnaire à la secrétairerie d’État, Mgr Glorieux. Oui, fidèles et anciens lecteurs de la Contre-Réforme, vous avez bien lu : Mgr Glorieux, celui-là même qui se déshonorera au Concile en détournant la pétition de 450 évêques demandant la condamnation du communisme. Mais n’anticipons pas.
Pour le moment, Mgr Léger baigne dans l’euphorie. À ses parents, il écrit à la hâte ces mots : « Ce soir, le monde entier sait que votre petit Paul est devenu un successeur des Apôtres et qu’il aura la terrible responsabilité de diriger l’un des plus grands diocèses du monde (...). Je suis comme un homme qui prend son rêve pour la réalité. » (p. 259) Le lendemain, dans la basilique vaticane, devant la statue de saint Pierre, il s’impose la calotte. « Ce jour-là il circula au volant de sa voiture coiffé de sa calotte. Mais à Rome tout finit par se savoir et des curieux ne manquent pas de répéter ce qu’ils ont vu. Son geste un peu prématuré n’est guère apprécié en haut lieu. » Le 27 avril 1950, il est tout de même sacré et il est, avec ses quarante-six ans, le plus jeune archevêque du monde ! En octobre 1952, c’est lui qui reçoit la pourpre cardinalice et non pas, comme le voudrait la tradition, l’archevêque de Québec.
SOUS PIE XII
Il n’était pas facile de succéder à Mgr Charbonneau. Pourtant, Mgr Léger sera tout de suite très populaire à Montréal. Sa prestance et son éloquence lui ont permis de conquérir immédiatement ses diocésains. Il les rencontre très souvent, ne refusant jamais une invitation. Et puis, le chapelet qu’il récite chaque soir dans la chapelle de l’archevêché est radiodiffusé. On a peine à imaginer aujourd’hui l’impact de cette émission peu commune. Elle connut un très grand succès bien au-delà de son diocèse. Le 28 janvier 1953, la foule l’accueille à New York au cri de « Vive le cardinal du rosaire ! » (p. 367)
Sous le pontificat de Pie XII, le cardinal Léger pourrait nous apparaître comme l’un de ces évêques qui ont fait la grandeur du Canada français. Son activité est prodigieuse. Il mobilise les fidèles dans de vastes campagnes : pour le respect du repos dominical, pour aider les pauvres de la métropole, pour la moralisation des spectacles. Il veille à ce que les quinze mille prêtres, religieux et religieuses de son diocèse respectent la discipline ecclésiastique.
Mais il parait déjà trop impulsif dans ses décisions. Il néglige d’en étudier soigneusement les conséquences même quand il s’agit de questions financières ! Certaines de ses attitudes montrent surtout qu’il n’est pas un vrai fils spirituel du pape Pie XII; il ne supporte pas l’omniprésence des communautés religieuses (p.340-409). En politique, il tient à se concilier le quatrième pouvoir, ce qui le conduira, entre autres, à permettre au directeur du Devoir de se rendre en URSS en 1952 malgré l’interdiction formelle de Rome.
LE DÉPRIMÉ
Le 12 août 1957, le cardinal Léger apprend le décès de sa mère. Il en est brisé et s’effondre complètement. Cet homme, qui développait une activité prodigieuse, qui savait prendre des initiatives, qui était habituellement préoccupé de ses réceptions, reste prostré des semaines durant, indifférent à toutes choses. Il est de nouveau très accablé à la mort de son père, en novembre de la même année. Il sort peu à peu de son abattement, quand survient l’annonce de la mort de Pie XII (9 octobre 1958). Son entourage craint une rechute puisqu’il est juste en train de se rétablir, mais au contraire, le cardinal sort totalement de sa déprime.
LA PARANOÏA
Au cours des mois qui suivent, il semble se produire comme une mue du personnage. En réalité, ce n’est que le durcissement de son caractère. Il sent qu’un vent de révolution souffle à Rome et sa paranoïa prend alors une dimension nouvelle. Il sent qu’il n’est pas seulement chargé de gouverner un diocèse mais qu’il doit être pasteur de toute l’Église ! Il le déclare dans une interview télévisée donnée pour le 150e anniversaire de la fondation du diocèse de Montréal.
AUPRÈS DE MONTINI
Dès l’élection de Jean XXIII, il s’applique à faire oublier ses liens avec le pontife défunt : « On approchait de Pie XII avec un sentiment d’admiration, on s’approche de Jean XXIII avec amour ! » (tome II, p.41) Avant de retrouver l’hiver canadien, il passe trois semaines auprès de l’archevêque de Milan, Jean-Baptiste Montini. Quand Jean XXIII annonce la réunion d’un Concile, le 25 janvier 1959, il est pris d’un véritable délire. Mené par son enthousiasme, il entreprend de travailler avec des collaborateurs choisis. Pourquoi ce nouvel entourage ? On aimerait en savoir davantage sur ces hommes qui prennent sur lui de plus en plus d’influence et dont il accepte les remarques « avec humilité » (p. 118). Maintenant, le cardinal Léger retrouve tout son dynamisme : six fois dans l’année il se rend à Rome ! ce qui est presque incroyable pour l’époque !
L’AFFAIRE UNTEL
Au retour de l’un de ses voyages, il apprend que “ l’affaire du frère Untel ” a pris des développements considérables. Un religieux mariste écrit dans Le Devoir des lettres par lesquelles il attaque le système éducatif. C’est sous le pseudonyme de frère Untel qu’il a entrepris sa violente critique. Avant de partir pour Rome, le cardinal Léger avait pensé régler cette affaire d’un coup de téléphone au directeur du Devoir, André Laurendeau (p..71). Quelle surprise quand il constate qu’il n’a pas été obéi, pire, que Le Devoir est bien décidé à le braver ! Il change alors d’attitude. Son seul souci est désormais d’éviter l’affrontement.
Sous prétexte que quelques points de ces attaques seraient fondés, qu’il y a des mauvais maîtres et des programmes inadaptés..., le cardinal tolère la critique de l’institution scolaire confessionnelle dans son principe même. À l’encontre de Rome, des supérieurs maristes, des évêques de la Province, il temporise. Il intervient pour empêcher les sanctions, rencontre le religieux révolté et lui obtient un temps d’antenne à la télévision (p. 82).
« L’affaire Untel a fait réfléchir le cardinal, commente Micheline Lachance. Pareille insubordination était impensable il y a dix ans. Lui-même, il n’aurait jamais pu appuyer publiquement un homme qui défiait l’Église et l’État. Or des frères Untel, religieux ou laïcs, il y en aura d’autres. Le cardinal se sent forcé de repenser sa conception des relations qui existent entre un archevêque et ses brebis. Il ne peut plus dicter la conduite des uns et des autres comme jadis. Il doit s’adapter au monde nouveau. » (p. 86) La formule est lâchée. C’est le slogan du temps, nous sommes en juin 1960. Le sort de la chrétienté canadienne-française s’est joué à ce moment-là. L’Église du Canada, après avoir été livrée au libéralisme par Léon XIII, va maintenant s’ouvrir au monde sous l’impulsion du cardinal Léger.
OUVERTURE AU MONDE
La discussion du cardinal Léger avec Claude Ryan, le principal dirigeant de l’Action catholique, futur directeur du Devoir et chef du Parti libéral, est significative. Le cardinal lui fait part de ses inquiétudes: « Je sens que les leaders de l’opinion, les universitaires, les syndicats s’éloignent de moi, qu’est-ce que je peux faire pour m’en approcher ? — Rencontrez-les, répond Ryan, ça ne coûte pas cher. Parlez-leur, mais surtout écoutez-les ! » (p. 89)
Le cardinal obéit avec promptitude. Il achète un cottage discret à Lachine où il recevra dans une tenue très décontractée et dans un confort moelleux ! Il accueille ainsi, discrètement, nombre de personnalités canadiennes, montrant des égards extrêmes pour les anticléricaux (p. 97). Honni soit qui mal y pense ! II ne s’agit que de prostitution spirituelle. Un soir, le cardinal annonce à Trudeau que le monopole du clergé sur la direction des établissements scolaires va cesser. « Il n’est pas nécessaire de porter une soutane pour faire partie de l’Église, explique-t-il. Les prêtres auront besoin d’un profond désintéressement pour accepter d’abandonner des tâches qui leur sont chères. Il leur faudra manifester une énorme confiance envers les laïcs malgré l’inexpérience et les tâtonnements inévitables du début [...]. J’ai dit à mes prêtres que les aspirations des laïcs à diriger des écoles sont légitimes et que nous devons reconsidérer notre [sic] conception des choses. » (p. 100) Le catholique Pelletier qui assiste à l’entretien n’en croit pas ses oreilles.
Une telle action est « pain bénit » pour le ministre libéral, Gérin Lajoie qui ne manque pas de s’en prévaloir pour imposer sa réforme.
LA RÉVOLUTION TRANQUILLE
Les nombreuses décisions que le cardinal prend sont suicidaires, mais il les juge de grande valeur parce qu’il ne prête attention qu’aux louanges de la presse. Donnons quelques exemples. II nomme un recteur laïc à la tête de l’université de Montréal et, comme professeur, un anthropologue socialiste athée, Marcel Rieux, parce que « l’Université a besoin de ce genre d’hommes pour se dynamiser » (p. 113). Quand on parle de sanctions contre Cité libre, le cardinal s’y oppose : « Je réponds de ces catholiques. » (p. 120) En sera-t-il de même le jour du jugement ? Oui, il est dommage pour Pierre Eliott Trudeau de ne pouvoir être assuré de trouver le cardinal au côté de saint Pierre quand il...
Ses prises de position ne passent pas inaperçues. Elles énervent même beaucoup, au point que des plaintes arrivent à Rome. Mais quand on informe le cardinal que certains voudraient bien qu’il subisse le même sort que son prédécesseur, il répond : « Pie XII savait ce qu’il faisait en me nommant cardinal. » (p. 124). Effectivement, il n’a rien à craindre. Il connaît parfaitement ce qui se prépare à Rome et c’est ce qui explique toutes ses actions démagogiques et toutes ses trahisons. Marcel Adam, dans un article de rétrospective pour le 150e anniversaire de la fondation du diocèse, nous fait remarquer que « cette conversion [sic] du cardinal [...] a été facilitée par des circonstances historiques qui n’étaient pas toutes d’ordre local » (La Presse, mai 1986).
AU CONCILE
Micheline Lachance n’a rien compris à la révolution conciliaire. Ses pages sur la période du Concile sont décevantes, mais les anecdotes qu’elle rapporte sont très intéressantes quand on sait quel fut le complot de la sale secte moderniste.
Dès la première session, le cardinal Léger est solidaire des progressistes. Pourtant, il n’est pas vraiment à l’aise et on le sent prêt à faire volte-face. Il est inquiet au moment de l’interruption de la déclaration du cardinal Ottaviani et du scandaleux chahut qui suivit. Mais il est rassuré quand il apprend que le Pape remet un anneau d’or accompagné d’un billet d’amitié au cardinal Liénart, l’instigateur de l’odieuse manœuvre du 13 octobre (p. 141). Puisque le Pape est pour la Réforme, le cardinal Léger ne craint plus de s’engager à fond et il intervient à temps et à contretemps. Il est un chaud partisan de la langue vernaculaire, de la réforme du bréviaire, de l’œcuménisme, de l’abandon de saint Thomas comme docteur commun, de la communion sous les deux espèces, d’un enseignement nouveau sur les fins du mariage, de la liberté religieuse, etc.
Le clan progressiste et en particulier le cardinal Montini, son voisin dans l’aula, l’encouragent. Ses interventions déclenchent immanquablement les réactions des conservateurs, mais les textes des progressistes paraissent ensuite relativement modérés. Le cardinal Léger est donc comblé de faveurs. Il récolte de nombreuses félicitations jusqu’à celles des B’naï B’rith. Pratiquement absent des travaux en commission, car « sa personnalité rend difficiles les travaux de table ronde avec des collègues », précise Marcel Adam (mars 1965), il devient l’une des vedettes de l’aula conciliaire parce qu’il est manipulé par plus habiles que lui.
LA TRISTE RÉALITÉ
Au Concile, le cardinal a eu « la sensation physique de la présence du Saint-Esprit » et pourtant, au même moment, l’Église s’écroule. Au début, le cardinal ne s’en rend pas bien compte mais bientôt les retours à Montréal sont pénibles. Le phénomène est patent pour la crise du clergé. Il y est indifférent jusqu’à ce que des proches ou des protégés abandonnent à leur tour l’état clérical (p. 303). Les campagnes de presse dirigées contre l’Église se multiplient, les scandales aussi. Son cher abbé Martucci doit s’exiler; chargé du pavillon de l’Église à “ l’Expo de 67 ”, il en avait fait un centre œcuménique pour sept Églises.
Le cardinal n’en continue pas moins à encourager les nouveautés. Le 9 janvier 1967, il ose s’adresser ainsi à ses prêtres : « Brûlez vos vieux livres de théologie. La bibliothèque d’un prêtre devrait passer au feu au moins tous les dix ans. » (p. 313) La découverte de la vraie personnalité du cardinal et le dévoilement de l’œuvre funeste qu’il accomplit permet de bien comprendre comment le mal progresse dans les années 60. Notre Père avait parfaitement repéré le danger dès la fin du pontificat du pape Pie XII. II l’expliquait dans la série des Lettres à mes amis sur “ Le mystère de l’Église et l’Antichrist ”. « La génération de 1900-1914 possédait encore le dogme et la morale dans son intégrité, et, seuls, quelques “ modernistes ” annonçaient le gauchissement à venir. Celle de 1919 à 1939 est la grande responsable qui conservait elle-même le trésor ancien mais ne sut prêcher et vanter que la pacotille de nouveautés accessoires. La génération actuelle, ivre de ces nouveautés, ignore ou méprise l’essence de notre religion au point d’en créer une autre dans leurs cœurs ardents. » (Lettre 60)
MISSION OU DÉMISSION ?
Mais les scandales ne permettront pas au cardinal Léger d’accomplir encore longtemps un tel ministère épiscopal. Le 9 novembre 1967, le pape Paul VI accepte la démission du cardinal. Comment expliquer ce départ ? L’archevêque de Montréal, quant à lui, alors âgé de soixante-trois ans, annonce qu’il va se consacrer à la mission en Afrique. « Certains se demanderont pourquoi je quitte le navire au moment où il affronte la tempête. Au fond, c’est justement cette crise religieuse qui m’incite à quitter un poste de commandement pour redevenir un simple missionnaire. J’ai compris tout à coup que le Seigneur exigeait des actes plus que des paroles. » Encore du jamais vu qui ne fit impression que sur les braves gens qui ignoraient la situation réelle du diocèse. Le cardinal Léger précisait tout récemment qu’il n’était pas utile de se perdre en conjectures pour expliquer les motifs de son départ de Montréal, que cela n’avait qu’une importance relative ! Et Micheline Lachance veut s’en tenir à la thèse officielle, pourtant les faits qu’elle expose prouvent la véracité de la thèse officieuse de la démission forcée : l’anxiété du cardinal en attendant la décision du pape Paul VI, son abattement au retour de Rome, quand celle-ci est connue et enfin l’émotion vraiment outrée le 11 décembre 1967 quand il lui faut prendre l’avion alors qu’il n’est plus cardinal-archevêque de Montréal. Ces scènes confirment par ailleurs la justesse de toutes nos démonstrations.
La vie du cardinal Léger, prise ainsi sur le vif, devrait nous faire saisir l’importance de ce solennel avertissement du pape saint Pie X dans l’encyclique Pascendi :
« Non, en vérité, nulle route qui conduise plus droit ni plus vite au modernisme que l’orgueil. Qu’on nous donne un catholique laïque, qu’on nous donne un prêtre, qui ait perdu de vue le précepte fondamental de la vie chrétienne, savoir que nous devons nous renoncer nous-mêmes si nous voulons suivre Jésus-Christ et qui n’ait pas arraché l’orgueil de son cœur : ce laïc, ce prêtre est mûr pour toutes les erreurs du modernisme. C’est pourquoi, Vénérables Frères, votre premier devoir est de percer à jour ces hommes superbes, et de les appliquer à d’infimes et d’obscures fonctions : qu’ils soient d’autant plus bas qu’ils cherchent à monter plus haut, et que leur abaissement même leur ôte la faculté de nuire. » (8 septembre 1907)
RCC n° 20 et 21, juin et juillet 1987