Coloniser et enseigner, une œuvre d'Église
La colonisation du Nord de l'Ontario
IL ne peut y avoir de nationalisme canadien-français sans l’Église catholique, ce qui ne saurait nous étonner car c’est elle qui a fait la Nouvelle-France, et c’est son clergé et ses institutions religieuses qui ont permis et soutenu l’implantation des Canadiens français dans tout le continent. L’histoire de la colonisation du Nord et de l’Est de l’Ontario (région qui borde le Québec) en est une autre et belle illustration.
Les missionnaires Oblats en parcourant les immenses espaces du Témiscamingue jusqu’à la Baie James, pour visiter les chantiers de bûcherons et les tribus indiennes, furent les premiers à pressentir la richesse agricole de ces territoires, et ils organisèrent la toute première colonisation. En 1898, un canadien français, Mgr Narcisse Zéphyrin Lorrain, devient le premier évêque de Pembrocke ; dix ans plus tard, son immense diocèse est amputé de sa partie nord pour donner naissance à celui de Haileybury-Timmins, qui est confié à Mgr Élie-Anicet Latulipe. La ressemblance de ce dernier avec saint Pie X est frappante : même prestance impressionnante, même énergie, même clarté doctrinale, même charité pour les humbles, même foi à déplacer les montagnes, ou plus exactement… à faire reculer la forêt.
Il joua un rôle capital dans la lutte pour l’abrogation du Règlement 17 qui, en 1912, prétendait supprimer les écoles francophones en Ontario, avec l’aval de plusieurs évêques anglophones. Après avoir été le prélat certainement le plus ferme dans la lutte, il emporta la victoire définitive en se précipitant à Rome dès la réception d’une lettre apostolique de Benoît XV qui, fidèle à la diplomatie de Léon XIII, faisait passer la bonne entente avec le gouvernement persécuteur avant la défense de l’Église. Une fois aux pieds du Souverain Pontife, il osa lui demander des explications et, comme le Pape bredouillait, il lui montra, les larmes aux yeux, les conséquences de sa décision. Alors, Benoît XV céda et ordonna la rédaction d’une seconde lettre apostolique pour soutenir, cette fois sans équivoque, les évêques francophones et refaire ainsi l’unité de l’épiscopat canadien. De ce jour, le gouvernement ontarien était vaincu ; l’Église avait sauvé les droits constitutionnels de la minorité canadienne-française en Ontario.
Malheureusement, l’Église ontarienne ne profita que peu de temps des talents de Mgr Latulipe. Le 4 octobre 1922, un incendie de forêt détruisit complètement Haileybury, sa ville épiscopale ; en quelques heures, la cathédrale, l’évêché, le pensionnat, l’hôpital, quatre écoles partirent en fumée, autrement dit tout ce qu’il avait bâti en dix ans d’efforts. Le 14 décembre suivant, il s’éteignait, épuisé, à l’âge de 63 ans.
C’est un Oblat de Marie Immaculée, Mgr Louis Rhéaume, qui est appelé à lui succéder dans ces circonstances dramatiques. Durant ses trente années d’épiscopat, il fonda soixante-dix paroisses, là où il n’y avait que la forêt. En 1938, son diocèse est amputé de l’Abitibi québécoise qui devint le diocèse d’Amos. L’œuvre de celui qui fut surnommé « l’évêque arpenteur » aurait pu faire l’objet de notre article, mais un ouvrage récent de Danielle Coulombe, « coloniser et enseigner », nous convainc d’aller plus au Nord de l’Ontario, dans la partie détachée du diocèse de Mgr Latulipe en 1919.
LA COLONISATION DU NORD DE L’ONTARIO
Les immenses étendues du Nord de l’Ontario restèrent pratiquement terres inconnues jusqu’à ce que l’on y découvre à la fin du 19e siècle, d’importantes richesses minières et une vaste étendue propre à l’agriculture, de part et d’autre de la frontière du Québec. Alors qu’au Québec, l’Abitibi fut colonisée paroisse par paroisse avec l’aide gouvernementale, en Ontario la colonisation se développa le long de la ligne de chemin de fer traversant la région pour relier les régions minières, et pratiquement sans aide gouvernementale. En effet, le gouvernement provincial escomptait pour cette région une telle prospérité qu’il ne concéda gratuitement que fort peu de lots. En outre, Toronto ne tenait pas à encourager l’installation de Canadiens français, mais voulait plutôt endiguer l’exode des Ontariens vers les États-unis et attirer des immigrants européens et anglophones.
Cela n’empêchera pas toute une population canadienne-française de s’installer à demeure le long de la ligne de chemin de fer reliant Québec au Manitoba, et, à partir de 1912, de former des paroisses de peuplement semblables à celles de l’Abitibi. Évidemment, cette colonisation agricole n’a pas été spontanée ; vous avez déjà compris qu’elle a été voulue, dirigée et soutenue par le clergé canadien français.
En effet, depuis longtemps déjà, depuis le temps du curé Labelle, l’élite catholique rêvait d’un axe de peuplement est-ouest majoritairement catholique. Il relierait la Belle Province aux minorités francophones du Manitoba puis de l’Alberta, puisque l’axe plus au sud était sous domination anglo-protestante. Avec la construction de la ligne de chemin de fer pour l’exploitation des richesses de l’Est québécois et du Nord de l’Ontario, le rêve pouvait devenir réalité. Guidés et soutenus par leur clergé, des Canadiens-français coloniseraient cet axe, en assureraient la prospérité agricole et, de là, les générations suivantes pourraient redescendre vers le sud. D’une certaine manière, c’était l’expérience des cantons de l’Est, où les catholiques regagnèrent pacifiquement le terrain sur les anglo-protestants, qu’on espérait réitérer à grande échelle, à l’échelle du continent !
En 1912, au moment où s’achevait la ligne de chemin de fer, l’adoption du Règlement 17, qui interdisait l’enseignement en français, stimula encore les ardeurs nationalistes ! Pour renforcer la position de la minorité catholique du sud de l’Ontario, il apparaît urgent d’établir une colonisation francophone au nord de la province. Mais on ne se fait pas d’illusion : les colons auront à affronter les pires conditions matérielles, comme en Abitibi, et ils devront s’imposer à une administration franchement hostile. Le chef qui les dirigera, les encouragera, les défendra et, finalement, fera aboutir le projet contre vents et marées, c’est Mgr Joseph Hallé.
MGR JOSEPH HALLÉ
Fils aîné d’une famille de onze enfants, il a vu le jour le 10 décembre 1879, à Lévis près de Québec. Après une scolarité sans histoire, où l’on remarque ses grandes capacités intellectuelles, d’abord au collège de Lévis puis au grand séminaire de Québec, il est ordonné prêtre le 19 septembre 1897. Il fait ensuite un séjour de trois ans à Rome pour obtenir un doctorat en théologie, puis il revient dans son alma mater enseigner la philosophie et la théologie de 1900 à 1915.
Cette fonction rangée ne l’empêche pas de déployer une ardente activité nationaliste dans les différents cercles de la capitale provinciale, et en particulier auprès de Mgr Paul-Eugène Roy. En 1915, devenu chanoine du chapitre métropolitain, il est nommé visiteur ecclésiastique de plusieurs congrégations religieuses de l’archidiocèse, chapelain général de la Société Saint-Vincent-de-Paul et chapelain de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec. Il est aussi aumônier de la Ligue Nationale de Colonisation. En 1917, il entre au Comité permanent de l’Action sociale catholique. La même année, le cardinal Bégin le délègue auprès du Saint-Siège pour exposer son point de vue sur plusieurs questions qui agitent l’Église canadienne, notamment celle de la crise scolaire en Ontario.
Lorsque le 19 mai 1919, Benoît XV crée la préfecture apostolique d’Ontario-Nord, en démembrant le diocèse de Mgr Latulipe, le chanoine Hallé qui partage le zèle apostolique et l’ardeur nationaliste de ce dernier, est le prêtre tout indiqué pour en prendre la charge. Il accepte avec enthousiasme, voici dans quelle intention :
« Il s’agit de placer des Catholiques, des familles, des paroisses, un diocèse dans un vide immense qui s’étend entre le Lac supérieur et la baie d’Hudson. Il s’agit de travailler à compléter la boucle immense qui devra rattacher les deux tronçons du Canada historique. Il s’agit de mettre là-bas, sur les chemins de fer qui comme des rubans d’acier traversent la forêt de l’Est à l’Ouest, une bordure vivante et catholique qui chante la gloire du Sacré-Cœur dans ces pays tout neufs. Il s’agit de continuer en petit la grande œuvre des Missionnaires et Martyrs qui sous la domination française ont baptisé de leurs sueurs et de leur sang la terre ontarienne. (…) Il s’agit d’apporter et de faire circuler par ces nouvelles artères qui relient l’Est à l’Ouest un sang catholique généreux qui fera du bien à notre cher Canada. »
L’année suivante, la préfecture apostolique est élevée au rang de vicariat apostolique et, le 18 décembre 1920, Mgr Hallé est élu évêque in partibus de Pétrée, titre qui fut jadis celui du bienheureux Mgr de Laval. Le 17 avril 1921, il reçoit la consécration épiscopale des mains du cardinal Bégin.
L’ŒUVRE COLONISATRICE
C’est dans le petit village d’Hearst, qui compte alors à peine cinq cents habitants d’origines ethniques diverses et où la langue anglaise domine, qu’il décide d’établir son siège épiscopal. Ce choix témoigne que, devenu évêque, il n’a rien renié du projet colonisateur du préfet apostolique : en effet, Hearst se situe pratiquement à égale distance de Québec et de Saint-Boniface au Manitoba, donc au centre de cette « boucle immense » qui doit unir les deux régions françaises et catholiques du Canada. Sans tarder, avec l’accord de l’épiscopat du Québec et du Manitoba, il entreprend une propagande auprès de ses compatriotes pour les convaincre de s’installer dans le Nord de l’Ontario plutôt que d’émigrer aux États-Unis.
Durant la première décennie de son épiscopat, toute son œuvre colonisatrice est fondée sur l’espérance de la prospérité agricole. Il recrute donc essentiellement des agriculteurs auxquels il promet une certaine aisance après les dures années de défrichement. Il multiplie d’incessantes et pressantes démarches auprès du gouvernement provincial pour obtenir la construction de routes et de ponts, afin que la colonisation ne se limite pas à une bande de terrain de part et d’autre de la ligne de chemin de fer, mais pénètre en profondeur dans les terres. Il voudrait aussi mettre sur pied des programmes d’aide à la colonisation ; il encourage les fermes expérimentales et essaie d’obtenir la nomination d’agronomes bilingues.
Mgr Hallé est évidemment convaincu que la colonisation réussira d’autant mieux que les colons retrouveront au plus tôt une vie paroissiale semblable à celle qu’ils ont quittée. Il sait que ce fut le secret du succès de la colonisation de toutes les régions du Québec et de l’Ouest canadien, mais aussi de l’implantation des franco-américains. Il veut donc fonder au plus vite des paroisses canadiennes-françaises. « La citadelle du catholicisme, dit-il, ici encore plus que dans les pays à majorité catholique, est la paroisse avec sa chapelle, son curé et son école. » Citadelle du catholicisme contre le protestantisme, la paroisse est avant tout le soutien du colon : « La colonisation est une œuvre tellement pénible que si l’on ne met pas un prêtre pour former la paroisse dès qu’il y a quelques familles, celles-ci se découragent et s’en vont dans les villes ou aux États-unis », écrit-il dans un rapport au Saint-Siège. Aussi, dès qu’une petite agglomération se forme le long de la ligne de chemin de fer, il met rapidement sur pied les structures paroissiales et fait construire une chapelle-école. Lors de son arrivée, il n’existait que cinq paroisses catholiques sur son territoire, en six ans il en fonde treize autres. Rendons-nous compte du travail que supposent ces fondations faites à partir de rien : il faut trouver des prêtres volontaires dans d’autres diocèses, et surtout d’importantes ressources financières, car les populations sont trop pauvres pour supporter les constructions des bâtiments et la subsistance du prêtre.
En outre, Mgr Hallé est convaincu que dans un milieu protestant aussi agressif que celui de l’Ontario de l’époque, la langue est gardienne de la foi. Le développement d’un système scolaire franco-catholique est donc l’une de ses priorités. Mais que d’efforts pour arriver à ses fins ! Premier obstacle : le manque de ressources financières, car le revenu des taxes scolaires locales est dérisoire en raison de la pauvreté de la population. Deuxième obstacle : la législation scolaire qui, jusqu’en 1927, interdit de tels établissements ! Mgr Hallé les ouvre cependant, mais ne pouvant obtenir aucun subside du gouvernement, il devra emprunter pour les faire vivre. Un an après son arrivée, sa dette s’élève déjà à 76 000 $, dette contractée pour la plus grande partie auprès de particuliers du diocèse de Québec, intéressés à l’œuvre, qui seront donc des créanciers indulgents.
Son ultime projet est la fondation d’un hôpital catholique. Mais pour cela, il devra patienter durant de longues années, Rome ne lui accordant pas la permission de s’endetter davantage, et le gouvernement provincial lui refusant toute subvention sous prétexte qu’il existe déjà dans la région un établissement hospitalier… protestant.
Dès les premiers mois de 1930, la crise économique frappe de plein fouet le diocèse, au point qu’en 1933, plus de la moitié de la population y reçoit le “ secours direct ”. Comme les rendements agricoles sont bien inférieurs à ce qui était escompté, le gouvernement, qui a lui-même besoin de ressources, décide de cesser l’aide à l’agriculture et de décourager la colonisation. Mgr Hallé s’acharne alors, pratiquement seul, à la soutenir. Il va jusqu’à envoyer un de ses prêtres étudier en agronomie dans le but de pouvoir mieux conseiller les colons et améliorer les rendements. Il réussit aussi à empêcher que le gouvernement ferme la ferme expérimentale. Toutefois, à son grand désespoir, la population elle-même se décourage et, dans son ensemble, préfère délaisser le travail agricole pour l’industrie forestière. Après presque vingt ans d’efforts, il fait l’amer constat que son diocèse ne deviendra jamais « le beau diocèse agricole » dont il rêvait.
Et comme si cela ne suffisait pas à sa peine, il doit lutter contre des rumeurs : on disait en effet que Rome songeait à rattacher son vicariat apostolique, sans avenir, à un diocèse anglophone du sud, plus prospère, ou alors qu’on lui donnerait un successeur anglophone qui serait plus sympathique au pouvoir politique.
À l’automne 1938, frappé de paralysie, il fut transporté à Québec où il mourut le 7 octobre 1939. Mais il avait eu la joie d’apprendre l’heureuse issue de ses démarches auprès du Saint-Siège : en décembre 1938, son vicariat était élevé au rang d’évêché et un canadien-français, Mgr Joseph Charbonneau, en devenait le premier titulaire avant d’être transféré sur le siège archiépiscopal de Montréal.
L’œuvre de Mgr Hallé, malgré les déceptions des dernières années, n’a cependant pas été un échec puisqu’il a réussi à établir dans le nord de l’Ontario une communauté francophone et catholique très vivante : elle formait 56 % de la population en 1940 et 88 % en 1990.
Pour mieux comprendre les difficultés pratiques de cette colonisation, rien ne vaut le chapitre que Danielle Coulombe consacre à l’histoire de l’école catholique de la petite ville épiscopale de Hearst.
LA FONDATION D’UNE ÉCOLE CATHOLIQUE
Les quelques familles catholiques de Hearst n’avaient pas attendu l’arrivée de Mgr Hallé pour organiser une école catholique. Dès 1917, soutenus par le frère Paquette, un missionnaire Oblat, les chefs de famille avaient entrepris les démarches pour fonder officiellement une commission scolaire catholique. Pour ce faire, ils avaient suivi l’exemple des contribuables de Grant, une petite agglomération voisine, dont la démarche avait abouti en quelques jours. Mais Grant avait demandé une école… anglophone ; tandis que la requête des catholiques francophones, quoique soutenue par quelques catholiques anglophones, fut rejetée trois fois de suite pour des questions insignifiantes de procédure. En fait, cet esprit tâtillon dissimulait mal la peur des protestants de Hearst de voir l’école publique se vider au profit de l’école catholique.
Les catholiques ne se découragèrent pas pour autant et décidèrent de mettre l’administration devant le fait accompli. En septembre 1917, l’école située dans le sous-sol du presbytère ouvrait ses portes. Le département de l’Éducation céda et, six mois plus tard, il reconnaissait officiellement la nouvelle commission scolaire séparée. Une contribution volontaire auprès des parents permit de payer le modeste salaire de l’institutrice laïque qui venait d’Ottawa. Officiellement, on donnait l’impression que l’école se soumettait au Règlement 17, c’est-à-dire que l’enseignement s’y faisait en anglais, sauf pour les deux premières années, mais dans la pratique il n’en était rien.
Lorsqu’en 1919, Mgr Hallé arrive à Hearst, il veut développer ce modeste établissement. Compte-tenu de la pauvreté des familles, la seule solution est d’avoir recours au dévouement de religieuses. Il parvient à intéresser les supérieures des Sœurs de Notre-Dame du Perpétuel Secours, petite congrégation du diocèse de Québec, fondée en 1892 pour aider les prêtres colonisateurs ; ce sera la seule fondation de cette communauté hors du Québec. Les deux premières religieuses, sœur Sainte-Colombe et sœur Saint-Pierre, sont à pied d’œuvre le 5 août 1920 ; une troisième, sœur Sainte-Agathe, les rejoint le mois suivant.
Le 13 septembre, elles prennent possession de leur couvent-pensionnat dont la construction n’est pas achevée : les fenêtres définitives ne sont pas encore posées, il n’y a pas d’escalier extérieur ni de perron ! et elles ont déjà treize filles pensionnaires, les quatre pensionnaires garçons, eux, logent à l’évêché. C’est la grande misère : « Les fondatrices doivent faire preuve de beaucoup d’ingéniosité pour meubler leur nouvelle demeure. Comme leur table de cuisine peut accommoder seulement quatre personnes à la fois, elles utilisent des planches et tréteaux pour l’agrandir, des caisses de clous servent de chaises. Ne disposant que d’une petite poêle à frire, sœur Saint-Pierre fait cuire deux œufs à la fois, obligeant les pensionnaires à déjeuner chacune leur tour. »
C’est dans ce contexte que les sœurs commencent leur première année scolaire avec 75 élèves de cinq à seize ans. Comme les religieuses n’ont pas de diplôme ontarien, elles n’ont droit qu’à un permis d’enseigner provisoire et elles ont dû s’engager à suivre des cours par correspondance pour passer « dans un délai raisonnable » leur diplôme d’études secondaires en Ontario.
Si l’école est un pensionnat, c’est qu’il faut bien y loger les enfants des familles dispersées sur les lots de colonisation. Mgr Hallé accepte aussi des orphelins, mais quasi clandestinement pour éviter les contrôles administratifs plus stricts qui encadrent les orphelinats.
Outre la pauvreté, la grande souffrance du couvent est l’absence d’eau. Il faut, plusieurs fois par jour, se rendre à la rivière pour en puiser. En octobre, on creuse un puits artésien, mais il ne fournit pas suffisamment du précieux liquide. L’eau courante ne sera installée qu’en 1927 ; en attendant les sœurs ont dû se débrouiller pour satisfaire tous les besoins de la communauté, de l’école, du pensionnat, de la cuisine ! Aussi, ne nous étonnons pas de trouver dans une de leurs lettres à la maison mère cet aveu touchant : « Ce soir, nous avons de l’eau dans le couvent. Grand émoi. Nous allons d’un robinet à l’autre pour avoir le plaisir de voir couler l’eau que nous désirions depuis si longtemps. »
Le manque d’eau ne sera qu’une des nombreuses épreuves des religieuses. Il faut, en particulier, mentionner les terribles incendies de forêt de 1922 qui, au printemps, s’approchèrent dangereusement d’Hearst. La situation redevint alarmante à l’automne : « La fumée était tellement épaisse qu’il était impossible de sortir sans presque suffoquer. Nous avons été obligés d’éteindre le feu sur notre terrain à plusieurs reprises. »
Évidemment, les religieuses parlent français à l’école, malgré la loi. Cependant elles enseignent aussi l’anglais, et elles ne sont pas peu fières de la réussite des élèves aux examens qui se déroulent en anglais. Mgr Hallé les en félicite chaudement. Comme en témoigne une des pionnières, quarante ans plus tard :
« Il fallait supplanter l’école publique. C’était ça le but de Monseigneur, pour ne pas se faire enlever nos élèves. Elles ont toujours mieux réussi qu’à l’école publique. C’est pas une mauvaise intention. C’était pour garder l’enseignement catholique. »
En 1924-1925, l’inspecteur anglophone commence à faire des difficultés sur l’état des locaux, sur l’absence de livres de langue anglaise, et sur le programme de l’enseignement. L’évêque met alors ses religieuses en contact avec d’autres écoles francophones plus au sud, pour prendre exemple sur elles.
En 1928, le couvent est doté d’une cave, d’eau chaude, de machines à laver. Progrès considérables !
La population apprécie beaucoup les Sœurs de Notre-Dame du Perpétuel Secours pour leur dévouement, leurs vertus religieuses et la qualité de leur enseignement. D’ailleurs, elle se rend bien compte que sans elles, il ne pourrait pas y avoir d’école-pensionnat catholique à Hearst, faute de moyens. En effet, les religieuses acceptent non seulement un salaire dérisoire, mais bien souvent elles ne le réclament pas lorsque la caisse est vide. Leur pauvreté et leur joie continuelle sont une source d’édification et d’encouragement pour une population connaissant des conditions de vie aussi précaires.
Les sœurs ne se contentent pas d’enseigner, elles organisent des séances récréatives : sœur Sainte-Anne, qui déjà donne des leçons de piano aux pensionnaires et aux enfants du village, va mettre sur pied la fanfare du couvent. Comme elle ne dispose pas des instruments musicaux nécessaires pour cela, elle en invente. Des mirlitons, des peignes, des tuyaux et des bouteilles remplies de diverses quantités d’eau font partie de cette fanfare originale.
En outre, les religieuses vivent en permanence avec leur soixantaine de pensionnaires, et elles gardent les orphelins même pendant les vacances. L’une d’elles témoigne : « C’était un peu comme une famille. C’est pour ça qu’on s’attachait, fallait essayer d’être moman avec eux. Monseigneur les aimait comme un popa. Il nous disait ayez pas peur de les embrasser, leur moman les embrasserait ces pauvres enfants, ils n’ont pas leurs parents. »
C’est quotidiennement que les sœurs font des prodiges d’ingéniosité, d’abord pour nourrir leur petit monde et donc cultiver un assez vaste jardin potager. L’entretien des vêtements requiert également beaucoup de temps et d’énergie, notamment pour le reprisage. Elles doivent aussi composer avec les nombreuses maladies des enfants. Dès que les maladies sont contagieuses, le médecin met le couvent en quarantaine pour deux à quatre semaines. Comme le médecin est un protestant fanatique, il multiplie les cas de quarantaine et oblige les sœurs à loger les malades dans les plus grandes pièces du couvent ; on imagine alors ce qu’il leur en coûtait pour occuper pendant ce temps les autres pensionnaires confinés dans de petites pièces ! Pour régler ce problème, Mgr Hallé décide de recruter un médecin francophone et catholique ; dès son arrivée, les cas de quarantaine diminuent !
La vie au couvent ne comporte pas que des difficultés. La piété, les cérémonies religieuses, la messe quotidienne rythment les journées en même temps qu’elles fortifient les âmes. Dès que des colis arrivent de la maison mère, c’est la fête au couvent. On se souvint longtemps d’évènements particuliers, comme l’achat d’une radio par Mgr Hallé qui permit, pour l’occasion, que les religieuses se rendent à l’évêché à tour de rôle avec leurs pensionnaires pour l’écouter ; ou lorsque le curé se procura un phonographe et l’installa au couvent afin que les sœurs et leurs élèves puissent écouter de très beaux morceaux de musique. Les inspecteurs notaient d’ailleurs le bon climat du couvent : manifestement tous les élèves aimaient les religieuses.
En 1927, l’abrogation du Règlement 17 changea tout de même l’atmosphère et permit d’espérer des jours meilleurs. Un nouvel inspecteur, catholique et francophone, encourage le développement de l’établissement. En 1928, la construction d’une école de huit classes est décidée, dont quatre seraient utilisables à la rentrée de 1929. Le projet, subventionné par le gouvernement, est confié à l’abbé Lambert, le bras droit de Mgr Hallé. Les travaux sont menés rondement et, en septembre 1929, l’école Sainte-Thérèse ouvre ses portes à 185 élèves.
Cette inauguration aurait dû marquer la fin des temps héroïques, mais après quelques mois de relative tranquillité, la crise économique plonge de nouveau l’établissement dans de terribles difficultés financières. Le montant des taxes scolaires ne rentre plus tandis que l’État coupe ses subventions annuelles de 10 % ; le budget de l’éducation provinciale est en effet amputé de 35 % durant la crise !
Une fois de plus, Mgr Hallé prend les choses en main pour sauver la situation. Il multiplie les démarches auprès du gouvernement et il emprunte encore. Même si, officiellement, c’est la commission scolaire qui gère l’école et négocie avec l’administration, en réalité, c’est la corporation épiscopale qui trouve le financement ou le cautionne, et c’est le vicariat apostolique qui paie les assurances et, parfois, qui prête l’argent pour payer le salaire des religieuses.
Comme la situation oblige l’évêque à adopter des règles comptables plus strictes, il lui faut officialiser la dette de la commission scolaire envers son vicariat apostolique. D’un commun accord avec les commissaires, il la fixe à 21 000 $. Le chiffre, pour élevé qu’il soit, n’en est pas moins inférieur à la réalité, il ne compte pas en particulier la valeur des terrains cédés pour les constructions. Cependant, cette démarche donne un beau prétexte à certains catholiques pour s’opposer à l’omniprésence du clergé et réclamer la sécularisation des institutions. Ils jettent la suspicion sur l’évêque et l’abbé Lambert, et portent l’affaire devant les tribunaux pour faire annuler la décision des commissaires scolaires. L’évêque, dans un sermon retentissant, menace d’excommunication ceux qui s’opposeraient à la reconnaissance d’une dette incontestable, puisque ce serait un vol d’un bien de l’Église. Heureusement, le jugement favorable à l’évêque contre les contribuables récalcitrants, apaise l’atmosphère. La collaboration entre la commission scolaire et la corporation épiscopale peut continuer, mais maintenant sous une forme plus officielle.
Et c’est heureux, car sans elle l’école n’aurait pas survécu à la crise… à moins de perdre son âme en s’alignant en tout sur les directives de Queen’s Park ! Danielle Coulombe montre bien en effet que, si la commission scolaire de Hearst éprouva tant de difficultés à obtenir des subsides gouvernementaux, c’est que l’ombre de l’évêque planait sur elle.
Nous voyons donc que, même après l’abrogation du Règlement 17, les relations avec le ministère restaient difficiles. Des inspections exigèrent que le couvent respectât les normes de sécurité et d’isolation. En 1932, malgré les continuels bons résultats aux examens, qui démontraient la compétence des religieuses, l’administration menace de leur retirer leurs permis d’enseigner provisoire puisqu’elles n’ont toujours pas passé leurs diplômes officiels. Cette exigence trop lourde pour les Sœurs de Notre-Dame du Perpétuel Secours finit d’ailleurs par entraîner leur retrait en 1941, à leur grande tristesse. Elles sont remplacées par des religieuses de la Congrégation des Sœurs de l’Assomption, fondées par Mgr Laflèche, qui avaient de nombreux établissements en Ontario et dans l’Ouest.
Toutefois, l’évêché et la commission scolaire devront attendre 1953 pour avoir les moyens d’ouvrir une institution secondaire pour les garçons, et 1956 pour les filles.
Ainsi, nous voyons que sans l’Église et ses institutions religieuses, jamais les Canadiens français n’auraient pu s’installer durablement dans le Nord de l’Ontario, y garder leur langue, leur culture et surtout leur foi catholique. Le rôle de l’Église est indispensable à la survivance franco-catholique en Amérique du Nord, puisque la nation canadienne-française est privée de sa tête politique depuis la conquête anglaise. Aussi, devant les revendications nationalistes et souverainistes mais laïques, qui demain reprendront peut-être de plus belle, nous nous souviendrons des avertissements de nos 150 Points : « Le phalangiste considère, dans sa foi chrétienne, qu’il se faut accommoder du destin historique et de l’ordre politique qui sont nôtres, plutôt que de tenter de les bouleverser. Le nationalisme n’est pas une règle universelle. Il n’est pas de nécessité de salut temporel et encore moins de salut éternel, pour un peuple, d’accéder à l’indépendance politique. » (Point 63 de l’ancienne version des 150 points de la Phalange). « Le substantif d’où se prend la valeur d’un nationalisme, n’est pas l’idée de nation qui pourrait être équivalemment française, allemande, ou russe ou indienne [ou québécoise]. C’est la nation. (…) Le nationalisme français est parfait, de la perfection incomparable de la France, fille aînée de l’Église, seconde patrie de tout homme civilisé. Il nous dicte notre devoir d’ardente fidélité, d’amour, de confiance et de dévouement dans sa défense jusqu’à la mort ; il est un intérêt quotidien porté au bien commun, à l’ordre intérieur. (…) Ainsi considérée, la nation historique, civilisée, est une part du dessein de Dieu dans le monde pour le salut éternel des hommes et leur bonne vie temporelle. » (Point 76)
Mgr Hallé et les humbles Sœurs de Notre-Dame du Perpétuel Secours, illustrent ces vérités. Qu’ils nous soient donc des modèles de nationalistes canadiens français, donc catholiques, c’est tout un, au Canada.
RC n° 137, avril 2006, p. 1-6