L'OEUVRE DES OBLATS

VI. La lutte victorieuse contre le “ Règlement 17 ”

NOUS avons vu dans les deux chapitres précédents comment l’œuvre des Oblats a été étouffée par les pouvoirs anglo-protestants, et comment les prélats irlandais les ont évincés de la hiérarchie catholique de l’Ouest. L’implantation franco-catholique et, par le fait même, l’implantation d’une véritable chrétienté dans cette partie du continent nord-américain se sont trouvées compromises par la trahison de l’épiscopat du Québec mené par le cardinal Taschereau.

Cependant, un des événements les plus importants de l’histoire de l’Ouest allait avoir une répercussion dans la vieille province et, en définitive, dans l’ensemble du Canada, contribuant à sauver pour un temps encore l’emprise de l’Église sur ce pays. Il s’agit de la fameuse affaire Riel que nous avons déjà suffisamment étudiée pour qu’il soit inutile d’y revenir. Cette flagrante injustice contre le chef des Métis franco-catholiques provoqua le réveil nationaliste des Canadiens français ; ce fut un sursaut spontané mais vite récupéré par les Libéraux. On a peine à imaginer le climat passionné qui agita la Province de Québec durant des mois, et qui déborda évidemment sur les populations francophones des Maritimes mais surtout de l’Ontario, la patrie des Loges orangistes où s’était nouée la destinée des Métis et de leur chef. Le conflit nationaliste allait y couver lentement pour exploser en 1910 et dominer la vie politique ontarienne et québécoise pendant presque vingt ans. C’est cette histoire mouvementée et complexe que nous allons essayer de vous exposer, en nous limitant aux faits retentissants d’un combat qui se gagna, en réalité, dans la lutte quotidienne de centaines de paroisses, au prix d’un héroïsme forcément caché mais trop oublié aujourd’hui, et pour cause…

L’UNION CATHOLIQUE EN ONTARIO

Rappelons tout d’abord que l’implantation française dans ce qui est devenu en 1867 la Province de l’Ontario, date de la Nouvelle-France. Ce peuplement français et catholique a été submergé par l’arrivée de loyalistes américains à la fin de la guerre d’Indépendance. Mais l’œuvre de colonisation entreprise par Mgr Guigues a redonné à la minorité franco-catholique une place importante, et nous avons vu comment sa sagesse et la bonté conquérante des Sœurs grises avaient garanti la paix à ce développement catholique en terre protestante, et la bonne entente entre les communautés catholiques francophones et anglophones, surtout irlandaises.

À côté du réseau scolaire public et laïque, existaient ce qu’on appelait des écoles séparées – nous dirions aujourd’hui des écoles confessionnelles – qui étaient largement subventionnées par l’État. À l’origine, les écoles séparées catholiques étaient bilingues ; avec le temps, certaines devinrent strictement anglophones, les autres restant bilingues, c’est-à-dire qu’on y parlait essentiellement le français tout en y apprenant l’anglais. Ces écoles séparées étaient administrées par des commissions scolaires ou par des conseils des écoles séparées. Celui d’Ottawa qui avait à gérer le plus grand nombre d’établissements, s’était divisé en deux sections, francophone et anglophone. En 1874, l’université bilingue d’Ottawa, l’ancien collège de Bytown, s’était muée en établissement anglophone avec enseignement du français.

Il serait exagéré de dire qu’il n’y avait pas de heurts entre les deux communautés aux mentalités si différentes ; mais cela n’allait jamais très loin, même entre évêques. Il est vrai que dès 1874, les prélats irlandais entreprirent de grandes manœuvres locales et vaticanes pour obtenir le rattachement du diocèse d’Ottawa à la province ecclésiastique de Toronto, ou tout au moins sa division. Mais Rome s’y refusa et eut la sagesse de faire d’Ottawa un archevêché, ce qui régla la question.

Le climat changea en 1885, après l’affaire Riel. La propagande orangiste se déchaînant contre les papistes et la langue française, réclamait un système scolaire unilingue. Heureusement, elle se heurta à la détermination courageuse d’Oliver Mowat, Premier ministre de la province depuis 1872. Ce libéral, qui fut l’artisan de la puissance économique de l’Ontario, eut l’honnêteté de déclarer à la Chambre : « Ce peuple d’origine française, que l’on blâme tant parce qu’il veut enseigner sa propre langue, était ici sur le continent avant nous, Anglo-Saxons. »

Mais il avait à peine quitté le pouvoir en 1896 que les chicanes reprenaient. Le torchon brûla soudainement entre les sections francophone et anglophone du Conseil des écoles séparées d’Ottawa. Mgr Duhamel avait suffisamment d’autorité pour apaiser le débat, mais sa perspicacité lui en fit comprendre la gravité et il ne lui avait pas échappé que le curé irlandais de la paroisse Saint-Patrick en avait été l’instigateur !

CHICANES NATIONALISTES À L’UNIVERSITÉ

Tout juste calmée ici, la discorde resurgit à l’Université d’Ottawa. La faute en revenait à un Oblat irlandais, le Père Michael Fallon. Ce religieux, aîné de sept garçons bagarreurs dont trois se firent oblats, était un géant, champion de football très populaire auprès des étudiants. Ordonné en 1894 après des études à Rome, il était depuis deux ans professeur de littérature anglaise à l’Université lorsqu’il en devint le vice-recteur administratif. Lors d’un discours officiel, il brocarda la langue française. C’était une provocation à laquelle les étudiants francophones n’eurent pas la sagesse de résister ; l’agitation s’empara de l’Université juste au moment de la visite de Mgr Merry del Val, le délégué apostolique de Léon XIII, qui n’en fut pas édifié !

L’année suivante, le P. Fallon écrivit un article favorable à la révolution irlandaise, s’en prenant aux évêques canadiens qui ne la soutenaient pas. Mgr Duhamel obtint alors des autorités oblates son éviction de l’Université. Fallon fut nommé en 1898 curé de Saint-Joseph à Ottawa. Mais son presbytère était encore trop proche du campus ; les étudiants irlandais s’y rendaient facilement et y faisaient du mauvais esprit contre le nouveau recteur. En 1901, ses supérieurs décidèrent donc son exil aux États-Unis, en même temps qu’ils redonnaient un caractère bilingue à l’Université. Les étudiants irlandais s’en plaignirent au Saint-Siège, mais en vain. Ce fut la première intervention romaine dans ce dossier, ce ne fut pas la dernière !

L’affaire était close lorsque, en 1903, un incendie ravagea l’Université. Pour éviter une faillite qui semblait inéluctable, le recteur eut alors la malencontreuse idée de faire appel au P. Fallon qu’il savait toujours très populaire auprès de la riche bourgeoisie anglophone, afin de soutenir la campagne de financement. L’Oblat irlandais n’allait pas refuser pareille aubaine de se venger de son exil. Lors d’une soirée de gala, à Ottawa, il fit un discours incendiaire en présence de Mgr Duhamel, dénonçant en termes à peine voilés sa persécution et réclamant une université anglophone. Il récolta des applaudissements nourris, une bonne quête et… la fureur de l’archevêque, qui ne lui pardonnait pas non plus d’avoir encouragé la fondation d’un journal irlandais catholique indépendant. Le P. Guillaume Charlebois, provincial des Oblats, sanctionna le P. Fallon et, pour en finir avec toute cette affaire, il nomma le P. Murphy recteur de l’Université. Le choix s’avéra excellent : cet Irlandais sut passer à travers toutes les difficultés et les cabales, assurant ainsi l’avenir de l’établissement. C’est la preuve qu’il y avait de bons Irlandais ; il n’est pas inutile de le rappeler au début de cette histoire.

VERS L’AFFRONTEMENT

Mais le feu resurgit au Conseil des écoles séparées d’Ottawa où un Irlandais francophile votait systématiquement en faveur des propositions franco-catholiques, au grand dam de certains de ses compatriotes. Ces derniers organisèrent alors une campagne médiatique pour dénigrer la valeur pédagogique des écoles bilingues qui étaient souvent, ne l’oublions pas, les écoles les plus pauvres. Le climat s’alourdit. Nous étions en 1905, année de la fondation des provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan, qui fut une nouvelle occasion pour les Loges orangistes de mépriser sans vergogne les droits constitutionnels des écoles franco-catholiques. Les évêques francophones, que l’avènement de Pie X au souverain pontificat avait libérés de la lâche indolence de Léon XIII, se défendaient de nouveau.

En Ontario, les Loges concentrèrent leurs critiques sur la qualité de l’enseignement des religieux, elles exigèrent qu’ils soient titulaires d’un diplôme provincial pour enseigner. Dans ce climat de plus en plus excité, les célébrations de la Saint-Jean-Baptiste, patron des Canadiens français, revêtirent une importance nouvelle. Pour la première fois, elles réunirent plusieurs milliers de personnes à Ottawa ; les deux partis mobilisaient !

LA STRATÉGIE DES FRANCO-CATHOLIQUES

Lorsqu’en novembre 1906, Mgr Duhamel apprit que les religieux seraient soumis à l’obligation du diplôme, il comprit qu’il était grand temps de s’organiser et de regrouper toutes les associations franco-catholiques en une seule organisation : l’Association catholique française de l’enseignement de l’Ontario (ACFEO). Elle sera le fer de lance d’un affrontement qui apparut inévitable dès 1908, lorsque le gouvernement n’accorda aux premiers religieux diplômés qu’un permis d’enseignement renouvelable chaque année, tandis que celui des enseignants laïcs l’était de cinq ans en cinq ans !

Le mouvement des Franco-Ontariens allait donc se durcir à l’instigation du clergé, et notamment des Oblats. En effet, même si c’étaient des laïcs dévoués, ardents et attachants qui occupaient le devant de la scène, toute l’organisation du mouvement, sa stratégie, son financement, son soutien extérieur relevèrent du clergé pour l’essentiel. Retenons les principaux noms. Chez les Oblats, outre les frères Charlebois : Ovide, l’évêque, Guillaume, le provincial, et Charles, le curé, citons le P. David, directeur spirituel des politiciens catholiques d’Ottawa, et le P. Arthur Guertin, curé de Hull. Les Dominicains n’étaient pas en reste, surtout leur prieur, le Père Rouleau, futur cardinal de Québec, pas plus que les très réactionnaires Capucins. À l’archevêché, les deux vicaires généraux, Mgr Routhier et Mgr Campeau, animaient un réseau diocésain très actif où les abbés Raoul Lapointe, Joseph Hébert, Myrand, Raymond, Hudon, Pilon, se dévouaient sans compter ; il ne faut pas oublier l’original curé Barrette, partisan des actions secrètes calquées sur l’organisation de la franc-maçonnerie.

Étant tous d’avis que l’union ferait la force des Franco-catholiques, ils décidèrent donc de convoquer un congrès national des Franco-Ontariens dont le Père Charles Charlebois détermina les buts. Citons-les, puisque l’ACFEO ne déviera jamais, contre vents et marées, de cette ligne tracée jusqu’à la réalisation de ses objectifs. Il fallait tout d’abord, expliqua l’Oblat, fonder une grande association patriotique, religieuse et financière sous forme de mutualité, avec des ramifications dans toutes les paroisses. Puis, se doter d’un journal quotidien catholique, bien français, bien patriotique, bien combatif. Il fallait encore aviser aux moyens de former de meilleurs instituteurs bilingues et, enfin, travailler à imposer la langue française dans les services publics, conformément au bilinguisme prévu par la constitution du Canada.

Tous s’activaient à l’organisation du Congrès prévu du 18 au 20 janvier 1910, lorsque, le 9 décembre 1909, on apprit la nomination du Père Fallon comme évêque de London en Ontario, un diocèse comprenant une forte minorité francophone. Ce fut un coup de tonnerre. Comment expliquer cette nomination ? Plus tard, on sut que Rome avait refusé les trois candidats présentés par les évêques irlandais d’Ontario, parce qu’ils étaient tous unilingues anglophones, et leur avait préféré le candidat suggéré par Mgr Sbarretti, Délégué apostolique à Ottawa, mais qui menait une politique contraire à celle de Pie X, ce dont le Pape ne s’était pas encore rendu compte.

Mgr Latulippe
Mgr Latulippe

Le Congrès eut lieu comme prévu et il fut l’occasion d’une mobilisation générale de la population francophone et de ses élites, toutes divergences partisanes apparemment surmontées. Remarquons une notable différence entre la situation de l’Ouest et celle de l’Ontario : l’implantation francophone est ici suffisamment ancienne pour avoir donné naissance à une société structurée, avec son élite bourgeoise, tandis que les évêques de l’Ouest ne pouvaient s’appuyer que sur un peuple de colons souvent plongés dans mille difficultés matérielles.

Le gouvernement conservateur de l’Ontario avait décliné l’invitation d’assister au Congrès. Par contre, Wilfrid Laurier, le Premier ministre fédéral, trônait au premier rang de la tribune officielle, en paix avec sa conscience libérale qui lui permettait d’écraser les écoles séparées de l’Ouest et de défendre celles de l’Ontario ! Durant trois jours, les orateurs se succédèrent, galvanisant un auditoire heureux de se retrouver en force ; parmi eux, Mgr Latulippe s’imposa. Seul évêque francophone de la province depuis la mort de Mgr Duhamel l’année précédente, le vicaire apostolique du nord de l’Ontario était bien dans la ligne du pontificat de Pie X, et il ne perdait pas une occasion de rappeler que cette lutte était avant tout une lutte religieuse : défendre sa langue pour garder sa foi. Il sera le véritable inspirateur de ce qu’il ne répugnait pas à appeler une Croisade.

LE GLISSEMENT NATURALISTE

Henri Bourassa en 1910.
Henri Bourassa en 1910

Cependant, à ses côtés, les laïcs entreprenants étaient pour la plupart des libéraux, tout en étant des pratiquants souvent très pieux et édifiants. Ils ne voyaient aucun mal à mener ce combat uniquement au nom de la justice ; et d’une certaine manière, on les comprend puisqu’il s’agissait d’obtenir le respect de droits constitutionnels, mais nous verrons la funeste conséquence de cette approche par trop naturaliste. Le plus brillant de ces laïcs, libéraux dans l’âme en même temps que catholiques et nationalistes de cœur, était le montréalais Henri Bourassa, le grand tribun catholique dont la popularité était alors à son zénith. Son nationalisme à tout crin, qui en faisait parfois un adversaire redoutable de Wilfrid Laurier, et sa foi ardente lui ouvraient la porte de tous les presbytères. Moyennant quoi, comme nous l’avons démontré en une autre occasion, il fut le responsable de l’implantation généralisée de la démocratie chrétienne au Canada ! Écoutons-le ici naturaliser le combat de Mgr Latulippe en défendant la légitimité du nationalisme canadien français comme celle du nationalisme irlandais, pour mieux ensuite réclamer leur coexistence pacifique :

« Non, le Canada n’est pas et ne doit pas être français. Il n’est pas non plus et ne doit pas être anglais. Par sa constitution politique, par sa composition ethnique, comme par le droit naturel, le Canada est une confédération anglo-française, le produit de l’union féconde de deux grandes et nobles races. Il doit rester, sous l’égide de la Couronne d’Angleterre, le patrimoine d’un peuple bilingue. Lier la cause de l’Église à celle de la race et de la langue française au Canada serait une erreur [au contraire, c’était la solution parfaite à condition, cependant, de rejeter toute exclusive comme ont su si bien le faire les évêques de l’Ouest, nous y reviendrons en conclusion de notre prochain chapitre]. Faire de l’Église un instrument d’assimilation anglo-saxonne serait également absurde et odieux [le également est de trop, car il crée une fausse symétrie]. Je reconnais sans conteste aux Irlandais du Canada le droit de parler anglais, de donner une formation anglaise à leurs enfants, de réclamer des instituteurs, des prêtres et des évêques de langue anglaise. Mais en toute justice, ils doivent nous reconnaître, au même titre [c’est trop peu, il manque le titre de la foi et nous verrons les conséquences funestes de cette omission] le droit de conserver notre langue, de l’enseigner à nos enfants, de la parler et de l’entendre, à l’église comme à l’école, de demander des instituteurs, des curés et des évêques canadiens-français partout où nous constituons des groupes sociaux suffisamment nombreux pour justifier ce légitime désir. »

Si Bourassa, au lieu de dédaigner Mgr Bourget, avait été son disciple, il aurait défendu le droit constitutionnel des catholiques à parler le français parce que cela leur était indispensable pour garder leur foi et bâtir une société soumise à la Royauté du Christ. C’était une tout autre perspective qui n’aurait pu que rallier n’importe quel catholique, indépendamment de sa nationalité…

Ces nuances, dont l’importance est cependant capitale, échappaient aux congressistes, peut-être même à Mgr Latulippe. Faute d’études plus approfondies sur ce grand évêque, il est permis de conjecturer que pour lui les deux points de vue ne s’excluaient pas, mais se complétaient heureusement pour réunir le plus large soutien populaire. Toujours est-il que les propositions du Père Charles Charlebois furent adoptées dans l’enthousiasme.

MGR FALLON ET LE “ RÈGLEMENT 17 ”

Mgr Fallon
Mgr Fallon

Mgr Fallon n’était pas encore sacré que, dès le lendemain du Congrès, il prenait déjà langue avec le gouvernement provincial conservateur pour l’encourager à résister à la pression des Franco-Ontariens. Sa thèse, d’une simplicité déconcertante, juxtaposait deux syllogismes. Il affirmait que l’Ontario était une province anglaise, donc tout le monde devait y parler l’anglais ; ce qui serait peut-être défendable… à condition d’oublier les termes de la Constitution du Canada dont l’Ontario n’est qu’une province. Il ajoutait avec le même aplomb que les résultats des écoles bilingues étant moins bons que ceux des écoles anglophones, c’était la preuve que l’enseignement du français était un handicap pédagogique qu’il fallait supprimer pour le bien des enfants ! Comme si c’était la seule explication possible de la différence de niveau scolaire qui existait bien à cette époque ! Quoi qu’il en soit, les Irlandais vont adopter, soutenir, défendre avec passion ces deux thèses, pendant quinze ans, hors de toute raison.

Mgr Fallon fut sacré le 25 avril 1910 ; trois semaines plus tard, il rencontrait un important fonctionnaire du ministère de l’Éducation pour lui faire part de sa décision d’exclure l’enseignement du français dans les écoles séparées de son diocèse. L’entrevue devait rester secrète, mais un fonctionnaire du ministère la porta à la connaissance des journalistes. Par la suite, Mgr Fallon aura beau multiplier les déclarations contradictoires, il ne fait pas de doute aujourd’hui qu’il fut le responsable de la crise que nous allons maintenant raconter ; les loges maçonniques n’ont fait qu’orchestrer et amplifier une lutte déclenchée d’abord par un évêque irlandais qui reçut sans tarder l’appui de ses collègues !

En septembre de la même année, au congrès eucharistique de Montréal, le cardinal Bourne, archevêque de Westminster, reprit pour l’essentiel la thèse des Irlandais avec une naïveté désarmante : impressionné par la chrétienté canadienne-française qui l’accueillait, il souhaita la voir devenir rapidement anglophone pour hâter la conversion de l’Empire britannique ! Henri Bourassa improvisa une réplique, son célèbre discours de Notre-Dame dont le retentissement fut considérable : pour la première fois, les revendications nationalistes des Canadiens français catholiques étaient exposées avec fierté et enthousiasme devant un parterre d’ecclésiastiques et de personnalités du monde catholique. La parole de Bourassa retentit jusqu’à Rome et, même si saint Pie X ne l’approuva pas sans restriction, elle confirma le Pape dans sa volonté d’infléchir la politique vaticane en Amérique du Nord dans un sens plus francophile, alors qu’un nouveau coup était porté aux Franco-catholiques ontariens. Les Irlandais avaient réussi en effet à faire nommer à la tête du diocèse d’Ottawa, aux quatre cinquièmes francophone, Mgr Gauthier, un prélat qui n’avait de français que le nom. Heureusement, ses qualités pastorales l’emportèrent sur les passions nationalistes : il eut la charité de ne pas sembler remarquer l’accueil polaire que les Franco-Ontariens lui réservèrent, et il refusa de se joindre aux réunions secrètes de l’épiscopat irlandais. Sans pour autant combattre ses pairs, il sera le plus français des « Irlandais ».

Heureusement, saint Pie X, enfin renseigné par un envoyé spécial qui avait visité secrètement le Canada, décida le rappel à Rome de Mgr Sbarretti et son remplacement par l’aimable Mgr Stagni. Il adressa aux évêques une directive rappelant que la doctrine chrétienne devait être enseignée dans la langue maternelle et qu’il ne voulait aucune plainte et sous aucun prétexte à ce sujet. Mgr Stagni, quant à lui, déclara en prenant ses fonctions : « La multiplication des querelles scandaleuses parmi le clergé, sous les yeux du peuple, est des plus nocives à la religion et finira par entraîner la ruine de la foi précieuse que possèdent ces bonnes gens. Ne pourrait-on pas mettre fin à ces luttes ecclésiastiques et à ces dissensions nationales ? »

Mais Mgr Fallon n’entendit pas ce langage. Les incidents se multiplièrent alors dans son diocèse et, comme il était un impulsif, on alla jusqu’aux coups ! Les diocésains se vengeaient à leur manière, sans trop respecter la dignité épiscopale, il en résulta une pluie de plaintes à Rome. Saint Pie X voulut le transférer dans un diocèse des États-Unis, mais il refusa.

Toute l’année 1911 se passa ainsi, pour le plus grand profit de la propagande protestante et orangiste. À la Chambre, les rapports de commissions se succédaient dans le but de démontrer l’infériorité pédagogique du bilinguisme. Les Loges soutenaient ouvertement la lutte contre les écoles bilingues. Mgr Fallon qui, semble-t-il, ne pouvait être en reste, écrivit au ministre de l’Éducation pour lui demander la suppression des écoles francophones, sinon, prophétisait-il, la province sera livrée aux troubles populaires. C’est dans ce climat qu’en juin 1912, on aboutit au vote de ce qu’on appela communément le “ Règlement 17 ”, qui proscrivait les écoles bilingues. Aussitôt, l’ACFEO – dont le conseil d’administration comptait soixante ecclésiastiques ou religieux sur soixante-huit membres ! – donna à ses organismes affiliés, l’ordre de la désobéissance passive.

LA LUTTE DES CATHOLIQUES

En août, le Conseil des écoles séparées d’Ottawa, qui était la plus importante organisation scolaire franco-ontarienne, refusa donc d’obtempérer aux ordres du ministère. En représailles, le gouvernement légiféra pour rendre les enseignants personnellement responsables de l’application de la loi. C’était la guerre.

Les évêques anglophones exprimèrent publiquement leur soutien au gouvernement, tandis que Mgr Latulippe justifiait la désobéissance des francophones, au nom de la défense de la Foi. « La lutte que nous soutenons en ce moment est en faveur de l’école séparée et si nous perdions la bataille, en dépit de nos droits, le combat s’engagerait dans un avenir prochain sur le terrain même de l’école catholique en général. »

En mars 1913, l’ACFEO atteignit son second objectif en fondant le quotidien Le Droit, confié au P. Charles Charlebois. Une conférence ne serait pas de trop pour raconter l’histoire héroïque de ce journal, commencé dans la plus grande pauvreté, mais animé d’un souffle catholique et patriotique qui soulevait tous ses artisans, du directeur au typographe, et se communiquait aux lecteurs. Parti de rien, Le Droit s’imposa surtout grâce à la fidélité de sa clientèle et à la qualité de ses articles souvent dus à des plumes anonymes d’ecclésiastiques ; il assura la cohésion du mouvement de protestation.

À la rentrée scolaire de 1913, comme le Conseil des écoles séparées d’Ottawa refusait toujours d’appliquer le “ règlement 17 ”, les subventions gouvernementales lui furent coupées. Le gouvernement attendait de cette mesure radicale la capitulation sans conditions du Conseil ; il était en effet impossible d’assurer le fonctionnement des écoles sans le secours financier de l’État. C’était mal connaître la détermination du Conseil mené par son président, Samuel Genest, un colosse jamais pris au dépourvu. Les conseillers décidèrent de tenir coûte que coûte. Ils économisèrent sur l’entretien des bâtiments, bientôt ils en vinrent à réduire le chauffage, puis les salaires ; mais les écoles restèrent ouvertes et toujours bilingues.

Au 3e congrès de l’ACFEO, en janvier 1914, un système de collecte de fonds pour soutenir les écoles fut mis en place en Ontario et au Québec. Au même moment, un événement emblématique mit le petit village de Green Valley sur le devant de la scène. L’entente cordiale y régnait entre Irlandais et Français au point qu’ils avaient décidé d’ouvrir une école bilingue alors que partout ailleurs on les fermait ! Tout se déroulait dans la paix, jusqu’à ce qu’un anglophone, écossais cette fois, fasse opposition et saisisse les tribunaux. Il avait beau être célibataire, donc n’être en rien concerné par les questions scolaires, sa plainte fut entendue ; le procès allait passionner l’opinion.

Mgr Bégin

Pendant tout ce temps, la province de Québec, jadis si amorphe lorsqu’il fallait défendre les catholiques de l’Ouest, s’enflammait. Il faut dire que Mgr Bégin, créé récemment cardinal par saint Pie X, menait le combat ; à l’entendre appeler à la lutte, qui pouvait se souvenir qu’il avait été le fils chéri du cardinal Taschereau ? De fait, il était complètement revenu de son libéralisme, les leçons du vieux Mgr Laflèche n’avaient pas été oubliées ! Le Parti libéral provincial lui emboîtait le pas, mais évidemment dans un but électoral, ce qui n’était pas sans insupporter le cardinal.

En avril 1915, le gouvernement de Toronto prononça la dissolution du Conseil des écoles séparées d’Ottawa, et le remplaça par une commission de trois membres qu’on nomma, par dérision, La P’tite commission. Le paiement du salaire des enseignants soumis au Conseil fut suspendu. Mais les Franco-Ontariens ne cédèrent toujours pas. Le respectable sénateur Landry avait pris la tête de l’ACFEO et mena le combat avec maîtrise puisqu’on sut toujours éviter les graves débordements. Pourtant, la crise atteignit son paroxysme à la fin de cette année 1915, lorsque la cour d’appel de l’Ontario déclara que les droits du français dans la province n’avaient aucun fondement naturel ni constitutionnel !

Au début de 1916, la P’tite commission que le Conseil bravait toujours, décida de frapper un grand coup. À l’aide des forces de police, elle s’empara des écoles d’Ottawa. La population française se rassembla, d’abord impuissante, mais, le soir, les mères de famille, armées de leurs aiguilles à chapeau, donnèrent l’assaut à la principale école d’Ottawa, et l’occupèrent après en avoir chassé la police. C’était du jamais vu ; le gouvernement n’osa pas employer la force contre les troupes féminines de Samuel Genest. Le Conseil résolut aussi de faire défiler les enfants privés d’école dans les rues d’Ottawa. Trois mille enfants armés tantôt de fleurs, tantôt de dessins, se rendaient un jour à la mairie, un jour à la P’tite commission, un jour au Parlement. L’impact médiatique fut considérable.

Jeanne Lavoie
Jeanne Lavoie

À la même époque, les journalistes se rendirent nombreux à Green Valley assister au triomphe du Règlement puisque la Cour avait statué que l’école devait cesser d’être bilingue. Ils trouvèrent l’école… vide ! Tous les parents, pourtant de pauvres gens, s’étaient mis d’accord pour ouvrir une école privée. L’événement fut salué comme un fait d’armes dans toutes les paroisses francophones, et l’exemple fut largement suivi, à Ottawa aussi bien que dans les campagnes. À Pembroke, l’institutrice Jeanne Lavoie résista aux persécutions des anglophones ; chassée de l’école publique et sans aucune ressource, elle construisit une école pour trente élèves francophones. Le cardinal Bégin lui fit parvenir, outre des fonds, un coffret contenant de la terre des plaines d’Abraham pour les fondations de l’école. Mgr Latulippe composa une prière en l’honneur de sainte Jeanne d’Arc, à l’intention de celle qui était devenue une héroïne nationale, mais qui tombera victime de la tuberculose en 1926, avant d’avoir vu la victoire.

À Ottawa, les Sœurs grises et les frères faisaient l’école à des classes de cinquante élèves dans des salons de maisons particulières. Lorsque l’énervement atteignait un degré incontrôlable, on ouvrait les fenêtres et on se défoulait en chantant Ô Canada ! Attention, cette situation ne va pas durer quelques semaines, ni même quelques mois, mais un an et demi.

En février 1916, Mgr Latulippe annonça le soutien du pape Benoît XV. « J’ai souffert en nous voyant traités comme des étrangers dans ce pays qui est nôtre, j’ai souffert en voyant la division au sein des catholiques, j’ai souffert de l’isolement où je me suis trouvé, j’ai tant souffert que je suis allé à Rome, déverser mon âme dans celle de notre Père commun, le Souverain Pontife. Je lui exposai, telle que je la connais, aussi sincèrement que j’en fus capable, la question des écoles ; je lui dis notre lutte dans ses détails, les raisons que nous croyons avoir de résister à l’anglicisation, et le Pape me répondit : “ Je pense exactement comme vous.” » Le parti libéral fédéral, maintenant dans l’opposition, épousa résolument la cause des Franco-Ontariens. Mais l’affaire de la conscription allait encore aggraver le choc des deux nationalismes.

Le 8 septembre 1916, Benoît XV publia la lettre Commissio divinitus, sensée régler le problème. Mais elle était alambiquée et semblait tellement reprendre la thèse irlandaise tout en donnant raison aux francophones, qu’elle ne produisit aucun effet. En revanche, le 2 novembre, le Conseil privé reconnaissait la validité du “ Règlement 17 ”, mais sanctionnait l’illégalité de la P’tite commission. Le Conseil des écoles séparées d’Ottawa retrouvait donc tous ses pouvoirs et les enseignants reçurent leur premier salaire depuis dix-huit mois. Toutefois, des procès extrêmement complexes furent nécessaires pour récupérer les fonds engagés par la P’tite commission. La presse s’en faisait l’écho partisan et les évêques irlandais prenaient systématiquement fait et cause contre le Conseil. Cette fois-ci, le cardinal Bégin se fâcha, il écrivit à Rome en menaçant purement et simplement de rendre son chapeau cardinalice si le Saint-Siège ne ramenait pas les évêques irlandais à la raison : « Je tiens davantage aux droits, à l’honneur et aux intérêts religieux de ma race, de cette race française qui a tant fait pour l’Église de Jésus-Christ et pour le bien de la civilisation. »

LA VICTOIRE DES FRANCO-CATHOLIQUES

Cette sainte colère fut déterminante. Benoît XV publia la lettre Litteris apostolicis, le 7 juin 1918. Tout aussi alambiquée que la précédente, elle était cependant plus nettement en faveur des francophones. Mais surtout, le cardinal DeLai accompagna son envoi d’une lettre personnelle à Mgr Fallon, véritable semonce hors de tout langage diplomatique : elle le rendait responsable de tout, dénonçait son orgueil et l’invitait à s’amender. Mgr Fallon en fut, de son propre aveu, assommé. Et de fait, comme par enchantement, de ce jour les troubles cessèrent dans le diocèse de London. Mgr Scollard, l’évêque irlandais du diocèse majoritairement francophone de Sault-Sainte-Marie, essaya bien de prendre le relais de son collègue repenti ; mais cela n’eut plus le même retentissement. À partir de 1918, les appuis irlandais à la cause francophone se multiplièrent, émanant toujours de laïcs. L’influence du Parti libéral y était pour beaucoup, mais ce fut aussi une conséquence inattendue de la première guerre mondiale. En effet, au sein du corps d’armée canadien qui s’était couvert de gloire sur le front français, la plus belle camaraderie régnait entre soldats anglophones et francophones ; elle arrêta les attaques du racisme irlandais aussi bien que les vagues d’assaut germaniques.

En 1919, l’ACFEO proposa la division des structures scolaires selon la langue. Les évêques approuvèrent ; parmi eux, on remarqua l’influence grandissante de Mgr Hallé, nouveau vicaire apostolique du nord de l’Ontario. Mais le gouvernement fit encore la sourde oreille, et la lutte continua.

En 1921, William Moore, journaliste à Toronto, et le professeur Sissons fondèrent l’Unity League pour la reconnaissance des droits des Franco-catholiques. Regroupant cent cinquante personnalités protestantes et une seule catholique, elle eut une influence pacificatrice remarquable par ses études documentées qui réfutaient notamment les arguments pédagogiques des Irlandais. Les évêques francophones lui rendirent publiquement hommage, et Mgr Béliveau, archevêque de Saint-Boniface, prépara son extension dans l’Ouest.

À Ottawa, un Oblat, le Père Cornell, curé de Saint-Joseph, joua un rôle prépondérant dans la résolution de la crise qui durait maintenant depuis plus de dix ans : ce saint prêtre agit auprès du clergé anglophone, pansant les plaies. À la mort de Mgr Gauthier, le 19 janvier 1922, trois jours avant celle du Pape Benoît XV, il obtint la signature de prêtres anglophones au bas d’une pétition réclamant un prélat francophone pour le siège d’Ottawa. Ils furent écoutés : Mgr Émard fut transféré du siège de Valleyfield à celui de la capitale ; tous s’en réjouirent, malgré le libéralisme invétéré du nouvel archevêque. Le 15 décembre, on apprit la nomination du Père Rhéaume, un Oblat, à la succession de Mgr Latulippe. Rome conseilla aux communautés religieuses, ébranlées par des divisions nationalistes, de reconnaître le fait et de diviser les provinces suivant un critère linguistique : les Oblats, les Jésuites et les Sœurs grises obtempérèrent en 1923. Remarquons que la paix était obtenue au bas prix, puisque rien n’était résolu des querelles profondes que cette opposition linguistique cachait.

La même année, Ferguson, le rédacteur du Règlement 17, devint Premier ministre de l’Ontario, non sans une baisse du soutien électoral au Parti conservateur dont il était devenu le chef. En 1925, il commença à céder en nommant une commission pour évaluer le niveau de scolarisation des Franco-catholiques. Or, son rapport fut louangeur : malgré les conditions déplorables de l’enseignement, ils avaient rattrapé leur retard. On mesura à cela le travail extraordinaire de l’ACFEO que la propagande irlandaise ne pouvait plus maintenant faire passer pour une poignée d’agitateurs.

Le mouvement de sympathie pour les Franco-Ontariens ne fit donc que s’amplifier. Le 22 septembre 1927, le “ Règlement 17 ” était pratiquement vidé de son contenu. Ce fut une explosion de joie, au Québec autant qu’en Ontario : les catholiques avaient réussi à faire reculer la franc-maçonnerie. Le Père Charlebois conduisit les responsables de l’ACFEO en pèlerinage à Notre-Dame du Cap comme il l’avait fait dix-sept ans plus tôt, mais cette fois c’était pour remercier la Sainte Vierge de sa protection. Mgr Hallé, quant à lui, fit part de la victoire aux Visitandines de Paray-le-Monial : le 22 septembre 1917, dix ans jour pour jour avant ce succès, il leur avait demandé d’inscrire sur le mur du sanctuaire une prière à l’intention des Franco-Ontariens.

Forts de cette victoire, les Oblats vont-ils repartir à la conquête de l’Ouest ? Mgr Béliveau, Mgr Ovide Charlebois, Mgr Breynat étaient prêts, assurés maintenant d’obtenir le soutien politique et ecclésiastique de la Province de Québec qui avait fait cruellement défaut à leurs saints prédécesseurs. On apprit alors qu’Henri Bourassa avait eu une audience privée avec Pie XI. Le Pape lui avait exposé sa politique. C’est ce que nous verrons dans notre prochain chapitre.

RC n° 78, mai 2000.

  • Dans le bulletin canadien de La Renaissance catholique :
    • VI. Lutte victorieuse contre le “Règlement 17”, RC n° 78, mai 2000, p. 1-6
En audio :
  • PI 3.7 : Les Oblats de Marie Immaculée à la conquête de l'Ouest canadien, octobre 1999 - avril 2000, 9 h

Références complémentaires :

Les établissements franco-catholiques du nord de l'Ontario :
  • Coloniser et enseigner, une œuvre d'Église, RC n° 137, avril 2006, p. 1-6