ESDRAS MINVILLE

Un maître en nationalisme canadien-français

LES RACINES GASPÉSIENNES

Esdras Minville à Grande-Vallée, en compagnie de sa mère et de son frère.
Esdras Minville à Grande-Vallée, en compagnie de sa mère et de son frère.

ESDRAS Minville est né le 7 novembre 1896, à Grande-Vallée, un de ces petits villages de Gaspésie accrochés au rivage, coincés entre la mer et la forêt, où on ne communique avec l’extérieur que par voie maritime. Cadet d’une famille modeste de onze enfants, il trouve au berceau les caractéristiques du Canada français : la foi et les vertus catholiques, l’entraide entre les familles, le dur labeur de la terre et de la pêche pour gagner âprement son pain quotidien.

Dès son enfance aussi, il souffre de l’injustice qui accable son peuple depuis la Conquête : l’immense forêt qui enserre le village et qui pourrait être une source de revenus pour les siens, appartient à un Anglais qui en interdit l’exploitation. De ce fait, à Grande-Vallée, la pauvreté est le lot commun. Les jeunes doivent s’expatrier pour chercher ailleurs du travail. « Je vois encore ceux de ma génération, jeunes gens de seize à vingt ans avant la guerre de 1914, réunis, le soir, sur les quais ou au magasin général, ou le dimanche quelque part sur la grève ou le long des routes s’interrogeant sur leurs projets pour l’automne et l’hiver suivant. (…) Je suis le plus jeune d’une famille de onze enfants. Eh bien, je n’ai jamais vu la famille au complet à la table de mon père ! »

Jusqu’à l’âge de 15 ans, il fréquente l’école primaire du village, où il reçoit une remarquable formation de base à laquelle, arrivé au sommet de la hiérarchie universitaire, il rendra hommage. Il est vrai qu’il fait preuve d’une intelligence nettement supérieure. Pourtant, à l’âge de quinze ans, il n’a d’autre perspective que la pêche ou le travail de la terre, et il s’y met donc avec courage, malgré une frêle santé.

Esdras Minville en 1915.
Esdras Minville en 1915.

Toutefois, en 1915, un de ses frères aînés, devenu Frère des Écoles chrétiennes, nommé professeur à l’école commerciale Saint-Laurent de Montréal, persuade ses parents de lui envoyer le cadet qui avait certainement plus d’aptitudes pour le travail intellectuel que pour la pêche. Le 1er novembre 1915, à 19 ans, Esdras quitte donc son village pour la première fois. « Je ne savais absolument rien des études que j’entreprenais et ce vers quoi elles me dirigeaient. Il nous suffisait que j’aille dans une “ grande ” école et que j’y fasse des études : le bénéfice était d’avance tenu pour certain. »

Inscrit en troisième année d’un programme de quatre ans, il complète ses études en quinze mois et finit premier de classe. Puis il rentre en Gaspésie, où il devient commis de bureau dans une entreprise américaine qui tentait l’exploitation d’une fabrique de pâte de bois. Mais elle se heurte à la mauvaise volonté d’un propriétaire anglais et finit par fermer ses portes.

« Cette petite expérience suffit à me faire constater que ma formation dont j’avais pourtant la fierté en quittant le collège, laissait grandement à désirer. Et je compris que si je voulais avancer, il faudrait fournir un nouvel effort et consentir de nouveaux sacrifices. Au mois de septembre 1919, j’obtenais donc mon admission à l’École des hautes études commerciales, la seule école supérieure qui n’était pas réservée aux élèves des collèges classiques, ne sachant cependant pas plus où j’allais et où cela me conduirait qu’au moment où quatre ans plus tôt, je m’inscrivais au Collège Saint-Laurent. »

Son plus récent biographe, Dominique Foisy-Geoffroy, remarque pertinemment : « Esdras Minville n’a pas seulement réfléchi en intellectuel au problème de l’infériorité économique des Canadiens français et du dépérissement des régions qui l’obséderont sa vie durant, mais il les a en quelque sorte vécus dans sa chair. Nous pourrions même affirmer que, jusqu’à un certain point, Minville a intellectualisé, approfondi et enveloppé d’un cadre doctrinal ces problèmes qu’il a vus, vécus et sentis durant sa jeunesse. Sans doute est-ce également là une des sources de ce réalisme, de ce souci réel et de la grande sensibilité face aux problèmes sociaux dont est empreinte son œuvre. »

D’H.E.C. AU NATIONALISME

Édouard Montpetit
Édouard Montpetit

L’École des hautes études commerciales de Montréal, fondée en 1910, a connu des débuts difficiles. Elle doit sa fondation surtout au zèle nationaliste d’Édouard Montpetit.

Ce brillant juriste fut avec Eroll Bouchette parmi les premiers à présenter l’autonomie économique du Canada français comme une condition de la survivance nationale. Il conçut alors l’intérêt qu’il y aurait d’avoir une école supérieure de commerce à Montréal pour initier une élite canadienne-française à la pratique des affaires dans le monde capitaliste. Il entreprit alors à Paris un doctorat en sciences économiques, mais, revenu au pays, il se heurta à la méfiance déclarée d’une partie du clergé qui voyait d’un mauvais œil ce qui passait pour un encouragement aux pratiques deMammon !

C’est pourquoi, depuis sa fondation, HEC ne recrutait qu’une vingtaine d’élèves chaque année. Mais, l’après-guerre aidant, cinquante-sept jeunes gens se présentent à la rentrée de 1919 ! Parmi eux, Esdras Minville ne tarde pas à s’imposer comme le meilleur.

Il se souvient de l’enthousiasme de cette promotion de 1921 qui « avait foi dans les institutions démocratiques – il en reviendra ! – et était persuadée qu’elle allait construire un monde nouveau où la paix régnerait ! »

En fait, leur formation était encore bien superficielle, consistant surtout à acquérir la base des sciences commerciales et de la comptabilité. Montpetit, formé à l’économie libérale, n’avait pas eu le loisir de repenser sa doctrine et sa pédagogie en fonction des besoins de l’économie canadienne française et catholique.

Frais émoulu d’HEC, Minville trouve un emploi comme courtier d’assurances et fréquente les milieux nationalistes de Montréal, où Montpetit l’a introduit. En 1923, s’inspirant d’un article de Jacques Bainville sur l’impérialisme du dollar, il publie dans la revue LAction française deux articles remarqués contre la politique du gouvernement libéral de Taschereau. Par la précision de sa pensée, la clarté de son style et la vigueur de sa démonstration nationaliste, Minville s’impose alors, malgré son jeune âge, parmi les têtes pensantes du mouvement montréalais.

Il rencontre Olivar Asselin « durant une période d’accalmie – je ne dis pas d’inertie – de son étonnante et tumultueuse carrière », et devient son secrétaire dans une maison de courtage nationaliste dont l’ambition est d’aider à la restructuration des entreprises canadiennes-françaises.

Mais la collaboration entre ces deux esprits si différents ne pouvait durer longtemps, d’autant que Minville, par zèle nationaliste, est plus attiré par la formation de la jeunesse que par les combinaisons financières. En 1924, il commence une longue carrière de professeur à HEC. L’année suivante, il fonde avec quelques anciens condisciples, la revueL’actualité économique qu’il dirige jusqu’en 1938 ; il en fait une revue de réputation internationale.

LE DISCIPLE DE L’ABBÉ GROULX

L’ardente foi catholique d’Esdras Minville rendait impossible sa collaboration avec l’anticlérical Asselin, mais le prédisposait au contraire à devenir un disciple émerveillé de l’abbé Groulx. « L’amitié de l’abbé Lionel Groulx a été l’honneur et l’un des bienfaits de mon existence ». Il adhère avec enthousiasme à sa vision historique selon laquelle le Canada français a reçu la mission providentielle de travailler à la conversion du continent. Travailler à l’essor de cette civilisation catholique est désormais l’idéal qui l’anime.

Impressionné par la culture générale, la science historique, la fougue nationaliste du prêtre, son urbanité aussi, Minville prend une nouvelle fois conscience des lacunes de sa formation. Il demande alors à l’abbé Groulx de le guider, ce que celui-ci fait bien volontiers en admirant par-devers lui la prodigieuse intelligence de son élève et sa capacité de travail, qui lui permettent de combler son handicap en quelques mois.

C’est à cette époque qu’il s’initie à la philosophie chrétienne. Toutefois, il ne connaîtra que celle de saint Thomas d’Aquin et, malheureusement, sous l’angle exclusif du personnalisme chrétien. N’oublions pas que l’Action française de Maurras vient de se faire condamner et que le mouvement montréalais, pour éviter pareille sanction, s’est transformé en Action nationale. La soumission au Pape est de rigueur chez ces bons catholiques, et Jacques Maritain est considéré comme un maître.

La célèbre distinction de ce dernier entre personne humaine et individu est donc acceptée comme « vérité d’Évangile ». « L’individu est tout ce qui fait qu’un homme est lui-même. Il dépend des accidents qui se greffent sur sa substance et des forces qui agissent sur son être physique et, à travers celui-ci, sur son être moral. L’individu fait partie d’un groupe dont il dépend et auquel il est ordonné. La personne, elle, a une dignité qui l’établit au-dessus de toute société, car, à cause du lien qui s’établit entre Dieu et l’homme, elle a une dignité sacrée ! » Ainsi, « la société qui se subordonne l’individu s’ordonne au contraire à la personne dont elle a pour fin, dans les limites de son rôle naturel, de favoriser l’épanouissement ».

L’abbé de Nantes a stigmatisé l’incohérence de ce système philosophique qui dédouble chaque être humain en individu soumis à la société d’une part, et en personne autonome et transcendante d’autre part !

Nous verrons combien cette erreur a pesé sur toute l’œuvre de Minville et a hypothéqué ses efforts pour la formation d’une élite nationaliste. Pourtant, il s’en est toujours accommodé, considérant de bonne foi que c’était la doctrine de l’Église. Comme le fait remarquer avec perspicacité Pierre Trépanier, il y voyait surtout une doctrine capable de s’opposer au matérialisme et au totalitarisme : « Le personnalisme, tel que le comprend Minville, dépasse le matérialisme de toute la hauteur du spiritualisme, il conjugue liberté et responsabilité, et s’épanouit dans la solidarité nationale et sociale. » En 1946, Minville affirmait : « Comme Canadiens français, nous appartenons à une civilisation personnaliste et qualitative que l’action nationale a pour objet, non seulement de sauvegarder, mais de mettre en pleine valeur. » Aussi ne pouvait-il pas imaginer que le fruit empoisonné du personnalisme prétendument chrétien serait, quinze ans plus tard, la révolte des jeunes générations contre leurs racines chrétiennes…

UNE ÉCOLOGIE CATHOLIQUE ET COMMUNAUTAIRE

Esdras MinvilleNe brûlons pas les étapes ! C’est entre 1925 et 1935 qu’il élabore sa doctrine “ économique ” ; mais il n’aimait pas ce mot, nous non plus. Nous préférons dire écologique, puisque la doctrine qu’il conçoit veut concourir aussi bien à la prospérité qu’au développement spirituel et moral de ses compatriotes, ce qui dépasse évidemment le strict domaine de l’échange des biens et des services. Ne nous étonnons pas non plus de le voir s’inspirer de la doctrine sociale de l’Église, que Pie XI promeut en 1931 par son encyclique Quadragesimo anno ; cependant, il ne se laisse pas détourner de son idéal nationaliste.

Pierre Trépanier semble l’avoir bien compris : « Minville concevait la vie intellectuelle comme un sacerdoce, l’intellectuel officiant dans le temple de la vérité. D’où les devoirs de l’intellectuel catholique : devoirs du témoignage, du perfectionnement personnel, devoir de vérité, devoir d’apostolat. Pour lui, la vérité ne faisait qu’un avec le Verbe, et son service, bien que relevant de la rationalité scientifique et de la démarche empirique, recevait de la transcendance sa cohérence ultime et son couronnement. Cette transcendance, il la concevait en catholique et, dans sa montée vers elle, prenait pour guide le magistère. Il savait très bien établir les distinctions indispensables entre les dogmes définis par l’Église, donc indiscutables, et les enseignements sociaux proposés par cette dernière et qui, eux, ne s’imposaient pas avec la même force à la conscience des catholiques. (…) Rien n’était plus étranger à sa conception de la mission de l’intellectuel que le dilettantisme, le dandysme de l’esprit. »

Dans ses Essais sur le Québec contemporain, Minville définit sa méthode : « Ne pas se contenter de dégager les faits, de les classer, d’en deviner l’interdépendance, mais chercher à en saisir la pensée qui les anime et les interpréter à partir d’une pensée plus haute, tenue elle-même comme étant la véritable loi de l’homme. »

Sa doctrine est donc traditionaliste, ce qui ne veut pas dire crispée sur le passé, mais elle s’applique à fonder le progrès sur les leçons de l’histoire. « Le progrès n’implique ni rupture ni démolition. Au contraire, c’est le développement d’une tradition, l’enrichissement par le dedans d’une pensée qui s’est formée et développée au long des années, le renforcement d’une puissance d’action qui s’enracine dans l’acquis, dans l’œuvre des générations qui ont précédé. »

Après la seconde guerre mondiale, il insiste avec énergie pour la modernisation de notre société canadienne-française : « Il s’agit aujourd’hui de corriger les mauvais effets d’une fidélité culturelle qui, faute de s’interpréter elle-même avec suffisamment de rigueur en regard des faits ou, mieux peut-être, d’interpréter plus justement le milieu dans lequel elle s’affirme en regard de ses propres exigences, a compromis l’une des conditions de sa pérennité. »

Minville accorde à l’Église un droit de regard sur ces questions temporelles non seulement parce que celles-ci rejaillissent sur la vie spirituelle des fidèles, mais parce qu’elle-même a présidé à notre vie nationale depuis la fondation de la Nouvelle-France. « Notre peuple est français par l’origine et l’esprit ; il est catholique par la foi religieuse. Ce sont là les deux traits saillants de sa physionomie. » En 1950, il prédit : « Si, par hypothèse, l’Église se retirait aujourd’hui, la nation en serait comme désarticulée. »

La famille est, pour Minville, la cellule de base de la société. L’idéal de son programme économique est la prospérité des familles, qu’il définit par la capacité pour chacune d’elles d’en établir d’autres.

Il est aussi un ardent partisan du principe de subsidiarité, qui limite l’intervention de l’État et de son administration à ce que l’initiative privée ne peut réaliser par elle-même.

Ce principe est d’autant plus important chez Minville que lui-même est résolument anti-démocrate ! En 1933, il s’en prend durement à « l’inanité et même à la malfaisance foncière de la démocratie » ; on ne peut être plus clair ! Cependant, il sait très bien qu’il est irréaliste de vouloir établir au Canada une monarchie absolue ; il faut donc concevoir un système politique et social qui, tout en gardant nos institutions parlementaires, restaure l’autorité et garantisse au mieux le service du bien commun : « La crise actuelle est morale avant d’être économique et le redressement des faits doit procéder du redressement des esprits, en d’autres termes, de la restauration de l’autorité. »

Nous voyons donc que, si Minville s’est toujours dit disciple de l’abbé Groulx, il s’en distingue cependant sur deux points essentiels : sa défiance absolue vis-à-vis du système démocratique et son analyse des causes de l’infériorité du Canada français. Alors que le prêtre historien ne fait que dénoncer chez ses compatriotes leur mentalité de vaincus, leur esprit de chicane et la trahison partisane des élites, Minville discerne aussi les causes structurelles politiques et économiques de l’affaiblissement constant de la nation.

Cette analyse fait le corps de sa doctrine et explique son programme d’action nationale. En effet, avec une rare maîtrise des faits et de la méthode historique, il établit que les Anglo-protestants dominent le Canada français non seulement par leur monopole sur la quasi-totalité des leviers économiques du pays, mais aussi par le type de développement qu’ils lui ont imposé. En concentrant la richesse économique et le développement industriel sur Montréal au détriment des régions, les Anglais ont provoqué un développement urbain sans âme, et ont arraché des milliers de Canadiens français à leurs racines. Voilà pourquoi, et ce n’est pas la moindre de ses originalités, le plan de reconquête de la maîtrise économique qu’élabore Minville se double d’un plan de développement régional.

La crise de 1929, en frappant durement le Québec, va ébranler la confiance que l’on avait alors dans le système capitaliste. Face à ce désarroi, les doctrines sociales et économiques de Minville passent au premier plan de l’actualité. Elles constituent un programme de renouveau national ou, pour reprendre l’expression de Trépanier, d’une « Révolution tranquille de droite », ou mieux encore d’une « Révolution nationale ».

LA RÉFORME DE L’ÉDUCATION

Le préalable nécessaire à tout redressement national est, selon lui, la réforme de l’éducation afin que la jeunesse apprenne à combattre l’individualisme. Il faut donc un système éducatif aux programmes refondus, qui sache transmettre l’esprit national. « Au lieu de former des Canadiens tout court qui périront dans les postes inférieurs, tristes débris d’un peuple mort pour avoir oublié de vivre, formons des Canadiens français qui, parlant et agissant au nom d’un peuple organisé, participeront à l’avancement économique, intellectuel et politique de notre pays ».

L’Église doit jouer dans ce domaine un rôle de premier plan, même dans l’enseignement public et même si l’accroissement du nombre des élèves rend nécessaire la constitution d’un corps d’instituteurs et de professeurs laïcs convenablement formés et rémunérés.

Il voudrait adapter l’éducation aux besoins réels de la nation. Par exemple, contre le Frère Marie-Victorin qui réclame des crédits pour l’enseignement scientifique fondé sur la recherche expérimentale, il donne la priorité à l’enseignement des sciences appliquées, alors à l’époque plus nécessaire au développement industriel.

Minville voudrait aussi que les jeunes étudiants soient mieux orientés. Deux de ses livres, consacrés à la formation du chef d’entreprise, ont d’intéressants chapitres sur ce sujet. Il remarque, par exemple, que pour un futur médecin le savoir est le tout de sa profession, tandis que pour un futur chef d’entreprise, le savoir économique n’est qu’un outil ; par contre, ce dernier doit faire preuve de talents particuliers. Il en conclut qu’on ne peut pas former les uns et les autres de la même manière, et surtout les recruter sur une base identique.

À partir de 1938, il fait de l’École des hautes études commerciales, un établissement modèle où les méthodes pédagogiques et les programmes ne cessent de s’adapter aux besoins.

UNE TRIPLE DÉCENTRALISATION

Une fois la réforme de l’éducation mise en place, une triple décentralisation est nécessaire pour la reconquête progressive de la prospérité du Canada français et de son indépendance vis-à-vis des puissances financières anglo-protestantes. Une décentralisation économique et une décentralisation démographique s’imposent évidemment pour rééquilibrer les régions par rapport à la métropole montréalaise. Mais, explique Minville, la reconstitution d’un cadre socio-économique favorable à la civilisation canadienne-française, ne se fera pas sans une décentralisation politique et sociale.

C’est sur ce point que Minville, le traditionaliste, se montre particulièrement moderne et génial. Dès 1930, donc avant les théories de Keynes, il affirme indispensable l’intervention de l’État pour le développement moderne et équilibré de l’économie nationale, œuvre de longue haleine pour le bien commun.

Seulement, Minville a aussi compris qu’un État démocratique ne peut pas assumer ce rôle d’une manière satisfaisante car sa collusion avec les puissances d’argent le met au service de leurs intérêts particuliers et immédiats.

Alors, faudrait-il en conclure que notre structure politique démocratique serait un obstacle permanent à la reconquête du pouvoir économique ? Oui, répond Minville, à moins de diluer l’action des partis dans des instances décentralisées où des institutions intermédiaires, comme les corporations, joueraient un rôle important. Il s’agit là d’une décentralisation indispensable pour que les décentralisations économique et démographique puissent produire les fruits attendus.

Il préconise donc le découpage de la Province en régions économiques dotées chacune d’un Conseil économique à qui reviendrait la charge d’élaborer le développement de la région en fonction de ses capacités et besoins.

À l’échelle nationale, un Conseil économique national, composé de représentants des instances régionales et de spécialistes, conseillerait le pouvoir politique dont l’autorité serait préservée. Cependant le gouvernement serait obligé de motiver toute décision prise à l’encontre de l’avis du Conseil. Ainsi Minville espérait réduire, autant que faire se peut, les nuisances du régime des partis et pensait que, à cette condition, une politique de développement écologique du Canada-français était envisageable.

Cette politique suppose donc aussi le renforcement des institutions intermédiaires, principalement les communes et les corporations. Minville est un ardent partisan du corporatisme, à condition toutefois que celui-ci ne résulte pas d’une législation étatique. « Il concevait le corporatisme tout en souplesse, s’édifiant peu à peu et s’ajustant progressivement à la réalité ». Il veut donc que l’organisation des professions se fasse selon les besoins réels de chaque métier. C’est sur une base régionale que les organisations professionnelles doivent se former et s’organiser librement, quitte à se regrouper ensuite à l’échelle nationale en vue de tel ou tel objectif particulier. Il ne reconnaît à l’État que le pouvoir d’accorder une puissance légale à la corporation librement fondée, puis un rôle d’arbitre.

Minville est aussi un ardent partisan du système coopératif qui lui paraît bien adapté au Canada français, riche en hommes, mais relativement pauvre en capitaux. Le réseau de coopératives qu’il espère développer pour soutenir l’économie régionale viendrait renforcer la puissance des organisations régionales, et donc limiter aussi le poids de l’État.

La méfiance de l’État démocratique, par essence centralisateur, est chez lui une obsession, puisqu’il y va de la réussite de son plan nationaliste. Il met en garde contre les sirènes de l’État-providence qui s’implante dans tous les pays occidentaux au lendemain de la dernière guerre. « Sans cette décentralisation, les organes étatiques institueront la tyrannie au nom de la liberté et provoqueront le désordre au nom du bien-être. » C’était bien vu !

SOUS LE PREMIER GOUVERNEMENT DUPLESSIS

L’arrivée de l’Union Nationale au pouvoir en 1936, crée un espoir. Minville souhaite que Duplessis devienne le Salazar – qu’il admire beaucoup – du Canada français ; mais il n’est pas dupe. Lorsque le nouveau Premier ministre lui propose le poste de sous-ministre au ministère du Commerce et de l’Industrie, il refuse pour garder sa liberté de parole. Cependant, il accepte un poste de conseiller auprès du ministre du Commerce et de l’Industrie.

La première équipe de l'inventaire des ressources naturelles du Québec, en 1937.
La première équipe de l'inventaire des ressources naturelles du Québec, en 1937. Esdras Minville occupe le centre de la première rangée.

Cette fonction lui permet de créer et d’organiser l’Office des recherches économiques afin d’établir un inventaire complet, précis, scientifique et sans cesse mis à jour, des ressources économiques et humaines de la Province, pour être mis à la disposition aussi bien des organismes publics que des chefs d’entreprises. Pour Minville, c’est un préalable indispensable à toute politique raisonnable de développement régional.

Comme les entreprises canadiennes-françaises n’ont pas suffisamment de moyens pour assumer la recherche scientifique qui serait nécessaire pour améliorer leur productivité et leur compétitivité, il fonde aussi un Office de recherches scientifiques dans le but de les promouvoir, organiser et financer.

Malheureusement, le gouvernement libéral, qui remplace Duplessis en 1940, supprime ces organismes. Duplessis les rétablit en 1944, mais sans leur accorder suffisamment de moyens. De retour au pouvoir, en effet, le chef de l’Union nationale a pris ses distances vis-à-vis de Minville, dont les théories s’opposent trop à ses propres conceptions. Il faudra donc attendre la Révolution tranquille pour que ces organismes remplissent enfin leurs fonctions, mais ce sera au service d’une politique antinationale.

L’EXPÉRIENCE DE GRANDE-VALLÉE

Son influence politique va lui permettre aussi de sortir son village natal de sa misère endémique, en en faisant un laboratoire de ses théories sur le développement régional. C’est ce qu’on appelle « l’expérience de Grande-Vallée ». Le problème est assez simple : la pêche ne rapporte plus suffisamment et l’agriculture doit être modernisée.

Le village de Grande-Vallée, aujourd'hui.

La formule coopérative qu’il implante dès 1935 améliore la situation, mais les ressources restent aléatoires et insuffisantes pour fournir du travail à toute la population. Il en serait autrement si les immenses forêts étaient exploitées ; malheureusement, leur unique propriétaire, un britannique, s’y refuse. Or en 1936, il obtient que le ministère les échange contre des territoires boisés de la Haute-Mauricie, et si l’Anglais n’y perd rien, les habitants de Grande Vallée y gagnent tout ! Car le ministère en concède l’exploitation à un syndicat forestier coopératif fondé sur les conseils de Minville. C’est le premier du genre et, chose notable pour l’époque, il prévoit l’organisation du reboisement afin que la ressource ne s’épuise pas, et une attribution des lots qui tient compte des familles nombreuses. Minville pense à tout.

« L’expérience de Grande-Vallée » assura la prospérité de la région pendant un quart de siècle, jusqu’à ce qu’en 1962, un incendie détruise toutes les installations de conditionnement du bois d’œuvre. Malheureusement, la Révolution tranquille venait d’enterrer la politique de développement régional, aussi le syndicat forestier se vit-il refuser toute aide gouvernementale pour la reconstruction, et fut contraint de déclarer faillite. On crut alors que de petites entreprises privées pourraient continuer l’exploitation de la forêt, en abandonnant les activités agricoles et maritimes. C’était oublier les sages leçons de Minville car, ce faisant, on rendit la région totalement dépendante des aléas du marché du bois d’œuvre… On connaît la suite : son lent et irrésistible dépérissement.

L’inventaire des ressources naturelles et l’organisation du syndicat forestier de Grande-Vallée ont été les deux grandes réalisations d’Esdras Minville, conseiller ministériel. Mais dans le domaine strictement politique, il faut aussi mentionner sa participation, en 1939, à la Commission Rowell-Sirois, où il présenta un remarquable rapport sur la question sociale. Et surtout, de 1953 à 1956, il sera la cheville ouvrière de la commission Tremblay sur les problèmes constitutionnels.

UN DÉVOUEMENT À LA CAUSE NATIONALISTE

En 1938, il quitte ses fonctions à Québec pour revenir à Montréal prendre la direction d’HEC. Il s’acquittera de cette fonction durant un quart de siècle, devenant l’un des principaux, pour ne pas dire le principal responsable du développement de cette institution et de sa renommée.

Minville et un aumônier lors d'une activité de scoutisme.
Minville et un aumônier
lors d'une activité de scoutisme.

Et ce ne sera pas son unique activité. À la fin de la guerre, il participe au Comité de reconstruction et au Conseil d’orientation économique qui, au fédéral et au provincial, organisent la reconversion de l’économie de guerre. En 1947-48, il préside la Chambre de commerce de Montréal. De 1944 à 1951, il occupe ses loisirs comme secrétaire provincial des scouts catholiques. Mais surtout, durant toutes les années cinquante, il exerce la charge de doyen de la faculté des Sciences sociales de l’Université de Montréal, poste très délicat où les tensions seront vives avec les opposants au nationalisme canadien français, surtout à la fin de son mandat.

Son directorat à la tête d’HEC a été aussi pour lui, d’une certaine manière, un long chemin de croix. Jusqu’en 1959, le budget de l’institution est à la discrétion du Premier ministre ; il lui faut donc chaque année aller quémander son enveloppe. Or, si ces négociations finissent toujours par aboutir, ce n’est pas sans laisser un goût amer aux deux hommes dont les conceptions divergeaient irrémédiablement. Le plan de développement régional de Minville effarouchait certains bailleurs de fonds de l’Union nationale, surtout les grandes papetières.

Duplessis, sensible à leurs menaces, préféra préserver les intérêts de son parti qu’il jugeait indispensable à une véritable politique nationaliste, plutôt que soutenir les innovations décentralisatrices de Minville. En outre, celui-ci n’hésitait pas à critiquer les décisions politiques de Duplessis, prévoyant, au-delà de leurs succès immédiats, leurs funestes conséquences. Minville fut en effet un des esprits les plus lucides de son époque.

Toutefois son dévouement à HEC lui donna aussi des consolations. Il organisa un cycle de formation permanente et mit la bibliothèque et le service de documentation à la disposition des entreprises. Ses relations suivies avec les Chambres de commerce lui permettaient d’adapter constamment les programmes aux besoins des entreprises.

Esdras Minville en 1956.
Esdras Minville en 1956

Il définissait HEC comme une « école d’économie appliquée dans un milieu où ne l’avait précédée aucun enseignement des sciences économiques et sociales, où la pensée sociale résultait d’une tradition entièrement dépassée, sinon dans son esprit, du moins dans ses modalités ». Il forme là une grande partie des cadres du secteur public et des grandes entreprises qui, après 1960, vont, de fait, reconquérir l’autonomie économique du Québec.

Cependant, il se rendait bien compte qu’il était loin d’avoir atteint son but premier : la formation d’une élite nationaliste canadienne française donc catholique. Certes, il avait permis que se développe une élite entreprenariale. Certes, chez beaucoup de ses élèves il avait su entretenir l’esprit nationaliste, ce qui n’était pas le cas des institutions universitaires en économie et en sciences sociales de Québec. Mais à Montréal comme à Québec, cette jeunesse n’était plus attachée à la foi catholique. Ce fut le drame de Minville, plus encore peut-être que la déception causée par Duplessis.

S’est-il rendu compte que les jeunes se détournaient de la tradition catholique au nom même de l’exaltation de l’autonomie et de la liberté, ensemencée dans leur esprit par le personnalisme dont il s’était fait le chantre ?

Toujours est-il qu’il ressent les premières atteintes de la maladie de Parkinson au moment même où se déclenche la Révolution tranquille. Après avoir démissionné de ses fonctions en 1961, il est peu à peu réduit à en être un témoin impuissant. Il approuve la dimension politique du mouvement d’émancipation du Canada français, sans aller toutefois jusqu’à l’indépendance, mais il en réprouve l’orientation keynésienne et anticatholique. Les néo-nationalistes et la jeune génération « ont autant dire rompu avec l’idée chrétienne. » Il dira aussi : « C’est une rupture avec nous-mêmes ».

Il meurt le 9 décembre 1975. (...)

Extraits de la RC n° 139, juin-juillet 2006, p. 1-6

  • Dans le bulletin canadien de La Renaissance catholique, année 2006 :
    • Esdras Minville, Un maître en nationalisme canadien-français, RC n° 139, juin-juillet 2006
    • Une doctrine nationaliste intégrale : E. Minville à l’école de l’abbé de Nantes, RC n° 140, août-septembre 2006

Références complémentaires :

Sur l'œuvre de Minville en faveur de la colonisation :
  • Dans le bulletin canadien de La Renaissance catholique, année 1996 :
    • La colonisation de l'Abitibi (1910-1925), RC n° 034, février 1996, p. 4-6
    • La coopération au secours de la colonisation, RC n° 035, mars 1996, p. 1-3
  • PI 8.2 : La colonisation au Canada français aux XIXe et XXe siècles, 1995-1996, 4 h