LE PÈRE BROUSSEAU
et les Sœurs de Notre-Dame du Perpétuel-Secours

Le Père Brousseau et Saint-Damien de Bellechasse en 1898.
Le Père Brousseau et Saint-Damien de Bellechasse en 1898.

On disait de Saint-Damien de Bellechasse, blotti sur les premiers contreforts des Appalaches, à une trentaine de kilomètres à l’intérieur des terres, passé Montmagny, qu’il ne pouvait y pousser que de la roche ! C’était vrai, et pourtant, il y poussa une congrégation religieuse dont la fondation et le développement écrivent l’une des plus belles pages de l’histoire de l’Église canadienne au début du 20e siècle. On y touche sans cesse le doigt de Dieu bénissant le dévouement d’un de ces prêtres qui honorent le clergé canadien et dont l’exemple, loin d’être oublié, devrait être médité. Racontons cette histoire pour vous encourager à passer par Saint-Damien durant vos vacances afin d’y faire pèlerinage.

UN JEUNE PRÊTRE ZÉLÉ

Onésime-Joseph Brousseau
Onésime-Joseph Brousseau
à 23 ans.

Onésime-Joseph Brousseau naquit le 22 juillet 1853, à Saint-Hénédine, sur la rive sud du Saint-Laurent près de Québec. Ses parents étaient d’admirables chrétiens, réputés pour leur charité vis-à-vis des quêteux. Troisième et dernier garçon de la famille, il était le préféré de sa maman, officiellement parce que le plus chétif, en fait parce qu’il était le plus pieux.

Très tôt, il manifeste son désir d’être prêtre. Après des études secondaires au collège de Lévis, il ne se distingue, au Grand Séminaire de Québec, que par sa grande régularité. Il est un modèle d’observance du règlement, ce qui lui vaut force taquineries de ses confrères, qu’il supporte avec une inaltérable bonne humeur. Il ne réussit dans ses études qu’au prix d’un grand acharnement au travail.

Ordonné prêtre le 30 novembre 1878, Mgr Taschereau le nomme aussitôt vicaire à Saint-Gervais de Bellechasse, où son alacrité et son dévouement sans limite le font vite apprécier de son curé et des fidèles. Il s’entend très bien avec la supérieure du couvent des Sœurs de Jésus-Marie, Mère Saint-Norbert, qui se souciait beaucoup des quelques familles éparpillées dans les bois pour y faire de la terre dans des conditions de misère épouvantable. Le curé de Saint-Gervais, trop âgé, ne pouvait les visiter, mais le jeune vicaire le faisait dès que possible, au mépris de sa propre santé, heureux d’aller apporter les secours de la religion et des aides matérielles à ses colons bien méritants, souvent très éprouvés, en particulier par la mort des femmes en couches.

Mais en 1881, épuisé, le jeune vicaire fut contraint au repos. Il en profita pour convaincre son archevêque de créer une nouvelle paroisse pour ses colons.

CURÉ DE SAINT-DAMIEN

Le Père Brousseau, jeune prêtre
Le Père Brousseau, jeune prêtre

C’est ainsi qu’il fut nommé curé fondateur de Saint-Damien et de Saint-Philémon : la plus misérable paroisse du diocèse, elle regroupait quatre-vingts familles. Le “ village ” de Saint-Damien, ce n’était alors que cinq ou six chaumières et une chapelle minuscule, dans le grenier de laquelle le curé élut domicile. Ses paroissiens étaient disséminés dans les bois, pratiquement sans chemins tracés, pour s’acharner à mettre en culture des terrains très accidentés au sol granitique bien peu fertile.

L’abbé Brousseau, qu’on ne tarde pas à surnommer « le saint curé », devient vite le conseiller spirituel mais aussi agricole de ses ouailles. Il encourage son monde, utilise ses loisirs pour aider au dépierrement des terres, construit un moulin à scie, organise le commerce du bois. Pasteur de son troupeau, il est aussi agronome, médecin, architecte, professeur, secrétaire pour toutes les démarches administratives, tout cela avec le sourire et toujours un mot de religion. Ses grandes dévotions, outre Notre-Dame, saint Joseph et sainte Anne, sont saint Jean-Eudes pour son culte aux Saints Cœurs de Jésus et de Marie, et saint Bernard, le moine défricheur !

Saint-Philémon, sa desserte, est à plus de vingt-deux kilomètres de Saint-Damien. Pendant quatre ans, il s’y rend une fin de semaine par mois pour confesser son monde, faire le catéchisme, célébrer la messe et visiter les malades.

Dès 1883, il s’est lancé dans la construction d’une église, voisine de la première chapelle qu’il convertira en presbytère. On fait une corvée, on lève les murs, la charpente. L’ouvrage est à peine fini qu’une tempête provoque l’écroulement de la frêle construction, tout est brisé, tout est à recommencer. Ses pauvres paroissiens redonnent du bois, et une semaine plus tard, les travaux reprennent.

Mais l’église tout juste achevée, le feu prend dans le clocher. Nous sommes en plein hiver, la neige recouvre tout, il n’y a pas d’échelle pour monter jusqu’au brasier. Tout sera-t-il perdu ? Le curé prie sainte Anne et lui promet un sanctuaire si l’église est épargnée. Dix minutes plus tard, à l’aide d’un palan improvisé, on est arrivé à monter de l’eau en haut du clocher et à éteindre les flammes.

Le curé tint sa promesse, et cette première église paroissiale dédiée à sainte Anne deviendra pour les colons un lieu de pèlerinage bien fréquenté. On y enregistrera en dix ans cinquante guérisons miraculeuses et de nombreuses conversions morales, surtout d’alcooliques.

Deux motifs inspiraient le curé Brousseau : le salut des âmes qui lui étaient confiées, et le nationalisme. En effet, bouleversé de voir la jeunesse de son temps, obligée de quitter la Province pour aller travailler aux États-Unis, il considérait que c’était un devoir de développer la colonisation de la Province. Aussi, est-ce avec la volonté de faire exemple qu’il entreprit son œuvre.

Son premier acte fut de décider le conseil de fabrique de sa paroisse, pourtant si pauvre, à acquérir un lot de colonisation qu’on mettrait en culture pour servir de modèle aux colons, et dont les revenus seraient affectés aux œuvres paroissiales. Pour prendre en charge cette ferme, il a un candidat tout trouvé : son propre père qui laisserait la terre familiale à son fils aîné pour venir aider l’apostolat de son benjamin. Il fallait y penser !

Lorsque le Premier ministre de l’époque, Joly de Lotbinière, libéral mais passionné d’agronomie et d’agriculture, apprendra cette initiative, il fera concéder gratuitement un vaste domaine à la paroisse de Saint-Damien pour compléter son projet.

Avec cette source de revenus, la paroisse développa l’aide aux colons qui purent enfin sortir de la misère noire. En dix ans, la population décupla.

LES SŒURS DE NOTRE-DAME DU PERPÉTUEL-SECOURS

Le Père BrousseauMais le saint curé ne fut pas satisfait pour autant. Il  manquait une œuvre pour assurer l’éducation et l’instruction de la jeunesse, trop souvent laissée à elle-même, tandis que les adultes travaillaient dur en forêt ou dans les champs. Il n’y avait personne non plus pour prendre soin des malades, des infirmes et des personnes âgées. Dès 1891, le curé Brousseau en vint donc à la conclusion qu’il manquait des religieuses à sa paroisse !

Pour en trouver, il écrivit à son archevêque, bien sûr, aux supérieures des différentes congrégations, et même au gouvernement pour obtenir des facilités d’installation. Toutes ces démarches restèrent vaines.

Il en fallait davantage pour décourager cet homme bien bâti, toujours très calme et qu’une grande barbe rendait plus vieux que son âge. « Rien ne sert de nous agiter, aimait-il à dire, c’est Dieu qui nous mène ; toute notre confiance doit être en Lui. »

En 1892, se disant qu’une supérieure pouvait bien refuser une demande d’un pauvre curé, mais qu’il n’en irait pas de même si celle-ci était contresignée par un cardinal, il obtint une audience auprès de son archevêque, sûr de son affaire. Il ne savait pas que la réaction du cardinal Taschereau allait bouleverser sa vie déjà bien sacrifiée !

En effet, le prélat lui répondit simplement : « Faites-vous-en, des religieuses… ce sera pour vous le meilleur moyen de succès. Avez-vous des capitaux sur lesquels vous puissiez compter ? » Le curé répondit simplement : « J’ai une piastre, mais je compte sur la divine Providence dont la banque ne faillira pas. » Le cardinal approuva sans se sentir pour autant obligé de devenir le caissier de la Providence : « Vous avez ra son, dit-il, toutes les grandes œuvres ont commencé comme cela, avec rien. Si Dieu est pour vous, qui sera contre vous ? De grand cœur, je bénis cette œuvre. Allez-y prudemment et vous réussirez ! »

En fait, le curé Brousseau avait déjà dans l’idée les trois premières postulantes : deux jeunes filles de Saint-Damien et une de Saint-Gervais, mais elles n’avaient aucune formation religieuse. Il lui fallait donc, pour pouvoir commencer, une religieuse expérimentée.

Mlle Virginie Fournier
Mlle Virginie Fournier

Il pensa tout de suite à Mère Saint-Norbert qui accepta bien volontiers, mais ses supérieures refusèrent. Cependant, lorsqu’elle était à Fall-River, aux États-Unis, elle avait connu une jeune fille, Mlle Virginie Fournier qui, aspirant à la vie religieuse, avait fait plusieurs essais dans différentes congrégations sans pouvoir y rester. Elle savait que son désir de consécration totale restait vif et qu’elle avait les qualités nécessaires à une fondatrice. Il n’en fallait pas davantage pour décider l’abbé Brousseau à lui écrire séance tenante.

Fin juillet 1892, après deux mois de réflexion et de prières, la jeune femme répondit par un oui, mais très conditionnel. Or le 5 août, le curé Brousseau par une lettre qui trahit l’ardeur de son cœur et son humilité, lui écrivit en lui exposant le but de la congrégation, et, oubliant le conditionnel de la réponse, lui apprenait qu’il l’attendait pour la fondation le… 20 du même mois ! Il concluait : « Il me paraît bien sûr que les vocations vont affluer. La sainte Providence nous viendra toujours en aide. Notre-Dame du Perpétuel-Secours aura ses servantes : Dieu sera plus aimé ; un plus grand nombre d’âmes seront sauvées… »

Se sentant trop pressée, Mlle Fournier hésita, laissa passer la date fatidique, et finalement n’arriva à Saint-Damien, « pour voir », que le 26 août. Le curé, contrarié du retard, la reçut froidement. Pendant la veillée, il lui expliqua ses projets, et il conclut : « Demain, je vais dire la sainte messe. Vous unirez vos intentions aux miennes afin de connaître la volonté divine. Priez avec foi. »

Mère Marie de Saint-Bernard
Mère Marie de Saint-Bernard

Lisons maintenant le témoignage de celle qui sera bientôt Mère Saint-Bernard : « Je ne puis vous dire ce que j’ai souffert pendant cette messe de grande décision ; Dieu seul le sait. Je savais bien que l’intention du père fondateur était de me garder, mais quand je pensais à prendre une telle décision et que je n’en avais pas dit un mot à ma mère, je ne pouvais lui causer un pareil chagrin. Par deux fois, pendant la messe, j’ai cru que j’allais mourir, tant le cœur me faisait mal. Après la messe j’avais peine à marcher, j’étais toute tremblante. »

De son côté, le curé Brousseau a raconté que, à la consécration, une voix avait clairement prononcé ces paroles dans son cœur : « Ne la laisse pas partir ! » Aussi, lorsque Mlle Fournier vint lui dire toute tremblante qu’elle ne pouvait pas rester, il lui répondit : « Bien mademoiselle, je vous donne encore deux minutes ; allez devant le Saint-Sacrement et revenez me dire votre dernière décision. » Cette fois, ce fut un oui, accompagné d’une demande : « Je vous demande de bien vouloir avertir ma mère : je n’en ai pas le courage. »

Jamais Mère Saint-Bernard ne regrettera cette décision saintement forcée. Jamais son admiration pour son fondateur ne se démentira, elle avait écrit à sa sœur restée seule avec sa mère : « Si tu voyais que nous avons un père qui est tout en Dieu ! »

Le dimanche 28 août 1892, les quatre premières religieuses prennent l’habit des Sœurs de Notre-Dame du Perpétuel-Secours, inaugurant leur vie régulière dans la plus totale pauvreté.

Dès le 1er septembre, elles commencent à faire la classe à 45 élèves. En novembre, elles emménagent dans un couvent bâti à la hâte, à côté du presbytère. Le 1er janvier, y logeaient 12 religieuses, 1 postulante, 13 orphelins et 1 paralysé ! Commence une longue histoire de dévouement et d’héroïsme caché, où sans cesse le surnaturel affleure.

L’ŒUVRE DE DIEU

Le 21 septembre 1893, le premier drame éclate. Un violent incendie se déclenche au couvent. On sonne l’alarme, les hommes du village arrivent, font la chaîne pour se passer des seaux d’eau, mais le feu prend de l’importance. Alors une sœur a l’inspiration de lancer une Sainte Face dans les flammes. Aussitôt, elles s’éteignent, sauf à la buanderie où une partie des robes des sœurs sont leur proie. Les témoins éberlués y voient la patte du diable.

Au même moment, le curé qui revenait en charrette à Saint-Damien est victime d’un accident incompréhensible : le véhicule est soulevé par une force invisible puis renversé !

Le malin ne s’avoue pas vaincu pour autant. Cet incendie fait marcher les langues dans la région… pour louer ou pour blâmer. Certains confrères du curé Brousseau supportent mal son zèle qui est un reproche vivant pour leur passivité, aussi prennent-ils argument du danger d’incendie pour dénoncer leur confrère auprès du nouvel archevêque de Québec, Mgr Begin.

Celui-ci décide de se rendre sur place avec l’intention de renvoyer les novices et de dissoudre la communauté. Heureusement, il doit s’arrêter pour la nuit chez le curé Couture. Lorsque ce dernier apprend les intentions de son archevêque et ancien ami de séminaire, il prend la défense du curé de Saint-Damien. Cela nous vaut ce dialogue rapporté par un témoin de la scène, l’abbé Langlois, futur évêque de Valleyfield.

« – Vous ne ferez pas cela, et voici pourquoi : j’ai bien lu que le Saint-Esprit a établi les évêques pour conduire l’Église de Dieu, mais pas pour la détruire. Or, j’ose affirmer que c’est à cela que vous vous appliquez, si vous mettez à exécution votre cruel projet.

– Je voudrais bien savoir comment je détruirais l’œuvre de Dieu quand je veux simplement protéger des vies humaines et prévenir le discrédit qui rejaillirait sur l’Église de Québec, si l’on allait laisser marcher plus longtemps une institution vouée à une perte certaine. Mieux vaut prévenir le mal que de le guérir !

– Permettez-moi un petit raisonnement. L’œuvre qui s’accomplit à Saint-Damien est l’œuvre de Dieu. Voici : Vous vous en souvenez, Monseigneur, nous étions au séminaire trois confrères. Vous étiez le premier de la classe ; je vous suivais de près, et Brousseau tenait la barre du gouvernail… Or, vous, vous avez bien fini par devenir quelqu’un, puisque vous êtes l’Archevêque de Québec ; mais moi, je fais ici ce que ferait n’importe quel prêtre bien disposé. Brousseau, lui, est devenu non seulement un curé efficace, mais un apôtre, un fondateur. Tout ce qu’il touche prospère. Déjà, on entrevoit qu’il ira loin. Son œuvre, par conséquent, n’est pas la sienne. C’est le bon Dieu qui se sert de lui. Ce qui s’est fait dans les côtes et les cailloux de Saint-Damien est donc, en somme, l’œuvre de Dieu. Ne croyez-vous pas empêcher le bien en prétendant prévenir le mal ? »

Mgr Begin fait mine de maintenir ses positions, mais il est perplexe. Il va se coucher, tandis que le curé Couture avertit son ami Brousseau de la visite de l’archevêque et de ses intentions.

Le lendemain, lorsque le prélat se présente au couvent, il ne trouve personne. Tout le village endimanché est réuni devant l’église, les orphelins et les sœurs au premier rang. Continuons le témoignage de Mgr Langlois : « Une adresse préparée à la hâte mais aussi émouvante que la longue barbe et les pleurs du Père Brousseau rendit hommage à “ l’auguste visiteur… qui daignait aller lui-même encourager la jeune institution ”, et sollicita l’aide de sa protection et des ses prières. Le cœur du pontife était gagné. Ses yeux brillants et doux roulaient dans l’eau, et comme autrefois Balaam ravi au spectacle des tentes de Jacob, l’Archevêque, sous l’action du Saint-Esprit, au lieu de maudire, exulta de joie, éleva ses mains vers le Ciel et bénit. »

Cela mit du baume au cœur du fondateur et de la Communauté ; mais il fallait reconstruire ce que l’incendie avait endommagé. L’hiver 1893-94 fut terrible. On eut juste de quoi rebâtir les murs extérieurs du couvent et le toit, des draps tendus tinrent lieu de cloisons entre les pièces. Cependant, tout pauvre qui se présentait était accepté, malgré le manque de place...

La congrégation en 1897, 5 ans après la fondation.
La congrégation en 1897, 5 ans après la fondation.

LE DÉVELOPPEMENT PAR L’ANÉANTISSEMENT

Le Père Brousseau avec les frères et les orphelins travaillant à l'essouchement.
Le Père Brousseau avec les frères et les orphelins travaillant à l'essouchement.

Afin de subvenir aux besoins, il fallut se résoudre à aller mendier. Pour décider les sœurs qui y répugnaient, le fondateur se contenta de cette remarque : « Mais qui donc soulagera les pauvres et les orphelins, si aucune de vous ne se soumet à l’humiliation. » Plus tard, le curé Brousseau ira mendier lui-même dans les maisons des paroisses où il sera appelé pour faire des conférences en faveur de la colonisation et des orphelinats agricoles. Un jour, il avoua : « Je n’ai encore pu me vaincre, bien que j’exerce ce métier depuis plus de vingt ans. J’éprouve, aujourd’hui, autant de répugnance que la première fois, à frapper aux portes pour demander l’aumône ; seulement, j’ai eu tant de réceptions de tout genre que, maintenant, je suis indifférent à l’accueil qu’on me fait. » Ses notes intimes en témoignent : la seule chose qui comptait pour lui était d’ouvrir le Ciel aux âmes.

À la même époque, pour que les garçons orphelins ne soient plus obligés d’aller dans des institutions en ville, à l’âge de douze ans, il eut l’idée de fonder avec eux une congrégation qui les formerait à la vie des colons. Arrivés à l’âge adulte, ces jeunes gens auraient le choix : entrer dans la communauté ou se marier, acheter une terre ou se placer comme ouvrier agricole. Ils prirent en charge une grosse ferme au lac Vert dont les produits alimentaient les œuvres des sœurs, qui se développaient d’une façon étonnante. En 1902, après dix ans d’existence, la communauté comptait déjà 80 religieuses professes et 25 aspirantes.

Le couvent avec la chapelle Sainte-Anne
Le couvent avec la chapelle Sainte-Anne

En 1898, un nouveau drame secoua la communauté. La maîtresse des novices perdit la raison et tint publiquement des propos effrayants contre la fondatrice. Malheureusement, cela s’était su à l’extérieur de Saint-Damien et des bienfaiteurs firent savoir au Père Brousseau que si la fondatrice restait supérieure, ils cesseraient leurs dons. L’apprenant, Mère Saint-Bernard supplia le Père d’accepter sa démission. Celui-ci tergiversa, puis agréa le sacrifice héroïque de celle qu’il considérait comme une sainte, non pas pour céder au chantage, mais pour que la Congrégation soit encore plus surnaturellement fondée. Alors que Mère Saint-Bernard venait d’être réélue supérieure, il annula l’élection sous prétexte qu’elle avait déjà fait deux mandats.

Mère Saint-Bernard en 1898
Mère Saint-Bernard en 1898

La fondatrice continua à vivre dans la communauté, vénérée de tous. D’un dévouement héroïque auprès des vieillards, elle devra s’effacer de plus en plus, souffrant de maux de tête et de sciatique. En 1901, elle demanda qu’on ne lui donnât plus son titre de fondatrice, « car ce n’est pas un nom de saint » ; la requête fut acceptée, mais personne n’en tint compte.

Cette même année, commença la construction de l’immense maison-mère, celle qui existe toujours à Saint-Damien et qui témoigne du “ miracle ”. En 1904, on inaugura l’aile qui devait servir d’hôpital. Il faut nous rendre compte que toute l’œuvre reposait sur le travail des sœurs, qui vivaient en autarcie. Les constructions furent financées par la Providence, via les tournées de « propagande » du fondateur de 1898 à 1910.

Par ses conférences, le curé Brousseau démontrait de la nécessité du développement de l’agriculture sur de nouvelles terres, mais plus encore la nécessité de développer la vie des nouvelles paroisses autour des institutions de l’Église. C’est sur le projet d’une chrétienté canadienne-française qu’il enthousiasmait ses auditeurs… ou exaspérait ses ennemis. Car il en eut, au point d’être victime de plusieurs tentatives d’assassinat qui l’obligèrent pendant quelque temps à dormir au presbytère sous la surveillance de paroissiens armés.

En parcourant ainsi les paroisses du vaste diocèse de Québec, il révéla aussi des dons de thaumaturge. Comme don Bosco, il lisait dans les âmes des enfants et prophétisa la mort subite de plusieurs personnes. Il avait aussi le don de discernement des vocations.

À cette époque, un prodige à la maison mère acheva d’établir sa réputation de sainteté. Alors que le Père était occupé à catéchiser les orphelins, une religieuse était accourue pour l’avertir que les tuyaux de cheminée dans le dortoir des petites filles étaient rougis à blanc. L’incendie était donc imminent. Lui laissant la surveillance des enfants, le Père courut conjurer le danger. Peu de temps après, il revint haletant mais silencieux, et reprit sa tâche. La sœur s’empressa de retourner au dortoir : tous les tuyaux, et il y en avait !... gisaient par terre, mais parfaitement refroidis et sans la moindre trace de calcination sur le plancher de bois mou !

Le Père Brousseau en 1909
Le Père Brousseau en 1909

Le 28 novembre 1905, alors qu’il était absent, de nouveau un incendie se déclara, cette fois à la boulangerie. En peu de temps, il fut hors de contrôle. Sans panique, on déménagea ce qu’on put. Seule la laiterie, toute neuve, fut épargnée par le geste de foi de la maîtresse des novices qui, quoique petite et de faible constitution, réussit à transporter sur le perron une grande statue de saint Joseph, lui disant : « À vous, saint Joseph, de nous la conserver ! »

Le feu devint si intense qu’on craignit une conflagration du village. Les villageois abandonnèrent le couvent pour aller mettre leurs propres biens en sécurité dans les champs. Tout à coup, le vent changea de direction, et les flammes s’attaquèrent à une grange des sœurs jusqu’alors épargnée. En moins de quatre heures, tout ne fut plus qu’un amas de ruines fumantes, sauf la laiterie et l’hospice des vieillards.

Lorsque le Père Brousseau apprit le sinistre, ce fut un coup de foudre. Il se contenta de dire : « Le bon Dieu me l’avait donné ; il me l’a ôté ; que son saint Nom soit béni ! » Il ne put rentrer à Saint-Damien que le lendemain matin. La chronique de la Communauté a raconté sobrement ce retour : « Enfin, notre Père fondateur nous arrive, ce matin, vers onze heures. Son calme et sa douce résignation affermissent notre courage. Cependant, selon leur habitude, quelques orphelins étaient accourus à sa rencontre ; ils remarquèrent que des larmes brûlantes s’échappaient de ses yeux, mais il garda le silence, tant il est vrai que les grandes douleurs se taisent. »

La supérieure générale voulut disperser les novices, le temps de la reconstruction. La fondatrice, qui gardait toujours le silence, cette fois jugea de son devoir de se jeter à ses genoux pour la supplier de revenir sur cette décision qui tarirait le flot des vocations au moment où on en avait le plus besoin. Elle fut écoutée, et les vocations continuèrent à abonder, comme nous le verrons. Le curé Couture avait bien raison : Saint-Damien, c’est manifestement l’œuvre du bon Dieu.

Le Père Brousseau décida de reconstruire, cette fois à l’épreuve du feu. Mais en attendant, il fallait se serrer. Pendant un certain temps, les religieuses prirent leur repos dans l’escalier : une sœur toutes les deux marches !

La communauté en 1905
La communauté en 1905

Pour faire face à ces dépenses considérables, le fondateur n’avait que sa foi en la Providence. Le gouvernement lui promit une allocation annuelle de 1000 dollars, elle ne lui sera versée que la première année !

Même Mgr Begin rechignait à l’aider. Il lui demanda un signe. Angoissé mais non découragé, le Père Brousseau quitta l’archevêché et s’arrêta pour prier à la cathédrale, au sortir il rencontra une dame voilée qui l’invita à la suivre à la banque, « Je veux faire quelque chose pour vos œuvres », lui dit-elle en lui remettant un pli cacheté, avant de s’éloigner rapidement tout en refusant de dire son nom. Le Père Brousseau ouvrit l’enveloppe, elle contenait mille dollars. Alors, il revint en trombe à l’archevêché, se précipita dans le bureau de Mgr Begin en s’écriant qu’il tenait le signe de la volonté de Dieu !

« PLUS NOUS SERONS HUMBLES, PLUS LA COMMUNAUTÉ SERA BÉNIE »

À la fin de sa vie
À la fin de sa vie

Les travaux purent commencer. Lorsqu’il n’était pas en tournée de conférences, l’abbé Brousseau surveillait tout, aidait partout. Son repos était d’aller travailler aux champs avec les orphelins, malgré ses maux de dos.

En novembre 1908, la communauté put réintégrer les nouveaux bâtiments, vous imaginez avec quelle joie. Lui ne ralentit en rien ses activités jusqu’à ce qu’une première attaque de paralysie vienne le frapper, le 2 avril 1910, à Thetford Mines où il quêtait. Quelques semaines auparavant, Mère Saint-Bernard avait été atteinte du même mal. Aveugle, elle fut aussi accablée de beaucoup de peines intérieures, tout en gardant un inaltérable sourire. La dernière fois qu’elle put parler à la communauté, elle fit cette recommandation : « Restons petites ; plus nous serons humbles, plus la communauté sera bénie. » Elle s’éteignit doucement le 29 avril 1918.

Elle laissait 179 sœurs, 22 novices et 3 postulantes, c’est-à-dire un peu plus de deux cents religieuses vivantes, vingt-cinq ans après la fondation.

Le fondateur, lui, se remit doucement de sa maladie, mais il dut cesser ses tournées de conférences et accepter quelques adoucissements. En 1915, il fut fait chanoine honoraire par le cardinal Begin, un honneur dont il se serait bien passé ! Le grand souci de ses dernières années était l’œuvre des Frères de Notre-Dame-des-Champs dont personne ne voulait prendre la direction après lui.

Professions religieuses à la Maison-Mère en 1937
Professions religieuses à la Maison-Mère en 1937

C’est chez eux qu’il fut frappé d’une nouvelle attaque de paralysie, le 11 avril 1920. Au cours de la semaine, il retrouva sa connaissance et, sachant sa fin prochaine, il fit aux religieuses qui l’entouraient sa dernière recommandation : « Je veux que vous soyez toutes des saintes ».

Le 17 avril, il demanda sa soutane. Comme on voulut savoir pourquoi, il répondit : « pour dire ma messe, demain à 8 heures ». Et le lendemain, à 8 heures précises, sans agonie, sans souffrance particulière, il alla dire sa messe au Ciel !

Dans ce village de colonisation, « au bout du monde », sur une terre où il ne poussait que des roches, il avait fondé une communauté où il avait accueilli, en trente ans, 381 religieuses. En 1942, elles étaient 667, vouées à l’enseignement et aux œuvres de charité, providence de bien des curés et des colons dans les nouvelles paroisses de colonisation, en particulier en Abitibi.

Lorsqu’on procéda à l’ouverture de son tombeau, sous la chapelle dédiée à sainte Anne, on retrouva son corps intact.

Les sœurs du Perpétuel-Secours ont organisé un musée fort intéressant sur leur fondateur et leurs œuvres passées et présentes au Québec et en pays de mission. Voilà un beau pèlerinage, peu couru, mais riche de leçons pour la renaissance de l’Église, lorsque tout sera à reconstruire. Comme le chanoine Brousseau et Mère Saint-Bernard, il suffira de se confier à la Providence et de ne pas compter ses peines !

L'immensité de la Maison-Mère (vue partielle) atteste “le miracle de Saint-Damien”.
L'immensité de la Maison-Mère (vue partielle) atteste “le miracle de Saint-Damien”.