L'OEUVRE DES OBLATS
IX. Jusqu'aux extrémités de la terre
PARMI toutes les missions du monde, celles du Grand Nord canadien ont été considérées comme les plus héroïques. Les Oblats de Marie Immaculée s’y sont dévoués pendant plus de quarante ans pour apporter la lumière de l’Évangile et la grâce sacramentelle à quelques milliers d’Esquimaux, comme on disait alors, d’Inuit comme on préfère dire aujourd’hui.
Nous avons déjà raconté comment le Père Grollier avait été le premier missionnaire à rencontrer les farouches habitants des glaces polaires, en 1860, à l’embouchure du fleuve Mackenzie. En 1865, 1868 et 1869, le P. Petitot les approcha à son tour ; mais il ne sut pas vaincre l’opposition sourde des sorciers, et il n’obtint aucun résultat. Le P. Camille Lefebvre renouvela plusieurs fois l’expérience de 1892 à 1898, mais sans plus de succès. Mgr Grouard décida alors d’abandonner la mission esquimaude au profit du Yukon, où les chercheurs d’or qui arrivaient en foule avaient grand besoin de secours spirituels.
LE SANG DES MARTYRS
C’est en 1910 que Mgr Breynat décida de reprendre l’évangélisation des Esquimaux en la confiant au jeune Père Rouvière, âgé de trente ans. Le missionnaire partit l’année suivante pour le nord-est du Grand Lac de l’Ours où il avait appris que les Esquimaux du cuivre venaient commercer avec les Indiens. De fait, il put dès cette première année en rencontrer de cent cinquante à deux cents. Il renouvela cette opération d’apprivoisement les deux étés suivants, en compagnie du P. Le Roux. En 1913, apprenant qu’un groupe nombreux s’était établi à l’embouchure du fleuve Coppermine, les deux Oblats décidèrent de s’y rendre au plus vite pour tenter d’y établir une mission. Il y arrivèrent aux alentours du 20 octobre 1913, mais ce fut pour y trouver une tribu aux prises avec une grande famine. L’accueil fut difficile : malgré la sympathie de quelques-uns, la plupart sous l’influence du sorcier étaient indifférents, voire hostiles, de plus en plus hostiles. Au bout d’une semaine, les pères crurent plus prudent de suivre le conseil qu’on leur répétait avec insistance, de rebrousser chemin. Ils furent rejoints par deux Esquimaux fanatisés par le sorcier, qui les assassinèrent quelques jours plus tard, le P. Le Roux à coups de couteau, le P. Rouvière abattu à la carabine.
Mgr Breynat n’eut confirmation de la mort tragique de ses missionnaires que près de deux ans plus tard. « Sur les instances de tous les Pères du vicariat, et, pour ne point perdre au profit des ministres protestants qui nous harcellent jusque dans ces déserts glacés, le terrain gagné au prix du sang de nos martyrs, nous rouvrîmes la mission », écrit Mgr Breynat. Il la confia au P. Joseph Frapsauce, assisté par le Frère Benoît Meyer-Marguerit. Ils commencèrent par bâtir une mission Notre-Dame du Rosaire au fond du Grand Lac de l’Ours, où chaque été le missionnaire serait assuré de rencontrer quelques Esquimaux. À la fin de l’hiver 1920, le frère Benoît retourna au Mackenzie chercher le jeune P. Fallaize destiné par son évêque à s’initier à ce pénible apostolat. À leur retour, trouvant la mission vide de son occupant, ils relevèrent les traces d’un tragique accident : le P. Frapsauce s’était noyé quelques heures avant leur arrivée. Nouveau deuil, combien cruel ! Un autre missionnaire disparaissait en emportant avec lui la connaissance déjà acquise de la langue esquimaude. Dix années de labeur, trois victimes. Tout était à recommencer.
DE COURAGEUX NORMANDS…
Après le retour dans le sud du F. Meyer-Marguerit, trop ébranlé par l’épreuve, le P. Fallaize resta seul. Mais ce Normand était d’une trempe extraordinaire. Quoique ne connaissant que quelques mots esquimaux, il n’hésita pas à suivre un groupe de passage, dont il comprit très vite qu’il était celui auquel les Pères Rouvière et Le Roux avaient eu à faire ! Le sorcier était toujours là, avec la même haine diabolique. Cependant, avec un rare sang-froid qu’il attribua toujours à une protection de l’Immaculée, le P. Fallaize répondit à toutes les intimidations par de francs éclats de rire qui déconcertèrent ses adversaires et forcèrent leur admiration… C’est ainsi qu’il fut finalement adopté par la tribu. Le sorcier lui-même fut conquis au point de raconter dans le détail l’assassinat des deux Oblats, et de restituer leurs objets personnels qu’il s’était appropriés.
Nous ne pouvons nous attarder sur l’étonnante carrière missionnaire du P. Fallaize, devenu en 1931 évêque auxiliaire de Mgr Breynat avec la charge particulière de ses chères missions esquimaudes. Le P. Buliard l’a racontée dans un livre passionnant, Inunuak. Avant que l’ophtalmie des neiges ne le contraignît, en 1938, à une retraite anticipée à Lisieux, auprès de sa chère petite sainte normande, Mgr Fallaize avait fondé cinq missions polaires. À la veille du Concile, elles étaient au nombre de neuf, relevant du vicariat apostolique du Mackenzie, mais elles ne prenaient soin que de 522 Esquimaux catholiques sur une population estimée à 2 440 âmes.
Parallèlement à leurs confrères du Mackenzie, Mgr Charlebois et les Oblats du Keewatin entreprirent, eux aussi, l’évangélisation des Esquimaux, mais à partir de la Baie d’Hudson. L’artisan principal de cette épopée fut le P. Arsène Turquetil, personnage fort attachant, mais qui n’a pas eu la chance d’avoir un brillant biographe comme Mgr Fallaize.
Lui aussi est un normand, né en 1876 près de Lisieux, ce qui aura son importance. Jeune orphelin, il fut recueilli par les religieuses de l’hospice qui lui transmirent une foi de granit. Sa vocation missionnaire date d’une de ses premières leçons de catéchisme, lorsqu’il apprit avec stupéfaction qu’il existait des peuples qui ne connaissaient pas Dieu ! Espiègle, turbulent autant qu’intelligent, seul le rappel de sa vocation missionnaire le ramenait au calme. Entré chez les Oblats, il conçut secrètement un vif désir d’évangéliser les Esquimaux et il en confia la réalisation à Notre-Dame de la Délivrande, le célèbre pèlerinage normand, en lui promettant de lui consacrer sa première fondation. En 1900, il reçut sa première obédience pour la mission la plus septentrionale du Keewatin, celle du Lac Caribou. Depuis plus de trente ans, le vénérable P. Gasté s’y dévouait aux Indiens, dans la solitude, tout en brûlant du désir d’aller chez les Esquimaux qu’il avait une fois ou l’autre entraperçus à la limite de la terre stérile. Ce qui explique ce fraternel dialogue d’accueil du jeune missionnaire qui, à peine arrivé, demanda au vétéran s’il y avait bien des Esquimaux sur le territoire de la mission. « Le bon vieux bondit. “ Oh oui ! venez-vous pour vous en occuper ? ” Et sans attendre une réponse, il embrasse le jeune père en disant : “ Voilà trente ans que je demande quelqu’un pour ce ministère. Quel âge avez-vous ? – Vingt-quatre ans et demi. – Ah ! si on m’avait dit alors qu’il fallait encore attendre six ans avant la naissance du prêtre qui viendrait évangéliser ces pauvres gens, je me serais bien découragé. Mais vous voilà. Je verrai donc commencer cette mission. Que Dieu est bon ! ” » En réalité, il faudra encore attendre dix ans ! Pourtant, dès 1901, le P. Turquetil fit un voyage d’exploration, mais faute d’équipement contre le froid il dut rebrousser chemin, si bien que son premier contact avec les Esquimaux n’eut lieu qu’en 1906. Pendant cinq mois il vécut avec un groupe qui faillit lui faire un sort semblable à celui que connaîtront bientôt les pères Rouvière et Le Roux. Mais lui, malgré toutes les menaces, refusa de s’éloigner de la tribu ; ce courage impressionna tellement les Esquimaux qu’ils renoncèrent à leur noir dessein. La guérison miraculeuse d’un jeune homme et l’emprise bienfaisante du prêtre sur un possédé, achevèrent de lui gagner l’estime de la tribu. Le missionnaire catholique avait acquis droit de cité, d’igloo plutôt, chez les redoutables “ mangeurs de cru ”.
Dès son installation comme vicaire apostolique du Keewatin, Mgr Charlebois donna au P. Turquetil la permission tant attendue d’aller fonder une mission polaire. Le jeune père choisit Chesterfield comme lieu d’implantation, sur la côte ouest de la Baie d’Hudson. Jamais Blanc ne s’y était installé. Mais il fallut négocier le transport du matériel nécessaire avec la Compagnie de la Baie d’Hudson. Disons-le une fois pour toutes : les missions du Grand Nord ont constamment besoin d’un complet ravitaillement en provenance du sud, sous peine de contraindre le prêtre à vivre intégralement à l’esquimaude, ce qui serait impossible sur une longue période. Or, la Compagnie, craignant que les missionnaires catholiques détournent les autochtones de leurs comptoirs, développera une politique d’entraves systématiques. Elle décida donc d’établir un comptoir voisin de la mission ; chose unique dans l’histoire des missions canadiennes : à la Baie d’Hudson, le missionnaire précède le marchand !
Le 21 septembre 1912, le P. Turquetil disait la première messe dans la maison-chapelle de Chesterfield dédiée à Notre-Dame de la Délivrande. Il était accompagné du P. Leblanc, un optimiste à tout crin ; mais ni l’un ni l’autre ne savaient qu’ils allaient connaître presque cinq années de souffrances sans la moindre consolation. Ils ont tout à apprendre. Lutter contre le froid d’abord, c’est le plus facile car ils n’ont qu’à copier la manière de faire des Esquimaux. La faim est plus pénible à supporter ; lorsque les provisions sont épuisées, il leur reste la chasse, mais malheureusement ils n’ont pas l’habileté des Esquimaux. Cependant, ce fut la maîtrise de la langue qui fut leur plus grande difficulté et qui leur causa les plus grandes angoisses. Or, le temps pressait. Les Blancs à la solde de la Compagnie, répandaient le bruit parmi les autochtones que les barbus s’étaient installés ici parce qu’ils avaient été chassés de leur pays à la suite d’escroqueries. En outre, Mgr Charlebois s’inquiétait de ce que l’entretien de la mission grevait ses maigres finances et privait les autres missions d’une aide toujours désirée ; fallait-il s’obstiner ou remettre à plus tard l’évangélisation de ces populations si défavorisées ?
À la Pentecôte 1915, le P. Turquetil se hasarda à faire son premier sermon… ce fut une catastrophe ! Un an plus tard, le P. Leblanc, bien persuadé de son succès, s’essaya à son tour… Ce fut un désastre pire encore, qui provoqua l’hilarité sans bornes des Esquimaux et le découragement profond du jeune missionnaire. Or quelques semaines plus tard, un Esquimau le surprit pleurant à la lecture de la lettre qui lui apprenait la mort à la guerre de son père et de ses deux frères. Dès lors, on se moqua de lui dans tout le camp, répétant qu’il n’était qu’une femme ! L’équilibre nerveux du jeune apôtre en fut si ébranlé que le P. Turquetil jugea prudent de le faire évacuer ; mais il disparut en mer lors de la traversée qui le ramenait à la civilisation.
…ET UNE SAINTE DE NORMANDIE
Mgr Charlebois se laissa persuader de ne pas encore fermer la mission. Il accorda un sursis et envoya le frère Girard comme compagnon au P. Turquetil. C’est à cette occasion que ce dernier put prendre connaissance d’une lettre de sa parenté qui lui racontait les nombreux miracles d’une jeune carmélite de Lisieux, morte en odeur de sainteté ; un sachet de la terre du tombeau de la servante de Dieu était joint à la lettre. Le dimanche suivant, tandis que les Esquimaux groupés autour du P. Turquetil, étaient penchés pour regarder des images, le F. Girard les saupoudra de terre lexovienne. Les Esquimaux ne s’aperçurent de rien : on rangea les images, les Inuit s’en retournèrent comme d’habitude. Il ne restait plus qu’à attendre le miracle. Rien ne se passa durant toute la semaine mais, le dimanche suivant, ces indifférents incurables qui depuis cinq ans se moquaient des missionnaires, abandonnèrent d’eux-mêmes leurs projets de chasse et vinrent entendre la messe. « Prie, Barbu, et surtout chante bien “ Donnez-nous notre pain quotidien ”, puisque nous n’irons pas au gibier. – Vous vous moquez encore ! – Non. Nous avons été bien mauvais jusqu’ici ; nous ne voulons plus rire de la religion, nous voulons changer de vie et apprendre le chemin du ciel. » Le P. Turquetil était suffisamment réaliste pour ne pas croire immédiatement au miracle ! Mais il lui fallut se rendre à l’évidence. Après cinq ans de vains efforts, les Esquimaux vinrent tous les matins, neuf mois durant, assister à la messe, apprendre les prières et les cantiques, et tous les soirs entendre le catéchisme pendant une heure. Le 2 juillet 1917, le persévérant missionnaire put enfin baptiser les quatre premières familles esquimaudes.
Ayant réussi à percer les secrets de leur langage, le P. Turquetil leur donna un alphabet inspiré de la sténographie, établit une grammaire et fit imprimer en leur langue des livres de prières et de cantiques. Munies de ces précieux instruments qui les gardèrent dans la foi, les familles converties se faisaient apôtres de leurs frères rencontrés lors de leurs incessantes pérégrinations polaires. En peu d’années, l’ensemble de la population esquimaude eut ainsi connaissance de la présence des Oblats, de leur bonté et de l’existence du vrai Dieu qu’il fallait prier. Plusieurs tribus envoyèrent des émissaires réclamer un missionnaire. Ces heureuses dispositions, renforcées encore par les innombrables miracles de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus en faveur des Oblats et de leurs catéchumènes, auraient disposé merveilleusement les âmes à la foi catholique si les sorciers et les protestants ne s’étaient déchaînés pour entraver et circonscrire l’expansion de l’Église. Leurs manœuvres furent plus efficaces que les épouvantables conditions de vie auxquelles les missionnaires furent contraints durant de longues années.
LA CROIX À LA CEINTURE, AUX MISSIONS LES PLUS DURES
En 1925, au Cap Eskimo, le Père Ducharme qui deviendra le doyen du Grand Nord avec 56 années de mission, fonda la mission Sainte-Thérèse. Quelques jours plus tard, il éprouva la puissante protection de sa patronne : une épouvantable tempête qui détruisit presque tous les bâtiments de la Compagnie et de la Gendarmerie royale du Canada, endommagea de nombreuses embarcations, mais laissa indemne la fragile maison-chapelle.
En 1926, Mgr Turquetil, devenu Préfet apostolique de la Baie d’Hudson, ouvrit la mission Saint-Joseph sur l’île Southampton. L’année suivante, il décida la fondation de la mission Saint-Paul de Baker Lake, à 250 kilomètres de Chesterfield, à l’intérieur des terres. Ses commencements furent particulièrement pénibles, le navire transportant le matériel des missionnaires ayant fait eau, les deux Oblats durent longtemps se nourrir de denrées avariées, tandis que leur maison-chapelle, dont les planches se rétrécirent en séchant, s’ouvrait de toutes parts au vent glacial. Heureusement, elle était confiée à l’inénarrable P. Rio, d’une inaltérable bonne humeur, et au courageux P. Clabaut, le futur coadjuteur de Mgr Turquetil.
En 1929, le P. Prime Girard, l’ancien frère compagnon du P. Turquetil, devenu prêtre, fonda la mission du Sacré-Cœur à Pond Inlet, la plus septentrionale du monde, puisqu’elle est établie au delà du 72e parallèle. En 1931, Mgr Turquetil, maintenant vicaire apostolique, autorisait son compagnon, le P. Bazin, à aller s’établir un peu plus au sud, chez les Iglouliks, et y fonder la mission Saint-Étienne. Le jeune missionnaire bourguignon fut particulièrement éprouvé lorsque sa modeste cabane passa au feu. Voici l’admirable lettre qu’il écrivit à son évêque pour l’avertir du drame ; plus que de longs développements, elle illustre le zèle de ces Oblats : « 23 juillet 1933 : Monseigneur et bien-aimé Père, Une grande épreuve vient d’atteindre notre petite installation ici. Hier matin, je venais de finir ma messe, et quelques instants après, l’église a brûlé ; il n’en reste plus rien. Un moment d’inattention de ma part, une bougie a mis le feu et, en quelques minutes, tout a flambé comme une torche. Tout ce que j’ai pu sauver est la sainte Réserve, trois petites hosties dans une custode ; puis du dehors en cassant une vitre, j’ai pu sauver mon livre de prières en esquimau. J’ai versé des centaines de seaux d’eau sur le brasier – le petit lac est à quelques mètres de distance. Ainsi je puis vous écrire sur ce papier avarié, retrouvé dans les décombres, le lendemain.
« À part la soutane que j’ai sur le dos, je n’ai plus rien, absolument rien. L’église, c’était la maison, c’était le grenier aux vivres, c’était tout, et tout est disparu.
« Lorsqu’il n’est plus resté que des charbons fumants, je n’ai pu que tomber à genoux, et faire un acte de soumission à la volonté du bon Dieu. Trois années d’efforts, de sacrifices, de souffrances, anéanties en quelques instants ! Que le bon Dieu me pardonne au moins mes péchés, et sauve les Esquimaux ! Je n’ai plus ni bréviaire, ni rien pour dire la messe. Je suis seul dans mon île pour le moment ; les Esquimaux ne doivent venir que dans huit ou quinze jours, peut-être plus tard, quand la glace sera partie. Actuellement elle est dangereuse. Jusqu’à leur arrivée, je n’aurai qu’à mettre un cran à la ceinture.
« Hier au moment de l’incendie, il y avait un fort vent du nord-ouest ; aujourd’hui, calme plat. Il y en a des moustiques ! Je n’ai pas de tente ni aucun abri. Je ne sais trop comment je m’installerai cet été et l’hiver prochain. Ce sera probablement chez une famille esquimaude. Après Noël, je descendrai sans doute à Repulse Bay, chez le P. Clabaut et le P. Henry ; puis, si je n’ai pas de contrordre de vous, je reviendrai ici.
« C’est vrai que je ne suis pas plus pauvre aujourd’hui que je ne l’étais quand je vins ici pour la première fois ; mais je suis bien plus malheureux, car ne je ne puis même pas dire la messe. Si longtemps sans messe ni bréviaire, c’est pénible. Je porte sur mon cœur la petite custode où sont les trois Hosties consacrées, et je la conserve ainsi. Je pourrai au moins faire ma visite au Saint-Sacrement, et me communier aux grandes fêtes. Si ce n’est pas liturgique, qu’y faire ? J’en ai pour sept ou huit mois devant moi comme cela. Et avec cela, je me sens un grand désir de voir arriver les Esquimaux. Oh ! Priez pour moi, Monseigneur, car je ne suis bon à rien.
« Comment le désastre s’est produit, voici : les planches que nous avions étaient de très mauvaise qualité : fendues en maints endroits, le vent s’y engouffrait et formait un gros courant d’air entre les deux cloisons de bois. On y remédiait de son mieux de temps en temps. Hier, c’était la tempête. Après ma messe et mon action de grâces, j’inspectai, à l’aide d’une chandelle, le dessous d’une petite fenêtre. À mon insu, la flamme fut violemment aspirée vers une fente mal bouchée, et le papier goudronné entre les cloisons prit feu. J’essayai du dehors de soulever une planche du toit, pour envoyer un seau d’eau ; je n’en eus pas le temps ; tout flambait déjà. Je voulus retirer et sauver au moins de quoi dire la sainte messe ; je faillis y rester aveuglé et asphyxié par la fumée. Je ne pus sauver que les Saintes Espèces. Après midi, j’ai fait des fouilles dans les décombres. J’y ai trouvé le petit calice fondu, à côté la pierre d’autel intacte, le linge qui l’enveloppe est à peine brûlé. Peut-être trouverai-je quelques vivres encore mangeables. J’espère. Pour le moment, je n’ai qu’à pratiquer mon vœu de pauvreté à la lettre ; une seule chose me coûte, c’est de ne pouvoir dire la messe. » Une semaine plus tard, il est secouru par des Esquimaux qui, à des kilomètres de là, avaient senti la fumée de l’incendie.
Dans les mois qui suivirent, il rebâtit la mission Saint-Étienne avec des matériaux de fortune. Il voulait à tout prix tenir, car les protestants profitaient de la moindre absence des pères pour débarquer sous l’égide de la Compagnie et baptiser les Esquimaux sans autre instruction qu’une sévère mise en garde contre les papistes. C’est ce qui explique qu’en 1932, le vicariat ne comptait que 273 catholiques, pour 2 850 protestants et 4 650 infidèles.
Mgr Turquetil comprit que la charité de religieuses serait le plus efficace rempart contre la propagande anglicane. Il résolut alors la prouesse de bâtir un hôpital à Chesterfield, qu’il confia à cinq Sœurs grises. Pendant trente ans, elles furent les Anges de l’Arctique : qui pourra évaluer le bien qu’elles firent aux corps et aux âmes ?
Pour arriver à ses fins, l’évêque s’émancipa de la Compagnie en procurant au vicariat son propre navire, une petite goélette qu’il baptisa Sainte-Thérèse. C’était un bien piètre bâtiment, mais la puissante protection de sa céleste patronne compensait largement. Ainsi put-il à moindre prix ravitailler les missions et transporter sur place les matériaux nécessaires aux constructions.
Moyennant quoi, Mgr Turquetil voulait toujours aller plus loin. L’épopée du Père Pierre Henry répondit à ses désirs. Arrivé au Grand Nord en 1933, ce jeune père breton fut d’abord adjoint au P. Clabaut qui venait de fonder l’importante mission de Repulse Bay, au nord de la Baie d’Hudson. De là, le P. Henry voulut aller vers le pôle magnétique, une région à peine explorée, domaine de la tribu des Netchiliks. Il dut attendre deux ans l’autorisation de ses supérieurs, et on les comprend ; Mgr Turquetil disait en effet de ces habitants du dos de la terre : « cette tribu est la plus nombreuse, bien que de mœurs dures et barbares ; les meurtriers ne se comptent plus, on ne compte que ceux qui n’ont jamais eu le courage de tuer personne. » Mais un beau jour, appelés par les ferventes prières du jeune Oblat, ces hommes redoutables vinrent à Repulse Bay demander un missionnaire ; le P. Henry les suivit sans tarder. Commença alors une aventure apostolique qui force l’admiration. Nous la raconterons dans un prochain numéro, parce que l’histoire dramatique du plus saint des Oblats du Grand Nord (selon ses confrères) est exceptionnelle et qu’elle se termine en 1979, dans la lumière et la paix que lui ont apportées les écrits de notre Père.
Le Père Henry réussit, en effet, à convertir ses Netchiliks, puis il fonda une mission à Thom Bay, près du pôle magnétique. En 1951, victime de la maladie il dut être rapatrié. Remis promptement sur pied, il revint à Pelly Bay et eut la douleur de constater que durant son absence, les protestants s’étaient implantés et qu’une partie de son troupeau avait apostasié. Alors une nouvelle lutte commença pour le missionnaire oblat : reconquérir ses brebis, une à une, par la charité, mais surtout par la prière et le sacrifice. Il réussit, au point que la très laïque Encyclopédie du Canada sera bien obligée de préciser, dans son article sur les Netchiliks, qu’il s’agit d’une tribu intégralement catholique.
LE TROUPEAU RAVAGÉ
Elle fait bien de le noter car le fait est exceptionnel. Nous allons toucher là le drame de ces missions esquimaudes. Bien que les missionnaires catholiques aient tout fait pour le bien spirituel et temporel de ce peuple, le nombre des convertis reste décevant. En 1951, dans le vicariat de la Baie d’Hudson, vaste de deux millions trois cent mille kilomètres carrés, outre l’évêque, 27 Pères et 6 Frères se dévouaient auprès de huit mille Inuit, dont 1 235 seulement étaient catholiques...
La propagande anglicane soutenue par la Compagnie de la Baie d’Hudson explique pour beaucoup ces résultats décevants, mais elle aurait pu être surmontée à force de patience, comme le montre l’exemple du Père Henry dans la région de Pelly Bay. Ce qui va définitivement bloquer le mouvement de conversion, ce sont l’intervention fédérale et l’arrivée des Américains qui obéissent à une nécessité stratégique : il s’agit de surveiller l’URSS par une ceinture de stations radars, la Dew Line, et par un réseau de bases aériennes. Sans aucun avertissement ni préparation, les Esquimaux et leurs missionnaires virent débarquer les soldats américains qui embauchèrent beaucoup d’Inuit contre des salaires sans aucune proportion avec les maigres gains que leur rapportait la vente des fourrures aux comptoirs de la Cie de la Baie d’Hudson...
Le P. Mary-Rousselière témoigne : « Les Inuit ont vu soudain les avions-cargos atterrir l’un après l’autre, débarquer par dizaines ou par centaines, des Blancs dotés d’un matériel inimaginable. Les bâtiments ont surgi sur la toundra, les routes ont escaladé les montagnes, des flottilles sont arrivées. Ils ont vu aussi des engins coûteux abandonnés sur place parce qu’il aurait coûté plus cher de les faire réparer que d’en faire venir de nouveaux. Ils ont vu des bulldozers écraser parfois du matériel neuf, de la nourriture excellente jetée aux ordures sous prétexte qu’elle avait été un peu touchée par le gel ou était un peu trop vieille… bref, un gaspillage inouï… un exemple à tout prendre peu profitable. »
L’alcool commença aussitôt ses ravages. Citons aussi le témoignage du P. Ducharme, alors à la mission Sainte-Thérèse : « En septembre 1955, Arviat fut littéralement envahi par l’armée américaine. Trois gros bateaux ancrèrent au large. Six barges, chargées de grues, de tracteurs, de camions, d’énormes caisses de toutes dimensions foncèrent vers le fond de la Baie pour s’immobiliser à moitié hors de l’eau. Rabattant alors leurs portes, elles déversèrent leur chargement sur la côte pour faire immédiatement demi-tour et retourner au ravitailleur chercher une nouvelle cargaison. En moins d’un an, Cap Eskimo allait devenir une petite ville avec un aéroport, des rues éclairées et combien d’autres commodités modernes ! Adieu misère et chômage ! Les Inuit écarquillaient les yeux et devant la puissance des Blancs, même le plus influent des sorciers ne savait plus sur quel pied danser ! » On embauche les Inuit pour le nivellement de la piste d’atterrissage, au salaire journalier de 18 $ ! « Mais soudainement, fin octobre, la poule aux œufs d’or rendit l’âme ! Un télégramme arriva qui suspendit tous les travaux. On avait, paraît-il, découvert un appareil de détection des avions ennemis tellement puissant qu’avant de naître, nos stations radar et les bases aériennes étaient déjà démodées. Au printemps, les avions de transport géants se posèrent sur la glace de la mer et débarrassèrent la côte du matériel débarqué l’automne précédent. Évidemment les Esquimaux n’ont jamais compris au juste ce qui s’était passé dans la tête des hommes blancs, toujours bizarres à leurs yeux ! »
Mais la vie esquimaude était désaxée. Les familles engagées dans ce gigantesque projet, se retrouvant subitement sans avenir, avaient manqué la chasse d’automne, seule garantie d’un hiver heureux et abondant. La situation pour les Inuit fut catastrophique. C’est alors qu’on eut recours à l’aide fédérale, qui devint systématique à la fin des années cinquante.
Les Oblats ne l’avaient pas attendue pour prendre en mains le bien temporel de leur troupeau. Dès les années 40, les missions catholiques de l’Arctique eurent leur avion. L’évêque pouvait ainsi plus facilement visiter ses missions, et les missionnaires pouvaient par radio demander une assistance sanitaire pour eux-mêmes et leurs fidèles. Le matériel abandonné par l’armée américaine, fut utilisé pour agrandir les missions et ouvrir des écoles bien adaptées au rythme de la vie esquimaude. Enfin, les missionnaires développèrent des techniques de construction ou de conservation des produits de la chasse et de la pêche qui auraient pu former l’embryon d’une industrie locale régulière préservant le mode de vie traditionnel. Tous ces projets échouèrent parce que la plupart des Inuit n’écoutaient plus le missionnaire : il n’y avait plus moyen de les détourner de la vie facile que l’assistance du gouvernement fédéral leur procurait. Pourquoi construire sa maison en pierres, lorsque le gouvernement vous en livre une préfabriquée ? Pourquoi travailler, lorsqu’un revenu vous est automatiquement versé ? Impuissants, les missionnaires virent les Inuit abandonner le mode de vie traditionnel, s’équiper d’un matériel coûteux qui permettait toutes les folies, et se livrer à l’alcool tout en laissant la jeunesse sans surveillance.
Le Fédéral installa aussi des écoles où les programmes du sud s’appliquaient avec le même calendrier scolaire, ce qui acheva d’empêcher la transmission des connaissances ancestrales aux jeunes générations. En 1955, on créa un Conseil des Territoires du Nord-Ouest. Dès la première séance, l’un de ses membres nommé par le gouvernement déclara qu’il fallait “ tenir la religion hors des salles de classe ”. Un élu ne trouva rien de mieux que de demander pour les Esquimaux la faculté de se procurer des boissons alcoolisées !
Avec une telle administration, on ne s’étonnera pas que la musique rock, la drogue, la pornographie envahirent les villages inuit avec leur cortège de violences. Le P. Mary-Rousselière le disait sans ambages en 1978 : « Le Bronx de New York, transformé en ville dévastée et livré aux gangs et à la violence est-il, toutes proportions gardées, l’image de ce que seront les communautés de l’Arctique, demain ? »
LA DÉFAILLANCE DES PASTEURS
Or, face à ce débordement d’immoralité, les missionnaires, à de méritantes exceptions près, n’eurent pas la réaction que leur histoire depuis 1912 aurait laissé présager. C’est qu’ils furent au même moment les victimes du Concile Vatican II, dont l’autorité leur sembla indiscutable quoique son enseignement, surtout la déclaration sur la Liberté religieuse, contredît leur pratique missionnaire. Comment vouer aux gémonies la religion d’obligation au profit de la religion de l’amour, et soutenir l’autorité des parents sur les enfants attirés par tous les vices ? Les nombreuses notices nécrologiques de la revue diocésaine Eskimo, attestent ce bouleversement, cette désorientation, qui déstabilisa dans leur âme ces missionnaires jusqu’alors si héroïques. Leur évêque, Mgr Lacroix, le premier. Atteint dans sa santé, freinant autant qu’il le put la mise en place des réformes liturgiques, mais fortement contesté par une partie de son clergé, il démissionna en 1968.
Dès ce moment, la plupart des Oblats cessèrent de lutter contre le protestantisme et prônèrent unilatéralement le rapprochement œcuménique que les Anglicans se gardèrent bien encore longtemps de pratiquer.
Oubliant tout objectif de conversion, ils voulurent sauver ce peuple de la dégradation morale à laquelle la politique insensée d’Ottawa le vouait, en lui prêchant les valeurs de la démocratie. Leur but fut de rendre les communautés esquimaudes autonomes en les persuadant de leur capacité de s’auto-administrer. En ce sens, la constitution du Nunavut, même totalement laïcisé, est l’aboutissement du mouvement de revendication des droits des autochtones, qui a pris naissance dans les missions catholiques et fut encouragé par le nouvel évêque Mgr Robidoux. Ne lit-on pas dès 1955, sous la plume du P. Ducharme, en réaction à la première réunion du Conseil des Territoires du Nord-Ouest que nous avons évoquée précédemment : « Longtemps encore l’Esquimau se souciera fort peu de théories économiques ou de partis politiques. Mais il se désintéressera de moins en moins des mesures concrètes qui le concernent directement. Il semble donc que l’heure soit venue où l’on devrait le préparer à assumer certaines responsabilités sur le plan local. » Le développement du mouvement coopératif fut un élément essentiel de cette évolution.
D’autre part, l’Église eut, là comme ailleurs, à faire face à la crise des vocations. En 1996, le diocèse ne comptait plus que dix pères et dix frères pour dix-huit missions.
Prévenant cette situation, Mgr Robidoux a développé une organisation de couples catéchistes, formés dans une école particulière, pour se substituer au prêtre dans chaque village inuit, pour toutes les fonctions qui ne sont pas strictement sacerdotales. Ils se recrutent essentiellement dans la région de Pelly Bay, le bastion catholique du Grand Nord. Mais aujourd’hui, même ce mouvement s’essouffle.
Les rapports diocésains sont des plus pessimistes. Alors, serait-ce la fin de l’Église de l’Arctique ? Non, le Cœur Immaculé de Marie, là aussi, fera des merveilles plus grandes encore que du temps de la première conquête. Il n’a pu oublier les mérites de ses premiers missionnaires oblats, tel le Père Pierre Henry. Voilà pourquoi, il nous faudra y revenir.
RC n° 85, février 2001