Le gouvernement fédéral et les Indiens de l’Ouest
Après le scandale des pensionnats autochtones qui a rejailli sur les communautés religieuses, il est important de se faire une idée précise de la politique gouvernementale qui a présidé à leur fondation. La thèse de James Daschuk aux Presses de l’Université Laval sous le titre La destruction des Indiens des Plaines, la met implacablement à jour.
Entreprise tout d’abord pour discerner les causes de l’écart sanitaire entre les autochtones et les allochtones dans l’ouest du Canada, elle analyse « les conditions matérielles qui, déterminées par les forces économiques et environnementales », ont conduit à la disparité actuelle. Mais finalement, elle vient corroborer les thèses de Maureen Lux et de Mary-Ellen Kelm qui, dès les années 1990, expliquaient scientifiquement le déclin des populations autochtones par le racisme des colons et des politiques gouvernementales.
Les premiers chapitres, déjà fort intéressants, examinent les flux et reflux des tribus dans le Nord-Ouest dès que commence le commerce de la fourrure, surtout à partir du début du 18e siècle. L’auteur montre que l’anéantissement de certaines tribus tandis que d’autres accroissent leur territoire s’explique par les épidémies causées par les maladies transmises involontairement par les Européens à la population autochtone, qui n’était pas immunisée, et par les exigences du commerce : « La main invisible du marché avait la paume chargée de microbes qui, tout aussi imperceptibles qu’elle à l’œil nu, allaient néanmoins déchaîner sur les Plaines des maladies mortelles ainsi qu’une hécatombe sans précédent. Entre 1730 et 1870, plusieurs épidémies dévastent le Nord-Ouest canadien. Il faudra attendre les premières campagnes de vaccination pour enrayer leur transmission de génération en génération et atténuer leur impact. »
La thèse évoque peu les Oblats de Marie Immaculée qui commencent leur apostolat dans ces vastes régions au milieu du 19e siècle. James Daschuk remarque que la Compagnie de la Baie d’Hudson, propriétaire de ces territoires, a accepté leur présence lorsqu’elle y a vu son avantage. Les missions catholiques, doublées d’écoles, de centres de soins et d’apprentissage de métiers et de l’agriculture, fixent les populations converties. Elles ont donc joué un rôle essentiel pour préserver les autochtones, jusqu’à l’instauration des réserves.
QUAND LE CANADA S’EMPARE DES TERRITOIRES DU NORD-OUEST
Tout va changer avec l’entrée en scène du gouvernement fédéral, comme James Daschuk va le démontrer. En effet, depuis 1850, l’emprise de la Compagnie de la Baie d’Hudson sur ses territoires s’est notablement relâchée : des colons arrivent et s’installent pratiquement où bon leur semble, tandis que les populations autochtones, frappées par la raréfaction des hardes de bisons, vont être victimes de cinq épidémies successives, en vingt ans : grippe, variole, scarlatine ou encore coqueluche.
En 1864 et les quatre années suivantes, les récoltes sont dévastées pour diverses raisons. En 1868, la famine générale ravage tout l’Ouest canadien, au point qu’une campagne internationale d’aide aux sinistrés est lancée, avec le concours du gouvernement canadien. Les malheureux affamés n’en verront jamais la couleur : Ottawa s’est adjugé les montants récoltés pour financer la construction d’une route reliant le lac Supérieur à Rivière-Rouge. En fait, le Premier ministre Macdonald, qui convoite ces territoires, se dit que la Compagnie les lui céderait d’autant plus facilement s’ils lui coûtaient plus cher à secourir qu’ils ne lui rapportaient. De fait, en décembre 1869, la Terre de Rupert et les Territoires du Nord-Ouest tombent sous la juridiction d’Ottawa.
Les agents de la Compagnie ont perdu leur autorité, mais le gouvernement n’a pas encore installé ses fonctionnaires. Tandis que les Métis de la Rivière-Rouge se révoltent contre l’arpentage de leurs terres, le sud des Plaines, désormais canadien, devient le refuge des bandits de toute sorte qui fuient la police des États-Unis ! Pendant plus d’une année, la violence s’installe dans la région.
C’est alors qu’une nouvelle épidémie de variole se déclenche. Or, la Compagnie de la Baie d’Hudson n’est plus là pour suivre la progression des épidémies grâce à son réseau de postes et pour organiser des campagnes de vaccination, et le gouvernement canadien, qui savait pourtant que ces fléaux ravageaient fréquemment la population, n’a rien prévu pour endiguer le mal.
Ce n’est qu’en octobre 1870 qu’un Conseil de la santé fut mis en place pour prendre les mesures nécessaires. Un peu tard : l’épidémie aura causé 3 500 victimes, le bilan aurait même été plus élevé sans le dévouement d’un médecin de la Compagnie, le docteur Mckay qui parcourut toute la région entre l’Athabasca et la Saskatchewan, et sans les Pères Petitot et Seguin, oblats, qui vaccinèrent 1 700 personnes dans le bassin du Mackenzie.
James Daschuk rend compte d’ailleurs de l’attitude héroïque des missionnaires lors de cette épidémie, tout particulièrement de Mgr Grandin : « À Fort Carlton, Vital Grandin, évêque catholique du lac La Biche, circule de tente en tente pour tenter d’apporter un peu de réconfort aux malades. Il n’avait en sa possession aucun médicament pour combattre le fléau, qui devait simplement suivre son cours terrible et souvent mortel. Il entendait les mourants en confession, plaçant sa tête tout près de la leur pour tendre l’oreille à leurs murmures exténués de douleur et de repentance. Nombreux sont ceux qui lui ont demandé le baptême avant de mourir. » De fait, le journal de la mission fait état de deux mille baptêmes pour cet été 1870.
« L’évêque accompagne aussi l’un des employés malades, pourtant protestant, car son pasteur n’était pas venu. James Nisbet, le pasteur tant attendu, a préféré ne pas se rendre au fort de crainte de contaminer sa petite collectivité de Prince-Albert à son retour.
« Les interventions de Grandin à fort Carlton et le refus de Nisbet de se rendre en ce même lieu illustrent bien les stratégies respectives des missionnaires catholiques et protestants face à l’épidémie. (...) Dans les missions protestantes, l’ordre de dispersion est souvent donné dès les premières rumeurs de contagion, avant même que l’épidémie ne soit arrivée dans la région. (...) à l’inverse, les catholiques serrent les rangs face à l’épreuve. Les collectivités métisses qui se sont développées autour des missions catholiques de l’Alberta connaissent ainsi des taux de mortalité extrêmement élevés à l’été 1870. Grâce à l’intervention efficace et rapide de la Compagnie de la Baie d’Hudson, la maladie fait très peu de ravages à fort Edmonton. Un peu plus loin des palissades, la situation est tout autre : à une dizaine de kilomètres seulement d’Edmonton, la collectivité métisse de Saint-Albert compte environ 900 habitants ; la maladie se propage aux deux tiers de la population et fera 320 morts. »
Cependant, James Daschuk a l’honnêteté de compléter cette réflexion par un extrait du rapport Butler, du nom de l’officier britannique du corps expéditionnaire de Rivière-Rouge, envoyé en reconnaissance pour évaluer l’étendue de l’épidémie : « Les réticences des catholiques à l’égard de la dispersion des populations n’expliquent peut-être pas entièrement le taux élevé de mortalité dans les collectivités dont ils s’occupent. (...) Cependant, indique Butler, les sérums achetés à fort Benton et utilisés à Saint-Albert au plus fort de l’épidémie “ n’étaient pas ce qu’ils prétendaient être ”. » C’est clair !
Intervenant trop tard, le Conseil de la santé s’emploie tout de même à justifier son existence, mais il ne veut pas tenir compte des résultats obtenus par le docteur Mckay ou par les Oblats qui ont agi sans son autorisation. Il décrète donc un cordon sanitaire autour des zones contaminées, alors qu’elles ne sont plus contagieuses, ce qui les prive de tout ravitaillement juste au début de l’hiver. Dans certaines régions, comme celle de la mission Sainte-Anne, la famine succédera une fois de plus à l’épidémie.
UNE GUERRE ÉVITÉE DE JUSTESSE
Évidemment, tous ces bouleversements sont à deux doigts de provoquer une guerre générale des autochtones contre les nouveaux arrivés, qu’ils accusent de tous les maux. Les missionnaires catholiques épargnent à la région ce troisième fléau, grâce à leur influence sur le grand chef cri, ‟ Herbe odoriférante ”, un nouveau converti. C’est ainsi que naît l’idée de signer des traités entre le Dominion et les autochtones.
Seulement, leur négociation sera biaisée. Pour ceux-ci, il s’agit de faire reconnaître leur droit de propriété face aux colons toujours plus nombreux. Mais pour le gouvernement, il s’agit de gagner du temps, d’acheter la paix d’une manière qui lui permette, le plus tôt possible, d’éliminer ses interlocuteurs qu’il considère être le principal obstacle au développement économique de ces vastes étendues.
Un premier traité est signé en 1871. Ses conditions ne s’appliquent qu’aux territoires à l’est de la Rivière-Rouge. D’autres suivront, zone par zone vers l’Ouest. En 1873, le libéral Alexander Mackenzie succède au conservateur Macdonald, mais garde la même politique indienne.
Pour négocier chaque traité, le gouvernement attend que les tribus, plus affaiblies encore, soient au bord de la révolte. C’est que, un à un, leurs moyens de subsistance disparaissent : le bison, les magasins de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui leur sont fermés puisqu’elle n’achète plus de fourrures, l’emploi de rameur sur les barges maintenant que les bateaux à vapeur se multiplient sur les lacs.
La tension monte en 1873-1874. À l’automne 1874, la signature du traité n° 4 à La Qu’Appelle se passe mal : les trois mille autochtones réunis là sont certes des crève-la-faim, mais ils se rendent bien compte qu’on abuse de leur faiblesse ; aussi refusent-ils de fumer le calumet cérémoniel.
La volonté du gouvernement est, en fait, de les sédentariser dans les réserves, mais sans leur donner les moyens de devenir de véritables agriculteurs. Les famines continuent donc, tandis que la tuberculose commence ses ravages : à partir de 1880, c’est la première cause de mortalité dans les réserves.
CONDAMNÉS À MOURIR DE FAIM
OU À DISPARAÎTRE VOLONTAIREMENT
Il a fallu la victoire des Sioux contre l’armée américaine en 1876, où le général Custer fut tué, pour convaincre le gouvernement canadien de signer rapidement le traité n° 6, avec des tribus déjà très, très affaiblies, mais encore capables de rejoindre les rangs des Sioux. En même temps, et parce qu’il a plus que jamais l’intention de se débarrasser de cette menace, il durcit sa politique.
Le négociateur commença par refuser d’inclure dans le traité un engagement à fournir une aide alimentaire en cas de famine ou d’épidémie, sous prétexte de ne pas transformer les autochtones en population oisive ; comme si ceux-ci avaient la volonté d’être toujours affamés et malades. Finalement, il revint sur sa décision, mais lorsque les Cris demandèrent la fourniture gratuite des médicaments, il leur répondit qu’ « un coffre à médicaments sera conservé au domicile de chacun des agents des Indiens pour le cas où l’un d’entre vous tomberait malade. »
James Daschuk démontre que, durant la période 1877-1882, le gouvernement apporta aux famines « une réponse taillée sur mesure pour favoriser ses propres projets de développement dans l’Ouest en achevant d’assujettir des populations autochtones mal nourries et de plus en plus ravagées par la maladie. »
À Ottawa, Alexander Mackenzie fait tout pour éluder les demandes pressantes d’aide alimentaire. Il en refuse les crédits sous prétexte que c’est de la compétence des autorités locales... qui n’ont aucune ressource.
Devant la tragédie qui se joue, certains fonctionnaires sur place, comme le Lieutenant-général Morris prennent sur eux d’acheter des bovins et de les distribuer aux autochtones. Ils seront destitués !
En octobre 1878, Macdonald revient au pouvoir ; il y restera jusqu’à sa mort en 1891, et les conservateurs continueront à diriger le pays jusqu’en 1898. Ils sont donc les grands responsables de ce qui va suivre, même s’ils ont agi avec l’accord du parti libéral.
Un vieil ami du Premier ministre, le docteur Daniel Hagarty, est nommé surintendant médical des Territoires du Nord-Ouest en 1878. À ce poste, il réalise un travail extraordinaire auquel James Daschuk rend hommage, puisqu’il éradique la variole du Nord-ouest canadien. C’est donc un homme compétent... trop compétent au goût de son ami ! Lorsqu’en 1880, il constate l’éclosion de la tuberculose dans l’ensemble des tribus indiennes et veut mettre en place une politique efficace pour la réduire, il est purement et simplement rappelé à Ottawa et son poste est supprimé.
C’est la distribution de viande bovine qui est à l’origine de cette épidémie. En effet, la disparition des hardes de bisons a été compensée par l’importation d’immenses troupeaux de bovins venant du Sud, en particulier du Texas. En vingt ans, plus de dix millions de têtes ont été transférées, ainsi qu’un million de chevaux. Malheureusement, parmi eux se trouvaient fréquemment des bêtes atteintes de la tuberculose bovine qui peut passer à l’homme par consommation de la viande infectée.
C’est ce qui se produisit, d’autant plus facilement que les Indiens la consommaient de la même manière que la viande de bison : crue ou séchée. La mortalité en 1880, 1881 et encore en 1882, est catastrophique. On compte les décès par milliers, surtout dans le sud.
Macdonald a parfaitement compris l’avantage qu’il pouvait tirer de la situation pour construire son chemin de fer transcontinental « sans obstacle humain », à la différence de nos voisins du Sud aux prises avec de continuels combats contre les tribus indiennes.
Pourtant, il n’y avait pas grand risque pour les Canadiens. Tous les rapports de la police montée et des différents fonctionnaires chargés de mettre en place les réserves sont unanimes jusqu’en 1881 pour s’étonner de l’extraordinaire soumission des autochtones. Pratiquement aucun cas de vol de bestiaux ou de chevaux, alors qu’ils mouraient de faim. Il y eut certes des rassemblements de populations près des forts ou des magasins du gouvernement, mais toujours pacifiques, à mille lieues de l’image d’Épinal des sauvages à pacifier.
En fait, déjà à cette époque beaucoup sont convertis, et tous comprennent qu’à la suite de la disparition du bison, ils n’ont plus leurs moyens habituels de subsistance. L’entente avec le gouvernement est pour eux question de survie. Ce qu’ils n’imaginent pas, et leurs missionnaires non plus, c’est que le gouvernement ne veut pas leur survie, mais leur disparition.
Un exemple : Macdonald, qui assure lui-même le ministère des Affaires indiennes, a décrété que l’assistance alimentaire ne sera distribuée qu’en échange de travaux. Cela pourrait se justifier, mais il n’en prévoit aucun à donner aux Indiens... Ou encore, il prétend transformer ces semi-nomades en agriculteurs, mais il n’y a ni personnel de formation en nombre suffisant ni semences.
En cas de grave nécessité, il concéda la distribution de nourriture, mais jamais celle de vêtements ou de couvertures alors que les Indiens n’ont plus rien pour s’en confectionner, faute de bisons. Touchés de compassion, des fonctionnaires prennent sur eux de leur en procurer. L’un d’eux protestera auprès du Premier ministre : « Quand le gouvernement devra dépenser 1000 $ pour accomplir ce que 10 $ suffiraient à réaliser aujourd’hui, il comprendra qu’il a dormi sur un volcan. » Quand on pense aux millions que le Fédéral dépense aujourd’hui pour l’assistance aux autochtones, perpétuant d’ailleurs l’incurie de l’époque tout en prétendant la réparer, on peut dire que ce fonctionnaire était perspicace.
En 1881, Macdonald profite des premières rixes avec morts d’hommes pour diminuer encore les aides alimentaires, les économies réalisées ainsi permettront de financer la défense des entrepôts du gouvernement.
Le 2 janvier 1882, à la suite d’une rumeur selon laquelle le gouvernement affame délibérément les Pieds-noirs, une tractation au marché noir portant sur une tête de bœuf et quelques abats tourne mal et déclenche un affrontement armé. C’est la fin de plus de dix années de bonnes relations entre ces tribus et la police montée.
Malgré cela, le gouvernement ne débloque pas un dollar supplémentaire. Quant à l’opposition libérale, elle trouve que les conservateurs en font encore trop, et les accuse de « dilapidation de fonds publics ».
Il est en définitive décidé que ce sera l’armée qui distribuera la nourriture, avec cette consigne : « User de la discrétion à l’égard de la distribution de vivres tout en faisant preuve de la plus grande économie. » Contrairement aux dispositions des traités, l’assistance alimentaire n’est accordée qu’aux autochtones installés dans les réserves.
La Police montée, jugée trop favorable aux Indiens, est placée sous l’autorité du ministère des Affaires indiennes ; désormais elle fera respecter la politique de celui-ci sans aucune pitié.
C’est ainsi que Macdonald est arrivé à ses fins : le territoire est libre pour les colons et le chemin de fer puisque les autochtones sont parqués dans les réserves et que les récalcitrants mourront de faim. En août 1883, le premier train atteint sans encombre Calgary, deux ans plus tard, Vancouver.
Cela n’empêche pas les populations indiennes des réserves d’être encore sous-alimentées et de plus en plus malades. Les aides versées aux Indiens ont été encore réduites en 1883 sous prétexte que le rendement de la culture du blé est bon ; oui, mais il n’y avait pas assez de moulins pour en faire de la farine. En 1884, un Indien bien soumis et bien travailleur recevait 150 g de farine par jour, ce qui était considéré comme un traitement de faveur !
Citons le témoignage du Père Cochin : « Je voyais les enfants arriver chez moi pour se faire instruire, nus, décharnés, mourant de faim. Ces pauvres petits venaient au catéchisme et à l’école, malgré un froid de 30 à 40 degrés au-dessous de zéro, le corps à peine couvert de quelques haillons troués. C’était pitié de les voir. L’espoir d’avoir un petit morceau de bonne galette sèche, plus sans doute que le désir de s’instruire, était le mobile du cruel sacrifice qu’ils s’imposaient chaque jour. La privation en fit périr plusieurs. »
Durant la décennie 1880, les vivres que la Compagnie de la Baie d’Hudson achemine par voie fluviale arrivent souvent avec des retards de plusieurs mois dans les réserves ; avariés, ils sont tout de même distribués.
Pourtant, le budget de fonctionnement des réserves explose : 1880 : 157 572 $ ; 1882 : 607 235 $, ensuite près d’un million par an. C’est évidemment la corruption des fonctionnaires et des fournisseurs qui explique ce phénomène. Jusqu’à l’essor du capitalisme agricole, les contrats d’approvisionnement constituent le véritable moteur de l’économie commerciale de l’Ouest.
Peu à peu, une compagnie américaine, la Baker, qui jouit du statut d’entreprise transnationale qui l’exonère des droits de douane, accapare les contrats de fourniture, supplantant finalement la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ses propriétaires sont de généreux donateurs pour le Parti conservateur à Ottawa, comme pour les hôtes de la Maison-Blanche.
Le système des réserves, fondamentalement raciste, est dominé par un parent de Macdonald, Lawrence Vankoughnet, qui ne sait pratiquement rien des réalités du Nord-Ouest, où il ne s’est rendu qu’une fois, peu de temps après l’inauguration du chemin de fer. Il fait preuve d’un acharnement maniaque à toujours réduire les dépenses du ministère des Affaires indiennes dont il est le plus haut fonctionnaire. Un jour, il décida que l’assistance sera réservée aux « Indiens qui montrent des dispositions pour se tirer eux-mêmes d’affaire. » Une autre fois, il supprima purement et simplement la coutume d’échange de cadeaux, etc.
Il en viendra à faire calculer la ration minimale pour leur survie, ou à décider qu’on pouvait bien accorder à un indien malade des médicaments selon les prescriptions du médecin, mais pas de nourriture.
LA RÉVOLTE DE 1885 ET SES CONSÉQUENCES
De tels traitements ne pouvaient qu’entraîner un climat de violence. De 1882 à 1885, on dénombra quelques incidents spontanés qui d’ailleurs ne visaient jamais, c’est notable, les policiers ou les fonctionnaires qui faisaient preuve d’humanité. Mais en 1885, les Indiens, surtout les Cris, se joignent à la révolte des Métis. En avril, c’est le massacre au lac Grenouille de quelques colons et de deux Oblats, les pères Fafard et Marchand, par deux jeunes guerriers cris, qui accusent les missionnaires de les avoir trahis.
On sait comment Macdonald a maté la révolte dans le sang. Par peur des représailles, beaucoup d’Indiens quittèrent les réserves. Traqués, plusieurs rebelles préférèrent se suicider plutôt que de tomber entre les mains des Blancs.
Même les bandes qui font leur reddition sont très sévèrement punies, notamment les Cris. Privés d’avocats, certains accusés sont condamnés à mort par pendaison publique, pour servir d’exemple. Le Premier ministre Macdonald approuve ces pratiques qui « doivent enseigner au Peau-Rouge que c’est le Blanc qui commande ».
Dans l’Est du Canada, des journaux évoquent tout de même les mauvais traitements dont les Indiens furent les victimes. Les scandales sont vite étouffés. Au Parlement, le gouvernement reconnaît qu’il y a bien eu fraude, mais uniquement « de temps en temps ». Quant à Macdonald, il déclare péremptoirement le 13 juillet 1885 : « Cependant, on ne peut pas considérer que ce soit là fraude au détriment des Sauvages, car ils vivent simplement de la bienveillance et de la charité du Dominion, et comme le dit un vieil adage, les mendiants ne doivent pas choisir. »
Lorsque l’explosion des maladies vénériennes dans l’Ouest finit aussi par poser un considérable problème de santé publique, il fallut bien en dénoncer la cause : la prostitution des jeunes indiennes et la vente de jeunes filles à peine pubères à des Blancs pour 10 $. C’est alors qu’Hector Langevin, le frère de l’évêque de Rimouski, refusa au nom du gouvernement de considérer cette pratique comme trafic de femmes, sous prétexte que « d’après les idées sauvages, le mariage n’est qu’un marché et une vente, et les parents d’une jeune fille sont toujours en alerte pour lui trouver un acheteur ».
On sait que, dès cette époque, les meurtres d’Indiens et surtout de femmes indiennes ne font jamais l’objet d’enquête, moins encore de poursuites.
Après la révolte de 1885, le ministère décide de casser le système tribal. Plusieurs chefs, même modérés, sont emprisonnés pour des motifs futiles. Dans les réserves, les terres sont désormais attribuées et exploitées individuellement, et tous les échanges commerciaux soumis à autorisation ; bonne manière d’empêcher les Indiens de s’intégrer dans l’économie locale.
Bref, toute la vie de ces populations est complétement désorganisée. Plusieurs bandes s’exilent aux États-Unis où elles ne seront guère mieux traitées.
Enfin, l’achèvement de la construction du chemin de fer permet le début d’une colonisation massive de l’Ouest et l’arrivée de nouvelles vagues de maladies contagieuses, comme la grippe et la rougeole qui s’ajoutent à la tuberculose chronique. La population autochtone des Plaines atteint alors son plus bas niveau démographique : entre 1885 et 1889, elle a baissé d’environ 50 % et se stabilise aux alentours de 15 000 personnes, toutes assujetties au ministère des Affaires indiennes.
LES MISSIONNAIRES CATHOLIQUES,
SEULS DÉFENSEURS DES POPULATIONS AUTOCHTONES
Venons-en maintenant aux fameux pensionnats tenus par l’Église catholique et les confessions protestantes, où beaucoup d’enfants ont été arrachés à leurs parents, civilisés de force, souvent brutalisés, parfois même agressés. Si les plaintes pour des faits les plus abjects concernent surtout les établissements gérés par les pasteurs protestants, il n’empêche que l’opprobre rejaillit aussi sur l’Église catholique accusée en particulier de harcèlement culturel.
Tout ce qui précède est suffisant pour nous faire comprendre que ces institutions scolaires obligatoires, créées par Macdonald, participaient au même esprit. C’est assez pour exonérer l’Église d’une responsabilité infamante, d’autant plus qu’elle a été au contraire la seule à s’opposer aux volontés du Premier ministre, puis à chercher un moyen d’en atténuer les effets ravageurs.
Certes, les missionnaires ont fini par accepter de prendre en charge une partie de ces établissements, comme ils ont avalisé le principe des réserves ; mais avaient-ils le choix ? Refuser, c’était y abandonner leurs fidèles, sans personne pour leur faire du bien et adoucir leur condition.
James Daschuk a l’honnêteté de remarquer que si plusieurs familles indiennes ont pu échapper à la famine ou à l’enfermement dans les réserves, c’est bien parce qu’elles avaient reçu une formation de base dans les établissements scolaires. Elles ont pu ainsi échanger leur statut légal d’Indiens pour celui de Métis ou même renoncer carrément aux aides gouvernementales.
De nos jours, il est facile et payant d’accuser les pensionnats catholiques de génocide culturel, comme s’ils étaient responsables de l’abandon du genre de vie ancestral des autochtones. Mais, ce bouleversement n’est, en vérité, que la conséquence de la disparition totale du bison. En effet, le jour où les Indiens ont pu se procurer chevaux et carabines, ils se sont lancés, malgré les avertissements des Oblats, dans des chasses effrénées de bisons dont les ossements séchés étaient transformés en engrais. En quelques années, les hardes ayant disparues, le mode de vie traditionnel devenait impossible. Les pensionnats n’y sont pour rien, pas davantage les réserves et moins encore les missionnaires. L’arrivée des colons acheva une évolution commencée auparavant du fait même des Indiens.
Il faut aussi reconnaître que le mode de vie des colons a attiré beaucoup d’autochtones, sans regret. Parmi eux, ceux qui avaient reçu une certaine éducation ont pu prendre leur place dans la société canadienne avec tous ses avantages. Que les avocats du mode de vie traditionnel des Indiens aillent vivre de la chasse dans le Nord-Ouest pendant un an, en tribus, dans les conditions de vie réelles de l’époque, matérielles et morales, avec le sorcier pour les soigner, il n’est pas douteux qu’ils reviendront vite de leur chimère !
Ce qu’il faudrait rappeler c’est que Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface, et Mgr Grandin, évêque de Saint-Albert, avaient développé un réseau d’éducation catholique quinze ans avant celui mis en place par le gouvernement en 1870. À l’arrivée des Sœurs Grises dans l’Ouest, ils avaient pu en effet ouvrir des écoles à l’ombre des missions, c’est-à-dire non loin de l’habitat des parents. Les enfants y étaient accueillis de 6 à 14 ans. L’enseignement n’y était pas académique, mais adapté à leur futur mode de vie, gardant en particulier leur langue maternelle. Si ces évêques missionnaires voulaient certes arracher ces enfants à la vie païenne, à sa férocité et à la sorcellerie, ils ne les arrachaient pas à leurs parents, mais au contraire voulaient en faire les apôtres. Après leur scolarité et en attendant leur mariage, Mgr Grandin préconisait leur emploi rémunéré près de la mission.
Dans un rapport, Mgr Grandin expliqua ses intentions charitables qui lui valaient l’affection et l’attachement des Indiens. « Depuis plus de 25 ans que je travaille à évangéliser les sauvages du Nord-Ouest, j’ai pu acquérir la certitude que le meilleur moyen, j’oserais dire l’unique, de faire parmi eux un bien réel et durable, c’est de prendre et de faire siens les petits enfants, on leur fait oublier les usages et les mœurs de leurs ancêtres. On leur rend la vie nomade impossible, on en fait des hommes civilisés. On eut pour en venir là, bien des difficultés à vaincre ; même les habitants du pays se moquaient de mes efforts autrefois et me disaient : donnez une éducation aussi soignée que vous voudrez à un sauvage, il sera toujours un sauvage. Appuyé sur des faits et sur une expérience de 27 ans, je puis assurer que c’est le manque d’éducation qui fait le sauvage. » Ses résultats furent étonnants, comme en témoignent les documents de l’époque et, en particulier, les photographies de ses familles indiennes chrétiennes rayonnantes de vertus.
Mgr Grandin aurait voulu obtenir la fondation d’écoles de ce genre dans les réserves : « Leur exemple serait d’une bienfaisante influence auprès des autres enfants et des adultes eux-mêmes. Une fois mariés, ils seraient autant de maîtres-colons dans leur nation et avant cent ans les sauvages auraient disparu comme sauvages, mais ils vivraient comme peuples civilisés, ils seraient utiles au pays et pourraient faire partie de la société. Réduits à nos seules forces, grâce à notre dévouement et abnégation sans bornes, nous procurerons, comme nous l’avons fait jusqu’à présent les avantages de la civilisation à quelques sujets seulement, mais cela ne sauvera pas les sauvages en général. Dans cent ans peut-être, il n’en existera plus guère, ils ne seront pas transformés en hommes civilisés ; les misères physiques et morales les auront tués et faits disparaître, mais, en attendant, ils ne seront pas sans occasionner bien des désagréments aux Blancs du pays et seront pour le gouvernement une bien plus lourde charge que s’il nous aidait à soutenir et fonder les établissements que je lui demande. »
Il se heurta non seulement à une fin de non-recevoir de Macdonald, mais celui-ci supprima les subventions aux écoles catholiques dans les missions, à moins que l’évêque accepte qu’elles ne soient gérées par des laïcs... Ainsi, ses exigences rejoignaient celles du gouvernement anticlérical de la République française contre les congrégations enseignantes !
Mgr Taché et Mgr Grandin ne se découragèrent pas. Pour financer leurs établissements, ils voulurent alors se procurer des ressources à l’étranger, et tout particulièrement en France, sur le modèle de l’aide aux Écoles d’Orient. Malgré l’accord de Léon XIII, la Propagation de la Foi fit objection : elle craignait de voir diminuer ses revenus.
Mgr Grandin, tenace, se résigna à ne faire appel qu’aux catholiques du Québec et des Maritimes, mais ce fut Mgr Taschereau, l’archevêque de Québec, qui fit obstacle. L’évêque de Saint-Albert écrivit à Mgr Taché : « Il m’a dit en termes honnêtes : ‟ Je fais mes affaires sans vous, faites les vôtres sans moi ”. » Une quête annuelle fut tout de même obtenue par Mgr Laflèche et Mgr Duhamel, mais on n’en parla plus après leur décès.
En bon calviniste, Macdonald voulait l’extermination de ces peuples ; le saint évêque catholique voulait leur progrès, leur faire du bien et leur procurer le Ciel. L’un les méprisait, l’autre les aimait. Et il faut être singulièrement aveugle, ou de mauvaise foi, pour prétendre, à un siècle et demi de distance, que l’idéal aurait été de préserver ces peuples dans leur état, et mettre sur un pied d’égalité dans la réprobation nos gouvernants et l’Église.
Au demeurant, si les autochtones de l’époque furent si dociles à leurs missionnaires, jusqu’à renoncer, sauf rares exceptions, à la violence, c’est qu’ils savaient d’expérience que le prêtre catholique, la religieuse qui les soignait et qui faisait l’école à leurs enfants ne leur voulaient que du bien.
Il faudrait ici évoquer l’admirable figure du Père Lacombe, l’un de nos plus grands missionnaires oblats. Il fut celui qui persuada les Indiens d’accepter les exigences du Dominion, ayant compris que celui-ci serait sans pitié et qu’il n’hésiterait pas à exterminer les rebelles.
Cet office pacificateur s’accompagnait d’ardents plaidoyers des évêques auprès du gouvernement. Mgr Grandin resta des semaines à Ottawa pour obtenir justice d’ « Old Tomorrow », surnom de Macdonald, qui promettait toujours ce qu’on lui demandait, mais qui remettait toujours au lendemain la réalisation de sa promesse. Comme l’écrivit Mgr Grandin au Père Lacombe : « On dirait qu’en principe une injustice commise par un employé du gouvernement devient une justice. Ce ne fut que plusieurs années après, que je puis obtenir justice, et ce, en menaçant d’avoir recours à la publicité ; cet argument a été pour moi, dans plusieurs occasions, le meilleur auprès de tous les partis. » Et de recommander à son missionnaire de l’utiliser sans scrupules.
Une fois de plus, on constate que le drame de ces valeureux évêques du Nord-Ouest fut d’avoir Mgr Taschereau sur le siège primatial de Québec, lui qui ne voulait surtout pas briser l’alliance des catholiques avec les hommes politiques. La bonne entente entre gens bien élevés valait bien à ses yeux le sacrifice des sauvages de l’Ouest qui n’étaient pas de ses affaires.
Il faut lire les chapitres de la biographie de Mgr Grandin concernant cette décennie 1880 : leurs titres suffisent à faire deviner le contenu : « La lie du calice », « À l’assaut des puissants », « Le troupeau égorgé ».
Or, n’oublions pas que, dès 1870, ces Oblats avaient compris que l’arrivée massive d’immigrants majoritairement protestants et la fondation de loges maçonniques condamneraient non seulement les autochtones à la famine, mais allaient les déposséder des fruits d’un demi-siècle d’actions missionnaires héroïques.
Un siècle et demi plus tard, c’est toujours le même combat des anticléricaux, des impies et de la Franc-maçonnerie contre l’Église. Face aux conséquences désastreuses de leur politique raciste, inhumaine, au lieu d’en dénoncer les vrais responsables et de s’en désolidariser, politiciens conservateurs ou libéraux ne savent qu’organiser des demandes de pardon qui leur vaudront quelques bulletins de vote supplémentaires sans rien changer au triste état actuel des autochtones du Canada. Mais elles leur permettent d’éclabousser au passage l’œuvre de ceux qui ont tout fait pour s’opposer au génocide programmé par leurs pères ! Vraiment, le mensonge règne en maître sur nos sociétés !
RC n° 236, avril 2016