L'OEUVRE DES OBLATS
IV. Le peuplement franco-catholique de la Prairie
NOUS savons maintenant comment, et avec quel héroïsme, les Oblats de Marie Immaculée réussirent à conquérir au Christ et à l’Église l’Ouest canadien, immenses territoires peuplés d’à peine 75 000 habitants. En 1870, l’œuvre était cependant loin d’être achevée : le protestantisme gardait un solide bastion avec le personnel blanc et même métis de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et l’évangélisation des tribus du sud ne faisait que commencer. Or, à cette date, le pays connut un bouleversement sans précédent. En effet, une fois la Confédération canadienne constituée en 1867 entre les Provinces maritimes, l’Ontario et le Québec, le gouvernement impérial de Londres organisa le transfert des territoires du Nord-Ouest de la juridiction de la Compagnie de la Baie d’Hudson à celle du nouveau gouvernement fédéral. C’était sonner l’heure de leur mise en valeur par la colonisation.
LE CANADA ANNEXE LE NORD-OUEST
Mgr Taché a tout de suite compris que cette inévitable évolution, pour une part souhaitable, compromettrait certainement l’œuvre commencée par ses missionnaires. Elle venait trop tôt. Les Métis et les Indiens étaient trop fraîchement baptisés pour que le comportement catholique qu’on trouvait dans les pays de vieille chrétienté, soit ancré dans leurs âmes ; comment allaient-ils réagir devant un afflux de populations hétérogènes au moment où, nous l’avons dit, leur mode de vie traditionnel se trouvait perturbé par l’extinction des troupeaux de bisons ? En outre, la colonisation relèverait du gouvernement d’Ottawa que dirigeait Macdonald ; par nécessité électorale, des catholiques du Québec y avaient bien quelques portefeuilles, mais les coreligionnaires protestants du Premier ministre et les francs-maçons ne le dominaient pas moins. N’allaient-ils pas en profiter pour anéantir l’œuvre des Oblats que la Compagnie de la Baie d’Hudson n’avait pas réussi à enclaver ?
Pourtant, à la même époque, Macdonald n’était pas loin de penser lui aussi, mais pour un tout autre motif, que la colonisation venait peut-être trop tôt. Il savait que chez nos voisins du sud, la conquête de l’Ouest était sanglante ; les colons ne s’y imposaient qu’avec le soutien d’une armée fédérale aguerrie par la guerre de Sécession. Or, le Canada n’était pas encore pourvu d’une troupe de ce genre.
Cependant, la mise en valeur de l’Ouest était une nécessité économique vitale qui ne laissait aucun choix au gouvernement conservateur : les mauvaises relations avec le puissant voisin du sud, à l’origine même de la Confédération, et la perte d’avantages commerciaux dans les échanges avec la Grande-Bretagne, en faisaient l’unique moteur du développement économique du nouveau Dominion. D’où le projet d’un chemin de fer transcontinental déjà décidé, mais dont la rentabilité impliquerait, elle aussi, un rapide développement de l’Ouest.
Macdonald comprit que, faute d’armée, il aurait besoin des missionnaires pour se concilier les populations autochtones, s’assurant ainsi une colonisation tranquille ; mais cela ne devait pas aller jusqu’à renoncer à son projet d’un Canada britannique d’un océan à l’autre, c’est-à-dire dominé par les anglo-protestants.
Si Mgr Taché ne se faisait aucune illusion sur le gouvernement d’Ottawa, comme en témoigne sa correspondance, il en gardait encore une sur les politiciens canadiens-français ! Le premier affrontement avec le gouvernement anglo-protestant tournant largement à son avantage, allait rendre plus cruelle la désillusion.
LA FONDATION DU MANITOBA
Mgr Taché arrêta sa stratégie en s’inspirant de l’expérience de Mgr Guigues dans le diocèse d’Ottawa, et de la colonisation des cantons de l’Est : il fallait regrouper les Catholiques, essentiellement les Métis, dans certaines régions fertiles. Il serait ainsi plus facile de leur assurer la pratique religieuse et la fréquentation des écoles catholiques et des autres institutions nécessaires à la vie chrétienne. Plus tard, ces paroisses organisées attireraient les nouveaux arrivants catholiques. C’était sage : face à un État anglo-protestant, une forte minorité catholique dispersée ne serait toujours qu’une minorité aux droits contestables, tandis que, regroupée, son poids politique dans certains comtés lui garantirait une incontestable légitimité. À Mgr Grandin, son coadjuteur pour les parties éloignées de son diocèse, Mgr Taché écrivit : « Prenez possession d’autant de terres que vous pourrez dans les différentes localités. Poussez votre peuple à cette mesure ; que les pauvres métis se saisissent du pays, autrement il leur faudra le laisser et où iraient-ils ? » Lui-même encouragea ceux de la région de Saint-Boniface à se regrouper sur la rive sud de la Rivière-Rouge ; sous le contrôle du missionnaire, chaque famille se délimita une terre selon le mode cadastral de la vallée du Saint-Laurent.
À peine le transfert des terres de la Compagnie au gouvernement était-il fait, qu’une armée d’arpenteurs débarqua à Saint-Boniface et commença son travail sans tenir compte des limites des propriétés fixées par les Métis quelques mois auparavant. En l’absence de Mgr Taché parti pour Rome participer au Concile Vatican I, ceux-ci, inquiets de se voir expropriés et n’obtenant aucune réponse à leurs demandes d’information, se révoltèrent et constituèrent un gouvernement provisoire dont la première mesure fut de chasser les arpenteurs. Leur chef était Louis Riel, un jeune métis de 25 ans, particulièrement intelligent, qui avait étudié à Montréal grâce à la générosité de la famille de l’évêque.
Aujourd’hui, on ne conteste plus la légitimité de cette première révolte des Métis, mais à l’époque, les Ontariens, qui considéraient déjà l’Ouest comme leur propriété, appelèrent à la répression. Faute de moyens de coercition, Macdonald préféra faire revenir Mgr Taché de Rome et le chargea de négocier la paix. En attendant, Riel, par fidélité aux consignes des missionnaires et par loyalisme à la couronne anglaise, refusa les propositions d’annexion aux États-Unis.
L’évêque de Saint-Boniface n’eut pas de mal à s’acquitter de sa mission. Sachant la soumission de ses chers Métis, il était en fait le maître de la négociation, aussi en profita-t-il en toute justice pour consolider la position des Catholiques face au gouvernement. Il persuada Macdonald d’accorder à la partie la plus peuplée des Territoires du Nord-Ouest, le statut d’une province, à l’égal des autres provinces de la Confédération canadienne. C’est ainsi que fut créée la Province du Manitoba. Désormais, entre l’Église de l’Ouest et le gouvernement anglo-protestant d’Ottawa, existait un palier gouvernemental où les Catholiques pouvaient espérer jouer un rôle important, comme au Québec. D’autant plusque Mgr Taché avait exigé et obtenu que le statut de la nouvelle province soit calqué sur celui de la Belle Province : l’Église catholique, ses lieux de culte et ses écoles obtenaient ainsi une garantie constitutionnelle qui s’imposerait juridiquement, du moins était-on en droit de le penser, à une éventuelle majorité protestante. Enfin, l’évêque obtint, en échange de l’acceptation du nouveau système d’arpentage, que 1 400 000 acres groupés le long de la Rivière-Rouge, soient réservés aux Métis et à leurs enfants déjà nés et célibataires. Ces dispositions de Mgr Taché étaient décisives.
On ne s’étonnera pas que la presse ontarienne se soit déchaînée pour empêcher Macdonald de ratifier l’entente. Son argument était juste : « La colonie deviendrait en substance une seconde édition de la province de Québec et, pour ceux que rend jaloux le chiffre toujours croissant de la population de l’Ontario, un renfort visant à leur permettre de l’emporter sur la grande sœur à Ottawa. » On se mobilisa surtout contre la réserve des terres en faveur des Métis : « Les terres ne doivent être réservées ni à une nationalité ni à une langue quelconque, qu’elles soient accessibles à tous en vertu du principe : premier arrivé, premier servi. » Comme si les Métis n’étaient pas les premiers occupants, et comme si les premiers arrivés après eux ne seraient pas nécessairement les Ontariens ; refuser ces terres aux catholiques, c’était en fait les réserver aux protestants ! Toujours est-il que Macdonald n’avait pas le choix : il fallait céder devant Mgr Taché ou se résigner à retarder la mise en valeur de ces territoires. L’Acte du Manitoba fut donc signé le 12 mai 1870, les arpenteurs purent reprendre leur travail et les colons arriver d’Ontario.
L’APPEL À L’AIDE DE MGR TACHÉ
Mgr Taché, pour affermir sa position, voulut organiser une immigration catholique. D’abord, il lui fallait trouver une élite capable d’occuper des responsabilités de premier plan dans la nouvelle organisation provinciale et y défendre les intérêts catholiques. Pour cela, il se rendit à Montréal où, appuyé par Mgr Bourget, il n’eut pas de mal à trouver quelques bons catholiques intégraux, pieux, remplis d’idéal, souvent très jeunes. Parmi eux, retenons quelques noms : Thomas-Alfred Bernier, Joseph Royal, Joseph Dubuc, Prud’homme et le notaire Girard, leur doyen. Ils seront la garde rapprochée de Mgr Taché, ses meilleurs auxiliaires dans la lutte qui n’allait pas tarder à s’engager.
En effet, beaucoup de Métis ne voulurent pas rester sur les terres réservées. Ils n’avaient pas confiance dans les nouvelles institutions, d’autant plus que le gouvernement fédéral ne tenait pas sa promesse d’amnistie et que le populaire Riel et ses amis avaient dû s’exiler. L’arrivée des immigrants bouleversait leur mode de vie, en particulier ils perdaient leur droit de chasse illimitée. Saint-Boniface et Winnipeg, sa voisine, grandissaient, des commerces s’installaient et avec eux l’emploi du numéraire se généralisait ; les Métis n’étaient pas habitués à tout cela. De rusés spéculateurs profitèrent de leur naïveté et les spolièrent de leurs terres. Mgr Taché réclama du gouvernement une loi pour contrôler et protéger la vente des terres réservées.
Deux conceptions de la colonisation s’opposaient désormais : celle de Mgr Taché qui voulait faire du Manitoba une province où les familles catholiques puissent vivre en accord avec la loi divine ; et celle du gouvernement qui ne voulait qu’une mise en valeur rapide du territoire, sans autre objectif que la recherche du profit immédiat et… l’éviction de l’Église. Le Lieutenant-Gouverneur Archibald s’impatienta des revendications des Catholiques ; il écrivit à Macdonald : « C’est seulement parce que les sang-mêlés français et leurs dirigeants traitent ce problème non pas comme une question d’affaires mais plutôt comme une question de race et de langue et parce qu’ils s’opposent à ce que leurs gens fassent partie d’une communauté mixte, qu’ils préfèrent voir dresser les plans des terres auxquels ils ont droit dans un seul ensemble. » Aussi opposa-t-il une fin de non-recevoir à Mgr Taché : « Il faut adopter une ligne conforme aux usages et aux modes de pensée de la vie moderne », sous-entendu : conforme à la vie capitaliste anglo-protestante.
Mgr Taché ne se laissa pas impressionner. Avec ses phalangistes, fameux juristes, il arriva tout de même à faire voter une loi qui permettait aux propriétaires victimes des spéculateurs de récupérer leur bien ; mais jamais le gouvernement n’en sortira les décrets d’application. C’était donc l’hostilité déclarée entre le gouvernement conservateur et l’Église. Or, n’oublions pas que les évêques de la Province de Québec faisaient obligation à leurs diocésains de voter conservateur !
LA DÉFECTION DU QUÉBEC
En 1871, Mgr Taché se rendit à Québec avec l’intention d’intéresser les évêques à la colonisation du Manitoba. Son but était double : d’une part, organiser avec leur concours un mouvement migratoire, et d’autre part obtenir leur appui auprès du gouvernement fédéral ; Mgr Guigues, un quart de siècle auparavant, n’avait-il pas obtenu la reconnaissance de l’enseignement public catholique en Ontario grâce, en particulier, au soutien sans faille de l’épiscopat du Bas-Canada ? Il lui paraissait évident que protéger et développer l’Église catholique dans l’Ouest, c’était aussi renforcer sa position dans l’Est, alors qu’être impuissant à l’imposer partout au Canada, c’était s’exposer à voir son influence partout contrecarrée. Face au fanatisme orangiste et à la franc-maçonnerie, il ne saurait y avoir de demi-mesure : penser sauver ses intérêts particuliers et locaux au mépris de l’intérêt général de toute l’Église, était une lamentable illusion. Bref, le développement d’une seconde province catholique présentait un tel avantage politique pour le Québec et pour l’Église que Mgr Taché s’imaginait obtenir sans peine l’appui politique ainsi que l’aide financière de l’épiscopat du Québec.
Malheureusement, il arriva au Québec au plus fort de la tempête soulevée par les Catholiques intégraux exigeant des candidats à la députation le respect des droits de l’Église, ce qu’on appela le Programme catholique. Soutenus par Mgr Bourget et Mgr Laflèche, ils provoquèrent l’ire de Mgr Taschereau, l’archevêque de Québec, qui rallia les autres évêques. Ces derniers, sensibles aux arguments politiques des Conservateurs, se persuadèrent que l’alliance avec les protestants conservateurs, qui ouvrait aux catholiques les portes du cabinet fédéral, était d’un tel intérêt pour l’Église, qu’elle valait bien au Québec quelques entorses aux principes pour ménager l’électorat protestant de l’Ontario. La demande de Mgr Taché, toute dirigée contre la politique du chef conservateur Macdonald, ne pouvait donc pas plus mal tomber ! Au demeurant, il suffisait qu’elle émane de l’ami intime de l’évêque de Trois-Rivières pour être déjà regardée avec suspicion. Après quelques débats houleux, les évêques n’acceptèrent que l’envoi d’une lettre circulaire aux curés, recommandant l’émigration vers l’Ouest plutôt que vers les États-Unis, sans même donner la moindre indication pratique pour le recrutement.
La presse conservatrice, adversaire des catholiques intégraux, jugea que c’était encore trop leur concéder. On voulut y lire une invitation au dépeuplement de la Province, ce qui permit de crier à la trahison des intérêts du Canada français ! La mauvaise foi des Conservateurs était patente puisque Mgr Taché ne voulait que détourner le flot d’immigration des États-Unis, mais le dénigrement devint si passionné que Mgr Laflèche dut renoncer à défendre son ami pour ne pas nuire à son propre combat. Mgr Taché lui écrira cette lettre prémonitoire : « Vous dites que vous allez diriger tous vos efforts vers les défrichements des forêts de la Province de Québec. Ces forêts, cher ami, ne vous échapperont pas, mais nos vastes plaines nous échappent. Et à moins que la Province de Québec ne vienne à notre secours par une forte et vigoureuse immigration, le champ où vous avez travaillé vous-même avec tant d’ardeur pendant de nombreuses années, va cesser d’être le domaine de la famille franco-canadienne. Je regrette de vous le dire, on n’y a pas songé assez en Bas-Canada, et lorsqu’on pouvait fortifier tous les droits de la Province de Québec par l’établissement d’une Province sœur au Manitoba, on a laissé cette dernière se peupler d’un élément hostile. »
Mgr Taché et les autres évêques de l’Ouest, s’obstinant à vouloir peupler l’Ouest de catholiques, allaient donc affronter seuls le gouvernement fédéral qui multiplia impunément les entraves afin de les décourager. Nous laissons au lecteur le soin d’imaginer les drames, les ruines et les désespoirs que chaque décision négative d’un ministre ou d’un fonctionnaire entraînait, fournissant à nos historiens nationalistes à la suite du chanoine Groulx, quantité de faits indubitables propres à justifier l’animosité contre les Anglais.
Cependant, cette opposition anglo-protestante n’était pas insurmontable, les Anglais ne furent donc pas les seuls responsables de l’échec de la colonisation catholique ! Un seul exemple déterminant suffira à le prouver. Il est vrai que, si on excepte les terres destinées aux Métis, le gouvernement fédéral a toujours refusé aux catholiques le droit de réserver des terres… cette injustice flagrante fut l’obstacle le plus efficace : comment voulez-vous, en effet, décider facilement des paysans de la province du Québec, de France ou de Belgique à quitter leur pays si on ne peut leur dire où aller s’installer exactement ? Mais Mgr Taché avait trouvé une parade toute simple : il suffisait que les missionnaires achètent les terres, les colons les rembourseraient à leur arrivée : c'était un financement pour quelques mois, parfois même seulement pour quelques semaines. Or, le prélat n’a jamais pu se procurer les fonds nécessaires, au point qu’on pourrait soutenir que la colonisation catholique de l’Ouest échoua par… manque de liquidités ! Mais qui les lui refusa ? En 1879,T-A. Bernier, au nom de l’archevêque de Saint-Boniface, fit une demande d’aide financière au gouvernement du Québec, accompagnée d’un plan de colonisation élaboré ; elle ne fut même pas examinée : le Premier ministre provincial était alors le conservateur Chapleau, ennemi juré des catholiques intégraux et ami de l’archevêque de Québec.
Pour comble de trahison, en 1885, à la suite de la seconde révolte des Métis, les Canadiens français, malgré les avertissements de Mgr Taché et de Mgr Grandin, s’enflammèrent à la parole des chefs libéraux contre le gouvernement conservateur, au nom de la défense des Métis et des francophones de l’Ouest ! Ils permirent ainsi aux Libéraux de prendre le pouvoir… et de supprimer les écoles franco-catholiques de l’Ouest ! Ô démocratie, quand tu nous tiens !
UNE IMMIGRATION DE CHOIX
Revenons au peuplement de la Prairie, car les Oblats ne se sont pas découragés et ont essayé, malgré tout, de recruter de bons catholiques. Dans les années 1870-1880, des missionnaires-colonisateurs, dont le prestigieux P. Lacombe, visitèrent le Québec pour y recruter, sans se soucier de l’hostilité de certains curés et du gouvernement. Ils étaient très exigeants sur les candidats ; on recherchait presque exclusivement des paysans capables d’acheter leur terre, de s’installer et de subvenir eux-mêmes à leurs besoins les premières années. Les exigences morales et religieuses n’étaient pas les moindres. Faute de subventions, et là aussi le régime était discriminatoire pour les immigrants catholiques, les frais de voyage étaient exorbitants pour une famille nombreuse et pouvaient augmenter d’un tiers la somme nécessaire à l’installation. En l’absence de chiffres officiels, on n’estime qu’à quelques milliers le nombre de Canadiens français du Québec à s’être implantés au Manitoba.
Les évêques tournèrent donc leurs efforts vers l’Est des États-Unis, pour persuader les Canadiens-français déjà installés là-bas de revenir au pays, mais à l’Ouest ; c’est ce qu’on appelle le rapatriement. Le moment paraissait bien choisi puisqu’une récession paralysait alors l’activité économique de la Nouvelle-Angleterre, mais le gouvernement conservateur fit des difficultés. Par contre, lorsque, par intérêt électoral, un éphémère gouvernement libéral adopta une politique contraire, on enregistra aussitôt de meilleurs résultats. Toutefois, on n’atteignit jamais les 17 000 immigrants annuels escomptés au début. À la fin de la décennie, la reprise de l’activité économique freina le mouvement avec d’autant plus d’efficacité que l’élite des communautés franco-américaines faisait de la contre-propagande : les professions libérales et les commerçants n’avaient aucun intérêt à voir fondre leur clientèle !
L’immigration catholique européenne fut nulle durant les premières années du peuplement, à l’exception d’une petite colonie d’Alsaciens et de Lorrains. Pour Mgr Taché, les Français étaient alors des “ francissons ”, c’est-à-dire des francs-maçons qui mangent du saucisson le vendredi ; il n’en voulait pas dans son diocèse, alors que trois mille d’entre eux s’installaient au Québec à la même période.
LES FRANCO-CATHOLIQUES À LA CONQUETE DE LA PRAIRIE
Les choses changèrent avec la décennie. Dès que le chemin de fer atteignit Saint-Boniface en 1880, le mouvement de peuplement catholique dut s’accélérer. L’immigration des Canadiens français, qui se maintiendra toujours à un rythme régulier mais lent, était notoirement insuffisante ; il fallut se tourner vers l’Europe. Le gouvernement avait déjà ouvert des bureaux d’immigration dans quelques capitales européennes qui recrutaient surtout dans les pays protestants. Le bureau de Paris faisait peu de zèle et, de toute manière, recrutait sans tenir compte de la moralité ou de la religion des candidats ; il y eut donc de tout, et beaucoup de ces colons furent victimes d’escrocs et de spéculateurs. Les évêques durent se bâtir leur propre réseau, essentiellement en France et en Belgique. Ils bénéficièrent d’abord des initiatives et des relations d’un aristocrate normand : le comte Arthur de La Londe qui, après un séjour dans l’Ouest, s’était enthousiasmé pour la cause et rêvait de transformer la vallée de la Qu’Appelle en une nouvelle Normandie catholique. Faute de recevoir l’autorisation de faire une réserve de terres, son succès resta mitigé. Il entreprit alors de constituer une société de financement avec des capitaux privés français pour soutenir la colonisation organisée par Mgr Taché et son clergé. Après bien des péripéties, elle devint la Société Foncière du Canada, au capital de quatre millions. Voici en quels termes Joseph Royal annonça à l’évêque de Saint-Boniface la naissance officielle de la Société, toutes difficultés enfin surmontées : « L’idée catholique et française a la prépondérance dans notre organisation et les fonds ne nous manqueront pas. Il n’entrevoyait plus aucun problème, à moins, ajoutait-il, que le gouvernement fédéral ne modifie les règlements sur les concessions pour nous mettre des bâtons dans les roues. » C’est évidemment ce qui arriva. Il s’ensuivit le désistement de plusieurs prêteurs français et la faillite de la société. Durant les dernières années de sa vie, Mgr Taché dut se démener pour éviter le découragement des colons déjà arrivés et pour dédommager les investisseurs ruinés.
Empêtré dans ces affaires, l’archevêque de Saint-Boniface confia alors l’organisation de la colonisation à quelques laïcs qui avaient sa confiance. Maintenant que le transcontinental était achevé, ce n’était plus seulement le Manitoba qu’il fallait coloniser mais aussi les Territoires du Nord-Ouest, les futures provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan, autrement dit le diocèse de Saint-Albert de Mgr Grandin, qui, divisé en 1891, donna naissance au vicariat apostolique de la Saskatchewan, confié à Mgr Pascal.
Sur de telles étendues, compte tenu du peu d’immigrants catholiques, il n’était pas question de constituer comme au Manitoba une vaste zone à peupler exclusivement de catholiques ; cela aurait été abandonner toutes les autres régions au protestantisme. Il fallait au contraire fonder à travers la Prairie une suite de petites paroisses francophones le long d’un axe est-ouest. Plus tard, d’autres colons viendraient étoffer ces villages d’autant plus facilement qu’ils trouveraient dès leur arrivée la paroisse et l’école catholiques.
Thomas-Alfred Bernier, jusqu’à sa nomination au sénat en 1891, supervisa cette offensive colonisatrice sans précédent qui demanda énormément de sacrifices puisque le gouvernement refusait toujours des tarifs préférentiels aux franco-catholiques alors qu'il faisait venir quasi gratuitement des Russes, des Islandais, des Mennonites et des Mormons.
C’est auprès d’aristocrates français que Bernier eut le plus de succès. Légitimistes ayant perdu tout espoir de restauration monarchiste en France, ou fils de grandes familles dont le patrimoine n’avait pas survécu aux lois de succession et aux impôts de la République, tous avaient l’idéal de recréer dans l’Ouest une chrétienté française. Avec ténacité, ils réussirent généralement bien leur entreprise, parfois originale, comme ces officiers de cavalerie démissionnaires qui fondèrent au pied des Rocheuses le village de Trochu où on élevait des chevaux pour… l’armée française. Malheureusement, la première guerre mondiale provoqua leur retour en France. Beaucoup y trouvèrent la mort ou y contractèrent des infirmités qui les empêchèrent de revenir, et ceux qui le purent ne retrouvèrent jamais le rôle social de premier plan qui fut originellement le leur.
Parmi les laïcs entreprenants, il faut citer Auguste Bodard, un journaliste de l’Ontario qui s’enthousiasma pour la colonisation de Mgr Taché et y consacra le reste de sa vie. C’est lui qui, en 1889, intéressa à cette cause Dom Benoît, un chanoine régulier de l’Immaculée-Conception. Cette congrégation fondée en France par Dom Gréa, qui en était toujours le supérieur, était ouvertement anti-libérale. Ses religieux, ayant la responsabilité de quelques paroisses et collèges du Jura, s’inquiétaient de voir la surpopulation des campagnes provoquer un exode dans les villes suisses protestantes. Ils préférèrent envoyer leurs ouailles dans l’Ouest canadien. Ce fut un modèle de colonisation. On commença par bâtir en plein bois le couvent dédié à Notre-Dame de Lourdes. Une fois la Communauté établie de chaque côté de l’océan, on organisa le transfert des familles qui gardaient ainsi l’essentiel de leurs habitudes de vie chrétienne. Le gouvernement français leur fit les pires difficultés, au point que seules trente familles sur les cent prévues étaient au rendez-vous du premier embarquement, en 1892. Mais les Pères tinrent bon et la paroisse de Notre-Dame de Lourdes grandit lentement mais sûrement. Cette colonisation était si remarquable que Mgr Grandin et Mgr Pascal invitèrent Dom Benoît à essaimer dans leur diocèse. Il s’y refusa longtemps pour ne pas compromettre l’œuvre commencée, et lorsqu’enfin il accepta, c’était trop tard : les Anglo-protestants s’étaient emparés de la plupart des terres convoitées. En 1907, la communauté fut victime d’une dissension interne en Europe et Dom Benoît fut contraint de cesser toute activité colonisatrice en 1912.
En 1895, Mgr Langevin qui succédait à Mgr Taché, put reprendre en main la direction de la colonisation, et il était grand temps : les catholiques ne représentaient plus que 14 % de la population de la Prairie ! Il s’adjoignit quelques prêtres colonisateurs ; parmi eux, l’abbé Morin et surtoutl’abbé Gaire, un prêtre lorrain lui aussi conquis par l’Ouest avant de le conquérir pour les franco-catholiques. « Dix prêtres comme l’abbé Gaire bâtiraient un empire catholique et français en ce pays », disait son archevêque. On lui doit au moins d’avoir achevé la chaîne d’implantations francophones jusqu’aux Rocheuses. Tous ne réussissaient pas aussi bien, et il y eut bien des déboires, d’autant plus que Mgr Langevin qui était un fonceur, avait moins le sens de l’organisation que son vénéré prédécesseur. On reprit aussi avec succès la politique de rapatriement, cette fois auprès des Canadiens français exilés au centre des États-Unis. Malgré tout, pour reprendre une comparaison de Mgr Langevin, le flot continu de l’immigration catholique n’était qu’un mince filet d’un torrent à côté du fleuve de l’immigration protestante.
À la fin du siècle, l’Ouest fut secoué par la question des écoles séparées, autrement dit des écoles franco-catholiques que les gouvernement libéraux voulaient supprimer. Or, pour des raisons électorales, ces mêmes gouvernements se montraient plus favorables au peuplement francophone que les Conservateurs. Cela compliquait singulièrement la position des évêques oblats : ardemment anti-libéraux quant à eux, ils ne pouvaient empêcher une partie de leurs diocésains et même de leur clergé de rallier ce parti malgré la question des écoles ! L’abbé Gravel, par exemple, sera un remarquable colonisateur… grâce à ses accointances libérales ! On lui doit la consolidation de l’œuvre de l’abbé Gaire dans le sud de la Saskatchewan qui deviendra l’une des trois principales régions francophones de l’Ouest : les deux autres étant le nord de l’Alberta autour d’Edmonton, et la Rivière-Rouge au Manitoba, le peuplement du nord de la Saskatchewan ayant échoué de peu.
LA CHRÉTIENTÉ ET NON PAS LA FRANCOPHONIE
Au début de ce siècle, Mgr Langevin dut se rendre à l’évidence que les franco-catholiques ne seraient jamais en nombre suffisant pour maintenir les droits de l’Église face aux francs-maçons qui bafouaient impunément la Constitution du pays ! Il était vital de faire nombre. Il décida donc de recruter des catholiques indépendamment de leur nationalité, tout en maintenant sa préférence pour les francophones : « Tout catholique est bienvenu, mais les Français le sont deux fois. », aimait-il à répéter. Une colonie allemande s’implanta d’une façon remarquable en Saskatchewan autour d’une abbaye bénédictine ; des Belges, des Hongrois et surtout des Polonais répondirent assez nombreux aux demandes des évêques oblats. Ils se fondirent sans difficulté dans la communauté francophone dont ils partageaient la même foi intégrale, tout en gardant cependant leur langue et leurs coutumes. Il n’en sera pas de même avec les Ruthènes, catholiques romains mais de rite oriental ; installés très nombreux, surtout dans le sud de l’Alberta, ils supportèrent mal la tutelle des évêques oblats qui, tout en acceptant volontiers leur rite, leur refusèrent des prêtres mariés. Mais ce furent les Irlandais, regroupés eux aussi en grandes communautés desservies par un clergé national, qui divisèrent l’Église catholique de l’Ouest. L’autorité épiscopale des Oblats et les règles disciplinaires du clergé francophone les insupportaient et ils refusèrent de soutenir la lutte en faveur des écoles franco-catholiques.
Cependant, cet apport étranger permit à l’Église de reconquérir une certaine influence : au début du siècle, 17 % de la population de la Prairie était catholique romain, ce qui représente 65 000 catholiques sur 470 000 habitants, dont 25 000 canadiens français. En 1911, sur 1 345 000 habitants on comptait 234 000 catholiques, dont 75 000 canadiens français et 60 000 francophones. En 1920, les catholiques représenteront 20 % de la population.
Certes, durant l’entre-deux-guerres, l’Église connaîtra un nouvel essor jusqu’à réunir le quart de la population, mais nous sommes loin des espérances que Mgr Taché entretenait cinquante ans auparavant. Et ce fut une douleur constante pour les évêques et les pères oblats, surtout ceux de la génération des temps héroïques, de voir l’Ouest se civiliser par le capitalisme anglo-saxon tandis que le Christ était relégué dans quelques églises paroissiales regroupant une minorité de la population, sans autre influence que privée.
Aujourd’hui, l’élite francophone de l’Ouest reproche aux Oblats d’avoir accepté des catholiques de toutes nationalités et de les avoir desservis dans leur langue. Selon elle, cette multiplication de cultures nationales minoritaires face à l’écrasante majorité anglophone, contribua à faire de la minorité franco-catholique une simple minorité parmi d’autres.
En fait, l’attitude des évêques oblats s’explique et se justifie fort bien. Ils étaient persuadés que l’anglais l’emporterait et ils n’y voyaient pas d’inconvénient majeur, pourvu que la foi catholique soit sauve. Or, c’est parce que cette condition était loin d’être assurée que la défense de la langue a pris une telle importance, mais toujours subordonnée à la défense de la foi. Dans ce pays neuf, véritable melting pot qu’on ne maîtrisait pas, la foi catholique se garderait mieux et se transmettrait plus sûrement dans la langue maternelle, c’était une évidence ! C’est pourquoi il leur parut juste de desservir les communautés catholiques dans leur langue nationale. La francophonie n’était pas l’objectif réel des missionnaires oblats ; ce qu’ils voulaient c’était faire de l’Ouest, selon la volonté du Cœur de Jésus et du Cœur Immaculé de Marie, une terre de chrétienté et, pourquoi pas, anglophone.
Cependant, c’est la France traditionnelle, la tribu de Juda de la Nouvelle Alliance, qui est le modèle de la chrétienté ; et ce titre était une raison supplémentaire et décisive de tenir particulièrement à la conservation de la langue et de la culture française catholique dans l’Ouest. Garder sa foi catholique et conserver un accès facile au modèle achevé de la chrétienté, étaient les deux raisons majeures du combat des évêques pour un peuplement francophone qui serait le soutien, le soubassement de l’Église de l’Ouest, mais sans exclure les droits naturels des autres communautés nationales, en attendant la conversion des populations anglophones à la foi catholique intégrale.
Lorsque les Libéraux et les Irlandais reprochaient aux Oblats de lier le sort de l’Église à la population francophone, ils ne faisaient que renforcer les évêques dans leur conviction du bien-fondé de leur attitude. En effet, une telle critique supposait la négation ou la justification de la différence entre la société anglo-saxonne nord-américaine et la chrétienté ! Or, les missionnaires oblatsn’étaient pas missionnaires à demi : avec héroïsme, ils avaient tout sacrifié pour conduire les âmes à Jésus-Christ et bâtir une société selon son Cœur. Livrer la société à l’erreur, même en échange de la liberté de culte, c’était inadmissible ! Si le P. Grollier avait donné sa vie pour que la Croix domine d’un océan à l’autre et pour préserver les Indiens de l’hérésie protestante, il ne fallait pas demander à son évêque d’accepter maintenant que la Croix cohabite avec le signe de piastre, tandis que la population des villes de la Prairie se partagerait entre des dizaines de sectes et religions, parmi lesquelles la catholique ! Si les catholiques anglophones ne comprenaient pas cela, les évêques oblats étaient d’autant plus convaincus qu’il était nécessaire de rester francophones !
Mais une puissance occulte le comprit très bien et, en conséquence, pour s’assurer son pouvoir à elle, elle s’ingénia à détruire l’influence des Oblats. C’est ce que nous étudierons dans le prochain chapitre.
RC n° 76, mars 2000.