L'OEUVRE DES OBLATS
II. Les missions indiennes
SI la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée a mobilisé une grande partie de ses capacités pour la fondation du diocèse de Bytown, comme nous l’avons étudié dans la première partie, elle n’a pas tardé pour autant à s’élancer plus à l’Ouest, au-delà des limites de la colonie britannique du Canada. Le Père Guigues, pressé en cela par Mgr de Mazenod, y envoie des Oblats dès 1845.
L’Ouest canadien, nommé indifféremment le Nord-Ouest ou encore les Pays d’en-haut, forme un immense territoire, limité au nord par l’Océan arctique et la Baie d’Hudson, à l’ouest par la barrière des Rocheuses, au sud par la frontière américaine. Nous laissons volontairement à l’écart la Colombie britannique dont le développement à l’époque se fait à partir de l’Oregon. En 1844, ces vastes étendues n’étaient pas des territoires inconnus : depuis les temps de la Nouvelle-France, les coureurs des bois les parcouraient à la recherche des fourrures et connaissaient, pour l’essentiel, les différentes tribus autochtones. Au début du siècle, deux compagnies se partageaient le commerce des pelleteries : la plus ancienne était la Compagnie de la Baie d’Hudson fondée à Londres en 1670, mais c’était la seconde, la Compagnie du Nord-Ouest, fondée à Montréal en 1784, qui avait la faveur des Indiens, ses employés étant francophones. Après une concurrence féroce, parfois sanglante, elles fusionnèrent en 1821 à l’avantage de la Compagnie de la Baie d’Hudson dont l’influence devint considérable. En monopolisant le commerce de la fourrure, elle contrôlait aussi tout le ravitaillement, les voies de communication, et les indigènes eux-mêmes en étaient devenus graduellement dépendants. Ses directeurs étaient anglicans ou méthodistes, mais avant tout commerçants : leur première préoccupation était le maintien de la paix entre indigènes, condition sine qua non de la rentabilité du commerce.
La population autochtone se divisait en cinq familles linguistiques. Au sud, trente mille Algonquins, quatre mille Assiniboines apparentés aux Sioux, et six mille Pieds-noirs. Ils vivaient par groupes assez nombreux et belliqueux, nomadisant à la recherche des troupeaux de bisons. Au contraire, dans les forêts du nord, quinze mille Montagnais, extrêmement pauvres mais pacifiques, vivaient de la chasse et de la pêche, disséminés en petits groupes. Plus au nord, on trouvait quatre à cinq mille Inuits. Si on ajoute trois mille cinq cents Blancs et douze mille Métis, c’est donc une population totale de soixante-quinze mille âmes qui vivaient sur un territoire grand comme huit fois et demie la France.
MGR PROVENCHER
La première modification d’ordre social et économique dans ces contrées fut la fondation de la colonie de la Rivière-Rouge, en 1811, par Lord Selkirk. Établis sur les riches terres du sud du Manitoba, les colons écossais et irlandais attirèrent une population indienne et métisse de cinq mille habitants, dont la moitié de catholiques. Ce sont eux qui, en 1816, réclamèrent un prêtre à l’évêque de Québec. En 1818, Mgr Plessis leur en envoya deux : l’abbé Norbert Provencher, un géant de force herculéenne, âgé de 31 ans, et l’abbé Dumoulin, âgé de 25 ans. Ils s’établirent au centre de la colonie et fondèrent, sous le patronage de saint Boniface, le premier poste missionnaire de l’Ouest [A sur notre carte]. Un ministère intense absorba immédiatement leur zèle, notamment la régularisation des mariages des Blancs avec les Indiennes, ce qui exigeait l’instruction religieuse et le baptême de ces dernières. Un troisième prêtre fut envoyé en 1820, tandis que l’évêque de Québec obtenait de Rome la nomination de l’abbé Provencher comme évêque auxiliaire. Il fut sacré le 12 mai 1822.
Par manque de prêtres et de moyens suffisants, il fallut toutefois attendre 1831 pour qu’un missionnaire soit assigné exclusivement à l’évangélisation des Indiens. Ce fut l’abbé Belcourt qui s’occupa avec zèle d’une tribu de Saulteux, mais pour peu de résultats durables. En 1839, le directeur du fort de la Compagnie à Edmonton, qui était catholique, demanda qu’un prêtre vienne s’installer sous sa protection. La Compagnie, à laquelle Mgr Provencher avait demandé la permission, refusa et envoya à la place un missionnaire méthodiste. En 1841, l’évêque se passa de la permission de l’Honorable Compagnie et envoya l’abbé Thibault qui fit un travail admirable auquel la Compagnie n’osa pas s’opposer.
Lorsqu’en 1844, le Pape Grégoire XVI érigea le district du Nord-Ouest en vicariat apostolique, Mgr Provencher, après vingt-six ans de labeur, n’avait à sa disposition en tout et pour tout que cinq prêtres et quatre Sœurs Grises venues de Montréal !
On comprend, dans ces conditions, qu’il se soit tourné vers les Oblats de Marie Immaculée pour obtenir l’aide qui lui était absolument nécessaire. Or, le Père Guigues était très réticent pour cette fondation, la jugeant trop difficile pour des missionnaires dépourvus d’expérience et qui seraient soumis à un terrible isolement. Mgr de Mazenod le força à accepter : « Il faut avoir un peu de courage et de confiance en Dieu qui nous trace la route et qui ne nous abandonnera pas quand nous la prendrons en son Nom et pour sa gloire. »
Le 25 juin 1845 donc, l’excellent Père Aubert, 31 ans, à la tenue digne et grave, quitte Montréal accompagné du frère Alexandre Taché, 22 ans, qui a terminé sa théologie mais qui est trop jeune pour être ordonné. Ils atteignent Saint-Boniface le 22 août suivant. La lettre que Mgr de Mazenod leur écrivit nous indique leur idéal : « J’ai tressailli de joie, en recevant la lettre que vous m’écrivez de Saint-Boniface. Combien de fois je l’ai relue !… Je vous considère comme l’avant-garde de l’armée qui doit chasser le démon de ses derniers retranchements, et arborer la croix du Sauveur dans des régions où le vrai Dieu ne fut jamais connu. Vous êtes sans cesse présents à mon esprit et bien souvent dans mon cœur ! »
LA FONDATION DE L’ÎLE-À-LA-CROSSE
Durant leur premier hiver à Saint-Boniface, ils apprennent la langue des Saulteux en compagnie de l’abbé Laflèche arrivé l’année précédente. Mais aux premiers beaux jours, la venue d’un Métis du Nord-Ouest réclamant des missionnaires change les plans de Mgr Provencher. Le Père Aubert ira bien chez les Saulteux avec l’abbé Belcourt, mais l’abbé Laflèche et le père Taché nouvellement ordonné, iront à 1 500 kilomètres au nord-ouest fonder une mission à l’Île-à-la-Crosse [B], un emplacement idéal repéré par l’abbé Thibault lors de précédentes courses.
Providentiellement, le bourgeois, c’est-à-dire le représentant de la Compagnie dans la région, n’est pas un fanatique anti-catholique ; impressionné par le courage des missionnaires qui arrivent sans moyen de subsistance et sans connaître la langue des Indiens de la région, il leur offre une bienveillante hospitalité dans sa propre maison.
Mgr Provencher leur ayant donné « la mission d’aller aussi loin que possible porter la bonne nouvelle du salut au peuple sauvage du Nord-Ouest », le P. Taché repart donc à l’été 1847, seul cette fois. Il atteint le Lac Caribou [C], à cinq cents kilomètres au nord de l’Ile-à-la-Crosse où il établit lamission Saint-Pierre avant de revenir passer l’hiver avec l’abbé Laflèche. L’été revenu, il repart pour fonder la mission de La Nativité au lac Athabaska [D], à sept cents kilomètres au nord-ouest de sa base de départ. Partout où il passe, les Indiens le reçoivent bien et suivent les exercices de la mission avec ferveur. Que d’anecdotes il faudrait raconter ici, charmantes et édifiantes, émouvantes ou plaisantes, qui sont toujours l’attrait irrésistible des biographies de missionnaires !
Les deux prêtres passent l’hiver ensemble à l’Ile-à-la-Crosse où l’abbé Laflèche, tout en s'occupant des Indiens alentour, a construit une résidence. Ils sont « pauvres, dénués de tout, mais heureux de leur sort, et persuadés que leur œuvre allait se consolider et prendre une extension nouvelle. » De fait, ils ont de quoi être enthousiastes : le bon accueil des Indiens dépasse toutes les espérances et la Compagnie reste sans réaction. Le seul point noir est la santé rapidement déclinante de l’abbé Laflèche, victime de terribles rhumatismes.
Mais le bilan est bien moins encourageant pour la mission du Père Aubert qui échoue complètement auprès des Saulteux, à cause de son inaptitude pour les langues indiennes et de la mauvaise volonté des Indiens. Le P. Bermond, arrivé un an après ses confrères, n’a pas de meilleurs résultats ; complè tement découragé, il envisage son rappel en Europe.
Mgr Provencher, quant à lui, est de plus en plus persuadé que l’avenir de son diocèse dépend de la persévérance des Oblats, aussi a-t-il demandé à Rome la désignation du P. Taché pour évêque coadjuteur. Voici en quels termes le vicaire apostolique présentait son choix à l’archevêque de Québec : « L’évêque de la Rivière-Rouge doit être sujet anglais et canadien. Le clergé de ce diocèse sera composé de prêtres étrangers ; il convient que le chef ne le soit pas. Dans un pays qui ne fournit pas de prêtres, il convient que l’évêque soit tiré du corps religieux qui les fournit, il sera supérieur pour tout et partout. Il convient de plus que l’évêque connaisse le pays, les privations qu’on est exposé à y souffrir, etc. Un évêque tout fait qui arriverait de loin serait peut-être grandement désappointé et exposé au découragement. D’après tout ce préambule, il n’y a qu’un sujet qui puisse être présenté. C’est le père Taché. Telle est mon opinion depuis longtemps, seulement je n’avais pensé à lui que comme pouvant devenir coadjuteur de monsieur Laflèche. Dieu semble s’y opposer. Le père Aubert, supérieur des Missionnaires Oblats à la Rivière-Rouge, est pour le père Taché sans hésitation, ainsi que monsieur Laflèche qui a toujours vécu avec lui depuis qu’il est dans le pays. Le père Taché sait les langues nécessaires pour exercer le saint ministère avec fruit. » Le 14 juin 1850, le P. Taché est élu évêque d’Arath in partibus infidelium, coadjuteur avec future succession. Mgr Provencher en est tout heureux : le progrès de ses chères missions est assuré. Il l’écrit à Mgr Bourget : « La Congrégation des Oblats va se trouver chargée de tout. Je m’en réjouis. Je l’ai fait exprès, il faut cela pour que les missions prennent un tout autre élan. »
MGR ALEXANDRE TACHÉ
Le P. Taché ne connaîtra son élévation qu’en janvier 1851, lorsque, de retour à Saint-Boniface, il apprend que Mgr de Mazenod le réclame à Marseille pour le sacrer lui-même, ce qui se fera le 23 novembre 1851. Pourtant le fondateur des Oblats avait été involontairement tenu à l’écart de cette nomination, la lettre qui lui était destinée s’étant égarée. Il avoua lui-même au nouveau prélat que ce fut providentiel : « Ton élection, il est vrai, s’est faite à mon insu, mais elle paraît providentielle, et sauve les missions dans lesquelles vous avez tant travaillé. » En effet, les rapports du P. Aubert étaient si pessimistes sur l’avenir des missions indiennes que Mgr de Mazenod, alors sollicité de toutes parts pour l’envoi de missionnaires, avait songé un temps à y mettre fin ; tant d’efforts pour si peu d’âmes !
Il convient maintenant de faire un rapide portrait du jeune évêque – il n’a que vingt-sept ans ! Né le 23 juillet 1823 à Rivière-du-Loup, il est le neveu de Sir Étienne-Pascal Taché, qui sera un des pères de la Confédération et, conjointement avec Macdonald, le premier Premier ministre du Canada ; il est aussi le frère cadet de Joseph-Charles Taché, journaliste, homme politique et haut fonctionnaire qui jouera un rôle important dans la vie publique de son pays. Sa famille est une des plus illustres du Canada français puisqu’elle est apparentée à Louis Jolliet, le découvreur du Mississipi, à Pierre Boucher, à sainte Marguerite d’Youville et à La Vérendrye, le premier explorateur de l’Ouest. Bon sang ne saurait mentir. Orphelin de père à l’âge de trois ans, il est élevé par sa mère au manoir familial de Boucherville. Elle lui inculque une religion très ardente et le culte de sa famille où chaque génération a ses héros. Au séminaire de Saint-Hyacinthe, il est bon élève mais sans plus. En revanche, il est excellent camarade, très exubérant, jovial, toujours avide d’excursions. Sa vocation sacerdotale ne fait pas difficulté.
Il entre au grand séminaire de Montréal en septembre 1841. Quelques mois plus tard, croisant les premiers Oblats arrivés au pays, il se sent attiré irrésistiblement vers eux. Mais Mgr Bourget fait la sourde oreille et le nomme professeur à Chambly. Ce n’est qu’à l’automne 1844 qu’il entre au noviciat avec le désir avoué d’aller prêcher l’Évangile « parmi les tribus sauvages de l’Ouest, que le père Marquette parti de Boucherville avait commencé de découvrir, que les La Vérendrye, partis des mêmes lieux, avaient continué de faire connaître. » Le choix du socius du P. Aubert était tout indiqué pour le P. Guigues. Le don des langues, un enthousiasme débordant allié à une endurance physique peu commune, un rare courage et une bonté virile qui devrait lui gagner le cœur de ses ouailles : décidément, il avait tout pour être un missionnaire exemplaire.
STRATÉGIE MISSIONNAIRE
Le 27 juin 1852, Mgr Taché est de retour à Saint-Boniface qu’il trouve dévasté par des crues exceptionnelles. Cependant, Mgr Provencher lui demande de repartir sans attendre pour faire la visite du vaste diocèse. Ils ne se reverront plus ici-bas puisque le vieux prélat s’éteindra pieusement à Saint-Boniface le 7 juin 1853. Le nouvel évêque ne revient à la Rivière-Rouge qu’en novembre 1854, pour prendre possession de son siège épiscopal. En dix ans, depuis l’arrivée des Oblats, les progrès accomplis sont considérables eu égard au peu de moyens dont disposait son vénéré prédécesseur. Le diocèse de Saint-Boniface compte maintenant quatre prêtres séculiers ainsi que huit pères et deux frères Oblats répartis en quatre missions. Les frères des Écoles chrétiennes viennent d’arriver pour compléter l’apostolat des Sœurs Grises qui, en plus de l’école, ont la charge d’un orphelinat et d’un hospice dans la petite ville épiscopale.
Durant l'exploration de son diocèse le jeune évêque a mûri sa stratégie missionnaire. Sa décision est prise : il faut s’occuper en priorité des Indiens du Nord, plus réceptifs à la prédication. Comme ils nomadisent perpétuellement en petits groupes et qu’on ne peut les sédentariser, le seul moyen pratique de les atteindre est de les rencontrer aux différents postes de la Compagnie de la Baie d’Hudson où ils vont faire la traite des fourrures pendant deux à trois semaines. Comme les mêmes bandes fréquentent les mêmes postes de traite, il sera relativement facile aux missionnaires de veiller sur leur troupeau. Toutefois, faute de personnel, l’évêque ne peut pas fonder des missions auprès de chaque poste. Il faut choisir les emplacements les plus stratégiques, y établir une mission centrale d’où les Pères rayonneront pour visiter régulièrement des dessertes parfois fort éloignées. L’établissement de ce réseau de missions force l’admiration ; il fallait de singulières grâces d’état à l’évêque ou à son représentant pour reconnaître en plein bois ce qui désignait tel ou tel lieu comme le meilleur emplacement pour une mission florissante.
Ne doutons pas que l’Immaculée guida ses missionnaires.
Enfin, percevant un changement d’attitude chez les autorités de la Compagnie qui soutiennent maintenant ouvertement le prosélytisme de ministres anglicans fanatiques envoyés de Londres, Mgr Taché a compris qu’il ne fallait pas tarder à agir. Il sait qu’il faut les devancer autant que possible ou, au moins, s’établir en face de chaque mission protestante pour ne pas laisser l’erreur se propager sans opposition. Nous sommes évidemment avant le Concile Vatican II.
Tous les nouveaux Pères oblats envoyés de France à Saint-Boniface sont affectés à cette tâche immense que l’évêque mène en personne, partageant la vie de ses missionnaires. Résultat : en dix ans, l’Évangile est prêché à toutes les tribus indiennes du Nord-Ouest, et on commence l’évangélisation de celles de la Prairie. Neuf missions centrales s’échelonnent du lac Winnipeg au cercle polaire : Notre-Dame-des-Sept-Douleurs [1 sur la carte], au lac Athabaska, construite en 1853 ; Notre-Dame-des-Victoires [6], au lac La Biche en 1854 ; Saint-Joseph [2], en 1858, au Grand Lac des Esclaves ; Notre-Dame-de-la-Bonne-Espérance [5], au fort Good Hope en 1859 ; Saint-Pierre [C], au lac Caribou en 1860 ; Saint-Albert [7] en 1861 ; La Providence [3] en 1862 ; Saint-Laurent [8] , au Lac Manitoba en 1862. Une quarantaine de dessertes complètent le réseau. Les missions principales seront dotées peu à peu d’une école ou d’un orphelinat, et d’un dispensaire tenus par des Sœurs Grises.
Outre Mgr Taché, cinq Oblats vont être les artisans héroïques de cette course époustouflante qui a inscrit leur congrégation au tableau d’honneur de l’Église : les Pères Faraud, Rémas – “ un pénitent émule du saint Curé d’Ars, le froid en plus ” – Lacombe dont nous reparlerons dans nos prochains chapitres, et surtout Grollier et Grandin.
LE PÈRE GROLLIER
Pierre-Henri Grollier est né à Montpellier en 1826, de parents boulangers. Il quitte le grand séminaire pour le noviciat des Oblats à la suite d’une conférence du Père Baveux envoyé en France par Mgr Guigues en tournée de recrutement ; elle fut féconde puisque soixante-dix jeunes gens imitèrent le jeune Grollier. Ordonné en 1851, il suit Mgr Taché au Canada l’année suivante après une année de ministère à Marseille. Affecté au Lac Athabaska, il s’avère un missionnaire courageux que rien n’arrête lorsqu’il s’agit de sauver une âme. Durant l’hiver 1854, il s’égare dans une tempête de neige, sans vivres ; retrouvé inanimé après six jours, il est sauvé, mais il conserva de cette tragique aventure un asthme douloureux qui ne devait plus lui laisser de repos.
En 1858, il se trouve au Fort Resolution pour y bâtir une mission, lorsqu’en juillet, par la barge de la Compagnie qui lui amène deux Oblats pour l’aider, arrive également M. Hunter, un archidiacre anglican fanatique. Se sachant parfaitement en accord avec les vues de son évêque, il ne tergiverse pas. Après avoir transmis les consignes à ses confrères qui ne connaissent même pas le dialecte local, il part. « Une lutte acharnée commençait, écrit son biographe. Deux adversaires : l’anglican Hunter, en excellente santé, sûr de l’appui de tous les chefs de poste de la Compagnie, riche de toutes les ressources de l’Église d’Angleterre, et le P. Grollier, émacié par la maladie et par six ans de privations, seul au milieu d’une région hostile, sans autre ressource que son zèle apostolique et d’autre protection que l’Immaculée. »
Les persécutions commencent aussitôt contre le missionnaire de la part de la Compagnie. Les forts se ferment devant lui. Cependant, les sauvages ne s’y trompent pas ; leur tradition orale est claire : « vous reconnaîtrez les vrais hommes de la prière à ces deux signes : ils porteront une robe noire et ils n’auront pas de femme ». Ils se détournent donc de l’archidiacre. En représailles, la Compagnie fait savoir aux missionnaires qu’elle ne transportera plus leur ravitaillement.
Heureusement, Mgr Taché devinant qu’on en viendrait un jour à cette extrémité, avait pris ses précautions. Il s’était employé à organiser une route de ravitaillement parallèle à celle de la Compagnie. Pour cela il traça de nouvelles pistes et surtout il se risqua le premier à descendre les cent cinquante kilomètres de rapides de la rivière Athabaska, réputés infranchissables. L’exploit accompli au péril de sa vie, Monseigneur put y initier des Métis dévoués aux missionnaires. Les Oblats pouvaient se passer des services de la Compagnie. Le Père Grollier reçut donc de son évêque l’obédience qu’il avait demandée en ces termes : « Avoir la grâce d’être envoyé aussi loin que la terre pourrait me porter. »
JUSQU’À L’OCÉAN ARCTIQUE
Début avril 1859, il part donc malgré son asthme qui le torture chaque nuit. Il veut s’emparer pour le Christ, avant l’homme-ennemi comme il l’appelait, des mille deux cents âmes qui vivent dans le voisinage du fort Raë. Il y découvre une population ignorant tout de la religion et vivant dans une misère inouïe. Le 17 avril, il y dit pour la première fois la messe et fonde la mission du Saint-Cœur-de-Marie. L’Immaculée ne tarde pas à multiplier ses prodiges : les Indiens se convertissent avec empressement et ils se transformeront en prosélytes remarquables auprès des autres tribus. Ce fut une vraie consolation pour le Père Grollier qui avait tant à souffrir : le scorbut avait déchaussé les ongles de ses orteils ; à bout de souffrances, il demanda à un métis de les lui arracher… On pleure au récit de cette opération, subie sans une plainte, sous la neige, tout en récitant le chapelet.
Découragé, Hunter s’en retourne vers la civilisation. Toutefois il est bien vite remplacé par un plus fanatique. Seulement, le Père Grollier a maintenant cinq cents kilomètres d’avance. En août, il est au Grand Lac de l’Ours, chez les Indiens Peaux-de-Lièvres qui, eux aussi, voient un missionnaire pour la première fois. Il les instruit rapidement et repart. Deux jours plus tard, il est quatre cent quarante kilomètres plus au nord – ce qui laisse entrevoir la rapidité du courant du fleuve Mackenzie dans ces parages – à fort Good Hope, à mille six cents kilomètres de son point de départ et à quatre mille huit cents de Saint-Boniface. Dans un décor féerique, il fonde la mission de Notre-Dame-de-la-Bonne-Espérance qui sera une des plus importantes du Nord. Il y passe l’hiver dans un climat d’hostilité sournoise de la part des employés de la Compagnie. Mais, pendant ce temps, le ministre protestant a ébranlé les Peaux-de-Lièvres ; aussi, dès que le temps le lui permet, le Père Grollier revient sur ses pas et consolide la foi de son petit troupeau. Il y réussit si bien que l’Anglican comprend qu’il n’a plus qu’à déguerpir, et vite, de la région.
Les effets de la grâce baptismale dans les âmes de ces plus pauvres de la terre sont prodigieux. Certains pratiquent avec héroïsme les vertus chrétiennes. Par exemple, ils résistent à l’apostasie, même si la Compagnie les prive de ravitaillement ; ils respectent les jeûnes ou encore font des voyages surhumains dans des conditions climatiques extrêmes pour pouvoir rencontrer le prêtre et recevoir les sacrements.
Le P. Grollier a beau avoir usé son second homme-ennemi, il ne s’accorde aucun repos. Mgr Taché lui a envoyé une doublure en la personne du Père Gascon, un tout jeune Père, mais digne de son maître : lorsqu’il s’aperçoit que la Compagnie s’ingénie à entraver son voyage, il engage trois hommes et part vers le nord en canoë. Il réussit à retrouver le Père Grollier le 26 août 1860. Cela fait deux ans que le missionnaire vétéran n’a pas vu de prêtre : ils s’accordent une nuit de retraite, de confession, d’entretiens spirituels. Puis, le lendemain, les deux Oblats se séparent ! Le père Gascon reste pour affermir la foi des néophytes, le père Grollier poursuit sa course vers le nord et gagne le delta du Mackenzie, territoire de la tribu des Loucheux mais où des Inuits s’aventurent régulièrement, non sans provoquer des batailles sanglantes. Le père Grollier est le premier missionnaire à les rencontrer. Le 14 septembre 1860, il dit la messe, la première au-delà du cercle polaire, puis il entreprend l’évangélisation des Indiens et des Inuits présents, et il arrive à les convaincre de faire la paix !
Lisons son récit à Mgr de Mazenod. « Le jour de l’Exaltation de la Sainte-Croix, ayant réuni les Loucheux et les Esquimaux autour de ce signe de réconciliation, je fis approcher les deux chefs et je leur fis baiser la Croix comme signe de l’alliance et de la paix entre eux avec Dieu. Mes mains pressant les leurs sur le pied du Crucifix, je leur fis promettre de s’entr’aimer à l’avenir. Ainsi la Croix était le trait d’union entre moi, enfant de la Méditerranée, et les habitants des pays glacés de la Mer Polaire. La Croix avait franchi cette distance immense. Elle dominait d’un Océan jusqu’à l’Océan. De plus, je donnai au chef des Esquimaux une image du Sauveur en croix en bas de laquelle j’écrivis ces paroles de la prophétie qui s’accomplissait : “ Toutes les extrémités de la terre verront le signe de la Rédemption de notre Dieu. ” C’est en ce jour de l’Exaltation de la Sainte-Croix que la grande Nation des Esquimaux offrit ses prémisses à l’Église. »
LA CROIX POUR LE SALUT DES ÂMES
Faute d’équipement suffisant pour affronter l’hiver, le Père Grollier doit rapidement revenir à Good Hope. Ce deuxième hiver passé à Notre-Dame-de-la-Bonne-Espérance est le commencement de son agonie. L’asthme ne lui laisse plus aucun répit, ce qui ne l’empêche pas d’échafauder de nouveaux projets de missions. Le printemps arrivé, il remonte le Mackenzie pour visiter les tribus évangélisées les années précédentes. Celle installée près du fort Norman avait succombé aux cadeaux du prédicant anglican et était passée à l’hérésie. L’ardent missionnaire va boire alors le calice jusqu’à la lie. Il est complètement abandonné : pas de vivres, et la moindre fraîcheur le fait tousser atrocement ; le commis du fort lui ferme sa porte, et les sauvages lui refusent le produit de leur pêche. Abattu par un accès d’asthme plus terrible que de coutume, il reste du 28 juin au 4 août couché sur le rivage, dévoré par les maringouins, mais ce qui le tourmente plus que tout, c’est la pensée que l’homme-ennemi est libre de s’attaquer à son troupeau. Il écrit à son évêque : « Faites beaucoup prier pour ces malheureux… Nous ne les sauverons que par une sainte violence au Ciel… Ma présence aura servi à réveiller plus tard le remords, si Dieu les frappe. Seulement le divin Maître a voulu que je souffre ici le martyre du cœur. »
Alors un zèle surhumain le soulève et lui donne la force de parcourir les 350 kilomètres qui le séparent de Good Hope. C’est là que le P. Séguin et le frère Kearney, venus à son secours, le trouvent le 26 août. Ils sont effrayés de l’extrême pauvreté de la cabane ouverte à tous les vents, censée abriter le malade, pour ne pas dire le moribond. Avec les moyens du bord, ils s’emploient à colmater les brèches comme ils peuvent, mais lorsque Mgr Grandin, coadjuteur de Mgr Taché, arrive le 9 octobre, il a une telle compassion pour ses pauvres missionnaires, qu’il décide de passer l’hiver en leur compagnie. Or, de novembre 1861 à février 1862, le thermomètre va demeurer aux environs de 40° sous zéro ! Les sauvages en sont réduits à manger des vieilles chaussures et l’un d’eux tua et mangea sa fille âgée de cinq ans. Le Père Grollier survécut, mais lorsque l’évêque lui proposa d’aller se soigner sous un climat plus doux, il répondit : “ Monseigneur, ne me faites pas reculer : autant mourir ici qu’ailleurs. Je pourrai au moins garder la Mission et faire le catéchisme pendant que le P. Seguin voyagera. Je connais les Sauvages et ils me connaissent. Laissez-moi prêcher, travailler et lutter pour eux jusqu'au bout. ”Ce lui fut accordé. Il vécut encore deux ans à Good Hope, donc encore deux hivers.
Mais le 24 mai 1864, épuisé, il célébra sa dernière messe. Le 29 mai, ne pouvant plus remuer, il se fit déposer à la porte pour assister à la plantation d’une croix de 12 mètres de haut, sur le promontoire qui domine Good Hope. À un moment, un métis lâcha la croix ; bandant ses forces le P. Seguin la retint mais se déchira le péritoine, blessure dont il devait souffrir sans répit durant ses trente-huit années de vie missionnaire. Cependant, l’arbre sacré fut dressé, et le P. Grollier, pleurant de joie, s’écria : « Je meurs content, ô Jésus, maintenant que j’ai vu votre étendard élevé aux extrémités de la terre. » Le lendemain, il entra en agonie. Une fois, il murmura : « Si, j’avais un peu de lait et une pomme de terre, il me semble que je pourrais encore guérir et travailler. » À d’autres moments, il soupirait au contraire : « Je ne suis plus bon à rien ici-bas. Tous mes désirs sont au ciel. Prenez-moi donc, mon Dieu. » Il s’éteignit en souriant le 4 juin 1864, à trente-huit ans. Selon ses désirs, il fut enseveli entre les deux derniers sauvages décédés, le visage tourné vers la Croix.
C’est avec un tel héroïsme qu’en toute vérité historique furent fondées les missions indiennes. Le P. Grollier ne fut pas un cas unique, et c’est bien notre plus vif regret de ne pouvoir ici tout raconter. Par exemple, ce petit frère Kearney que nous avons vu arriver en 1861 à Good Hope, aurait bien droit lui aussi à un numéro spécial puisque, pendant 57 ans, il assura seul l’approvisionnement de la mission, on imagine au prix de quels sacrifices ! Pourquoi donc ne parle-t-on jamais de ces héros ? Pourquoi les calomnier au nom du respect de la culture des autochtones ? La réponse est simple et vous l’avez comprise : l’action des Oblats ne s’explique que par la pure foi catholique, la certitude de la vérité de l’enseignement du Christ tel que transmis par l’Église catholique romaine, et donc de l’existence du Ciel et de l’Enfer. Remettez tout cela en cause, la vie et l’œuvre de ces missionnaires deviennent non seulement incompréhensibles, mais insupportables.
Pour nous, au contraire, préservés de l’erreur moderne grâce à notre Père, l'abbé de Nantes, nous faisons nôtre cette citation de Mgr Taché, visitant la mission du lac La Biche quarante ans après sa fondation : « Misère, souffrances, privations semblent aujourd’hui impossibles ; mais que les successeurs de nos premiers Pères ne l’oublient pas ! Ce bien-être est le fruit de l’infatigable énergie de leurs prédécesseurs. Il faut avoir vu, de ses yeux, les durs commencement d’une Mission ; avoir tout fait de ses mains ; tout arrosé de ses sueurs ; tout arraché, comme par violence, à l’excessive rigueur de nos climats, pour comprendre ce que coûtent ces créations, au milieu du désert ! » Qu’au Ciel, ces missionnaires héroïques intercèdent pour que vienne vite l’heure de la Renaissance catholique qui sera aussi celle de la renaissance des Missions.
RC n° 74, janvier 2000.