Henri Bourassa
EN ce 18 novembre 1926, c'est un homme au faîte du prestige international qui se présente au Vatican pour y être reçu en audience privée par le pape Pie XI. Henri Bourassa a cinquante-huit ans. Depuis trente ans les Canadiens français se reconnaissent en lui. Nationaliste canadien convaincu et ardent, tribun hors du commun, il mène une campagne inlassable pour l'autonomie de son pays, un pays qu'il aime passionnément, un pays où devraient régner, pour les francophones comme pour les anglophones, la justice et la prospérité. Brillant journaliste, Henri Bourassa dirige un quotidien, Le Devoir, qu'il a fondé en 1910, organe ouvertement catholique et nationaliste. Depuis la mort de Sir Wilfrid Laurier, en 1919, il a certes quelque peu délaissé la politique, mais son influence reste considérable, surtout auprès des minorités francophones d'Amérique du Nord.
Le Souverain Pontife est lui aussi au faîte de sa gloire. Il vient d'engager son grand combat contre le nationalisme de Charles Maurras et de l'Action française dont la puissance contrarie ses prétentions autocrates. Or le dossier que Pie XI consulte avant l'audience insiste bien sur l'originalité du chef nationaliste canadien français : Bourassa s'est toujours démarqué de Maurras. Il s'est rallié sans difficulté à la condamnation pontificale du “ nationalisme immodéré ”. Aussi est-ce avec beaucoup de sympathie que le Pape va recevoir le publiciste.
Robert Rumilly, son incomparable biographe 1Robert Rumilly, Henri Bourassa, vie publique d'un grand Canadien, éditions de l'Homme., raconte cette audience, que Bourassa lui-même appellera la plus forte leçon reçue dans sa vie. « C'est le procès du nationalisme :
« – “ Vous dirigez un journal. L'influence de la presse est immense pour le bien ou pour le mal. Le premier devoir d'un journaliste catholique est de défendre les causes de Dieu et de l'Église. Les autres causes, même légitimes, sont secondaires et doivent être subordonnées. Un catholique ne doit jamais les mettre au premier plan... À l'heure actuelle, le principal obstacle à l'action de la papauté et de l'Église dans le monde, c'est la prédominance des passions de race dans tous les pays, c'est la substitution du nationalisme au catholicisme... ”
« La semonce dure une heure. Quand elle est terminée, le Canadien se jette aux pieds de Pie XI : “ Saint Père, le monde plus que jamais a besoin du Pape, des lumières du Pape, de la direction du Pape. ” – “ Oui, reprend Pie XI, le monde a besoin du Pape, mais le Pape a aussi besoin du monde. Pour que sa parole porte ses fruits, il faut qu'elle soit entendue, comprise et appliquée. Il faut surtout que les catholiques, qui font profession de croire au Pape et de lui obéir, entendant sa parole, comprennent sa pensée et l'appliquent dans leurs pays respectifs. Le premier devoir des catholiques, c'est de redevenir catholiques. ”
La longue audience est terminée. Bourassa prend le premier paquebot et rentre au pays, presque sans sortir de sa cabine. » Durant cette traversée, il se prépare à désavouer tout ce qui n'a pas clairement respecté, dans sa carrière, la primauté de Dieu et de l'Église sur les droits de la race et de la culture. Autrement dit, presque tout ! Ici, en effet, la question du nationalisme dépend de “ l'affrontement des deux races ”, comme on disait à l'époque, qui lui-même avait engendré en 1898 la cassure de l'épiscopat.
Revenu au pays, Bourassa disparaît avant d'accomplir son renoncement. De sources directes, Rumilly peut écrire : « Il transmet au P. Charlebois, l'âme du combat franco-catholique en Ontario, plié de torture morale, la consigne de Pie XI. C'est dans le bureau de l'oblat, exigu et nu comme une cellule. Bourassa parle sec, en marchant dans l'étroit espace dont il dispose, et en scandant ses pas avec le nom du Pape : “ Le Pape m'a dit... Le Pape ne veut plus de ce nationalisme... ” Bourassa n'a jamais paru aussi autoritaire, aussi cassant. Il crie le nom du Pape qui claque contre les cloisons. Le P. Charlebois reçoit en somme l'ordre d'arrêter la lutte, la lutte qui dure depuis quinze ans et qui touchait peut-être au but. Bourassa parti, l'oblat pense tout seul et tout haut : “ Je suis sûr, absolument sûr que mon action patriotique ne dessert pas l'Église, qu'elle la sert même... Et pourtant le Pape nous fait dire... le Pape est inspiré par l'Esprit-Saint et l'Esprit-Saint ne peut pas se tromper ”. »
Le divorce apparemment irrémédiable entre la foi et le nationalisme des Canadiens français date de ce jour. Ici, comme partout ailleurs, le premier responsable du fait est bien le pape Pie XI. Notre Père, l'abbé de Nantes, l'a démontré clairement à plusieurs reprises. Mais le prompt ralliement de Bourassa est tout de même étonnant. Comme était étonnante la stérilité de ses trente ans de luttes nationalistes. Pour nous, qui travaillons à définir les conditions à venir du nationalisme canadien, il convient de connaître et de méditer cette histoire, à la fois enthousiasmante et décevante, d'un sursaut nationaliste qui ne voulut pas être maurrassien.
I. DÉMOCRATE ET NATIONALISTE
UNE ENFANCE OUATÉE
Né le 1er septembre 1868, Henri Bourassa connaît dès le berceau une contradiction avec laquelle il va se débattre jusqu'au jour de sa mort, le 31 août 1952. Elle explique le tout de sa vie et de ses idées politiques, si l'on considère que l'homme est fatalement esclave de son hérédité et de son milieu.
En effet, si, par sa mère, il est le petit-fils de Louis-Joseph Papineau, il est également, par son père, l'artiste peintre Napoléon Bourassa, celui d'un ardent antipatriote. Certes, orphelin de mère à six mois, il est élevé par une tante maternelle qui est la seule du clan Papineau à appartenir au parti ultramontain ; mais il subit également beaucoup l'influence d'un oncle paternel qui est libéral convaincu ! On n'en finirait pas de dresser en deux colonnes, bleue et rouge, la liste de ceux qui prennent l'enfant sur leurs genoux. Il faut préciser que tous ces gens vivent en bonne intelligence : surtout pas de fanatisme ! « Je n'aime pas les couleurs vives », se plaît à répéter Napoléon Bourassa, d'un air entendu.
L'enfance d'Henri se déroule dans un climat bourgeois fortuné. Il ne connaît ni l'école, ni le collège, mais des précepteurs. L'un d'entre eux lui laisse une profonde empreinte, un Français qui a fait le coup de feu côté nordiste durant la guerre de sécession américaine, qui est fervent catholique et aussi, en ces années 1880, ardent républicain !
Ces influences contrastées rendent le libéralisme comme naturel pour le futur chef nationaliste ; autant que le respir, ou la divergence d'opinions, ou la foi catholique que la tante maternelle et l'oncle oblat lui ont si bien transmise.
C'est pourquoi, hormis ce qu'il avait d'anticléricalisme, il ne reniera jamais le mouvement des Patriotes « qui ne firent pas rébellion, mais continuèrent la lutte admirable que le peuple britannique avait soutenue pendant trois siècles contre le pouvoir absolu ».
QUAND LA FORTUNE LUI SOURIT
À dix-sept ans, Henri Bourassa se passionne pour l'affaire Riel. Il se rend à Montréal écouter les grands tribuns du moment, Mercier surtout. Mais il est fasciné, séduit serait plus exact, par l'intelligence brillante d'un jeune orateur : Wilfrid Laurier. Elle estompe à ses yeux le verbe exaltant et envoûtant du chef des Nationaux.
À la même époque, il hérite des deux tiers de la fortune essentiellement foncière de Louis-Joseph Papineau. Il s'adonne à sa gestion et organise la colonisation de ses domaines. Il acquiert là une précieuse expérience du contact populaire, l'un de ses futurs atouts. Il fréquente beaucoup le “ Parti national ” que les ultramontains de la famille, décidément fort libéraux, ont rallié à cause de son programme en faveur de la colonisation.
En 1890, Henri Bourassa, qui a vingt-deux ans, est élu maire de Montebello, au cœur du domaine Papineau. Catholique fervent, il n'en ouvre pas moins une école séparée pour douze enfants protestants bien que la loi n'en fasse une obligation qu'à partir de quinze. C'est que “ Monsieur Henri ” met la justice au-dessus de tout.
SOUS LA FASCINATION DE LAURIER
Bourassa se lie alors d'amitié avec Israël Tarte, l'une des personnalités du parti bleu qui vient de passer au parti rouge. Tarte fait campagne dans le comté de Montebello. Il est élu, surtout grâce au soutien du jeune maire qui se découvre, dans l'occasion, des talents oratoires. Dans le sillage de Tarte, Bourassa parvient jusqu'à Wilfrid Laurier. L'affaire des écoles du Manitoba a atteint son paroxysme. Le chef libéral est condamné par un épiscopat unanime derrière Mgr Laflèche. Pourtant, « prodigieux d'adresse et de charme », Laurier réussit un premier ensorcellement : les catholiques comprennent qu'il leur rendra justice tandis que les protestants comprennent qu'il n'en fera rien.
En fils soumis de l'Église, Monsieur Henri va trouver son évêque, Mgr Duhamel, d'Ottawa, et lui demande s'il peut appartenir au parti libéral. Pour Bourassa, il ne fait aucun doute que Mgr Laflèche et les autres se trompent. Il connaît personnellement Laurier. Il est évident que Laurier est l'homme de la situation. L'évêque ne répond ni oui ni non. Le sort en est jeté, le “ phénomène Bourassa ” est né.
LE CASTOR ROUGE
Dans le ras de marée rouge qui balaie la province, Bourassa est élu. Trop jeune pour intervenir à la chambre, il est chargé de la rédaction des plaintes des députés libéraux auprès du Vatican contre “ l'influence indue ” des évêques. Laurier ne cache pas l'amitié qu'il lui porte. Il l'adjoint à son ministre Tarte pour la négociation avec le gouvernement manitobain. Dans le parti, certains sont agacés par ces faveurs, mais la plupart s'amusent de ce catholique plus libéral que les libéraux, de ce “ castor rouge ”, comme on le surnomme. On se gausse par exemple de l'incident de New Westminster : Bourassa y quitte brusquement un banquet en entendant son ministre critiquer le fanatisme de l'archevêque ; mais le lendemain il reprend sa place dans la délégation comme si de rien n'était.
Au moment de l'accord Laurier-Greenway 2La Renaissance Catholique au Canada, n° 72, avril 2000., il devient manifeste que le chef libéral est en retrait par rapport à ses promesses électorales. La démission de Bourassa s'impose. Mais, toujours ensorcelé par son chef, il est prompt à croire ses explications : « Cet accord n'est qu'un premier pas, évidemment, mon cher Henri ! » Et comme Léon XIII, saisi de l'affaire, envoie un délégué apostolique, l'âme catholique de Bourassa retrouve rapidement la paix.
Alors Laurier, qui veut donner bonne impression à Rome, le nomme directeur du quotidien libéral de Montréal, La Patrie, en remplacement de deux francs-maçons notoires. Son style n'étant pas du goût des abonnés, Bourassa ne reste que trois semaines à ce poste mais qu'importe, le délégué apostolique a eu le temps de se former un jugement favorable !
LE CRIME DES GENS D'ÉGLISE
L'évidence finit tout de même par devenir incontournable : Laurier trahit la cause catholique. Bourassa va-t-il cette fois quitter le parti libéral ? Non, pas encore ! Il demande à Laurier de l'accompagner chez Mgr Duhamel.
Laurier suggère plutôt Mgr Bruchési : « L'archevêque reçoit Laurier, Tarte et Bourassa. Le chef libéral, premier ministre du Canada, se fait fort, encore une fois, d'obtenir des concessions à Winnipeg par la persuasion : “ Si je ne les obtenais pas, je démissionnerais... ” – “ Dans ces conditions, conclut l'archevêque, Monsieur Bourassa ne peut pas insister ”. Bourassa ne sera pas plus catholique qu'un archevêque. » Il reste donc au parti libéral.
Pourquoi rappeler si longuement les valses hésitations d'un apprenti politicien ? Parce qu'elles fournissent une clef du phénomène Bourassa, dès son comportement d'origine. Sous l'épiscopat de Mgr Bourget ou de Mgr Laflèche, de telles scènes auraient été inconcevables, car ces évêques indiquaient toujours fermement leurs devoirs aux laïcs. Or il faut reconnaître après eux ce que l'abbé de Nantes appelle « le crime des gens d'Église » : « Avides de plaire au peuple en exaltant la liberté, aux individus en leur prêchant leurs droits plutôt que leurs devoirs, plus encore avides de plaire aux riches et aux puissants, les gens d'Église n'ont plus osé lutter pour Dieu contre la Révolution. Et de compromis en trahison, ils ont enfin partie liée avec la démocratie, se faisant inconsidérément, scandaleusement ennemis de la gloire de Dieu et du salut de leurs frères ! » (Point 72 des 150 Points de la Phalange)
LA GUERRE DU TRANSVAAL
Le jeune député Henri Bourassa poursuit donc sa carrière la conscience tranquille, au point d'expliquer dans les assemblées du comté que Laurier a réellement rempli ses obligations à l'égard des écoles manitobaines ! En 1898, il est désigné comme secrétaire de la conférence internationale de Québec sur les frontières de l'Alaska. À ce poste, il se rend compte à quel point l'Angleterre n'agit que selon son intérêt particulier au détriment de sa “ colonie ”, le Canada, dont elle ne soutient pas les légitimes revendications face aux États-Unis. Or, au même moment éclate la guerre du Transvaal, en Afrique du Sud. L'Angleterre veut récupérer les territoires qu'elle vient à peine de rétrocéder aux descendants des premiers colons protestants hollandais et français, puisqu'on y a découvert d'importants gisements d'or et de diamants. Londres réclame l'aide militaire de ses colonies. Évidemment, les Canadiens français ne sont pas enthousiastes à l'idée d'aller verser leur sang pour les intérêts de la City. Bourassa interroge le Premier ministre sur ses intentions. Comme d'habitude, Laurier reste dans le flou, mais quand son collaborateur l'avertit que la belle Province affiche une opinion très réticente, il rétorque : « Mon cher Henri, la Province de Québec n'a pas d'opinion, elle n'a que des sentiments. »
Bourassa comprend enfin. Le 18 octobre 1899, il démissionne pour se représenter aussitôt devant ses électeurs. Il est réélu triomphalement. Âgé de trente et un an, il prend la tête de la campagne “ anti-impérialiste ”, selon sa propre expression, une campagne appelée à occuper la scène fédérale durant un quart de siècle.
POUR LE RESPECT DE LA DÉMOCRATIE
Ici, nous voudrions définir ce qui a déterminé en lui le combat dans lequel il s'élance avec fougue. Une certitude s'impose : il n'est pas indépendantiste : « Je désire le maintien du lien britannique. J'y vois un obstacle à l'absorption américaine. Et cette dernière crisecolonio-impériale me confirme dans l'opinion que le Canada n'est pas mûr pour l'indépendance. » Il n'est pas non plus empirique, c'est-à-dire qu'il n'a pas cherché à savoir si réellement un engagement de soldats canadiens au Transvaal concourrait ou non au bien commun de la nation.
Bourassa est démocrate. À cette époque seul importe à ses yeux le respect des règles de la démocratie parlementaire. Laurier ne peut envoyer des soldats canadiens en se moquant de l'opinion du tiers de la population ni sans l'accord de ses représentants. Bourassa va donc se battre pour l'adoption de trois principes :
– Premièrement, il ne faut pas participer aux guerres de l'Empire britannique en dehors du Canada...
– Deuxièmement, si l'on est contraint à une telle participation, que ce ne soit pas sans représentation ni influence au parlement impérial.
Ces deux premiers principes sont très irréalistes. Au début du siècle, il est déjà prouvé que les intérêts d'un pays peuvent être mis en cause par des événements extérieurs à ses frontières. D'autre part, comment le parlement impérial d'un empire aussi vaste et diversifié que celui de la Couronne britannique peut-il avoir une influence sur des opérations militaires ?
Le troisième principe paraît plus sage, si l'on veut bien admettre qu'à défaut d'une politique cohérente, les débats parlementaires peuvent permettre à quelques voix de faire connaître la solution du bien commun à l'encontre d'une politique gouvernementale partisane :
– Il n'y aura pas de participation aux guerres de l'Empire sans consultation du parlement canadien.
Ainsi on ne peut comprendre l'action de Bourassa qu'en retenant cette vérité qu'il s'est fait le champion de l'anti-impérialisme par souci de la démocratie et non par nationalisme. Ce en quoi il se montre l'héritier du grand-père Papineau. On se souvient en effet que celui-ci n'entonna le discours nationaliste que pour mieux obtenir l'instauration du parlementarisme anglais dans la colonie du Saint-Laurent.
POUR UN NATIONALISME CANADIEN...
Toutefois Bourassa va devenir nationaliste, et bien plus sincèrement que son aïeul, dans les circonstances suivantes. Laurier entend parer l'accusation d'avoir cédé à l'impérialisme britannique et pour cela il met en avant l'intérêt du pays. Les anglophones, dit-il, sont en faveur d'une aide massive à l'Angleterre alors que les francophones s'y refusent ; moi, Laurier, je m'interpose et j'empêche l'éclatement du Canada. Le 26 janvier 1900, à l'Institut canadien de Québec, Bourassa récuse ce sophisme : le Canada n'est pas peuplé d'anglophones et de francophones, mais de Canadiens ayant deux traditions différentes et complémentaires qui doivent s'allier pour le bien des deux.
Cette pensée encore confuse ne prendra sa forme définitive qu'en juin 1901 : il existe une communauté historique canadienne dotée d'un État, mais « menacée par l'assimilation des Français et des Anglais du Canada aux Français et aux Anglais d'Europe ». Bourassa prône donc le rapprochement des deux “ races ” par le respect absolu des institutions parlementaires. Tous les discours de 1901 comportent de très longues tirades à la gloire des institutions de l'Angleterre, « cette mère du vrai libéralisme ».
En résumé, Bourassa est anti-impérialiste au nom de la démocratie et son nationalisme le pousse encore à la démocratie, qui est vraiment le pivot de sa pensée.
... MAIS PAS FORCÉMENT CATHOLIQUE
Cette élaboration doctrinale s'accomplit sur fond de batailles parlementaires où Bourassa brille. Comme au temps de Papineau (1837), Mercier et Riel (1886), l'anti-impérialisme embrase la province de Québec d'une ardeur nationaliste que l'attitude de Bourassa ne suffit pas à expliquer totalement, d'autant plus que ce dernier ne veut pas en prendre la direction ni l'organiser. En juin 1902, il accueille très favorablement la naissance de la Ligue nationaliste dont le fondateur, Olivar Asselin, ne cache pourtant pas son anticléricalisme.
DE QUEL NATIONALISME S'AGIT-IL ?
Au cours de la première réunion publique de la ligue, en août 1902, Bourassa, dans un grand élan oratoire, a ce mot qui électrise la foule : « Plutôt l'indépendance que l'impérialisme ». Sa parole a dépassé sa pensée, mais un tel emportement va se reproduire si souvent lors des rassemblements publics qu'il devient l'une des composantes du phénomène Bourassa.
Sa doctrine atteint une clarté parfaite. En 1904 il publie, par exemple, un article remarquable réfutant le nationalisme des Canadiens français, à l'époque celui du journaliste Tardivel et bientôt celui de l'abbé Groulx, avant d'exposer le nationalisme canadien. Le Canada français, explique-t-il, n'existe pas sans le Canada. Le nationalisme canadien français se trouve donc englobé dans l'ensemble plus vaste et premier du nationalisme canadien qui, lui, implique l'entente avec les anglophones « dans un commun attachement à la patrie commune ». « C'est un des textes les plus clairs où Bourassa ait exprimé sa pensée sur ce point majeur, commente son biographe Rumilly. Bourassa maintiendra vigoureusement cette position pendant toute sa carrière, et c'est comme Canadien qu'il défendra les droits des Canadiens français dans des circonstances mémorables. »
Pourtant, à la lecture de Rumilly, on se rend compte que Bourassa, par manque de sagesse politique, multiplie des discours et actions que le Parti libéral peut exploiter habilement pour exacerber l'antagonisme des deux peuples. Ainsi, lorsque Bourassa “ exécute ” le ministre Israël Tarte pour le compte de Laurier à la fameuse assemblée de la Prairie. Il prononce devant 5 000 personnes un époustouflant réquisitoire contre l'ambition de celui qui était son ami. Mais il se garde bien d'en réfuter les sages arguments en faveur d'une entente économique privilégiée avec Londres plutôt qu'avec Washington. Dès 1904, Bourassa s'enfonce, apparemment sans le voir, dans cette contradiction entre sa doctrine et son comportement.
UN NOUVEAU CRIME DES GENS D'ÉGLISE
Mais auparavant un autre événement est à mentionner. En 1903-1904, beaucoup de catholiques fervents, encouragés par l'attitude du nouveau Souverain Pontife Pie X, veulent fonder un mouvement nationaliste catholique. Ainsi naît le 13 mars 1904 l'Action Catholique de la Jeunesse Canadienne Française. Bourassa, fatigué et déprimé, tenté d'abandonner la politique, est étranger à cette fondation. Mais Laurier la considère d'un très mauvais œil. Il intervient sans attendre auprès de Mgr Bruchési qui, tout en reconnaissant le mouvement, lui donne des statuts d'association pieuse. On n'y fera pas de politique. Cette décision de l'archevêque de Montréal entraîne une conséquence catastrophique immédiate : la jeunesse catholique conserve, bien sûr, ses sentiments nationalistes mais pour les nourrir entre deux réunions de cercle où l'on ne parle pas de politique, elle lit “ Le Nationaliste ”, organe édité par l'anticlérical Olivar Asselin ! Tout le domaine politique échappe au Christ et à l'Église.
LES ÉCOLES SÉPARÉES
C'est donc en 1904 qu'Henri Bourassa, nationaliste canadien de cœur comme de raison, va devenir dans les faits le chef d'un nationalisme canadien français. Cette année-là, il songe à quitter la politique, mais Laurier lui demande de rester. La fondation des provinces du Saskatchewan et de l'Alberta laisse prévoir que la question des écoles va se poser de nouveau, et le Premier ministre a besoin de Bourassa pour faire contrepoids aux anglo-protestants fanatiques. Ne considérant que le service éminent que lui seul peut rendre à l'Église et à son pays, et oubliant l'affaire du Transvaal, Henri Bourassa se range aux côtés de Sir Wilfrid. Il s'agit évidemment d'un piège ! « Si Bourassa n'existait pas, il faudrait pour Laurier l'inventer », commente sans ambages Rumilly avant d'exposer l'enchaînement des faits : annonce de la loi en faveur des catholiques, démission indignée du ministre protestant Sifton, panique affectée de Laurier malgré quarante voix de majorité, naïveté du nonce apostolique, Mgr Sbaretti, que Pie X n'a pas encore rappelé à Rome, magnifiques envolées oratoires de Bourassa : « N'imposez pas aux catholiques la conclusion que leur pays se limite à la province de Québec parce qu'ils ne peuvent obtenir justice dans les provinces à majorité anglaise. » Les débats parlementaires s'éternisent du fait de Laurier et les esprits s'échauffent, si bien que les élus libéraux de l'Ouest font savoir les uns après les autres qu'ils ne peuvent voter une loi qui leur coûterait leur réélection. Quand Laurier se résout enfin à la présenter au vote, sa confortable majorité a fondu !
Les conséquences de cette affaire sont les mêmes que dans celle des écoles du Manitoba. Les Canadiens, et particulièrement le clergé, s'en trouvent davantage divisés. Et, comment réagit le nationaliste Bourassa ? Il excuse Laurier en stigmatisant la lâcheté des députés libéraux canadiens français.
UN FORMIDABLE TRIBUN
De 1904 à 1910, Bourassa poursuit une formidable activité de tribun. C'est un embrasement. Il s'intéresse à tout, dit son mot sur tout. Un rien est prétexte à assemblée populaire. Les campagnes électorales deviennent épiques, les sessions parlementaires de véritables spectacles à guichets fermés. La jeunesse canadienne française principalement se regroupe derrière Bourassa, mais aussi le clergé. Sa popularité égale celle de Laurier. Et pourtant, au long des diverses campagnes qu'il mène, sur la politique de l'immigration, sur le “ bill du dimanche ”, sur la marine de guerre on encore contre la discipline des partis et pour l'indépendance des députés, de considérables défauts se manifestent.
Tout se passe dans une sorte de démesure, dans un climat de violence verbale et parfois même physique. On en reste pantois. Même quand on sait que les voies de fait proviennent surtout des troupes d'Olivar Asselin que soutiennent des membres du parti libéral. Car Bourassa ne s'y oppose pas et cède parfois à l'entraînement. Laurier a beau jeu alors d'exploiter de tels excès auprès des anglophones et des conservateurs de la province de Québec, et de remporter ainsi les différentes élections.
Observant le comportement de Bourassa, les esprits froids se demandent : À quoi sert-il de faire avec Armand Lavergne une campagne pour le bilinguisme, « le Canada sera un pays bilingue ou il sera américain », si un anglophone et un francophone ne peuvent se rencontrer sans s'insulter ?
EN PLEINE DÉMAGOGIE
Or Bourassa rapidement se rend compte que la jeunesse, qui le reconnaît comme chef, vibre beaucoup plus lorsqu'il défend les intérêts du Canada français que lorsqu'il évoque la grandeur du Canada d'une mer à l'autre. Ainsi, au Monument national lors de l'assemblée du 8 mai 1908 où il s'agit de défendre la langue française. Le récit de Rumilly est très démonstratif. Une intervention inopinée, mais fort sage, du président du Sénat va tout à fait dans le sens constructif d'une entente nationale canadienne. Mais la foule excitée conspue le parlementaire. Et Bourassa, qui prend alors la parole, ne le défend pas, au mépris de ses propres principes ! « Bourassa, dans sa vanité tout humaine est trop flatté d'être l'idole de la jeunesse pour résister au courant et perdre cette gloire », juge Rumilly sans aucun parti pris.
UN DÉMOCRATE IMPÉNITENT
Cette vanité explique aussi probablement ses refus catégoriques de rencontrer Charles Maurras, notamment au cours de sa tournée européenne de 1910. Certains de ses amis, tel son bras droit au Devoir, Omer Héroux, sont des fidèles d'Action française. Les faits et gestes des Camelots du roi font rêver la jeunesse de Montréal qui cherche à les imiter, d'où par exemple le coup de main contre la loge Emancipation. Pourtant, à Paris, Bourassa déclare que les royalistes d'Action française, qu'il n'a même pas approchés, sont « étroits et sectaires ». Dans le salon de son ami Gerlier, le futur cardinal-archevêque de Lyon, il récuse toute assimilation à l'Action française. Il déclare ne se reconnaître aucun maître.
Il est démocrate et ne veut point en démordre, même s'il se rend compte clairement que le jeu des institutions tourne toujours au désavantage de la cause canadienne française catholique. Il ne lui reste que la violence de campagnes qui ont un caractère désespéré et dont le bilan est nécessairement un échec. Mais ce n'est jamais la démocratie qui est le mal, c'est l'esprit de parti, car Bourassa ne voit pas de lien direct entre parti politique et esprit de parti !
LA FONDATION DU “ DEVOIR ”
Peu à peu, Bourassa conçoit qu'au combat strictement politique doit se joindre une œuvre de régénérescence morale. Il faut que les députés honnêtes, certains d'être jugés à chaque élection sur leur honnêteté uniquement, puissent se déterminer librement sur chaque question. Ce qu'on appelle la discipline de parti doit disparaître. Et les députés deviendront indépendants, comme lui !
Dans ce but et après maintes difficultés il lance, le 10 janvier 1910, Le Devoir. Indépendant des partis, ce quotidien le sera aussi de la hiérarchie même s'il s'affiche ouvertement catholique. Mgr Bruchési se réjouit de cet état de choses. En conséquence, la rédaction est divisée : d'un côté l'anticlérical Asselin et ses partisans, de l'autre Héroux, l'ultramontain et les siens.
L'influence exercée par Le Devoir dans la province catholique mérite d'être appelée considérable. Lorsque le quotidien entre dans tous les presbytères et couvents du Québec, c'est en même temps la pensée démocrate-chrétienne, mais conservatrice et nationaliste de son directeur qui y pénètre. Rien d'étonnant alors que la pensée de saint Pie X ait été si peu comprise et appliquée au Québec tandis que celle de Pie XI s'imposera sans difficulté notable.
L'ALLIANCE CONSERVATRICE AU POUVOIR
Le 12 janvier 1910, en présentant le bill sur la marine de guerre, le Premier ministre déclare : « Lorsque la Grande-Bretagne est en guerre, le Canada l'est également. » Bourassa bondit et jure la défaite de Laurier « qui forge nos fers ». Nous avons peine à imaginer la violence du combat entre ces deux idoles du Canada français ! Jusqu'au 27 octobre, Laurier domine. Mais ce jour-là, à la surprise générale, le candidat soutenu par Bourassa défait celui de Laurier dans une élection partielle. C'est du délire. Laurier voudrait reprendre la situation en main mais il commet sa première faute politique : il annonce un accord commercial de libre-échange avec les États-Unis, pensant ainsi se rallier Bourassa toujours heureux de brimer l'impérialisme anglais. Mais cette fois Bourassa est trop engagé, ses partisans trop excités. Et il va préférer, lui l'anti-impéraliste, s'allier avec les tories impérialistes de l'Ouest pour battre Laurier aux élections du 21 septembre 1911.
« L'ancien parlement fédéral comptait 132 libéraux, 89 conservateurs. Le nouveau comptera 135 conservateurs et 86 libéraux. Ce résultat, salué au Québec comme un succès nationaliste, est salué en Ontario comme un succès impérialiste. Bourassa rédige son article du Devoir : “ Je le dis ce soir : Le Devoir sera indépendant du gouvernement conservateur de demain comme il l'était du gouvernement libéral... Indépendants nous fûmes, indépendants nous sommes, indépendants nous resterons ”. »
Bourassa a réussi à détrôner Wilfrid Laurier. Sa popularité est à son sommet. Enfin allié avec des anglophones, va-t-il œuvrer pour le bien commun, selon ses propres principes ? Tout est encore possible pour le Canada. Bourassa est le maître du jeu, les conservateurs n'ont pas oublié la leçon de Macdonald : On ne gouverne pas le Canada sans les Canadiens français. Bourassa aura-t-il raison contre Maurras en œuvrant par et avec la démocratie ?
II. L'ŒIL FIXÉ SUR UNE CHIMÈRE
La chute du parti libéral n'est-elle pas l'occasion pour Bourassa de réaliser la politique nationaliste de ses vœux ? Pour cela, il faudrait suivre l'exemple des ultramontains du XIXe siècle et tenir compte du fait que les Franco-canadiens ne s'imposent à la majorité anglophone que dans la mesure de leur cohésion, ce qui suppose un chef unique.
Bourassa a tout pour jouer ce rôle. Chef incontesté dans la province de Québec, il est estimé partout ailleurs. Mais l'homme est vaniteux, il ne supporte pas l'idée d'avoir un maître, c'est presque maladif. En voici un exemple : au soir d'une journée de débats parlementaires, raconte Rumilly, « Philémon Cousineau le félicite pour son discours ou plutôt sa conférence, fruit de beaucoup de lectures, de méditations, de voyages. Il s'étend sur la formation glanée ou complétée par Bourassa qui eut un précepteur au lieu de fréquenter le collège comme les autres jeunes gens de son milieu. “ Tout de même, ajoute Cousineau sans malice, la formation du collège a du bon... la férule du professeur qui vous commande : Bourassa, lève-toi ! Bourassa assieds-toi ; Bourassa, parle ; Bourassa, tais-toi ! cela discipline son homme. ” Sans un mot, Bourassa saisit la poignée de la porte et sort. » Cousineau, devenu chef du parti conservateur de la Province, paiera un jour son impudence involontaire.
PREMIÈRE OCCASION MANQUÉE
Il n'y a donc rien d'étonnant que les chances d'un gouvernement fédéral nationaliste n'aboutissent pas en 1911. Cela se raconte en un seul fait : on attendait une prise de position ferme de Bourassa sur la question des écoles du Keewatin... mais rien ne vient. Par respect pour son idéal démocratique, Bourassa estime qu'il n'a pas à donner des instructions aux députés, à ceux-là mêmes qui lui doivent leur élection. « Que chacun vote selon sa conscience », est sa seule consigne. Réélection et donc patronage et caisse électorale obligent, le groupe des députés nationalistes fond à vue d'œil, chacun rejoignant sans condition le groupe conservateur anglo-protestant. Un beau gâchis.
C'est tout de même un coup dur pour Bourassa qui s'en prend plus que jamais à l'esprit de parti. En sortira-t-on un jour ? Chassez un parti, un autre prend la place ! Serait-ce une fatalité ? Bourassa ne peut pas l'affirmer car ce serait se donner tort. Il n'a d'autre issue que de déclarer l'œuvre de régénérescence morale désormais prioritaire par rapport au combat politique.
Pourtant celui-ci ne va pas tarder à reprendre la première place de ses activités. 1913 s'écoule, 1914 commence. Tandis que le pays légal absorbe la vague nationaliste, Bourassa, quarante-six ans et père de six enfants, voyage dans l'Ouest canadien et en Europe. Il continue de diriger Le Devoir où il écrit d'excellents articles. Il prononce aussi de magistrales et clairvoyantes conférences. Par exemple, le 12 avril 1914, il met le clergé en garde contre toute compromission avec un personnel politique n'ayant pas le souci du bien commun.
AOÛT 1914
Parce qu'il a toujours sous-estimé le péril allemand, Bourassa est surpris en Alsace par la déclaration de guerre. C'est à la dernière extrémité qu'il peut passer la frontière. Il rentre vite au Canada, non pour se donner tort (impossible !) mais pour mener une formidable bataille contre l'engagement militaire du pays aux côtés de l'Angleterre. Il doute de la loyauté de cette dernière : alliée aujourd'hui à la France, elle se retournera contre elle si demain c'est son intérêt. Les Canadiens français ne peuvent pas prendre le risque d'avoir à combattre un jour contre des Français. Rester sagement à l'écart du conflit est donc ce qu'il préconise, d'autant plus que le Canada, ajoute-t-il, n'a aucun intérêt à défendre dans cet affrontement européen.
La campagne qu'il déclenche, organise, anime et dirige alors contre l'engagement militaire puis contre la conscription, est prodigieuse. Il y déploie tous ses talents. Si elle échoue finalement, elle n'en demeure pas moins un événement capital de l'histoire contemporaine par l'empreinte laissée dans les comportements. Sans entrer dans le récit de son déroulement, examinons-en les conséquences.
LE RENFORCEMENT DU LIBÉRALISME CHEZ LES CATHOLIQUES
Après adoption de la loi de conscription par la majorité anglophone du parlement, le pays se trouve au bord de la guerre civile. Laurier lui-même a dû prendre parti, et du côté de Bourassa. Heureusement, dès que le sang coule à Québec, le chef nationaliste retrouve la sagesse et cesse son opposition. Mais le mal est fait.
D'abord cette crise achève de faire perdre aux ultramontains le peu d'influence qu'ils ont retrouvée sous le pontificat de saint Pie X derrière le cardinal Bégin. Dès le début des hostilités de 1914, l'épiscopat avait pris position en faveur de l'engagement, position qui rejoignait de fait celle de la majorité des Canadiens en septembre 1914. C'était la première fois depuis quinze ans que le clergé canadien, indépendamment de la langue, se retrouvait uni. Et cette unité restaurée était due surtout au clergé le plus soumis à l'influence de saint Pie X, dont l'organe principal était le journal “ l'Action catholique ” de Mgr Roy à Québec. Or la plume et le verbe de Bourassa, rentré d'Alsace en catastrophe pour exalter la Nouvelle-France, la France catholique et le nationalisme canadien-français, afin d'empêcher l'envoi de contingents sur les ordres de l'Angleterre, brisent ce consensus national. Les fiers propos du tribun catholique ne tardent pas à regrouper les presbytères contre les évêchés. Le clergé se désabonne de l'Action catholique au profit du Devoir. L'influence déjà si mince de la doctrine de saint Pie X au Canada est réduite à néant, deux ans après la mort du saint Pontife.
UNE SECONDE OCCASION MANQUÉE
Cet affermissement de l'emprise libérale sur le clergé canadien n'est pas la conséquence principale des événements de ces mois de 1914 à 1917. Cette dernière est d'ailleurs rarement relevée. Ce qui apparaît surtout, c'est que pour la seconde fois et comme en 1911, le théoricien du nationalisme canadien n'est pas passé de la théorie à la pratique. Pourtant, l'occasion d'un compromis nationaliste était belle, d'autant plus qu'il s'était spontanément réalisé en août et septembre 1914. Il aurait eu un double avantage.
Soutenu par l'unanimité de sa population, le gouvernement conservateur anglophone canadien pouvait envisager sa participation à la guerre en imposant le respect de son autonomie. Dans l'hypothèse d'un retournement d'alliance de l'Angleterre contre la France, le risque d'un engagement de troupes canadiennes dans le même sens devenait plus qu'improbable.
D'autre part, dans un tel contexte, et à cause de la fraternité d'armes, il eût été impossible aux Anglo-protestants de continuer à refuser à la minorité franco-catholique le respect de ses droits constitutionnels. D'un seul coup cinquante ans de luttes partisanes étaient oubliés.
À notre connaissance, seul à l'époque Ferdinand Roy, professeur de droit à Laval, a vu clair : « Seul M. Bourassa possédait assez d'influence sur l'élite, sur le clergé, sur un public étendu pour corriger les fautes commises par les chefs rouges et bleus. Malheureusement, il s'est trompé lui-même en méconnaissant le sens et l'ampleur de cette guerre. Nous pourrions rester neutres dans une chicane entre l'Angleterre et quelques autres pays. Mais il s'agit de tout autre chose ; avec le sort de l'Angleterre et plus encore avec le sort de la France, notre civilisation est en jeu. Les États-Unis l'ont compris, et sont entrés dans la guerre sans être plus menacés que nous. Henri Bourassa, sincère, courageux, hautement respectable propose à notre élite un point de vue étriqué et faux. Le résultat est qu'aujourd'hui les représentants du pays sont divisés en deux camps : ceux qui consentent à l'impôt du sang : les Anglo-canadiens ; ceux qui le refusent : nous. ».
L'ÉPREUVE
Même s'il avoue son échec, Bourassa reste pourtant insensible à de tels arguments. À ce moment son épouse tombe malade, et meurt en janvier 1919, le laissant avec leurs huit enfants âgés de treize à trois ans.
Quelques jours après il apprend le décès de Sir Wilfrid Laurier à la suite d'une brève maladie. En l'espace de ces quelques jours, tout son univers s'est écroulé. Amer, désenchanté, épuisé, il ne voit d'autre issue que « la résignation chrétienne et l'espoir en Dieu », comme il l'écrit à Armand Lavergne pour lui conseiller d'abandonner la politique. Lui-même va la délaisser sans pour autant réduire ses activités. Il demeure directeur du Devoir affronté à de graves difficultés financières. Il n'y parle plus de nationalisme, mais de service de Dieu, et commence à s'intéresser vivement à la question sociale.
LA TROISIÈME OCCASION MANQUÉE
En 1920, Arthur Meighen succède à Borden à la tête du parti conservateur et du gouvernement fédéral. Cet avocat manitobain, qui a fait ses classes à Toronto, est probablement l'homme politique de sa génération ayant le plus le sens du bien commun. Mais, légèrement naïf et sincèrement démocrate, il pense qu'il suffit d'exposer clairement sa politique pour être élu... moyennant quoi il perd les élections de 1926 au profit du parti libéral qui vient de se donner comme chef le retors Mackenzie King. Sans véritable raison apparente, Meighen a toujours été très antipathique à Bourassa ; alors que les deux hommes auraient pu facilement s'entendre sur un programme nationaliste, Bourassa préfère Mackenzie King et va même jusqu'à écrire, dit Rumilly, des articles mensongers contre Meighen, « l'homme de la conscription », tout en contribuant plus que quiconque à répandre la légende d'un Mackenzie King nationaliste.
VIVE LE PAPE !
Il serait sans doute très révélateur d'étudier précisément l'évolution des discours de Bourassa à cette époque. Indubitablement, il est conscient de ses échecs, mais il ne s'en attribue jamais la responsabilité. De plus en plus mystique, il en vient à considérer que seul Dieu peut réussir là où humainement il a, lui, échoué. Or Dieu a un représentant sur terre : le Pape. Donc la réussite de nos luttes dépend de notre étroite soumission aux directives pontificales. C'est à partir de 1922 que Bourassa prêche ce qu'on pourrait appeler une “ papolâtrie ” qui n'était pas le fait des hommes d'Église canadiens du XIXe siècle. Comprenant parfaitement dès cette date la pensée de Pie XI, il vilipende les catholiques d'Action française qui soutiennent la religion à des fins politiques et non pas, prétend-il, pour sa valeur transcendante.
Au Canada, il se fait alors le porte-parole efficace des minorités francophones de l'Est comme de l'Ouest. Son nom est un symbole, un cri de ralliement. Par Le Devoir et ses tournées de conférences il maintient son influence sur le clergé et sur une grande partie de la population. Il se veut aussi un auxiliaire précieux des jésuites chez qui entrent ses deux fils. Il recrute pour les retraites fermées et soutient le R. P. Archambault, propagandiste de la pensée sociale de Pie XI.
Mais déjà son étoile décline. Son ton constamment moralisateur finit par indisposer. Une deuxième génération nationaliste, strictement canadienne-française cette fois, se lève à l'appel de l'abbé Lionel Groulx. Dès 1922-23, Bourassa en a dénoncé le réel danger séparatiste. Il proclame qu'il ne faut pas dresser l'une contre l'autre les deux races. Ses auditeurs ne le comprennent plus : N'est-ce pas lui qui a mené la lutte contre la conscription ? N'est-ce pas lui qui refuse toute entente avec Meighen ? C'est dans ces circonstances que se produit la rencontre avec le pape Pie XI, telle que nous l'avons relatée, en introduction à cette étude.
LE SERVITEUR HÉROÏQUE DE PIE XI
Dès son retour de Rome, Bourassa transmet les ordres du Souverain Pontife. Il se sent investi d'une mission sacrée, décidé à lui demeurer fidèle jusqu'au bout quoi qu'il lui en coûte, et il lui en coûtera cher. En dix ans de temps, il va faire le vide autour de lui, vivant cette triste fin avec les plus hauts sentiments mystiques d'identification à la Victime sainte du Calvaire.
Rapidement retracées, voici les étapes de ce combat. On hésite : Faut-il admirer l'obéissance aveugle qu'il suppose ou s'indigner de la trahison qu'il représente ?
LES NATIONALISTES TRAHIS
En 1927, Bourassa lâche les catholiques de l'Ontario qui doivent de ce fait renoncer au combat pour la reconnaissance de leurs droits constitutionnels. Comme sanction populaire immédiate, les élections de 1927 montrent que Bourassa a perdu à peu près toute influence. Il entreprend alors dans l'Ouest une tournée « d'enseignement patriotique », mais pour démontrer la subordination de la nationalité à la religion, et la religion, c'est le Pape !
En 1928, une partie des Canadiens français de l'Est des États-Unis font schisme à cause du mépris affiché pour leur langue par leur évêque. Ils sont soutenus par des membres du clergé canadien. Mgr Courchesne, très aimé des nationalistes, s'emploie de sa « douce autorité » à résoudre le schisme. Cette patience est intolérable pour celui qui n'est pas loin de se considérer comme l'alter ego de Pie XI en Amérique du Nord. Il déclenche alors dans Le Devoir des foudres qui feront beaucoup de mal aux uns et aux autres.
L'ŒIL FIXÉ SUR UNE CHIMÈRE...
Bourassa donne ensuite une série de conférences sur le thème : “ Sommes-nous chrétiens ? ” Non, répond-il, car notre société n'est pas toute au service de l'Église et du Pape. Et il se fait de plus en plus accusateur du clergé à cause du confort dans lequel vit celui-ci. Lorsque les Clercs de Saint-Viateur sont victimes des spéculations de leur économe, Bourassa commente publiquement : « Je préfère voir les membres du clergé fréquenter les maisons de prostitution que les bureaux de courtage. ». Le scandale est immense, les lecteurs du Devoir se désabonnent en masse.
« Le point essentiel, c'est que les énergies obéissent à l'autorité religieuse, autrement elles tomberont d'elles-mêmes », explique-t-il à des amis qui ne le reconnaissent plus et osent le lui dire. Chacun de ses discours est plus anti-nationaliste que le précédent. Et le voici bientôt considérant avec sympathie le nouveau parti de gauche, la C.C.F. (Cooperative Commonwealth Federation), confirmant ainsi, selon l'avertissement de saint Pie X, que la démocratie chrétienne « convoie le socialisme l'œil fixé sur une chimère ».
Le conseil d'administration du Devoir ne peut que s'émouvoir d'une telle évolution et contraint pour ainsi dire Bourassa à démissionner, en août 1930. C'est la rupture avec ses amis les plus proches. Rumilly a cette comparaison : « Sa carrière, sa glorieuse, sa dure carrière est un cimetière de belles amitiés. » La pensée du jugement dernier commence à hanter notre homme, mais son espérance se fonde sur la conviction d'avoir servi le Pape.
En 1935, ayant rejoint le clan pacifiste, rempli de confiance envers la Société des Nations, il prononce trois retentissantes conférences d'autocritique sous le titre : “ Le nationalisme est-il un péché ? ” Le 14 octobre de cette même année, la Province apprend avec stupeur que Bourassa vient d'être largement battu dans sa circonscription par un tout jeune candidat conscient que le patronage et la caisse électorale sont nécessairement les deux mamelles de la démocratie.
SOLITAIRE RETRAITE
Âgé de soixante-cinq ans, Henri Bourassa entre dans la solitude, entouré de ses six filles élevées comme des religieuses. À l'entrée de la guerre, quelques conférences attirent encore beaucoup de monde ; il y prononce un éloge senti du maréchal Pétain.
En 1942, au prix de sa réconciliation avec l'abbé Lionel Groulx, il soutient le bloc populaire. Mais comme il l'invite en cas d'échec à voter pour la C. C. F., le cardinal Villeneuve n'hésite pas à le censurer par un communiqué cruel.
Quelques semaines plus tard, il est frappé d'une première crise cardiaque. Henri Bourassa vivra encore dix ans, dans une retraite absolue, avant de rendre le dernier soupir dans les bras de son fils jésuite, la veille de ses quatre-vingt-quatre ans. Ainsi s'achève ce que Rumilly appelle une « vie énigmatique ».
CONCLUSION : PAS DE NATIONALISME SANS MAURRAS
Qu'a-t-il manqué en définitive à Bourassa pour être un vrai chef nationaliste et travailler au bien réel de son pays ? Une science politique qui sache tenir compte des expériences du passé, celle que Charles Maurras prônait et pratiquait sous le nom d' « empirisme organisateur ». Bourassa avait au contraire la passion démocratique, cet aveuglement qui empêche même les meilleurs de tirer les leçons des faits. Brillant théoricien du nationalisme canadien, il vouait à l'échec, par sa conduite, toute action durable en vue d'unir les deux peuples. Cette contradiction s'explique en partie par le caractère du personnage mais plus profondément par le jeu même du système électoral. Il y aura toujours dans les élections un parti appliqué pour assurer son succès, à jouer de l'opposition facile entre deux peuples si différents. Par réaction, c'est Bourassa lui-même qui a ainsi introduit en milieu catholique canadien français un nationalisme étroit, voire étriqué, erreur dont notre élite s'était sagement gardée au XIXe siècle.
D'autre part, vingt ans de propagande nationaliste, conservatrice, catholique mais démocrate ont préparé malheureusement avec efficacité les Franco-canadiens à recevoir la doctrine démocrate-chrétienne de Pie XI, puis du concile Vatican II et de ses funestes suites. Tout cela au nom d'une obéissance aveugle au Pape... mais eût-elle été ou sera-t-elle encore de rigueur sous un nouveau saint Pie X ?
Pour nous, CRC, phalangistes, disciples de saint Pie X et de l'abbé de Nantes, que nous sommes heureux de pouvoir étudier nos 150 Points et puiser par un maître aux trésors infinis de la sagesse naturelle et surnaturelle ! Restons disciples, demeurons soumis aux incontournables leçons du passé et c'est ainsi que nous servirons, de façon vraiment catholique et nationaliste, le bien commun de notre pays.
Extraits des RCC nos 17, 28 et 29, 1987-88