LA RENAISSANCE CATHOLIQUE
N° 241 – Juillet 2017
Rédaction : Maison Sainte-Thérèse
Le Canada et la Grande Guerre :
Victoires militaires, défaite nationale
LA victoire de Courcelette, le 16 septembre 1916, et d’autres, moins importantes, en octobre et en novembre, consolidèrent la réputation du corps d’armée canadien et de son commandant anglais, le général Byng, dont la tactique pour emporter les tranchées ennemies se révéla fort efficace, en même temps qu’économe en vies humaines.
Au pays, les anglophones ne pouvaient plus considérer les Canadiens-français comme des lâches ou des traîtres. Il aurait donc été possible de favoriser une réconciliation des deux « peuples fondateurs ».
Il n’en a rien été. Henri Bourassa n’a pas démordu de sa position pacifiste, au point que son journal Le Devoir n’évoquait qu’au minimum les événements du front. Les politiciens anglophones, quant à eux, n’étaient pas davantage disposés à risquer de perdre leur électorat en tâchant d’émousser les vieux réflexes anti-canadiens.
LA VICTOIRE DE VIMY
Sur le front européen, après plus de deux années de vaines tentatives de percée, les généraux en chef des armées française et anglaise, avaient été remplacés : Joffre par Nivelle, French par Haig. Ils préparèrent une attaque combinée qui, si elle réussissait, devait provoquer une désorganisation totale du front ennemi et donc la victoire à brève échéance.
Nivelle conçut une offensive au sud du front, là où il s’incurvait vers l’est, au Chemin des Dames. Haig fit de même au nord, là où le front s’inclinait vers l’Ouest, à la crête de Vimy. Si les deux attaques réussissaient, les troupes allemandes disposées sur l’axe nord-sud du front seraient prises à revers par les deux mâchoires d’une gigantesque pince et contraintes à la retraite.
Les Allemands qui, eux aussi, avaient changé de général en chef, avaient rectifié et fortifié l’axe nord-sud : la ligne Hindenburg.
Ils eurent malheureusement connaissance du plan d’attaque français, y compris de la date de l’assaut. La défense du Chemin des Dames, déjà naturellement facilitée du fait qu’il suivait une longue crête, fut renforcée. Quoique sachant ses plans aux mains de l’ennemi, Nivelle maintint ses ordres. Malgré les échecs répétés des premiers assauts, il s’acharna du 16 avril au 8 mai, indifférent aux pertes énormes et inutiles, jusqu’à provoquer un mouvement de mutinerie parmi les meilleures troupes.
Côté anglais, Haig confia l’attaque de la colline de Vimy aux Canadiens. C’était le verrou de la défense allemande, réputé inexpugnable, malgré sa prise en mai 1915, par les Français commandés par le général de corps d’armée Pétain ; extraordinaire victoire qui ne fut pas exploitée, l’État-major général n’ayant pas prévu de réserve, puisqu’il n’y croyait pas !
Byng renouvela l’exploit de Pétain. Préparant méthodiquement son assaut, il surmonta une des difficultés de l’entreprise, à savoir l’étendue du no man’s land en terrain découvert entre le front anglais et le sommet de la crête, en creusant des tunnels pour acheminer hommes et munitions au plus près possible des lignes allemandes. Il s’empara de celles-ci avec la même tactique qu’à Courcelette, en concentrant son attaque sur des objectifs qui servaient ensuite de points d’appui pour nettoyer la tranchée ou pour résister aux contre-offensives.
Mais à Vimy, il n’y en eut pas ; la crête étant réputée imprenable, le commandement allemand n’avait rien prévu pour la reprendre. La victoire canadienne fut éclatante ; elle ouvrait toute la plaine de Douai aux troupes britanniques.
Cependant, l’échec de l’offensive du Chemin des Dames, commencée au lendemain de la victoire Vimy, obligea Haig à changer ses plans. Plutôt que de descendre vers le sud à la rencontre des Français, il bifurqua vers le nord-ouest pour soulager le front des Flandres.
Sur la recommandation de Byng, promu général d’armée et commandant de la IIIe armée britannique, il nomma à sa place le général canadien Arthur Currie. C’était la première fois qu’un Canadien accédait à un si haut grade, et il ne le devait qu’à sa compétence.
Ancien instituteur, puis agent d’assurances, enfin agent immobilier à Vancouver, mais passionné par la chose militaire, il avait fait également carrière comme officier de réserve, atteignant le grade de colonel. Il était aussi ami de Sam Hughes et franc-maçon, plus par intérêt que par conviction, semble-t-il.
En 1914, des spéculations immobilières qui avaient mal tourné le décidèrent à s’engager ; ses amitiés avec le ministre lui valurent le commandement de la première brigade. Or, il s’avéra tout de suite un excellent organisateur.
Quand Byng avait remplacé Alderson en 1916, Currie avait été nommé à la tête de la première division ; sa remarquable compétence impressionna son nouveau chef. Quoique beaucoup moins populaire que ce dernier auprès des soldats, il était un excellent tacticien soucieux d’économiser leur sang.
À sa prise de commandement du corps d’armée canadien en juin 1917, il avait 42 ans. Haig lui demanda de compléter le dispositif de la Ire armée britannique pour libérer la ville de Lens. Currie refusa le plan d’attaque, qu’il jugeait trop meurtrier. Il expliqua qu’il fallait au contraire s’emparer de la cote 70 qui dominait la ville, d’où il serait facile de causer des pertes considérables aux Allemands avant de les contraindre à la retraite. C’est ce qui arriva, après qu’il eut mis hors de combat 25 000 ennemis, alors que nous n’eûmes que 9 000 tués ou blessés à déplorer.
LE VERDUN DES CANADIENS
Au même moment, Haig attaquait à Ypres. Le début de l’offensive avait été prometteur, mais le temps tournant à la pluie, le front se transforma en un terrible bourbier. Haig s’obstina, il perdit 450 000 hommes, le tiers de ses effectifs pour un gain minime. Pour que son offensive n’ait pas été entièrement inutile, il voulait s’emparer absolument de la crête de Passchendaele, à la pointe du saillant d’Ypres. Il fit appel aux Canadiens.
Quand Haig eut expliqué la mission à Currie, celui-ci refusa : le terrain était dans un état épouvantable, une mer de boue séparait la ligne de départ du haut de la crête. À certains endroits, elle aspirait, comme des sables mouvants, les hommes qui y tombaient sans qu’on puisse les en sortir. Il était impossible de faire avancer l’artillerie de campagne, maintenant indispensable à tout assaut. À Passchendaele, les Anglais avaient déjà perdu 250 000 hommes, dont probablement 40 000 noyés dans la boue. Currie pronostiqua qu’une nouvelle attaque lui coûterait 15 000 morts et que ce serait une victoire inutile, car nous nous n’aurions pas les capacités de résister à la contre-offensive allemande.
Haig fut inflexible, Currie dut s’incliner, mais non sans avoir averti son gouvernement. Passchendaele serait le Verdun des Canadiens.
Currie se prépara au mieux. Pour contrer la boue, il adopta la technique des trottoirs de bois, comme on en construisait partout au Canada à la fonte des neiges. Travail harassant qui se fit sous le tir des Allemands qui dominaient du haut de la crête tout le champ de bataille.
Le premier assaut fut un échec. Currie ne s’obstina pas, il comprit que la cause en était le manque de communication entre l’artillerie et les différentes vagues d’assaut dont la vitesse de déplacement ne pouvait être anticipée sur un tel terrain. Alors, il fit utiliser la radio sans fil pour la première fois sur un champ de bataille, et ce fut déterminant pour la réussite de la seconde tentative.
Comme Currie l’avait prévu, cette bataille nous avait coûté 15 000 hommes, et les Anglais furent incapables de résister aux contre-offensives. Toutefois, elle donna l’occasion au Premier ministre Borden de manifester son mécontentement, exigeant que son consentement explicite soit désormais obtenu avant tout engagement futur des troupes canadiennes.
C’était le premier acte d’indépendance du Canada vis-à-vis de l’Angleterre. De ce jour, Arthur Currie, qui n’était que lieutenant général, autrement dit général de corps d’armée, se comporta en général d’une armée d’un État indépendant. Nous allons en voir l’heureuse conséquence.
La fermeté du Premier ministre Borden face à l’État-major général britannique s’expliquait aussi par d’importantes difficultés politiques internes.
Fin 1917, après trois ans de guerre, le pays était endetté d’un milliard de dollars, somme considérable à l’époque. Le gouvernement fédéral avait dû instituer l’impôt sur le revenu.
LA CRISE DE LA CONSCRIPTION
Début 1917, 384 000 hommes avaient déjà été enrôlés. Certains considéraient que c’était un chiffre maximum, au-delà duquel l’agriculture et l’industrie seraient menacées. Certes, dans de nombreux emplois, les femmes avaient été substituées aux hommes, mais il y avait une limite qui paraissait atteinte. Cependant, pour garder son corps d’armée, le Canada avait besoin d’une relève qui comblerait les pertes.
On voulut faire un recensement des hommes valides pour dresser un inventaire exact de la main-d’œuvre disponible. Bourassa, dont les discours pacifistes s’alimentaient des hécatombes du front, et d’autres avec lui dénoncèrent une manœuvre du gouvernement fédéral pour préparer la conscription.
Le gouvernement le nia et obtint de Mgr Bruchési, après promesse qu’il n’y aurait pas de conscription, une lettre pastorale pour encourager les engagements volontaires. Elle resta pratiquement sans effet.
Pour les six premiers mois de 1917, 40 000 hommes s’enrôlèrent, dont 4 000 Québécois ; on en aurait souhaité plus du double.
En outre, le climat devenait de plus en plus tendu au Québec. Le ministre des Postes, nommé colonel, fut chargé du recrutement d’un nouveau régiment canadien-français. En tout et pour tout, il ne réussit à enrôler que 92 hommes ; à Grand-Mère et à La Malbaie, il fut à deux doigts d’être lynché ! La conclusion s’imposait : on était arrivé aux limites du volontariat.
Si bien que le 28 mai 1917, cinq semaines après la victoire de Vimy, le gouvernement fédéral se vit dans l’obligation, malgré ses promesses, de déposer un projet de loi établissant un service militaire obligatoire.
Aussitôt la province de Québec s’embrasa, les journaux s’adonnèrent à des violences verbales inouïes, auxquelles les journaux anglophones répondaient sur le même ton. L’uniforme devint un objet d’exécration, les permissionnaires et les blessés rentrés au pays en convalescence étaient conspués sans que leur courage sur le champ de bataille soit pris en considération. Mgr Bruchési fut l’objet d’attaques encore jamais vues au Canada français contre un évêque, au point qu’il sombra dans une agoraphobie dont il ne se remit jamais.
Au Parlement, Laurier et ses députés libéraux démontraient que le gouvernement n’avait pas le droit de passer une telle législation, ils réclamèrent un référendum. Les débats acharnés durèrent des semaines, mais le 24 juillet, la loi fut adoptée à une majorité de 58 voix.
Des attentats à la bombe visèrent les domiciles de personnalités favorables à la conscription. Certains exigeaient l’arrestation de Bourassa, même si celui-ci essayait de calmer le jeu et mettait en garde ses lecteurs contre les provocateurs. Au mois d’août, des émeutes éclatèrent à Montréal, il y eut un mort et plusieurs blessés chez les manifestants, quatre chez les policiers.
Ailleurs dans la Province, ce fut à Shawinigan, ville nouvelle et industrielle qui attirait de nombreux jeunes gens, qu’eurent lieu les démonstrations publiques les plus violentes ; les commerces et les locaux des professionnels qu’on disait favorables aux Anglais furent saccagés. Un officier recruteur qui eut le malheur de se présenter faillit se faire jeter dans les chutes, il ne dut son salut qu’à l’intervention d’un notable qui organisa son exfiltration de nuit.
À Lachute, la découverte d’un complot pour l’assassinat du Premier ministre excita la fureur de la presse anglophone jusqu’à ce qu’une enquête diligentée par le gouvernement provincial prouvât qu’il s’agissait d’un coup monté par... la police fédérale.
Pour les élections fédérales qui devaient avoir lieu sur les entrefaites et pour lesquelles les soldats du front voteraient, les candidats libéraux anglophones trahirent leur parti et Wilfrid Laurier, son vieux chef de 77 ans, de peur de voir Bourassa lui succéder. Ils firent alliance avec les conservateurs de Borden ; le nouveau parti, les Unionistes, enleva 153 sièges, n’en laissant que 82 aux libéraux, dont 62 dans la province de Québec.
En réalité, cette forte majorité au Parlement masquait une faible majorité de voix acquise par de multiples fraudes électorales. Cependant, le gouvernement était désormais en mesure de faire appliquer la loi, mais il se rendit compte qu’il était nécessaire d’apaiser le climat pour que le pays ne bascule pas dans la guerre civile.
Il édicta donc une longue liste de motifs d’exemption, dont le résultat fut de renvoyer 113 000 jeunes Québécois de 18 à 30 ans sur les 115 000 contraints de se présenter. En Ontario, 116 000 hommes sur 125 000 furent exemptés. Si bien que, malgré la conscription, en cette fin d’année 1917, les exigences de l’armée étaient loin d’être satisfaites.
C’est dans ce contexte qu’était survenue la bataille de Passchendaele. On comprend que Borden ne pouvait pas ne pas intervenir. Comme le général Haig avait beaucoup à se faire pardonner dans cette affaire, il céda aux revendications canadiennes. Retrouvons donc le corps d’armée sur le front, avec son statut particulier au sein des armées britanniques.
LES CANADIENS SAUVENT
L’ARMÉE BRITANNIQUE DE LA DÉBÂCLE
L’hiver 1917-1918 fut relativement calme sur le front. Mais la révolution russe, qui avait abouti à une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne, laissait prévoir que le haut commandement allemand n’allait pas tarder à rapatrier l’essentiel de ses armées du front de l’Est à l’Ouest pour lancer une offensive décisive. D’autant plus qu’en avril 1917, les Américains étaient entrés à leur tour dans le conflit et s’apprêtaient, mais lentement, à envoyer une armée en France ; il était temps pour eux de le faire s’ils voulaient tenir leur place à la table des négociations de paix.
On sait comment le général Pétain, commandant en chef de l’Armée française, préconisa une tactique géniale pour recevoir et contenir le choc de l’offensive allemande. Partout où ses instructions étaient suivies, le front résista.
Du côté anglais, la IIIe armée britannique qui tenait le front à l’ouest de Vimy, commandée par Byng, prit aussi ses précautions. Mais le général Gough, le Foch britannique, commandant la Ve armée britannique, située entre les Français et la IIIe armée, n’avait pris aucune disposition défensive sérieuse. Dès la première attaque allemande, le 21 mars, elle fut enfoncée. Ce fut une véritable déroute, obligeant la IIIe armée à reculer aussi pour ne pas perdre le contact. La situation était si catastrophique, que l’état-major anglais commença à organiser le rembarquement de son corps expéditionnaire dans les ports de la Manche, abandonnant les Français à leur triste sort.
C’est pour éviter cela que le général Pétain provoqua la réunion des chefs des gouvernements alliés à Doullens, qui décida l’institution d’un commandement unique allié. Malheureusement, l’anticlérical Président du conseil français, Clemenceau, et le gouvernement anglais préférèrent le confier à Foch plutôt qu’à Pétain.
Pendant ce temps, le général Gough fit appel aux Canadiens qui tenaient un secteur pourtant au nord de la IIIe armée britannique, autrement dit bien loin de ses positions.
Ce S.O.S. s’explique lorsqu’on sait que le général Currie, pressentant que la guerre de tranchées allait forcément se muer en guerre de mouvement, avait fait de sa première brigade, une brigade mobile. Il y avait regroupé la cavalerie, l’artillerie de campagne encore tirée par les chevaux, des troupes d’infanterie qu’il équipa de vélos, des camions équipés de mitrailleuses capables de tirer tout en se déplaçant, ainsi qu’une unité d’une trentaine de chars d’assaut légers qu’il entraîna à combattre en formation serrée. C’est cette brigade qu’il envoya au secours de la Ve armée britannique.
L’offensive allemande était si rapide et les lignes de défense britanniques si désorganisées que la brigade en descendant vers le sud sans objectif précis, sema la terreur sur les troupes allemandes de l’arrière. À cause de la rapidité de leurs mouvements, les Canadiens semblaient partout à la fois ; les Allemands crurent avoir affaire à une force importante qui les attaquait sur le flanc. Ils arrêtèrent donc leur avance dans ce secteur. Le premier objectif était atteint : donner aux Anglais un répit pour organiser une défense à l’est d’Amiens.
Arrivée à Villers-Carbonnel, s’apercevant que les Allemands étaient en fait déjà plus à l’ouest, la brigade se divisa. La cavalerie descendit vers le sud pour libérer deux bataillons anglais assiégés dans le village de Cugny, au nord de Noyon, puis ayant fait sa jonction avec l’armée française, elle alla retrouver le front bien plus à l’ouest, à Montdidier.
L’autre partie de la brigade avait bifurqué plus tôt vers l’ouest. Sa vitesse sur des routes qui n’avaient pas été bombardées lui permit d’intervenir à plusieurs endroits, soutenant les troupes anglaises qui faiblissaient.
Ce n’est qu’après avoir été renseigné par son aviation que l’état-major allemand comprit qu’il ne s’agissait que d’une petite troupe mécanisée ; il fit bombarder les routes pour ralentir ses déplacements, ce qui n’empêcha pas les chars d’assaut de provoquer la terreur chez l’ennemi, qui décrochait sans combattre dès qu’il les apercevait.
C’est ainsi que le 28 mars, les Canadiens entrèrent en trombe dans Rozière et Verly, en chassèrent les Allemands, avant d’aller soutenir un renfort français qui établissait une nouvelle ligne de défense à Gentilles. Là, apprenant une percée ennemie plus au nord, à Hamel-Lamothe, ils s’y précipitèrent pour colmater la brèche.
Cependant, l’avant-garde allemande finit par arriver à la vallée de la Luce, dernier obstacle naturel avant Amiens. Le général anglais demanda aux Canadiens : « Pour l’amour de Dieu, tenez encore une journée et Amiens est sauvé ». Ils se postèrent donc le long de la rive pour accueillir avec un feu nourri chaque vague d’assaut allemande ; ils tinrent trois jours, Amiens était sauvé.
D’autant plus que la cavalerie canadienne regroupée à Montdidier au sud d’Amiens, reçut, elle aussi, l’ordre de harceler les avant-gardes ennemies pour laisser le temps aux renforts français envoyés par le général Pétain de prendre position.
Elle remonta alors jusqu’à Moreuil où elle surprit des troupes allemandes en train de s’installer tranquillement dans un bois en vue de l’offensive sur Amiens. La cavalerie donna aussitôt l’assaut, en une demi-heure la position était emportée.
Mais l’ennemi, à partir d’une colline voisine, lança une violente contre-offensive appuyée par de nombreux postes de mitrailleuses. Tandis qu’une partie de nos cavaliers défendaient la position déjà conquise, un escadron contourna la colline et chargea par le flanc. Nouvelle contre-offensive allemande, cette fois arrêtée net par notre artillerie de campagne qui avait eut le temps de se mettre en position et qui tira pratiquement à bout portant, causant d’importantes pertes chez l’ennemi. Ce fut la victoire de Moreuil.
Lorsque la nouvelle en parvint au G.Q.G. allemand, le général Ludendorff, qui n’imaginait pas le degré de désorganisation de l’armée anglaise, donna l’ordre d’arrêter toute l’offensive. Il était convaincu que la bataille de Moreuil était le premier acte d’une formidable contre-offensive à laquelle il ne pourrait résister faute de pouvoir acheminer rapidement renforts et munitions. Son avancée fulgurante avait, en effet, étiré au maximum ses lignes de ravitaillement. La sagesse pour lui était donc d’arrêter et d’organiser sa défense. S’il avait su qu’il n’y avait pas d’autres troupes prêtes à l’attaquer que cette demi-brigade canadienne...
Toujours est-il que la fin de cette offensive fut fatale à l’Allemagne. Elle donna le temps à une armée française de venir colmater le front... et à la première brigade canadienne de rejoindre le gros du corps d’armée canadien près d’Arras où il tenait tête à une formidable offensive.
En effet, quand la IIIe armée britannique avait été entraînée par la débâcle de la Ve, Byng avait demandé à Currie de venir à son aide en étendant son front au sud pour qu’une brèche ne se forme pas entre la IIIe qui perdait du terrain et les Canadiens qui tenaient le front. Currie accepta, mais lorsque, le soir du 2 avril, les soldats anglais virent arriver les Canadiens, ils se débandèrent sans prendre le temps de transmettre les renseignements d’usage sur les lignes ennemies.
Sans rien savoir des positions de l’adversaire, les Canadiens travaillèrent toute la nuit à creuser des postes de défense. La journée fut tranquille. Mais le lendemain, un formidable bombardement s’abattit sur les arrières. Comprenant qu’ensuite il chercherait à anéantir la première ligne coupée de ses renforts, Currie donna l’ordre de la quitter et de se réfugier dans des trous d’obus en avant de ses barbelés !
Après le violent bombardement prévu, lorsque l’ennemi se lança à l’assaut, pensant ne plus trouver de défense, il fut au contraire accueilli par un feu nourri de mitrailleuses presque à bout portant, puis un contre-tir de barrage canadien permit une contre-offensive victorieuse.
Partout ailleurs les Anglais cédaient, mais les quatre divisions canadiennes, elles, malgré les attaques au gaz, tenaient sur la Lys un front qui en aurait demandé le double pour ne pas être enfoncé.
Les ordres de Currie étaient généralement accompagnés d’exposés sur la gravité de la situation, les enjeux et la valeur du corps canadien. En voici un exemple :
« Toute éventualité a été prévue jusque dans le moindre détail, et rien ne peut être aussi réconfortant que le courage extraordinaire déployé par chacun, dans un travail sans repos et une vigilance incessante. Étiré jusqu’à la rupture, menacé d’être annihilé par une attaque massive, le corps attend l’assaut avec confiance. Tous sont unanimes dans leur ardente résolution de tenir jusqu’à la fin chaque pouce de terrain confié à leur garde. C’est un grand sujet d’orgueil que notre front soit la seule partie de la ligne britannique qui n’ait pas bougé, et tous, individuellement et en corps sont convaincus qu’il ne bougera pas tant qu’il y aura un homme vivant. »
Une fois encore, ils enrayèrent l’offensive allemande et ils purent être relevés le 7 mai 1918.
SEMAINE DE PÂQUES SANGLANTE À QUÉBEC
Tandis que nos soldats se battaient ainsi avec un courage inouï et que la fraternité d’armes unissait maintenant Canadiens français et anglais, un drame venait de se dérouler à Québec.
Durant tout l’hiver, la conscription agita la Province. Chaque arrestation d’insoumis donnait lieu à des bagarres.
À Québec, le 29 mars, quand un jeune homme fut injustement appréhendé, ce fut d’abord ses dénonciateurs qui furent passés à tabac à la sortie du poste de police. Les deux jours suivants, qui étaient pourtant le Vendredi saint et le Samedi saint, les bureaux des journaux anglophones et le bureau du registraire qui gardait tous les documents relatifs à l’enrôlement furent saccagés. On tenta même de s’emparer des armes du manège militaire.
Heureusement, le sénateur Choquette et Armand Lavergne, très populaires auprès des jeunes, calmèrent la foule. Le jour de Pâques, les curés prêchèrent aussi l’apaisement, sur ordre du Cardinal.
L’incident aurait probablement était clos sans une décision stupide du gouvernement, à croire qu’il voulait l’émeute : des bataillons de Toronto furent dépêchés à Québec en renfort. Armand Lavergne réussit encore à ramener la foule au calme en assurant que le ministre avait pris l’engagement de les retirer.
Mais au cours de la nuit, des affiches furent placardées partout, interdisant les rassemblements. Des patrouilles parcoururent la ville et des mitrailleuses prirent position place Jacques Cartier. En début de soirée du lundi de Pâques, une charge de cavalerie dispersa une petite foule. Mais un groupe de jeunes se forma dans la pénombre, au carrefour de St-Joseph et de St-Vallier, pour attirer les chevaux et les faire tomber sur des câbles tendus au travers de la rue. Le piège fonctionna, provoquant l’hilarité des écervelés. Mais derrière la cavalerie, les mitrailleurs tirèrent sans sommation. On releva 4 morts et entre 30 et 75 blessés.
Les jours suivants, la ville de Québec fut littéralement occupée par l’armée. À la Chambre des communes, Sam Hughes accusa avec véhémence l’Église d’être responsable de tout ! Les exemptions en faveur des célibataires furent supprimées et la police fut lancée à la recherche des insoumis ; or, à la surprise de nos élus qui n’avaient pas tiré les leçons de la courte victoire des Unionistes, le mécontentement se manifesta dans l’ensemble du pays et pas uniquement au Québec.
C’était une situation tout à fait nouvelle : de très nombreux Canadiens anglais refusaient eux aussi de partir ! Le gouvernement comprit alors qu’il lui fallait faire marche arrière et jouer l’apaisement.
Le paroxysme de la crise de la conscription, que les Québécois ne seront pas près d’oublier, avait donc été atteint au moment même où les soldats canadiens sauvaient l’armée britannique de la déroute.
Pourtant, à peine l’échec de l’offensive allemande assurée, l’État-major impérial voulut démembrer le corps canadien. Il ne s’agissait pas de le punir, il s’agissait de répartir ces héros un peu partout pour remonter le niveau des divisions britanniques ! Ce qui provoqua évidemment la colère du général Currie et de ses officiers, et un raidissement du gouvernement canadien qui tint tête aux exigences anglaises.
Ainsi, en avril 1918, au Canada, on se lassait de la guerre ; sur le front, on se lassait des Anglais.
LA BATAILLE D’AMIENS
Pour la contre-offensive qui devait mener à la victoire, Gough avait été remplacé à la tête de la Ve armée par le général Henry Rawlinson. Avec la Ire armée française du général Debeney, elle reçut la mission de reprendre le terrain perdu en mars et avril. À la jonction des deux armées, on plaça les Canadiens et tout particulièrement les Canadiens français.
Nos soldats avaient une telle réputation que, voulant prendre les Allemands par surprise, Rawlinson envoya des fausses unités canadiennes en Flandres, de telle manière que l’ennemi y laissât ses meilleures troupes, pensant que c’était là qu’aurait lieu le gros de l’attaque ; ce qui réussit parfaitement.
Le 8 août, l’offensive alliée s’ébranla ; Ludendorff, à la tête de l’État-major allemand, consigna dans son journal « Jour de deuil de l’armée allemande, dans l’histoire de cette guerre, je ne vécus pas d’heures plus pénibles. ». En une journée, trois divisions allemandes étaient anéanties, sept refluaient en désordre.
Malheureusement, Rawlinson, quoique partisan des tactiques modernes, était timoré. Cette poussée extraordinaire lui fit peur, voulant consolider son avance avant de la continuer, il ordonna un arrêt et refusa à Currie le soutien d’une division britannique qui lui avait été pourtant promise, certes, mais pas dès le deuxième jour. Cette pause d’une journée suffit aux Allemands pour se ressaisir. Ils continuèrent leur retraite jusqu’à la ligne Hindenburg, mais en ordre et en infligeant de lourdes pertes à nos troupes. Si bien que le 10 août. Currie décida d’arrêter l’offensive. C’était aussi l’avis de Debeney et de Pétain, mais pas celui de Foch, qui ordonna l’assaut de la ligne Hindenburg, Currie lui résista. Haig, sommé par Foch de faire obéir son subordonné, se retrancha derrière la situation particulière de l’armée canadienne qui exigeait qu’on en réfère à son gouvernement à Ottawa. Foch dut renoncer, à la plus grande satisfaction in petto des autres généraux.
VERS LA VICTOIRE
Si l’attaque de la ligne Hindenburg au centre était à proscrire, il fallait au contraire essayer de faire sauter, à son extrémité nord, son articulation avec le front des Flandres. En cas de victoire, s’ouvrirait alors la route vers Cambrai et la Belgique. Ce fut la bataille d’Arras, mission impossible, tellement ce verrou était bien défendu. Aussi la confia-t-on à Currie qui avait osé tenir tête au généralissime allié !
L’assaut commença le 26 août. En trois jours, les Canadiens avaient fait 3300 prisonniers, pris 53 canons, 519 mitrailleuses, mais l’objectif n’était pas atteint. Currie arrêta l’attaque.
Malgré l’avis de l’État-major impérial qui jugeait la victoire impossible, Haig fit confiance à Currie, qu’il estimait, et lui laissa la décision finale. Le 2 septembre, Currie ordonna un nouvel assaut face à une défense allemande acharnée. Le soir, l’objectif n’était toujours pas atteint, mais le général canadien assurait qu’il le serait le lendemain. Mais, à l’heure prévue de l’attaque, tôt matin, on s’aperçut que l’ennemi avait abandonné le terrain en pleine nuit. L’offensive qui allait conduire à la fin de la guerre pouvait commencer, la route de Cambrai était libre.
Plus exposé et forcé d’aller plus vite qu’il ne l’aurait voulu, notre corps d’armée, qui libéra notamment Cambrai et Valenciennes, eut plus de pertes dans les dernières semaines de la guerre que d’autres unités, malgré toutes les précautions prises par son chef. Conformément aux ordres reçus, il se battit encore le 10 et même le 11 novembre au matin pour libérer Mons, en Belgique.
Lorsqu’il apprit l’armistice décidé par le général Foch, Currie fut atterré. Comme le général Pétain, il était d’avis qu’il fallait vaincre l’adversaire sur son territoire pour lui ôter tout désir de recommencer.
À l’heure de la victoire, le Canada avait cependant de quoi être fier de son armée. 597 000 hommes, dont 512 000 volontaires, y avaient servi ; 60 489 ne revinrent pas, 150 000 furent blessés. Elle a combattu contre 47 divisions allemandes, le quart de l’armée allemande. Depuis la bataille d’Amiens, donc d’août à novembre 1918, elle avait fait 31 537 prisonniers, pris 623 canons et 2842 mitrailleuses, délivré 228 villes et villages.
UNE VICTOIRE SANS LES HONNEURS
On aurait pu s’attendre à ce qu’elle ait tous les honneurs. Ce ne fut pas le cas. Après avoir été envoyés comme troupe d’occupation en Allemagne, nos soldats ne rentrèrent au pays qu’en avril et en mai 1919.
Débarqués à Halifax, ils regagnèrent leur ville en chemin de fer. En Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick, ils furent accueillis en héros à chaque gare ; mais ils traversèrent le Québec dans l’indifférence totale, à l’exception du 22e. Il n’en fallut pas davantage pour réveiller les anciens préjugés.
Le gouvernement conservateur n’organisa pas de cérémonie nationale en l’honneur des vainqueurs, de peur de raviver les heurts de la crise de la conscription. On s’attendait même à des règlements de comptes entre militaires et politiciens.
En particulier Sam Hughes, qui craignait de se voir mis en accusation au sujet de ses funestes décisions en matière d’équipement au début de la guerre, en voulait beaucoup à Currie qui l’avait éclipsé et qui avait refusé de promouvoir les officiers qu’il lui avait suggérés. Aussi, peu de jours après la victoire, couvert par l’immunité parlementaire, commença-t-il à accuser le général d’être responsable de morts inutiles et d’avoir cherché la gloire plutôt que le bien de ses hommes. Il osa même déclarer « qu’il devait être jugé en cour martiale et puni autant que la loi le permet ». Si les anciens combattants protestèrent aussitôt, aucun membre du gouvernement ne se leva pour défendre Currie, et Sam Hughes put continuer ses attaques calomniatrices.
Le gouvernement ne protesta mollement contre les calomnies de l’ancien ministre de la milice que le 27 mai 1919, après le retour des combattants au pays ! Mais en juillet, le vote de remerciement du Parlement aux forces armées canadiennes ne mentionna même pas le nom de Currie.
Celui-ci rentra au pays le 17 août. À la gare d’Ottawa une foule d’admirateurs l’attendait, mais au Parlement, le Premier ministre et les ministres importants brillaient par leur absence : ils avaient préféré aller accueillir le Prince de Galles à St-Jean.
Le gouvernement lui refusa une subvention en espèces, comme en avaient reçu tous les généraux les plus gradés en Grande-Bretagne. On lui offrit le poste d’inspecteur général des forces armées, ce qu’il accepta pour achever de doter son pays d’une armée de haut niveau. Mais on lui mit tant d’obstacles qu’il démissionna bientôt. Lui qui n’avait qu’un diplôme secondaire d’instituteur fut alors élu recteur et vice-chancelier de l’Université McGill, à Montréal.
Au Québec, on tourna rapidement la page de la guerre, le 11 novembre 1919 fut à peine souligné. Mais, au Canada anglais, les vétérans organisaient des manifestations commémoratives au cours desquelles, malheureusement, on rappela l’accueil glacial du Québec.
Pourtant, l’anti-impé-rialisme prôné avant-guer-re par Bourassa était maintenant répandu parmi les anglo-canadiens. Au refus de la conscription s’était ajouté l’état d’esprit anti-britannique des anciens combattants. Un sentiment patriotique, nationaliste canadien était né contre l’Angleterre, sur le front.
Le gouvernement conservateur le comprit assez rapidement. En 1920, la bravoure de ses soldats, mais aussi, il faut le reconnaître, la volonté politique des États-Unis d’affaiblir l’Empire britannique, lui avaient valu de signer le traité de Versailles à égalité avec les grandes puissances belligérantes, et de recevoir un siège à la S.D.N., l’ancêtre de l’O.N.U.
En 1921, une loi fédérale ordonna la célébration du 11 novembre dans tout le pays et on commença à beaucoup exalter la victoire de Vimy.
En 1931, l’indépendance du Canada fut officiellement reconnue, même si le chef de l’État en restait le Roi ou la Reine d’Angleterre.
Durant toutes ces années, le général Currie, avec son génie de l’organisation, développa l’Université McGill, on lui doit en particulier l’hôpital Victoria à Montréal. Ses tournées de conférences pour expliquer le rôle du corps d’armée canadien eurent toujours beaucoup de succès.
En 1927, quand un journal de l’Ontario reprit les calomnies de Sam Hughes, Currie jugea de son devoir de laver son honneur et de faire procès. Mais, sans s’en rendre compte, il venait d’indisposer les opposants au nationalisme canadien. Il allait le payer cher.
Il fut aussitôt l’objet d’un lynchage médiatique inouï. Le procès dura seize jours en avril 1928. Le défilé à la barre des plus grands généraux, dont le maréchal Haig, pour lui rendre hommage, lui permit de le gagner, certes en apparence, mais il ne lui fut accordé que 500$ de dommages et intérêts alors qu’il en réclamait 50 000 $. C’était sa première défaite. Peu de temps après, il fut victime d’une attaque cérébrale.
Il s’éteignit en 1933, à 58 ans. Ses funérailles civiles et militaires eurent lieu à Montréal le 5 décembre ; il n’y en avait jamais eu de plus imposantes dans toute l’histoire du Canada. Environ 250 000 personnes regardèrent passer le cortège funèbre et des dizaines de milliers d’autres en écoutèrent le compte rendu, radiodiffusé d’un océan à l’autre.
Cet hommage populaire contrastait avec la froideur de nos politiques, dont l’intérêt pour nos héros s’estompa rapidement après la reconnaissance de l’indépendance du Canada. Le soldat inconnu canadien ne sera enseveli en grande pompe à Ottawa qu’en... mai 2000 ! Et la statue de Currie ne sera érigée à Ottawa qu’en 2006, au monument des valeureux Canadiens.
ÉCHEC DU NATIONALISME CANADIEN
Pour qui le sang de nos héros a-t-il coulé ? Pour vaincre le péril allemand, anti-catholique, certes, et nous devons en être fiers et reconnaissants ; car cette guerre fut bien une véritable croisade, comme le Père de Foucauld l’avait compris.
Cependant, notre régime parlementaire et le pacifisme de Benoît XV relayé par Bourassa ont empêché la naissance d’une nation canadienne au nord des États-Unis, qui aurait été fortement distincte de ceux-ci, ce qui aurait permis au Canada-français de garder davantage son âme et ses capacités d’accomplir sa vocation première, celle de travailler à la conversion du continent.
Au lieu de cela, le Canada français a, progressivement, abandonné le souci des intérêts franco-catholiques ailleurs au pays. Puis, enfermé dans les frontières d’une province et délaissant sa foi catholique, il est devenu le Québec laïc et démocratique qui ne se distingue en rien de la société nord-américaine, sinon par sa langue... qu’il est en train de perdre.
Finalement, il faudra ici aussi le sang des martyrs du 3e secret de Notre-Dame de Fatima pour que nous soyons libérés de l’esclavage de la ploutocratie et des erreurs modernes, pour connaître un certain temps de paix, prélude au triomphe du Christ et à l’accomplissement de la vocation du Canada français en Amérique du Nord.