La bataille de l’autonomie provinciale

LA somme des réalisations du premier mandat de Duplessis en 1936 et 1937, évoquées au chapitre précédent, force l’admiration : crédit agricole, lutte contre le chômage, normalisation des relations avec les municipalités, reprise en main et réglementation de l’industrie primaire, création d’un premier réseau hydro-électrique provincial, lois très efficaces de protection ouvrière et lutte contre le communisme. Elle témoigne, chez le nouveau Premier ministre, d’un sens du bien commun inédit dans l’éventail de nos hommes politiques depuis 1867.

Entre les nationalistes idéologues, tels Bourassa et Groulx, et les politiciens retors comme Georges-Étienne Cartier, Honoré Mercier et Wilfrid Laurier, Duplessis fut le premier homme politique à faire œuvre vraiment constructive, utile au Canada français catholique, avec lequel il se trouva en parfaite syntonie.

CONTRE-OFFENSIVE LIBÉRALE

Maurice DuplessisMais sa popularité lui attira aussitôt des ennemis. À commencer par le Premier ministre du Canada, le libéral Mackenzie King (1921-1930, 1935-1949), dont la longévité politique ne tenait qu’à la fidélité du suffrage québécois, devenu allergique au Parti conservateur depuis la Conscription de 1917. Que deviendrait cette fidélité sous un gouvernement d’Union nationale, antilibéral ?

Son lieutenant et favori, le Canadien-français Ernest Lapointe, tenait à bout de bras le Parti libéral provincial en difficulté, dont le nouveau chef, Adélard Godbout, n’avait d’autre ressource que de suivre docilement ses consignes.

Quant aux banquiers, habitués à faire leurs affaires avec l’establishment libéral du Québec, ils voyaient d’un mauvais œil l’Union nationale prendre des orientations politiques soucieuses avant tout des intérêts de la Province, et donc moins serviles à leur égard.

Pour les uns comme pour les autres, Duplessis devint rapidement beaucoup trop dérangeant.

Un bras de fer s’engagea donc entre Ottawa et Québec, dont le premier épisode eut lieu quand, à la conférence financière interprovinciale de 1936, la Banque du Canada s’offrit à « coordonner les emprunts provinciaux ». En clair, c’était le gouvernement fédéral qui demandait un droit de regard sur le financement des provinces.

Cette réclamation s’inscrivait dans un mouvement plus vaste de centralisation fédérale fondée sur la théorie keynésienne élaborée entre 1919 et 1936. L’économiste britannique John M. Keynes attribuait à l’État un rôle d’acteur économique par le moyen de ses dépenses et subventions. Le Canada, bon élève, chercha à s’équiper d’un appareil de contrôle statistique et d’une administration centralisés à Ottawa, seul moyen d’assurer l’efficacité de ses interventions.

Mackenzie-King
Mackenzie-King

Mais cette volonté centralisatrice se heurtant aux prérogatives constitutionnelles des provinces, King imagina de créer une commission royale d’enquête pour statuer sur les relations fédérales-provinciales, dans l’intention évidente de légitimer un ajustement de la constitution : la commission Rowell-Sirois.

L’opiniâtre résistance opposée par Duplessis et son ami ontarien Mitchell Hepburn aux prétentions centralisatrices de la commission décida King à employer les grands moyens : il résolut d’asphyxier le Québec en profitant de la faiblesse financière de Duplessis.

En effet, la lutte contre le chômage, le soutien aux municipalités et le crédit agricole avaient porté la dette provinciale à 73 millions de dollars, chiffre sans précédent dans les annales de la Province. Toutefois, remarquons que cette dette était saine, comme l’atteste un examen de la Commission américaine des échanges sécuritaires (SEC), exigé au printemps 1939 pour permettre un emprunt du Québec à une banque américaine. La commission fit même l’éloge de la ponctualité des paysans québécois à rembourser leur crédit.

Mais King ne s’inquiétait guère de la solvabilité du Québec, il cherchait à mettre en difficulté un adversaire politique. La conférence impériale de Londres en 1937, où le Canada fut sollicité de se préparer à l’effort de guerre, lui fournit le moyen d’augmenter sa pression financière sur le Québec. Pour contracter des emprunts colossaux que la situation imposait, King s’adressa aux créanciers habituels de la Province dont, en outre, il gela les réserves monétaires en prévision des besoins futurs du gouvernement fédéral. De ce fait, les possibilités de financement provincial se réduisirent tandis que les taux d’intérêt augmentaient d’autant. En 1939, Duplessis se trouva dans une impasse.

Le 3 septembre, le Canada entrait en guerre contre l’Allemagne à la suite de l’Angleterre.

QUI PERD GAGNE

Duplessis n’eut pas de mal à anticiper la stratégie libérale. Contre l’Union nationale, Adélard Godbout présenterait son parti comme le rempart à la conscription, grâce à Ernest Lapointe qui s’en portait garant, jurant de démissionner avec perte et fracas si la conscription était adoptée. Et, sur cet argument, les libéraux l’emporteraient à coup sûr.

En outre, King profiterait de la situation exceptionnelle pour imposer d’autorité les mesures centralisatrices recommandées par la commission Rowell-Sirois, lesquelles heurteraient la population du Québec.

Il valait donc mieux laisser le pouvoir aux libéraux en prêchant l’autonomie provinciale que d’y rester pour être le témoin impuissant des diktats de M. King. D’autant plus que ce dernier, en dépit des promesses électorales, ne pourra sans doute pas éviter la conscription et donc s’aliénera l’opinion au bout de quelques mois.

Tout se passa comme Duplessis l’avait prévu. Après une lutte électorale honorable où il évita autant que possible le sujet de la conscription, il fut défait le 25 octobre. Mais il dit alors à sa petite équipe de députés fidèles : « Maintenant, c’est nous qui allons mener le bal ».

Adélard Godbout
Adélard Godbout

Au tout début de la session parlementaire suivante, il tendit aussitôt le piège que Godbout ne pouvait plus éviter. Malicieusement, il appuya la motion de René Chaloult, nationaliste indépendant, pour que le gouvernement se déclare ouvertement anticonscriptioniste... motion qu’il avait lui-même fait avorter la session précédente !

En janvier 1941, King convoqua une conférence interprovinciale. Procédant d’autorité, il obtint un accord « pour temps de guerre » où les provinces renonçaient à toutes leurs recettes fiscales au profit du gouvernement fédéral. À charge pour lui de redistribuer le tout après avoir subvenu à l’effort de guerre. Godbout, mains liées par son bailleur de fonds, ne protesta même pas, ce qui souleva l’indignation des nationalistes.

Dès la fin de l’année, il devint évident que le gouvernement fédéral aurait recours à la conscription. Pour justifier le reniement de sa promesse, Mackenzie King organisa un référendum le 27 avril 1942. Malgré une intense propagande en faveur de la guerre, les Canadiens français votèrent non à 90 %, tandis que les Canadiens anglais votèrent oui à 80 %. Vivement contrarié par la dissidence québécoise, King adopta quand même la conscription. Le discrédit du Parti libéral au Québec était consommé. Duplessis n’avait plus qu’à rappeler aux électeurs sa position d’autrefois, inchangée, non négociable, en faveur de l’autonomie provinciale : « ‟ Québec aura droit de vivre ”, disent les centralisateurs, mais ils prennent les moyens de l’empêcher de respirer. Le rapport Sirois, c’est l’apothéose de la dictature de l’argent sur les ruines de l’autonomie, gardienne de nos traditions les plus chères et de nos droits les plus sacrés.

« La centralisation, c’est le totalitarisme. Les Alliés combattent de toutes leurs ressources contre le totalitarisme étranger. Pourquoi vouloir établir un État totalitaire au Canada ? »

Il fut reporté au pouvoir le 8 août 1944 par 47 sièges contre 37 au Parti libéral.

INCOMPRÉHENSION

Un nouveau parti avait cependant fait son apparition, le Bloc populaire, parti nationaliste, regroupant derrière le jeune André Laurendeau les anciens de l’ALN, les disciples et lecteurs de l’abbé Groulx, des gens de prestige et d’influence, capables de soulever l’opinion populaire.

Partis pour la gloire en 1943, ils prirent Duplessis de haut, rêvèrent de l’absorber comme lui-même avait absorbé l’ALN de Paul Gouin en 1936, et de présenter en même temps des députés aux élections fédérales. Ce faisant, ils négligeaient la leçon politique du fondateur de l’Union nationale, selon laquelle la défense du nationalisme canadien français exigeait un parti indépendant de la scène fédérale.

Duplessis, lui, ne demandait qu’à collaborer avec les nationalistes. Il aurait voulu qu’ils s’investissent uniquement sur la scène fédérale où ils auraient défendu les intérêts de la Province ; là, il aurait pu les soutenir de toute son influence.

REPRISE EN MAIN

Cependant, le Bloc populaire joua son rôle aux élections provinciales de 1944. Il donna à la campagne électorale un tour si nettement nationaliste que le Premier ministre Godbout, pour redorer son blason à la veille des élections, décida un geste que Duplessis lui-même n’avait pas voulu faire lors de son premier mandat : il annonça la nationalisation de la centrale Beauharnois et de la Montreal light heat and power company. Mais, cette mesure qui indisposa le pouvoir capitaliste de la rue Saint-Jacques, fut impuissante à renverser la tendance. Godbout dut quitter son fauteuil avant d’avoir pu passer à l’action. La nationalisation restait donc pendante.

Devenu Premier ministre au mois d’août, Duplessis se garda bien de revenir sur la décision de Godbout. Il était trop content d’encaisser ainsi une précieuse acquisition pour la Province en faisant porter sur son prédécesseur l’impopularité de la décision aux yeux des capitalistes. C’était une situation délicate mais potentiellement féconde. Il ne voulait pas s’aliéner les capitalistes dont il aurait bientôt besoin, mais il ne voulait pas non plus leur paraître servile.

La nationalisation qu’il fit adopter n’entraînait pas un transfert massif de propriété, mais établissait un nouveau régime qui assurerait à long terme la prépondérance du réseau public – exonéré d’impôt – sur le réseau privé, dont les propriétaires pouvaient à tout moment vendre leurs actions à Hydro-Québec.

En ménageant la chèvre et le chou, Duplessis mécontenta les deux partis. Mais il tenait une botte en réserve : il créa, dès la session de 1945, l’Office de l’électrification rurale, qu’il confia à Albert Rioux, son ancien sous-ministre de l’agriculture en 1936-1939, homme de confiance qui mûrissait son plan depuis longtemps. Cet organisme d’État désarma rapidement la critique par son efficacité et fournit à l’administration Duplessis l’un de ses plus brillants succès.

Un autre geste d’autorité fut la nomination d’Onésime Gagnon, numéro deux de l’Union nationale, au poste de trésorier provincial, chasse gardée de l’élément anglophone au sein du cabinet. Lui aussi sut s’imposer par sa compétence et formula, dès le premier budget, le principe de base de la politique économique de l’Union nationale : équilibrer autant que possible les dépenses liées au développement durable de la province avec les recettes du budget ordinaire, au lieu de les financer par des emprunts bancaires, selon la pratique courante.

Échaudé par son expérience de 1939, Duplessis voulait à tout prix rester libre vis-à-vis de la haute finance. De là son soin jaloux et persistant de ne pas « gaspiller l’argent de la province ». Son administration fut certes la plus économe de notre histoire, et il fronçait le sourcil dès qu’un ministre dépassait le budget convenu. Mais il ne se résignait pas pour autant à mener une politique à la petite semaine. Amoureux de sa province, il voulait en développer au maximum le riche potentiel, en faire une vitrine à l’échelle nationale, il avait besoin de cela pour reconquérir les droits perdus de l’autonomie provinciale.

En effet, ce débat sur l’autonomie, qui se calculait en purs termes de rentabilité pour les provinces anglo-protestantes, était pour le Québec franco-catholique une question d’identité et de civilisation. C’était donc au Québec de convaincre, d’entraîner les autres, s’il voulait faire reculer les prétentions fédérales à ce sujet. Il importait donc de présenter au reste du Canada une économie florissante et pleine d’avenir.

Les économies d’une saine administration ne suffisaient pas à nourrir une telle ambition. Duplessis aurait besoin d’argent, mais il savait où il pouvait le trouver.

ALLIANCE AVEC LE CAPITAL

Jules Timmins, l’un des grands noms de l’industrie minière en Ontario et en Abitibi, né d’une mère franco-ontarienne et montréalais d’adoption, personnage pittoresque, entreprenant, parlant le savoureux français des chantiers, avait tout pour plaire à Duplessis. Il se présenta un jour à son bureau avec un immense projet en main : l’exploitation du minerai de fer de l’Ungava. Le gigantesque gisement se situait à plus de 500 km à vol d’oiseau au nord de Sept-Îles. La construction des voies d’accès à travers le bouclier canadien entraînait des coûts prohibitifs. Qu’à cela ne tienne, Timmins avait décroché un engagement en capital du magnat de l’industrie sidérurgique américaine, George Humphrey, et il offrait au gouvernement d’assumer tous les frais, moyennant un bail d’exploitation aux conditions avantageuses, renégociable au bout de vingt ans. (Il en fallut huit pour que la première livraison de fer arrivât à destination !)

Sept-Îles en pleine construction
Sept-Îles en pleine construction

« Une piastre la tonne ! » Nationalistes et libéraux critiquèrent à l’envi ce “ bradage ” de nos richesses naturelles. Mais Duplessis n’en eut cure : il mesurait les immenses retombées économiques, l’ouverture d’une vaste région complètement vierge, les emplois créés, le renom attaché à la Province dans l’industrie nord-américaine si l’entreprise était couronnée de succès.

Jules Timmins eut son bail et sa concession, et Duplessis voulut aller la voir de ses yeux, avec lui, en avion. Or Timmins avait ses entrées à la rue Saint-Jacques. Il y parla en bien du Premier ministre devenu son ami.

Le successeur de Hepburn au gouvernement de l’Ontario, George Drew, était aussi lié à la rue Saint-Jacques. C’était un Orangiste, ancien militaire et conscriptionniste, peu sympathique envers le Québec. Mais il était aussi jaloux des prérogatives de sa province. À la “ conférence du rétablissement ” convoquée par King pour statuer sur les accords de guerre, il apprécia grandement l’attitude énergique de Duplessis et commença à abandonner ses préjugés antifrançais. Une collaboration loyale s’engagea entre les deux hommes, et Drew en exprima son contentement à son ami John Basset, propriétaire du Montreal Gazette, qui en répercuta la nouvelle au bureau du Premier ministre. Quant à John McConnel, propriétaire du Montreal Star et première fortune du pays, il fit dire à Duplessis par l’entremise d’un ministre : « La hache de guerre est enterrée ». L’apprenant, Duplessis décrocha aussitôt le combiné et demanda à parler à McConnel...

Fort de cet appui, le travail sérieux pouvait commencer.

LA BELLE PROVINCE

Les admirateurs capitalistes de Duplessis ne furent pas des spéculateurs anonymes et irresponsables, mais des entrepreneurs, des investisseurs soucieux de faire progresser la province et acceptant loyalement les conditions fixées par son chef. Les anglophones en formaient la plus grande part. Ils cautionnaient ainsi, à leur manière, l’idéal d’un pouvoir franco-catholique si bien incarné par Duplessis.

La bienveillante approbation du Gazette et du Star au déploiement du drapeau fleurdelisé, en 1948, en fut le plus éloquent symbole. C’était, avant même que le Canada adopte l’unifolié, une petite leçon nationaliste lancée à l’adresse d’Ottawa, dont peu de Québécois osèrent contester la légitimité et même l’opportunité.

Interrogés sur les raisons de leur implantation au Québec, la plupart des investisseurs étrangers donnèrent les trois mêmes raisons : l’hydro-électricité abondante et à bas prix ; la confiance en la parole de Duplessis ; la paix sociale qui régnait dans le milieu ouvrier.

C’est grâce à l’afflux de leurs capitaux que le Québec sut tenir son rang dans la course au développement économique et social, et il le fit à sa manière, allant à l’encontre de pratiques anglo-protestantes communément admises.

C’est ainsi que, s’ingéniant à emprunter le moins possible aux banques, Duplessis préféra emprunter à sa population en émettant des obligations dont il confia la gestion aux caisses populaires.

Il refusa également bon nombre de subventions fédérales destinées à des secteurs de compétence provinciale, bravant les risques d’impopularité pour la sauvegarde des prérogatives constitutionnelles de la Province.

Dans les domaines de l’éducation, de la santé, des services sociaux, Duplessis eut l’immense avantage de pouvoir s’appuyer sur l’Église catholique, dont les congrégations religieuses remplissaient l’essentiel de la tâche sans être une charge pour l’État. Était-ce trop facile ? En vérité, c’était élémentaire. C’était une marque fondamentale de notre caractère français et catholique. Ce sont plutôt les libéraux qui, feignant de l’ignorer, faisaient œuvre de sape contre la Chrétienté canadienne française depuis près de cinquante ans.

Ainsi soulagé, le gouvernement Duplessis put consacrer une plus large part de ses budgets à l’infrastructure. Avec 4100 écoles construites, il doubla le nombre d’établissements, faisant passer le Québec devant l’Ontario. Il multiplia les écoles techniques, bâtit la nouvelle école Polytechnique et le nouveau campus de l’Université Laval.

Avec Albiny Pâquette, ministre de la santé, il mit sur pied des centres de diagnostics qui donnèrent à la population même rurale un accès à la médecine qu’elle n’avait pas auparavant. Il lutta contre la tuberculose avec une compétence qui fit l’admiration des spécialistes internationaux.

Il encouragea l’œuvre de son ami trifluvien, l’abbé Charles-Édouard Bourgeois qui, avec le concours des Dominicaines de Trois-Rivières, avait conçu une assistance sociale à gestion diocésaine, en prévoyant des organismes de liaison qui en faisaient un système prometteur, capable de s’étendre rapidement et efficacement à l’ensemble de la Province.

Il s’inspira également de l’œuvre du curé Chamberland à Trois-Rivières pour établir un service de l’habitation familiale qui, assorti d’une législation originale sans équivalent en Amérique du Nord, permit pour la première fois aux ouvriers de devenir propriétaires fonciers.

Ainsi, par la grâce d’un État et d’une Église heureusement concertés, le Québec devenait “ La belle Province ”.

Mgr Roy, le cardinal Léger et Duplessis
Mgr Roy, le cardinal Léger et Duplessis

CHAMPION DE L’AUTONOMIE PROVINCIALE

Dans l’esprit de Duplessis, tout cet effort de développement à long terme était constamment tendu vers un but concret et précis : la reconquête de l’autonomie provinciale.

Il n’est pas nécessaire d’entrer ici dans le détail de cette longue, fastidieuse, envahissante bataille, qui n’épargna aucun domaine de l’exercice du pouvoir : de la levée des impôts à la promotion de la culture, de la législation ouvrière à la gestion des ressources naturelles et à l’organisation des télécommunications.

À chacune des nombreuses assises fédérales-provinciales convoquées par les gouvernements King puis Saint-Laurent, déjouant les milles ruses et prétextes invoqués par les centralisateurs fédéraux, il répéta inlassablement les mêmes exigences pour la restitution intégrale des pouvoirs fiscaux des provinces et le respect des sphères d’autorité définies lors du pacte de 1867.

Il fut vite reconnu comme le champion de cette cause, mais son autorité morale ne fit que s’accroître avec les années, à mesure que passaient les figures politiques de King, Lapointe, Saint-Laurent, Drew, Frost, et que lui seul demeurait au poste, indéracinable.

Sa stabilité et la fermeté de ses positions lui donnèrent un poids réel sur la politique fédérale, beaucoup plus efficace que ne le fut jamais une participation d’aucun député canadien français aux débats de la Chambre des communes. En effet, libre de toute allégeance à aucune majorité ministérielle, Duplessis n’a pas besoin de plaire aux députés anglo-protestants, il n’a qu’à défendre les intérêts de sa province, il sait que le suffrage du Québec, sur lequel il pèse beaucoup, a trop de poids sur l’élection fédérale pour que ses demandes restent sans effet. C’est un bras de fer.

À l’automne 1954, Saint-Laurent, énervé par la résistance provinciale à sa politique de centralisation, dépassa les bornes. Il déclara lors d’une conférence à Montréal : « Je refuse l’idée que le Québec ne soit pas une province comme les autres ». Duplessis eut la réponse cinglante : « Jamais aucun politicien anglais n’a osé affirmer que le Québec n’était pas différent du reste du Canada. Et il a fallu un compatriote pour le dire ! Les paroles de M. Saint-Laurent sont une invitation à l’assimilation... »

Aux élections fédérales de 1957, il fit jouer l’organisation de l’Union nationale en faveur du conservateur Diefenbaker, qui l’emporta de justesse. Les huit sièges québécois obtenus par Duplessis avaient fait la différence ! Or Diefenbaker s’était engagé à revoir les ententes fiscales en faveur des provinces. Malheureusement, Duplessis fut emporté avant de pouvoir récolter les fruits de ce revirement politique.

L’ENVERS DE LA MÉDAILLE

Le capitalisme affiché par le “ Régime Duplessis ” avait beau être dirigé et soigneusement mis à profit, il portait néanmoins avec soi les tares inhérentes au système : exode rural, développement accéléré et désordonné des villes, multiplication d’une population ouvrière déracinée, proie facile pour les idéologies révolutionnaires venues de l’étranger.

La paix sociale garantie par l’État était cependant un élément-clé de la formule Duplessis. Il avait créé à cet effet l’Office des salaires raisonnables, en confiant la responsabilité à son ministre du Travail, Antonio Barrette, lequel ne laissait jamais une grève s’envenimer sans prendre personnellement l’affaire en main et assurer au besoin l’émission d’une sentence d’arbitrage.

Ce système très efficace supposait néanmoins la bonne foi des parties, au moins pour accepter de quitter les armes quand on avait obtenu gain de cause. Or c’était bien là une faille du système : la bonne foi fit défaut à plusieurs reprises...

Gérard Filion
Gérard Filion

Les ennemis politiques de Duplessis, impuissants à l’affronter directement sur le terrain électoral, cherchèrent à l’attaquer par un moyen détourné : ils s’emparèrent de la question ouvrière afin de l’instrumentaliser.

Au premier rang de ces ennemis politiques, citons le journal Le Devoir, qui subit à cette époque (1947) un remaniement complet de sa direction. Gérard Filion succédant à Georges Pelletier, s’affilia aussitôt Jacques Perreault, de l’Université de Montréal, puis André Laurendeau, désabusé, rendu acerbe par sa brève aventure politique, et Gérard Pelletier, pur fruit de l’Action Catholique spécialisée au relent subversif de l’ordre traditionnel.

Non moins hostile fut le Père Georges-Henri Lévesque, fondateur et premier directeur de la faculté des Sciences sociales de l’Université Laval (1943-1955). Il subit l’influence directe de ses confrères dominicains européens, propagandistes de la démocratie chrétienne au moment de la Libération. Ses élèves, farcis d’idées neuves, accaparèrent les postes-clés du journalisme et surtout du mouvement syndical. Parmi eux, Gérard Picard et Jean Marchand devinrent en 1946 les directeurs de la CTCC.

Père Georges-Henri Lévesque
Père Georges-Henri Lévesque

Comme tout se tient : le Père Lévesque était un protégé de Louis Saint-Laurent, un ardent propagandiste de la centralisation, nommé à la commission Massey où il recommanda chaudement les subventions fédérales aux Universités, non comme une ingérence dans le domaine de l’éducation, mais comme une promotion des « sciences, arts et lettres », qui intéressait au premier chef le gouvernement fédéral.

Cette même année 1947, quatre grèves éclatèrent coup sur coup, qui firent grand battage à la une du Devoir. « La justice sociale à coup de matraque », s’indignait Gérard Filion au lendemain d’une intervention policière pour protéger les ouvriers non grévistes de Lachute menacés par leurs collègues. Les grèves des salaisons Swift à Montréal, et du textile à Louiseville et Drummondville entraînèrent de semblables campagnes. Mais elles se terminèrent toutes à la satisfaction des ouvriers, grâce au dévouement du ministre du Travail Antonio Barrette agissant comme médiateur avec un réel dévouement.

Les chefs syndicaux, frustrés de ces victoires ouvrières opérées sans leur concours effectif, cherchèrent d’abord à s’en attribuer le mérite auprès des ouvriers. Quant au Père Lévesque, il fit des avances auprès du ministre Barrette, l’assurant de son puissant soutien s’il consentait à faire campagne avec lui contre Duplessis. Rien n’y fit.

Ce qu’il leur fallait c’était une nouvelle grève, mieux préparée, dirigée et médiatisée, qui irait jusqu’au bout, pousserait le “ régime ” dans ses retranchements en rendant tout arbitrage impossible...

UNE GRÈVE IDÉOLOGIQUE

La grève d’Asbestos, déclenchée en janvier 1949 et terminée en juillet, fut l’épisode tragique de la longue administration Duplessis. Elle fut le théâtre de scènes de violence tout inspirées de la barbarie révolutionnaire en vigueur à cette époque chez les Rouges d’Espagne. De l’aveu même des ouvriers, elle n’était motivée par aucun abus des conditions de travail, aucune injustice majeure. Le problème de l’amiantose avait déjà été pris en main depuis deux ans, les salaires avaient été ponctuellement révisés au cours des cinq années précédentes.

Il s’agissait purement d’une affirmation de pouvoir syndical : on réclamait un régime de cogestion et de copropriété au bénéfice des ouvriers, invoquant les précédents américains et européens de la formule Rand, adoptée dans les usines Ford, et de la Réforme de l’entreprise, élaborée en France après la Libération, principes qui heurtaient de front le droit de propriété et la responsabilité patronale. Le dirigeant de la John’s-Manville, malgré sa bonne volonté affichée, ne pouvait tout simplement pas accepter une telle démission de son autorité.

Cela n’aurait été rien qu’un épisode de lutte syndicale parmi tant d’autres si nos évêques ne s’en étaient mêlés, soutenant comme un seul homme les revendications du syndicat, LE syndicat catholique, la CTCC. S’aveuglant sur ses dérives révolutionnaires, ils ne voyaient plus qu’une chose : sauver à tout prix cette institution, seule présence de l’Église en milieu ouvrier, pour ne pas laisser le champ libre aux Unions internationales socialistes ou liées aux intérêts américains.

C’est ainsi que des crimes abominables seront perpétrés contre des représentants de l’ordre, avec la caution morale du clergé. Il faut dire que celui-ci était déjà gangrené d’esprit révolutionnaire. Les amis du Père Lévesque noyautaient la Commission sacerdotale d’études sociales (CSES), avec le Père Gérard Dion, Mgr Leclaire pour président, et NN. SS. Douville et Charbonneau comme protecteurs.

Duplessis fut inflexible. Aux avances de l’archevêque de Québec, Mgr Roy, pourtant son ami, il répondit : « Avec tout le respect que je vous dois et que je vous porte, excellence, personne ne m’empêchera de croire à la prescription du petit catéchisme : le bien d’autrui tu ne prendras. »

Les syndicalistes, quant à eux, ne se référaient pas au catéchisme mais à la doctrine sociale de l’Église. Ils jouaient de l’ambiguïté de l’encyclique de Pie XI Quadragesimo anno qui, fidèle à l’enseignement de Léon XIII, prêchait à la fois le respect traditionnel du droit de propriété et de l’autorité légitime, et ouvrait en même temps les voies à la subversion en acceptant d’opposer les intérêts des salariés à ceux des propriétaires. Duplessis avait beau traiter ses adversaires de « martyriseurs d’encycliques », cela ne changeait rien à la chose.

Duplessis eut cependant gain de cause. Une intervention de Pie XII, hélas bien tardive, condamna les principes de la Réforme de l’entreprise ; la CSES courba l’échine et la vie reprit son cours habituel dans la province. Mais il n’y eut aucun retour sur soi, aucune amende honorable de la part des évêques. Certes Mgr Charbonneau fut obligé de démissionner en janvier 1950, mais sa position en faveur des grévistes n’était pas la raison principale de son évincement, ce que ses collègues n’ignoraient pas.

Duplessis lui-même comprit-il les leçons de cette crise, complot organisé pour détruire ce qui restait de Chrétienté canadienne française ? Les réalisations nombreuses et bienfaisantes de sa dernière décennie de gouvernement ne doivent pas nous faire oublier cette question angoissante. Elle fera l’objet d’un troisième chapitre.