LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

N° 244 – Avril 2018

Rédaction : Maison Sainte-Thérèse


Histoire volontaire du Canada français (13)

LA RÉVOLUTION TRANQUILLE

1960 : au mythe de la « grande noirceur » va succéder un autre mythe, façonné par ses artisans : celui d’une « Révolution tranquille » à la marche irrépressible et permettant tous les espoirs...

Parvenus à ce point de notre histoire volontaire, au basculement de notre monde chrétien, il importe avant tout de ne pas se laisser impressionner par les apparences. Un tel phénomène n’est spontané en aucun peuple, il le sera encore moins dans un peuple chrétien comme le nôtre. Il est forcément le résultat d’une subversion préparée de longue date, diffusant ses idées à petites doses dans le corps social. Enfin, comme il est tout sauf populaire, il devra, pour s’imposer et perdurer, arracher au pays réel toute solution de rechange, voire même toute faculté de pouvoir s’exprimer librement.

C’est pourquoi on ne comprendra cet épisode qu’à la condition de remonter de dix années le fil de notre histoire, pour les parcourir à nouveau... mais dans le camp adverse.

LES « TROIS COLOMBES »

Le 22 avril 1949. Pierre Trudeau, jeune universitaire fraîchement émoulu des plus prestigieuses institutions d’Amérique, de France et d’Angleterre, rentre d’un grand voyage autour de la planète, vrai parcours initiatique du parfait « citoyen du monde » qu’il prétend être. Il n’est pas à Montréal depuis deux jours que son ami Gérard Pelletier vient le quérir pour l’emmener... à Asbestos.

Chroniqueur des affaires syndicales au journal Le Devoir depuis quelques mois à peine, Pelletier commence sa carrière en couvrant la grève de l’amiante, qui restera la plus célèbre grève de notre histoire contemporaine. Depuis quarante jours qu’elle bat son plein, il a eu tout le loisir de fraterniser avec son organisateur, le secrétaire général de la CTCC, Jean Marchand, et c’est l’un des buts de son voyage que de lui présenter son ami Trudeau.

Aussitôt réunis dans une lutte sans merci contre le “ régime ” Duplessis, ces trois hommes forment dès lors un trio de l’ombre, zélateurs d’une société nouvelle, libérée des vieux carcans cléricaux, dont l’avènement leur paraît inéluctable, dussent-ils en être eux-mêmes les instaurateurs forcés.

Ils viennent d’horizons très différents : Trudeau, le montréalais, héritier millionnaire au credo humaniste et mondialiste, Pelletier, le jeune chrétien engagé issu de bonne famille mais devenu premier militant national de la JEC, et Marchand, le bachelier des sciences sociales de la faculté du Père Lévesque, le technicien de la pression syndicale, universitaire devenu porte-parole des ouvriers sans jamais avoir travaillé en usine.

Tous trois abhorrent le nationalisme presque autant que le catholicisme social, et cette haine, dans un contexte où l’autonomie provinciale mobilise les énergies de leurs compatriotes, implique pour eux un soutien indéfectible au fédéralisme canadien centralisateur. Rappelons le rôle déterminant du Père Lévesque à la commission Massey en 1949-1951.

LES FOYERS DE SUBVERSION

En 1950, Trudeau lance la revue Cité libre, qui est en même temps une maison d’édition. Sa revue reçoit un fort soutien des milieux français de gauche et de la démocratie chrétienne, en particulier la revue Esprit d’Emmanuel Mounier. En 1956, il publie son factum La grève de l’amiante en même temps qu’il lance le Rassemblement, plus tard rebaptisé Union des forces démocratiques. Son ambition est de fédérer tous les mécontents de la région montréalaise, doublant d’un second foyer de subversion le bastion contestataire de la faculté des sciences sociales, déjà bien implanté à Québec.

Les “ citélibristes ” n’ont pas, comme ceux de Québec, l’avantage d’une institution leur permettant de placer leurs hommes, de fournir les cadres de la société québécoise, d’infiltrer les administrations, mais ils ont une autre arme : la télévision.

En vertu du rapport Massey-Lévesque, la société Radio-Canada relève du gouvernement fédéral et échappe au contrôle de Duplessis. Elle devient rapidement la tribune de choix des contestataires du régime. Gérard Pelletier s’y engage dès 1948, il en devient un animateur très écouté en 1952, mais la figure de proue en est sans conteste le brillant reporter de l’émission Point de mire, René Lévesque.

Ce dernier joue le rôle du quatrième mousquetaire. Ami de collège de Jean Marchand, il a rallié le trio dont il partage l’idéologie révolutionnaire, mais il s’en distinguera toujours par un tempérament plus plébéien et par des méthodes brutales, à l’emporte-pièce. Surtout, il est très sceptique face au fédéralisme canadien, auquel il préfère de loin l’idéal libertaire américain.

En janvier 1959, quand la grève des réalisateurs de Radio-Canada s’envenime et qu’Ottawa, par pur désintérêt pour la question francophone, pousse le déni de justice jusqu’au scandale, René Lévesque, de gréviste de second rang qu’il était, s’emporte soudain, vole la vedette à Marchand et à Pelletier, et radicalise la grève. Il prend dès lors un aiguillage différent de celui de ses trois amis. Son tempérament, sa célébrité de journaliste ainsi que son antifédéralisme foncier le poussent à l’engagement politique provincial.

PRISE DE POUVOIR À QUÉBEC

Toutefois, à Québec, le Parti Libéral de Jean Lesage et de Georges-Émile Lapalme n’a rien pour l’attirer. Sa représentation parlementaire est minime face à la toute puissante Union Nationale de Duplessis. Beaucoup de gens y adhèrent par intérêt, grands bourgeois et gens d’affaires, d’autres par tradition familiale, d’autres encore par solidarité ethnique, c’est le cas des anglophones et des juifs de Montréal.

Lapalme, laïciste militant, est l’un des rares vrais idéologues du parti. Mais il est peu charismatique et, parachuté d’Ottawa en 1950 pour assumer la direction du parti, il n’a jamais eu de leadership réel sur ses collègues.

Quant à Jean Lesage, qui était ministre fédéral du Grand Nord dans le cabinet Saint-Laurent et que la victoire de Diefenbaker a mis au chômage en 1957, il n’a pas de vraie pensée politique, il n’est guère qu’un opportuniste ambitieux qui, de centralisateur qu’il était à Ottawa se fera autonomiste à Québec, pour les besoins de la cause. Il a seulement pour lui le panache d’un vrai leader démocratique, tel qu’on le concevait à cette époque.

Comble de malheur pour les libéraux en cette fin d’année 1959, Paul Sauvé, le successeur de Duplessis, semble populaire. Ses réformes, quoique hasardeuses et concédant beaucoup à la critique de Duplessis, lui ont attiré les éloges des médias, coupant l’herbe sous les pieds de ses adversaires politiques. Mais il est foudroyé par une thrombose coronarienne le 2 janvier 1960, et laisse un parti sans chef, complètement divisé et désorienté.

Le court règne d’Antonio Barrette, qui n’a jamais réussi à exercer son autorité sur la vieille garde des collaborateurs de Duplessis, se termine par une campagne électorale désastreuse, déclenchée trop tôt et semée de coups de Jarnac.

En face, Jean Lesage ne change rien au programme du Parti Libéral, mais avec son lieutenant Paul Gérin Lajoie et surtout René Lévesque, qu’il a recruté in extremis, il forme « l’équipe du tonnerre », et répète sans se lasser un slogan tout aussi ronflant : « C’est le temps que ça change. »

La victoire libérale du 22 juin, par 51 % des voix et quatre sièges de majorité, est loin d’être un triomphe, puisqu’elle est imputable avant tout à la désorganisation de l’Union Nationale. Cela n’empêche pas nos libéraux de prendre le pouvoir comme de véritables despotes. Jean Lesage, avant même son assermentation, fait appréhender les ministres sortants, les fait fouiller comme de vulgaires malfrats, ce qui augure mal des libertés civiques promises par le nouveau régime...

À partir de ce 22 juin 1960, tout le développement de la Révolution tranquille se fera en trois grands mouvements de libération, chronologiquement assez distincts.

LIBÉRATION POLITIQUE

19601962 : c’est l’ère de la libération politique, dominée surtout par l’enquête Salvas sur les malversations de l’Union Nationale et son “ régime de patroneux ”. L’enquête n’aboutira qu’en 1966, et la montagne accouchera d’une souris, sans arriver à mettre en cause la probité personnelle de Duplessis. Mais le mal aura été fait dans l’opinion publique.

Parallèlement à cette opération “ salissage ”, Jean Lesage conduit aussi une opération “ rattrapage ”. Le mot décrit très bien la réalité : il ne s’agit pas pour le Québec de se démarquer des autres provinces, comme au temps de Duplessis, mais de rentrer dans le rang, d’adopter les mêmes méthodes keynésiennes de planification économique qui s’implantent partout ailleurs au pays. Il recrute donc sa première brochette de technocrates : les Claude Morin, Michel Bélanger et Arthur Tremblay, tous trois issus de la faculté des sciences sociales du Père Lévesque, ainsi que Jacques Parizeau, conseiller économique.

LIBÉRATION ÉCONOMIQUE

1962 constitue un tournant. En juin, les élections fédérales sont marquées par une vague créditiste qui ébranle tous les milieux politiques. Le nouveau tiers parti récolte 30 sièges, dont 26 au Québec. La doctrine politico-économique de leur chef, Réal Caouette, est certes utopique, mais son discours est nettement réactionnaire, et les réformateurs libéraux se le tiennent pour dit : la commission Salvas a fait son temps, il faut trouver un nouveau souffle à leur révolution sous peine de perdre les prochaines élections provinciales. Il n’en fallait pas moins pour que Lesage se rende enfin aux instances de René Lévesque en faveur de la nationalisation de toute l’hydro-électricité de la province.

Des élections provinciales sont déclenchées sur ce thème. L’heure est maintenant à la grande libération économique du Québec. Le discours plaît et rallie une grande partie des nationalistes. C’est sur ce programme – bien peu libéral en vérité – que Jean Lesage parvient à conforter son assise électorale, obtenant 63 % des voix.

René Lévesque entreprend aussitôt la nationalisation tambour battant, imposant la francisation d’Hydro-Québec et organisant la promotion spectaculaire des cadres et ingénieurs francophones.

Le technocrate Jacques Parizeau sera le second champion de cette libération économique.

Dès le mois d’avril 1963, le trésor provincial, qui avait été prudemment rempli par Duplessis, est grevé par la coûteuse nationalisation et par l’augmentation du nombre de fonctionnaires. En outre, Jean Lesage, apprenant que Lester Pearson veut mettre au point un régime fédéral de pensions qui va drainer l’épargne de tous les Canadiens, comprend qu’il faut agir vite pour ne pas se trouver à la merci des financiers. C’est alors que Parizeau va réaliser un tour de force.

En quelques semaines, il jette les bases de la régie des rentes du Québec, avec l’idée de mettre à la disposition de l’État provincial les cotisations de retraites versées par les salariés québécois, de manière à créer un fonds stable et constamment renouvelé.

Avec les sommes ainsi accumulées, il crée la Société générale de financement qui, mieux que les banques, saura encourager le développement des entreprises québécoises. En 1965, elle devient la Caisse de dépôts et de placements, laquelle sera le premier portefeuille d’actions au Canada, fournissant au gouvernement provincial l’autonomie financière qu’il n’avait encore jamais connue en un siècle d’existence.

Cette libération économique serait une excellente chose si elle était au service d’un véritable projet nationaliste. C’est d’ailleurs l’illusion que nos “ révolutionnaires tranquilles ” cherchent à créer, eux qui ne partagent pas le nationalisme du pays réel, fondamentalement catholique et traditionnel.

LIBÉRATION CLÉRICALE

Le troisième volet de leur grand projet réformateur va rapidement le montrer, qui s’attaque au domaine des institutions sociales : écoles, hôpitaux, services sociaux, terrain d’élection du clergé et des congrégations religieuses.

Jusqu’ici, Jean Lesage a procédé avec prudence, se contentant d’imposer la gratuité scolaire et l’assurance-hospitalisation en 1960, deux réformes qui ne risquent pas l’impopularité.

En 1961, il crée deux commission d’enquête, l’une sur l’assistance publique, allant de pair avec la création du ministère du Bien-être social et de la Famille, et l’autre sur l’éducation dont il confie la présidence à Mgr Parent, ancien recteur de l’Université Laval.

En juin 1962, profitant de la campagne fédérale et prétextant de l’incapacité des congrégations religieuses à s’adapter aux normes de la nouvelle assurance, il passe « la loi des hôpitaux » qui met sous contrôle de l’État toutes les administrations hospitalières. L’Église ne réagit pas.

En avril 1963, Paul Gérin-Lajoie présente un projet de loi sur le ministère de l’Éducation, projet qu’il caresse depuis longtemps mais auquel Jean Lesage s’était toujours opposé, avant que les préliminaires du rapport Parent n’abondent dans le même sens.

Cette fois, le projet est vivement contesté par le leader de l’opposition, Daniel Johnson, qui dénonce une volonté inavouée de déconfessionnaliser les écoles. Quelques évêques font chorus avec lui, dont Mgr Cabana, l’archevêque de Sherbrooke. Mais l’épiscopat, en ces années conciliaires, est divisé et désorienté. Discrètement, le cardinal Léger demande au gouvernement le temps nécessaire pour convaincre ses confrères.

Lesage, habile manipulateur, décide d’ajourner le projet de loi, mais l’intervention du cardinal a filtré dans les journaux, et il n’en faut pas plus pour obtenir de ce dernier la déclaration souhaitée : « Je n’ai jamais exprimé la moindre réticence sur la création d’un ministère de l’Éducation. »

La loi passe le 19 mars 1964.

Le gouvernement a désormais toutes les cartes en main pour passer aux actes. L’ouverture ou la mise en chantier des polyvalentes ne tardera pas à se faire. Ce sont de vastes institutions centralisées, mixtes, où les élèves sont arrachés à leur univers familial, transportés sans surveillance dans des autobus scolaires. De nouveaux programmes sont mis en place dans toute la province, concoctés au ministère, d’inspiration laïque, radicalement étrangers à ceux que les parents ont connus dans les écoles des frères et des sœurs.

À l’automne 1965, un vigoureux remaniement ministériel porte René Lévesque au ministère du Bien-être social et de la Famille. Celui-ci affiche aussitôt ses couleurs : « Il faut éliminer le régime intolérable de la charité privée et briser le monopole de l’Église en ce domaine. » Il fait de surcroît la promotion active de la contraception artificielle.

LE PAYS LÉGAL AUX ABOIS

À ce coup, le pays réel ne suit plus. Daniel Johnson, qui a laborieusement refait l’unité de son parti, a maintenant le vent en poupe. Il dénonce avec succès les gabegies des nouvelles administrations étatiques, leur mauvaise gestion et le défoncement de tous les budgets. Formé à l’école de Duplessis, il est le seul homme politique à pouvoir jouer encore la carte nationaliste auprès d’un électorat qui ne se reconnaît plus dans les réformes en cours, notamment la réforme scolaire.

D’autant plus que l’économie, d’abord si favorable, commence à battre de l’aile, tandis que la mécanique révolutionnaire s’emballe : des grèves éclatent à Hydro-Québec, ainsi que dans l’enseignement et la fonction publique. Lesage, pris à son propre jeu, ne sait que répondre avec morgue : « La Reine ne négocie pas avec ses sujets. » Sa popularité s’effrite. La grogne s’installe dans le clan réformiste de son parti qu’il peine à garder uni. Lui-même est courtisé par son ancien mentor fédéral, Lester Pearson qui, toujours minoritaire, songe à le faire revenir à Ottawa pour reconquérir son électorat québécois.

Pendant ces années tournantes, Marchand, Trudeau et Pelletier ont, comme par hasard, accédé simultanément à des postes de premier plan : le premier à la tête de la CSN, le syndicat catholique déconfessionnalisé, le second à la chaire de droit constitutionnel de l’Université de Montréal, le troisième à la direction du plus grand quotidien de langue française en Amérique, le journal La Presse. Ils continuent assidûment leurs réunions secrètes, avec René Lévesque qui, tout ministre provincial qu’il soit, est toujours convié. On parle du “ cabinet du Cap-Rouge ”, référence à la demeure secondaire de Jean Marchand où ils se donnent rendez-vous. On y discute politique et réformes sociales. Le mystère plane sur tout ce qu’ils trament, mais il est évident qu’ils anticipent sans peine un éventuel capotage du Parti Libéral provincial...

Les « trois colombes », Pelletier, Marchand et Trudeau

Ils craignent aussi les résurgences nationalistes du Canada français, c’est trop certain. Aussi réagissent-ils violemment contre la vague créditiste de juin 1962, surtout Jean Marchand qui provoque Réal Caouette en duel à la télévision.

Ils font également chorus pour stigmatiser la montée de l’indépendantisme, qu’ils qualifient de “ contre-révolution-naire ”. Car, bien au-delà du RIN et du FLQ, leur véritable ennemi est le nationalisme canadien-français d’autrefois, “ fauteur de guerres ”.

De son côté, Pearson s’aperçoit vite que Jean Lesage ne sera pas vendable au Canada anglais, trop compromis par ses rodomontades autonomistes. Son conseiller économique, Maurice Lamontagne – autre élève du Père Lévesque – lui propose de s’entremettre auprès du trio du Cap-Rouge...

Bientôt, Jean Marchand démissionne de la CSN, puis Gérard Pelletier quitte la Presse... Les biographies lèvent un petit coin de voile sur les conciliabules secrets de cet été 1965 : c’est cet étrange coup de téléphone de René Lévesque à son ami Marchand : « Ne fais pas l’erreur d’entrer en politique seul. Allez-y tous les trois ensemble. Moi, j’ai payé chèrement l’erreur d’être allé seul chez les libéraux provinciaux. Ne faites pas comme moi. »

Le 10 septembre, la nouvelle tombe sur tous les téléscripteurs : ceux qu’on appellera désormais les « trois colombes » rejoignent les rangs du Parti Libéral à Ottawa ! Ils vont non pas au secours d’un parti, disent-ils, mais de la Confédération.

LE PROJET DE DANIEL JOHNSON

En effet, la question des réformes constitutionnelles, déjà agitée au temps de Duplessis, continue de hanter les esprits.

Au début de 1965, Pearson réamorce le projet de Diefenbaker de rapatrier la Constitution, encore à Londres, à l’occasion de son centenaire. Toujours soucieux de courtiser le Québec, il propose d’y joindre une formule d’amendement constitutionnel censée répondre aux désirs des provinces. Elle prévoit notamment que, pour les dispositions fondamentales touchant la langue, la religion ou la répartition des pouvoirs, toute modification du texte constitutionnel devra recevoir l’accord unanime de toutes les provinces.

Lesage, qui avait réclamé un droit de veto pour le Québec, se dit satisfait et signe.

Mais Daniel Johnson a le réflexe nationaliste. Il dénonce aussitôt le piège que Lesage n’a pas vu : le Québec a son droit de veto mais au même titre que chacune des autres provinces. Donc, si jamais il veut une modification pour se protéger davantage, n’importe quelle petite province, facilement manipulable par Ottawa, pourra s’y opposer.

Pour Johnson, le Québec n’est pas une province comme les autres, c’est la province d’un des deux peuples fondateurs, elle a droit à un statut égal, ou du moins correspondant à l’ensemble des provinces anglophones prises en bloc. Cette défense du principe de l’égalité des deux peuples fondateurs sera le cheval de bataille de Daniel Johnson.

Pour le moment, il remporte déjà une victoire morale contre Jean Lesage, quand celui-ci doit faire marche arrière sous la pression des nationalistes.

Johnson ne s’arrête pas là. En février 1965, il publie Égalité ou indépendance, un petit livre-programme qui définit clairement sa pensée : il n’est pas indépendantiste, mais son adhésion au Canada est conditionnelle au respect du principe d’égalité : « Pas nécessairement l’indépendance, mais l’indépendance si nécessaire. »

Le 5 juin 1966, défiant tous les pronostics, il emporte les élections.

CHANT DU CYGNE DE L’UNION NATIONALE

Daniel Johnson
Daniel Johnson

Malheureusement, Daniel Johnson a une équipe trop jeune, trop inexpérimentée pour se passer des “ mandarins ”, ces technocrates qui ont eu soin de se rendre indispensables pour assurer la continuité de la révolution. Il ne saura pas opérer une véritable réaction contre la révolution déjà bien enclenchée.

Malgré les vœux de son électorat, Johnson annonce que la réforme scolaire se poursuivra comme prévu.

Il est beaucoup plus préoccupé par le bras de fer qu’il veut mener avec Ottawa. Pearson, minoritaire, avait fait à Jean Lesage d’énormes concessions sur la fiscalité, sur la liberté de désengagement des programmes fédéraux et sur la promotion du français à l’échelle nationale. Lui, escomptant la même faiblesse politique, voudrait aller plus loin encore, et demander la restitution totale de l’impôt sur le revenu.

Las ! À la conférence fédérale-provinciale de 1966 sur la fiscalité, c’est Jean Marchand qui lui fait face, devenu ministre fédéral de l’immigration. Une querelle de québécois s’amorce alors sous les regards impavides des représentants du Canada anglais. Le fédéral aura forcément l’avantage : « On ne peut rien céder de plus sans compromettre la confédération » déclare Marchand.

La bataille sera plus difficile que prévue...

LA BOMBE  DE GAULLE 

À l’occasion du centenaire de la confédération, Montréal a été choisie pour accueillir l’exposition universelle de 1967. Belle occasion pour la Province de briller aux yeux du monde entier.

Cherchant peut-être à se faire un allié diplomatique contre Ottawa, Daniel Johnson décide d’y inviter officiellement le Président de la République Française en septembre 1966.

De Gaulle, sans doute poussé par son vieux ressentiment pour cette province pétainiste, commence par décliner l’invitation. Mais en janvier, ayant pris ses renseignements, il change d’avis. Il viendra mais par bateau, ce qui lui permettra d’accoster à Québec et de terminer sa visite par Ottawa, escale qu’il ne prise guère à cause de la servilité de Pearson envers les Américains.

Une raison plus profonde le motive sûrement : saisir une belle occasion de se venger de ce « petit peuple » qui donna son cœur au Maréchal et refusa de voir dans sa rébellion une incarnation de la France. Il a compris que la Province se trouvait dans une situation politique semblable à celle de l’Algérie française qu’il venait de trahir : une forte poussée nationaliste qui peut favoriser une minorité révolutionnaire qui précipitera le pays dans le chaos, en tout cas qui provoquera une rupture avec son passé catholique.

De Gaulle ne vient donc pas au Québec pour soutenir le projet de « l’ami Johnson », bien qu’il en donne les apparences, il vient jeter de l’huile sur le feu, attiser les passions, pour qu’en fin de compte périsse le Canada français traditionnel sous les coups conjugués des révolutionnaires indépendantistes et des fédéralistes.

Jamais d’improvisation chez cet homme. Sa bombe, savamment préparée, comme en témoigne l’examen détaillé de ses déclarations, éclate le 24 juillet, au terme d’un voyage en apothéose, du balcon de l’Hôtel de ville de Montréal, devant les 500 000 admirateurs qui ont ovationné son cortège : « Vive Montréal ! Vive le Québec ! Vive le Québec libre ! »

LE NATIONALISME DÉNATURÉ

René Lévesque, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne partage pas l’enthousiasme des foules, voire l’hystérie des militants indépendantistes du RIN. Par une singulière ironie, il voit plutôt un relent de colonialisme à cette esclandre d’un général d’un autre âge, venu dicter leur devoir à des Québécois arriérés.

Il ne tarde pas cependant à mesurer l’ampleur de la flambée nationaliste qui embrase alors la Province, et sent bien qu’elle ne retombera pas de sitôt et qu’il ne faudrait pas qu’un nouveau Duplessis s’en empare ; c’en serait fini de leur révolution...

Heureusement pour lui, malheureusement pour le Canada français, Johnson n’a pas l’étoffe d’un homme d’État. Pris de court par la déclaration du général qui ne l’a prévenu de rien, il se trouve subitement dans une situation très délicate, ayant à rassurer les milieux financiers et les gouvernements des autres provinces sur ses apparentes velléités séparatistes.

René Lévesque, quant à lui, est pratiquement libre. Le lien ténu qui l’attache encore au Parti Libéral sera facile à rompre. Le député François Aquin lui donne d’ailleurs l’exemple, se constituant avec emphase premier député indépendantiste de la province de Québec.

Lévesque amorce donc cet été-là le grand virage de sa carrière politique, non sans atermoiements, car il n’est au fond ni souverainiste ni nationaliste. Il comprend, lui, antinationaliste autant que les trois colombes, que pour pouvoir continuer leur œuvre de destruction du Canada français catholique, il faut récupérer l’élan nationaliste dans un projet nouveau, qui soit attirant aux indépendantistes pour sa crédibilité politique, qui soit aussi suffisamment modéré pour convaincre le pays réel, mais tout en évacuant subtilement l’essence catholique et traditionnelle du nationalisme.

Le loup se couvre d’une toison de brebis...

C’est ainsi que le Mouvement Souveraineté-Asso-ciation naît en novembre 1967 et fait aussitôt florès. Il tiendra son congrès fondateur en avril 1968 et deviendra le Parti Québécois en octobre suivant... le tout sur la lancée d’un homme... qui n’y croit pas vraiment.

LE NATIONALISME ENDIGUÉ ET CONFISQUÉ

Pendant ce temps, les trois colombes ont eu le temps de consolider leur nid. En avril 1967, Pierre Trudeau est devenu ministre de la Justice et bras droit de Lester Pearson. Le premier projet de loi, qu’il conduit avec une détermination inconvenante, est le bill omnibus, présenté en décembre, qui, entre autres choses, décriminalise l’homosexualité : « l’État n’a rien à faire dans les chambres à coucher », explique-t-il avec ironie.

Il veut ensuite saisir à bras-le-corps la question francophone. Le rapport Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme vient d’être remis, et ses conclusions alarmistes lui permettent d’en faire une priorité nationale... Mais, ce faisant, il veut arracher à la province de Québec sa vocation prétendue de défenseur du fait français au Canada.

Enfin, un affrontement décisif se prépare sur la question constitutionnelle le 5 février 1968, à la conférence fédérale-provinciale. Trudeau se tiendra à droite de Pearson. Il attend Daniel Johnson et ajuste ses batteries.

Le Premier ministre du Québec a eu fort à faire pour calmer les esprits et reprendre la barre de son parti. En octobre, de Gaulle, depuis l’Élysée, a fait de nouvelles déclarations souverainistes qu’il n’a pas osé désavouer et qui lui ont compliqué la tâche. À présent, le Général fait pression auprès du Président du Gabon pour que le Québec soit convié au sommet de la francophonie, le 5 février, au même titre qu’un État indépendant. La réaction d’Ottawa est immédiate, qui exige de traiter elle-même cette question relevant de la diplomatie étrangère.

Daniel Johnson, flatté, accepte l’invitation, sans se rendre compte du piège. Désormais son entente affichée avec de Gaulle lui aliène en bloc l’opinion et les gouvernements des provinces anglophones, confortant la position de Trudeau.

Aussi, la conférence fédérale-provinciale du 5 février tourne au cauchemar. Trudeau impose avec cynisme sa vision du fédéralisme rigide dans une diatribe serrée, implacable. Les discussions sont retransmises sur les chaînes de télévision. Le voilà qui se pose en héros sauveur du Canada, contre le Québec.

Pearson annonce sa démission le 16 février. La campagne à la chefferie n’est pas gagnée d’avance, mais Trudeau est fortement appuyé par le financier Paul Desmarais, qui négocie au même moment l’acquisition de la société Power corporation. Il devient Premier ministre le 6 avril, est assermenté le 20 avril, et annonce presque aussitôt des élections générales pour le 25 juin, coupant l’herbe sous les pieds de Daniel Johnson, qui aurait eu intérêt à déclencher les siennes avant lui.

Pendant la campagne, la « trudeau-mania » s’empare du Canada anglais, tandis que les québécois, dégoûtés de la politique fédérale, envoient massivement leur adhésion au mouvement de René Lévesque.

Le 24 juin, à Montréal, le défilé de la Saint Jean-Baptiste est troublé par les militants du RIN, certainement infiltrés par des agitateurs mercenaires qui lancent des bouteilles vers la tribune des officiels. Tandis que ceux-ci, apeurés, s’enfuient ou se cachent sous les chaises, Trudeau, stoïque, reste de marbre... sachant probablement qu’aucun projectile ne l’atteindra. Cette scène opportunément retransmise par la télévision achève de faire de lui l’homme fort du Canada.

Le lendemain, il cueille son premier triomphe électoral, porté au pouvoir par le Canada anglais sans le concours du Québec, une première dans les annales du Parti Libéral.

Le 3 juillet, Daniel Johnson est terrassé par une double crise cardiaque. Ses médecins veulent le contraindre au repos, mais il veut mourir au travail : « Pour quelques semaines de plus, qu’est-ce que ça peut faire. » Il meurt le 19 septembre, au pied du barrage hydro-électrique Manic 5, ce grand symbole de la Révolution tranquille, qui porte aujourd’hui son nom.

Jean-Jacques Bertrand lui succédera à la tête de l’Union Nationale et du gouvernement provincial, qui s’embourbera dans les problèmes linguistiques. De toute façon, l’Union Nationale est d’ores et déjà condamnée, ayant sur son flanc le Parti Québécois, qui lui arrache tous ses adhérents nationalistes.

La Révolution referme ses tenailles sur la Chrétienté canadienne-française. Après avoir pris le pouvoir à Québec et changé les institutions, la voici maître du pouvoir fédéral et, bientôt, docteur en nationalisme... Et tout cela fut rendu possible par le mauvais génie du général de Gaulle.