LA RENAISSANCE CATHOLIQUE
N° 246 – Novembre 2018
Rédaction : Maison Sainte-Thérèse
Histoire volontaire du Canada français (14)
LA RÉVOLUTION TRANQUILLE INTELLECTUELLE
1. LES ORIGINES DE LA SUBVERSION (1930-1940)
APRÈS avoir survolé les événements politiques de la Révolution tranquille, il nous faut en expliquer les ressorts intellectuels. Sous quelle influence a-t-elle pu se faire si facilement, qu’est-ce qui a manqué à la chrétienté canadienne-française pour s’y opposer efficacement ?
Yvan Lamonde, par ses deux derniers volumes parus chez Fides de son Histoire sociale des idées au Québec, sous le titre La modernité au Québec, fournit la matière de notre étude. Né en 1944, professeur émérite de l’Université McGill, Lamonde est de ces historiens québécois dont l’adhésion à « la modernité » n’empêche pas le sérieux des travaux. Il s’est attaché à documenter la rupture entre l’influence française et catholique et l’influence anglo-protestante et américaine.
Évidemment, il n’a pas fallu attendre la crise de 1929 pour que l’idéologie américaine s’introduise chez nous, il suffit de se souvenir de Papineau. Mais l’Église avait su réagir et contenir cette poussée, sauf dans l’Ouest canadien où la trahison des catholiques libéraux refusant leur aide financière à la colonisation franco-catholique laissa le champ libre aux anglo-protestants.
Cependant, l’affaire Riel fut à l’origine d’un élan de nationalisme canadien-français derrière Henri Bourassa puis l’abbé Groulx, mais soumis aux directives de l’encyclique Affari vos de Léon XIII, c’est-à-dire en respectant les gouvernements en place, sans chercher à ce que toute la société en vienne un jour à obéir à la Loi du Christ.
LES CONDITIONS FAVORABLES
À LA RÉVOLUTION INTELLECTUELLE
Il s’en est suivi une transformation de notre catholicisme : de conquérant, d’ardent, de fécond en œuvres qu’il était, il se referme sur lui-même, ne se battant que pour garder les acquis.
Il en est résulté une Église institutionnelle forte, respectée apparemment. Les vocations y sont nombreuses, les collèges classiques de bon niveau, les paroisses gèrent quantité d’œuvres animées par une pléthore de prêtres. Nos évêques et le clergé en général sont satisfaits. Il y a bien le souci de la désaffection du monde ouvrier livré aux abus du capitalisme libéral, mais on espère que le syndicalisme catholique saura défendre les intérêts matériels et moraux des salariés en les préservant du matérialisme des Unions internationales dominées par les Américains comme de la lutte des classes marxiste qui émerge alors ; n’oublions pas que la fondation du parti communiste canadien date de 1921.
Ce conservatisme satisfait sera le terreau dans lequel la Révolution tranquille va germer puis pousser ses racines !
La crise de 1929 va accélérer un inéluctable affrontement entre l’État laïc et une Église institutionnelle forte. Si l’activité et l’influence de celle-ci se concentrent sur l’éducation scolaire classique et sur le réseau social et hospitalier, l’État libéral intervient dans tous les autres domaines, surtout le développement économique, sans aucune référence explicite à un ordre intégralement catholique.
À la veille de la crise, notre société connaissait déjà des transformations importantes : 60 % de la population du Québec étaient urbanisés, 28 % habitaient la métropole montréalaise. Pour la première fois, le secteur tertiaire l’emportait sur le primaire. 28 % des foyers possédaient une radio, et les standards du confort américains s’implantaient chez nous par le biais des catalogues de vente à domicile.
La crise éclatant, dès 1930, nous avons plus de 30 % de chômeurs et les salaires de ceux qui gardent leur emploi sont réduits de 40 %. Or, comme la tranche d’âge des 15-24 ans représente près de 20 % de la population, on comprend qu’elle éprouve un malaise et ne se sente pas soutenue par la génération précédente qu’elle est portée à critiquer sévèrement.
La crise ébranle aussi les institutions caritatives catholiques qui n’ont pas les moyens suffisants pour faire face à tous les besoins. L’Église se retrouve dans l’obligation d’accepter une brèche dans son monopole et d’admettre l’intervention de l’État et donc un certain contrôle.
Si cet ensemble de circonstances crée des conditions favorables à l’ébranlement de la chrétienté canadienne-française traditionnelle, il ne suffit pas à le provoquer.
L’élément déclencheur de l’évolution de la pensée politique et sociale s’est déroulé trois ans plus tôt, à... six mille kilomètres du Québec ! Il s’agit de la condamnation par le pape Pie XI, en 1926, du mouvement nationaliste et monarchiste français, L’Action française, dirigé par Charles Maurras, condamnation à laquelle Henri Bourassa se soumettra inconditionnellement jusqu’à renier tous ses combats passés.
Le choc est considérable auprès de nos intellectuels, lecteurs assidus du journal condamné par les foudres romaines ; ce n’est pas un hasard si la principale revue nationaliste ici se nommait... L’Action française.
Il est impensable pour eux de critiquer le Pape, mais ils ne comprennent pas pourquoi ils devraient abandonner ce qui leur paraît une évidence, à savoir la nécessité de défendre nos droits constitutionnels pour défendre et promouvoir la foi catholique.
JACQUES MARITAIN, LE RÉVOLUTIONNAIRE
C’est au milieu de ce désarroi, en 1934, que Jacques Maritain arrive au Canada pour donner quelques conférences. Connu ici comme philosophe néo-thomiste, mais peu apprécié, il est écouté cette fois comme le penseur qui a justifié la condamnation, lui l’ancien membre de l’Action française de Maurras. Sa thèse est simple, déjà publiée en 1927 dans son maître livre « Primauté du spirituel », et reprise dix ans plus tard dans « Humanisme intégral » : il y a un danger pour la foi à lier le spirituel au temporel.
Il s’oppose ainsi au « Politique d’abord » de Maurras, selon lequel le bien de la nation française et l’avenir même de l’Église catholique dépendent de la question politique : renverser la République en France pour y restaurer la monarchie sacrale.
Aujourd’hui, si la démocratie n’avait pas été érigée en dogme, l’état de la France et de l’Église permettrait à tout esprit droit de vérifier la justesse de l’analyse de Maurras et de rejeter celle, utopique, de Maritain ! Mais à l’époque, son prestige de défenseur du Pape lui permit de semer son erreur non seulement en Europe, mais aussi en Amérique du Sud puis en Amérique du Nord, en commençant par la province de Québec.
Or celle-ci était à cette époque le théâtre d’une confrontation entre l’Action catholique de la jeunesse canadienne (ACJC) dont l’abbé Groulx avait été l’un des fondateurs au début du siècle, et les nouveaux mouvements d’Action catholique spécialisée, tout particulièrement le mouvement étudiant, la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), encouragés par Pie XI pour faire pièce aux mouvements nationalistes.
Pour l’ACJC, foi religieuse et action nationale étaient inséparables, comme l’indiquait clairement le premier article de ses statuts : « Opérer le groupement des jeunes canadiens-français catholiques et les préparer à une vie efficacement militante pour le bien de la religion et de la patrie. »
Au contraire, la JEC indiquait clairement qu’elle était « exclusivement un mouvement d’action catholique de la jeunesse étudiante, et qu’elle excluait l’action nationale et l’action politique. »
Le jeune André Laurendeau, qui commença sa carrière à l’ACJC, essaya bien de montrer que, dans notre pays, la primauté du spirituel passait par le combat nationaliste, ce fut peine perdue et l’ACJC dut se saborder au profit de la JEC et de sa méthode contestataire : « Voir, juger, agir ».
La JEC, à l’époque, ce n’était que deux mille membres avec un périodique qui tirait à douze mille exemplaires. Mais comme elle regroupait l’élite intellectuelle de la Province, c’était suffisant pour introduire dans le corps social et dans l’Église un virus qui allait prospérer d’autant plus qu’il allait se nourrir de la philosophie et de la morale sociale de Jacques Maritain.
C’est par le biais du concept de la personne selon Maritain que la fusion entre les deux se fit. La JEC prônait le développement de l’engagement personnel, Maritain lui donna une finalité. Jusqu’à cette époque, la jeunesse était considérée comme un temps de formation à quelque chose qui devait venir plus tard ; JEC et Maritain en firent au contraire la période par excellence de l’épanouissement de la personne et donc de sa liberté. Lamonde, pour illustrer l’évolution des mentalités que cela suppose, cite un article du périodique de la JEC : « Il faut voir, juger de tout, critiquer et croire que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, les vieilles têtes de quarante ans n’ont pas raison. »
Le sens différent que prend l’expression « perfection spirituelle » dans la religion catholique traditionnelle et chez Jacques Maritain, est un autre bon exemple qui permet de saisir le caractère révolutionnaire de la pensée de celui-ci. Pour lui et ses émules de l’Action catholique, il ne s’agit pas tant de développer en soi la vie surnaturelle par la pratique des sacrements et de la vertu, mais de rechercher la perfection de l’homme dont la caractéristique est la liberté : « Il s’agit de renouer avec le surnaturel, autrement dit avec la liberté d’autonomie des personnes qui se confond avec leur perfection spirituelle. »
Le jeune canadien-français en quête de sa perfection humaine dans la conquête de son autonomie doit donc se dégager du temporel, du combat nationaliste, des structures sociales d’antan, dépassées car trop contraignantes et étouffantes. Ainsi Maritain le détourne de la pensée et de l’action politique « de droite » pour lui permettre de monter dans les hauteurs transcendantes de la personne humaine, mais c’est pour bientôt le contraindre à redescendre dans l’engagement, cette fois... « à gauche », pour le combat de la Démocratie sacralisée, pour la justice sociale, etc.
Emmanuel Mounier, autre philosophe personnaliste dont la revue Esprit est très lue ici, encourage ce transfuge à gauche. Il s’en prend aux chrétiens qui se sont montrés indignes du christianisme en se liant avec le monde capitaliste ; évidemment, il ne remarque pas que c’est le libéralisme qui a permis cette alliance. « Il faut d’abord nous désolidariser de toutes les compromissions quelles qu’elles soient, où nous, catholiques, avons fourvoyé malgré lui le nom de Dieu ; il nous faut trouver le sens de l’Incarnation, ressusciter en tous lieux le christianisme avec tout ce qu’il comporte d’engagé dans l’humain, d’universel, de catholique. » Ce qui exclut à leurs yeux d’idéologues personnalistes, par exemple, la lutte trop sectaire, politique, partisane, pour ne pas dire intéressée, contre les lois scolaires persécutrices en Ontario.
À son retour du Québec, Maritain disait à ses amis : « J’ai touché l’obscurantisme du doigt », le pire étant le monopole du clergé sur l’enseignement. Certes, il y avait bien à critiquer dans l’organisation du réseau scolaire de l’époque, mais pas le fait qu’il soit entre les mains du clergé !
André Laurendeau est l’archétype de ces jeunes intellectuels que la pensée de Maritain va désorienter. Après avoir débuté aux côtés de son père, un des piliers de l’Action française de Montréal, il évolue très vite. Dès 1936, il en vient à considérer qu’il faut secouer l’influence du clergé pour être « vrai catholique » ! À son père, il écrit : « Je crois à la rénovation par l’intérieur, à une purification par les catholiques authentiques et... anticléricaux. » [Vous remarquerez que le pape François tient un discours identique ; Maritain a été très lu en Amérique du Sud, surtout en Argentine.]
À la même époque, à ses élèves du collège Brébeuf de Montréal, dont Pierre-Elliott Trudeau, le jésuite François Hertel, avant de défroquer, enseigne que la vraie révolution est en soi-même contre une religion faite d’habitudes, de conformisme, d’hypocrisie, ce sera le triomphe de l’esprit et de la conquête de la vie.
La hiérarchie catholique est incapable de juguler ce vent de contestation généralisée, d’une part parce que Maritain et l’Action catholique spécialisée sont trop liés au pape Pie XI pour qu’on ose les critiquer, d’autre part parce que nos évêques n’ont pas l’outil intellectuel nécessaire pour réfuter Maritain ; il faudra attendre l’abbé de Nantes et sa métaphysique relationnelle, fondement, avec la Sainte Écriture, d’une théologie totale, d’une morale totale et d’une politique totale.
C’est donc du passage de Maritain au Québec, en 1934, que datent l’éclatement du mouvement nationaliste et l’apparition de germes de subversion.
L’ÉCLATEMENT DU NATIONALISME CANADIEN-FRANÇAIS
Récapitulons les plus importants mouvements nés de la désorientation personnaliste.
Le tout premier, Jeune-Canada, réunit derrière André Laurendeau, quelques orphelins de l’ACJC. Ils constatent que les intérêts de la province de Québec ne sont pas convenablement défendus durant la crise économique ; mais, sans véritable doctrine, ils ne peuvent que s’en prendre aux hommes politiques. Ce sont eux qui définissent pour la première le Québec comme une « société distincte », concept dont les nationalistes de cœur ou d’intérêt électoral, mais opposés à l’indépendance, s’empareront quarante ans plus tard.
L’Action nationale de l’abbé Groulx. Plus des deux tiers de ses membres sont d’anciens de l’Action française. Avec Esdras Minville, ils prônent la doctrine sociale de l’Église, le corporatisme et les mouvements coopératifs pour surmonter la crise économique. Mais ils cèdent aussi aux sirènes du personnalisme : « Avant qu’un État indépendant soit fondé, il faut qu’il y ait des citoyens et non une poussière d’hommes. L’essentiel est de se faire homme dans toute la force du mot : d’elles-mêmes les institutions naîtront. »
Ne comprenant pas l’incompatibilité entre leur nationalisme et l’épanouissement de l’homme selon Maritain, ils vont se trouver piégés par le Père Georges-Henri Lévesque, dominicain, en 1935. Ce dernier, fondateur de la faculté des sciences sociales de l’Université Laval, est très engagé déjà dans la déconfessionnalisation, il défend également la séparation de la politique et de la religion : « Il est périlleux pour la cause divine, écrit-il, de se lier trop étroitement aux causes humaines, comme il est dangereux pour les causes humaines de prendre des allures trop cléricales. » Avec lucidité, Groulx se rend compte des conséquences à long terme d’une telle position, il lui rétorque donc : « Voilà notre foi et le patriotisme brouillés chez nous. Voici venir deux jeunesses : la jeunesse catholique et la jeunesse patriote. Et voici venir les lycées laïques. »
Le Père Lévesque lui réplique en le mettant au défi d’exposer ses thèses et de ne pas être condamné par Rome. L’abbé Groulx alors se tait. La victoire électorale de Duplessis arrivant sur les entrefaites grâce à une manœuvre court-circuitant l’Action libérale nationale, il en conclut que, de fait, il vaut mieux que l’Église ne se mêle pas de politique.
Groulx n’a pas compris que ce n’est pas la politique qu’il faut séparer de la religion, mais le temporel du spirituel, le premier restant cependant soumis à l’Église, car le Christ veut régner sur nos sociétés. Sans Lui aucun pouvoir humain, aucune nation ne subsistera.
La revue La relève, qui s’inscrit ouvertement dans le sillage de Maritain, va avoir une certaine influence à la fin des années 1930. On y développe la pensée du philosophe personnaliste selon laquelle « ce qui importe surtout pour les jeunes, c’est de réaliser en eux-mêmes la plénitude de la vie spirituelle. Un peuple s’impose surtout par sa culture, par ses œuvres d’art. »
Ses rédacteurs se disent donc « convaincus de n’être pas “ arrivés à l’âge mûr ” – où on pourrait revendiquer une existence politique – justement parce que nos traditions ne se sont pas encore traduites en des œuvres profondes et profondément caractéristiques. »
La revue Les Idées nous serait plus sympathique puisqu’elle est monarchiste, maurrassienne, quoiqu’admirative de Péguy. Elle est la seule à critiquer Maritain. C’est ce qui explique certainement sa diffusion très limitée.
C’est au sein du courant nationaliste désormais éclaté que va surgir l’idéal de l’indépendance, avec le mouvement anti-parlementaire Les jeunes patriotes et le journal La Nation de Paul Bouchard. Ils sont convaincus que le monde anglo-saxon américain est trop incompatible avec notre tradition catholique et française pour qu’une cohabitation soit possible. Enthousiastes de Salazar, influencés en partie par Maurras, ils mettent en garde aussi contre le danger du communisme, de l’antisémitisme et, chez Hitler, ils dénoncent le mauvais génie allemand, anti-catholique.
Groulx, après les avoir encouragés, rompra avec eux en 1937, considérant que nous avons notre État depuis 1791. Comme André Laurendeau, il préfère s’en prendre non pas au système parlementaire et aux partis politiques, mais à « l’esprit de parti », qui fait obstacle à l’épanouissement de l’homme canadien-français !
VERS LA RÉVOLUTION TRANQUILLE
Ces différents mouvements catholiques prêtant flanc à la critique, il ne faut pas nous étonner de voir naître une opposition plus virulente, ouvertement anticléricale. Comme celle de la revue Vivre, réactionnaire certes, très admirative de Mussolini, mais dont le rédacteur principal, Louis Gagnon, est anticlérical.
Dans ces années 1930, la figure de proue de l’anticléricalisme est Jean-Charles Harvey, libéral en ce sens qu’il veut limiter le rôle de l’État. Il souhaite une valorisation du peuple, mais s’oppose à l’indépendance : « Notre peuple est en général encore trop crétin pour être livré à lui-même ».
Il refuse aussi l’antagonisme « des races », cher à l’abbé Groulx et à ses disciples. Pour lui, notre exploitation par les Anglais n’est que la conséquence de notre incompétence consécutive à notre soumission au clergé.
L’étude presque exhaustive d’Yvan Lamonde établit donc que le « Voir, juger, agir » de l’Action catholique et « la primauté du spirituel » de Maritain ont préparé, dès la fin des années 1930, les voies à la Révolution tranquille.
Personne ou presque n’a su l’entraver. Seul Mgr Courchesne, évêque de Rimouski, s’est opposé à l’Action catholique, comprenant qu’elle bouleversait toutes les œuvres paroissiales qu’il avait admirablement mises sur pied dans son diocèse. Mais il n’a pas voulu ou pas pu convaincre l’épiscopat.
Quand Charles De Koninck, professeur à l’Université Laval, polémiquera contre Maritain, au début des années 1940, pour défendre la primauté du bien commun sur la personne, ce sera déjà trop tard.
Le personnalisme de Maritain s’est présenté comme une pensée progressiste, adaptée au temps nouveau, en opposition avec la pensée traditionnelle, étouffante, austère, dépassée. Tous, ou peu s’en faut, l’ont prise pour vérité d’Évangile.
HECTOR DE SAINT-DENYS GARNEAU
Au-delà du domaine politique, l’irruption de ce personnalisme a aussi pavé la voie de l’évolution des mœurs. Yvan Lamonde l’illustre par la vie d’un ami d’André Laurendeau, Hector de Saint-Denys Garneau, qu’on considère aujourd’hui comme notre premier grand poète contemporain.
Élève des jésuites à Montréal, descendant d’une des plus anciennes familles nobles de Nouvelle-France, nationaliste, Hector de Saint-Denys Garneau est artiste, poète et peintre. Comme Rodolphe Duguay, la nature lui parle de Dieu et il considère que l’art doit révéler cette présence divine.
La pensée de Maritain et l’ouverture au monde vont perturber ce bon jeune homme chrétien. Il entre en contact avec des artistes comme Borduas, le pionnier de l’art contemporain. Sa sensualité s’éveille alors, s’affole et l’effraie puisqu’il est en même temps avide de pureté, y compris dans l’art. Dès lors, tiraillé, il est capable de choir dans les plaisirs sensuels avant de se reprendre. Jamais, il n’abandonnera sa foi catholique et ses convictions.
Lorsqu’il apprend qu’il est atteint d’une grave maladie cardiaque qui hypothèque son avenir, il sombre dans la déprime, d’autant plus que la publication de ses poésies en vers libres ne rencontre aucun succès. Que signifie alors, pour un jeune homme dans sa situation, l’épanouissement de la personne, sinon un idéal impossible à atteindre, et donc une vie ratée ?
Sur le conseil de ses amis, en 1937, il se résout à faire un séjour d’au moins un an en France pour mieux comprendre l’évolution du monde et voir comment leur génération pourrait faire évoluer à son tour le Canada français. Mais arrivé à Paris, il est effrayé, se rendant compte du caractère fallacieux, artificiel, mensonger, pour ne pas dire démoniaque, du monde moderne. Au bout de dix jours, il décide de rentrer au pays.
Dès lors, il se réfugie pour ainsi dire en ermite sur les terres familiales dans le comté de Portneuf. Il coupe toutes ses relations avec le milieu artistique et littéraire montréalais. Retrouvant sa paix dans la magnifique nature, dans la fréquentation des familles paysannes voisines et de son curé de paroisse, il vivra ainsi six années, avant de mourir d’une crise cardiaque le 24 octobre 1943, à l’âge de 31 ans.
Yvan Lamonde, qui était aussi professeur de littérature, visiblement admiratif d’Hector de Saint-Denys Garneau, a bien raison d’en faire un cas emblématique de la jeunesse canadienne-française, déstabilisée par l’ébranlement du château fort catholique canadien-français face à la modernité anglo-saxonne. Lui s’est replié sur lui-même, a mené une vie stérile, mais a gardé la foi. D’autres auront l’impression de faire œuvre plus utile en préparant la révolution... mais ils y perdront leur âme en perdant la foi. C’est ce qu’il nous restera à étudier.