LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

N° 268 – Février 2024

Rédaction : Maison Sainte-Thérèse


Joseph Laliberté 
agronome colonisateur en Abitibi 

La mutation de l’agriculture au Québec

Joseph Laliberté, agronome colonisateur.

JOSEPH LALIBERTÉ, dont l’histoire va nous permettre de survoler l’évolution de l’agriculture au Québec entre 1930 et 1970, est né en 1910 dans une famille de cultivateurs à Sainte-Claire de Bellechasse.

Dans ses souvenirs savoureux, édités par l’Institut québécois de recherche sur la culture, il raconte que, dès son plus jeune âge, il admirait la nature, son ordre, la succession immuable des jours et des saisons. À quatorze ans, « fortement marqué par la vie champêtre et une chaude atmosphère familiale, je partais accompagné des prières de ma sainte mère, pour le séminaire de Québec. » Il y fit ses études classiques, tout en se passionnant pour les romans de René Bazin sur le monde rural. Tout l’attirait vers l’agriculture, particulièrement la littérature nationaliste de l’époque, notamment les célèbres ouvrages d’Antoine Gérin-Lajoie : Jean Rivard le défricheur et Jean Rivard l’économiste.

Ces romans montraient à la jeunesse canadienne-française qu’elle devait retrousser ses manches pour le bien de sa famille et de son peuple. Ils exaltaient le travail de la terre, tout à fait dans l’esprit du curé Hébert.

Toutefois, lorsque Joseph termina son cours à 18 ans, c’était le début de la crise économique de 1929 qui eut de terribles répercussions dans nos campagnes. La grande prospérité de la décennie précédente avait incité nombre de cultivateurs à faire d’importantes dépenses, qu’ils n’étaient plus en mesure de rembourser. Beaucoup durent quitter leur terre pour chercher un emploi en ville, souvent sans en trouver.

LA VOCATION D’AGRONOME-COLON

À Noël 1928, Joseph écrivit un songe prémonitoire sous la forme d’un conte qu’il intitula : « Mission confiée à Isidore ». En un instant, il lui avait été montré la gravité de la situation des campagnes. Tout en survolant les grands espaces du pays, il pressentit qu’il fallait des cœurs généreux et des bras vigoureux pour donner du pain aux familles plongées dans la misère et assurer un avenir aux jeunes ruraux. Lecteur avide de La terre de chez nous, le journal de l’Union catholique des cultivateurs, il venait de trouver sa vocation : il serait un entraîneur, un guide, un novateur dans le monde agricole. Et c’est bien ce qu’il a été, comme nous allons le montrer.

Il n’en serait tenu qu’à lui, il se serait fait colon sur-le-champ. Mais son père, malade, le réclamait auprès de lui tandis que ses frères partaient tenter leur chance dans l’Ouest.

Quand il obtint enfin la permission d’entreprendre ses études d’agronomie au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, les cours étaient commencés depuis plusieurs semaines. On l’accepta tout de même ; il travailla avec un tel acharnement qu’il rattrapa son retard et termina premier au second semestre.

En 1933, quand le diocèse de Québec établit une société de colonisation pour fonder une paroisse en Abitibi, sous la responsabilité de l’abbé Jean, un de ses professeurs, il alla le trouver pour se porter volontaire comme colon-agronome.

« Il me regarda et me dit :  Laliberté, c’est un plan insensé. Vous n’avez pas la capacité physique d’abord (Joseph avait l’air d’un intellectuel plus que d’un paysan), et puis entre nous autres, vous n’avez pas le courage nécessaire non plus.  L’abbé Jean n’y allait pas par quatre chemins ! Sur ce, je lui ai répondu :  C’est votre point de vue. Moi, j’ai le mien et vous le connaissez. Nous verrons plus tard ce qui se produira.  » Cette franchise n’étonna pas le prêtre qui se rappelait qu’un jour Joseph avait répliqué au directeur qui lui reprochait justement son franc-parler : « La diplomatie est l’élégance de l’hypocrisie, et, si plus de gens disaient sans détour ce qu’ils pensent, les problèmes se régleraient plus facilement. »

Il quitta donc l’école où il laissait le souvenir d’un brillant élève et d’un bon camarade, décidé à travailler à la colonisation.

En 1935, il arriva à ses fins et fut engagé comme agronome-colonisateur pour la nouvelle paroisse de Roquemaure à l’extrémité de l’Abitibi, mais qui n’était encore qu’un vaste terrain boisé. Il n’y avait absolument rien, ni chemin, ni maison. Un lot lui était réservé près de ce qui devait devenir le centre du village.

Si lui était l’homme le plus heureux du monde, prêt à se mettre à la tâche, sa famille considérait que c’était une folie. Son père le laissa partir, mais il lui dit une dernière fois, la larme à l’œil : « Je ne vois pas très bien, avec toutes ces années d’études, ce que tu vas réussir dans la colonisation. Je crains plutôt que tu ne sois, assez tôt, désabusé. »

AU SERVICE DE LA PAROISSE DE ROQUEMAURE

Il arriva à Roquemaure le 28 mai 1935, avec comme seul avoir son billet de colon, 100 $ empruntés et son enthousiasme juvénile.

Joseph Laliberté et le curé Couture

Joseph Laliberté et le curé Couture

Citons quelques extraits de ses souvenirs : « Je pesais 120 livres et j’avais l’allure d’un collégien en vacances. Mon lot avait été ravagé par le feu, dix ans auparavant, il était repoussé en jeunes trembles de 10 à 12 pieds. On y retrouvait un camp de 16 pieds sur 16, bâti l’année précédente par un colon qui était parti. Le plancher était en bois rond très mal équarri, au point que les pissenlits poussaient entre les rondins. Le toit était à l’avenant : de petits rondins, de la terre et un papier à lambris très mince. Ce n’était pas le château Frontenac, mais cela faisait l’affaire et coûtait si peu.

« L’avenir était prometteur. J’avais la sécurité d’emploi pour de nombreuses années. Il ne me restait plus qu’à travailler. Je n’avais jamais bûché. J’avais toujours été aux études. Le lendemain de mon arrivée, je me suis rendu au magasin coopératif fondé l’année précédente et je me suis acheté une hache et divers accessoires. Et voilà, j’étais prêt pour l’attaque.

« Je me suis donc installé pour abattre un gros bouleau séché d’à peu près 20 pouces de diamètre à la souche. Cela m’a pris une demi-journée pour le jeter à terre. Le chef d’équipe des ouvriers qui travaillaient dans le chemin m’avait vu taponner après cet arbre. Je m’étais pourtant éloigné un peu du chemin pour que les gens ne me voient pas trop. Il regarde alors ma hache et partit à rire. » Il alla l’aiguiser. « Durant l’après-midi ça allait beaucoup mieux. C’était le début de l’aventure et de mon expérience de colon. »

Les quinze premiers jours, il jeûna quasiment, le ravitaillement étant bloqué à La Salle. Quand enfin il arriva, ce fut le bonheur complet. Il recevait une vache, un bœuf de travail –cadeau de son père – et des outils.

Nous retrouvons donc, en 1935, les mêmes conditions de vie et de labeur que celles des colons du Saguenay, avec le curé Hébert, 80 ans plus tôt. Il n’y avait qu’une seule innovation, pour compenser la baisse des revenus de la société de colonisation affectés par la crise : une coopérative de consommation groupant les achats pour obtenir de meilleurs prix.

Toutefois, elle était une source de chicanes. Son secrétaire était le plus critique vis-à-vis de la société de colonisation, ce qui n’était pas sans diviser la paroisse. Joseph allait régler le problème. À la fin d’une réunion des membres, il se leva tranquillement et réfuta le secrétaire qui, vexé, proposa sa démission. Les colons, impressionnés par les connaissances et le calme de “ monsieur l’agronome ”, le nommèrent à sa place.

Pressentant le potentiel des coopératives dans le monde agricole, Joseph avait étudié les conditions de leur bon fonctionnement, qu’il appliqua à Roquemaure.

Joseph Laliberté, jeune marié.

Joseph Laliberté, jeune marié.

Tout n’était pas rose pour autant dans la paroisse. Quand Joseph voulut préserver comme bien commun le moulin à scie, il fut victime d’un incendie criminel et d’une campagne de calomnies. Lors d’une assemblée, un membre déclara : « On en a assez des collets blancs dans notre affaire. On est capable de se conduire par nous-mêmes. Je propose que le mandat de Joe Laliberté soit terminé à partir d’aujourd’hui. » Accepté à l’unanimité. Laliberté répondit simplement : « Je vous remercie, car je vais pouvoir m’occuper de mon lot et de mes affaires, mais enfin si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas. » Et il sortit.

Cela tombait bien, car il avait décidé de se marier, non sans avoir prié pour que cela se fasse rapidement. Providentiellement, il rencontra en juillet, lors d’une visite à son frère prêtre à Montmagny, la future madame Laliberté. Son premier séjour en Abitibi avait été désastreux à cause d’une pluie incessante transformant les chemins en fondrières ; elle s’en était retournée, jurant qu’elle n’habiterait jamais dans ce pays. Il faut croire que Joseph avait le don de persuasion puisque le 28 novembre suivant, ils se marièrent et vinrent s’installer à Roquemaure. Lui était assez fier de ce qu’il offrait à son épouse : la plus belle ferme du village ! Mais tout était relatif pour une citadine qui débarquait dans la boue en petits souliers de ville. « Je ne comprenais pas, à ce moment, avoua-t-il, que ma jeune épouse vivait le début de deux aventures, celle du mariage et celle du passage de son mode de vie urbain à celui de la colonisation. Ce n’est que plus tard que j’ai compris la grandeur de son dévouement et de sa générosité. C’est sans doute grâce à sa générosité et à ses sacrifices que j’ai pu œuvrer de nombreuses années sur les plans régional et provincial dans les mouvements coopératifs tant agricoles que forestiers et dans le syndicalisme agricole. » Justement, c’est à ces engagements de Joseph Laliberté qu’il faut nous intéresser.

UN ENGAGEMENT TOUS AZIMUTS

La réussite de Roquemaure lui est bien due, mais en binôme avec le curé Couture, une autre grande figure de la colonisation en Abitibi. Quand la coopérative trop endettée fut à deux doigts de faire faillite, c’est le curé qui ordonna aux membres d’aller rechercher Jos Laliberté. Et c’est lui aussi qui obtint des créanciers un délai de paiement pour lui permettre de redresser la situation.

Nous l’avons déjà vu lors de la colonisation du Saguenay avec le curé Hébert ; le prêtre jouait un rôle irremplaçable dans la mise en valeur de ces territoires éloignés et d’un abord inhospitalier.

Avec le curé comme soutien indéfectible pour affronter les cabales des jaloux et des profiteurs, Laliberté put fonder une caisse populaire et en être le gérant pendant quatre ans. Il en fit un outil puissant pour hâter le développement du village. Dès ses débuts, elle comptait 70 sociétaires et 40 emprunteurs. C’est dire son utilité.

La paroisse était très pauvre. Un seul exemple pour en être convaincu : un programme gouvernemental permettait aux colons d’acquérir leur première vache pour... 25 $, une aubaine ! Mais à Roquemaure, beaucoup de familles ne disposaient même pas de cette modique somme.

Laliberté eut une idée pour venir en aide aux pères de famille qui n’avaient même pas de quoi acheter du lait pour leurs enfants, tout en rattrapant son retard à mettre en valeur son lot. Il leur proposa de venir y travailler : par acre défriché, bois récupérable entassé, les économies de son épouse lui permettaient de leur donner 25 $. Il pensait que 4 ou 5 hommes se seraient présentés... mais c’est 40 acres qui furent défrichés le temps de le dire !

Groupe de coopérateurs à Roquemaure en 1943

Groupe de coopérateurs à Roquemaure en 1943

Il fallut aussi s’occuper de la scolarisation des enfants. Le curé avait recruté de jeunes institutrices compétentes et susceptibles de se marier et rester dans la paroisse. En 1941, on mit en place une commission scolaire et c’est évidemment Laliberté qui en fut élu le premier président.

Le montant de la taxe scolaire suscita des mécontentements. Pour y mettre fin, Laliberté utilisa « un truc qui, disait-il, économise bien des paroles inutiles et des engueulades. » : faire élire au conseil les opposants les plus ardents afin qu’ils se rendent compte des besoins réels de l’organisation, ils deviennent alors les plus zélés défenseurs des mesures honnies.

En 1942, le gérant de la coopérative fut appelé sous les drapeaux. C’est encore Laliberté qui sauva la situation en acceptant d’en prendre la charge pendant deux ans, pour laisser au jeune du village qu’il jugea le plus apte le temps de se former afin de le remplacer et faire un excellent travail.

Dix ans après sa fondation, Roquemaure comptait 1150 personnes, dont 170 familles, 8 écoles de rang fréquentées par 223 enfants. La paroisse avait enregistré 334 baptêmes, 67 mariages et 45 sépultures.

En 1944, Laliberté, très populaire dans la région à cause de son engagement à l’Union catholique des cultivateurs, décida de se lancer en politique pour le Bloc populaire, un nouveau parti sans scandale et sans patroneux.

Il présenta un programme centré évidemment sur les coopératives comme moyen de développement des paroisses et de gestion des aides gouvernementales, et pour éliminer la plaie du patronage. Le succès de sa campagne lui laissait espérer un triomphe facile.

C’était sans compter sur l’habileté de ses adversaires qui concédèrent qu’il était certes le meilleur, mais que son programme n’avait aucune chance d’être appliqué puisque son parti ne pouvait gagner les élections. Les électeurs votèrent utile... et Laliberté fut battu.

Il en tira cette conclusion : « Le piètre résultat ne m’a nullement traumatisé, mais m’a donné l’occasion de comprendre l’énorme rattrapage que devait accomplir la classe agricole pour pouvoir un jour maîtriser un peu son avenir. À ceux qui me conseillaient d’abandonner tout travail et tout intérêt envers les agriculteurs, je répondais qu’au contraire ces gens venaient de nous donner la preuve que nous devions travailler davantage pour eux et avec eux. » C’est ce qu’il va essayer de faire pendant les vingt ans d’activités qui lui restent, mais finalement ce fut une lutte constante contre les gouvernements toujours obligés de plaire aux financiers pour garnir leur caisse électorale en vue de leur réélection.

POUR UNE POLITIQUE AGRICOLE

Au lendemain de la guerre, le constat s’imposait : il fallait s’ouvrir aux grands marchés, obtenir plus de rendement, ce qui impliquait la mécanisation, une science des sols et donc, peu à peu, une spécialisation. Le modèle classique d’une polyculture avec une commercialisation régionale était mis à mal.

L’effort coopératif continua en s’adaptant à la situation nouvelle, mais un syndicat agricole avait vu le jour avant-guerre : l’Union catholique des cultivateurs, l’UCC. Laliberté s’y était engagé comme propagandiste dès les débuts et en devint le président pour le diocèse d’Amos en 1946. Apprécié tant par les paysans que par les agronomes du ministère, il joua un rôle décisif au niveau provincial où il eut le courage de dénoncer les magouilles des autorités qui compromettaient l’avenir de l’organisation. Il le fit très habilement, en assurant l’élection de gens compétents au conseil d’administration du syndicat. En deux ans, il l’épura de tous les profiteurs amorphes pour la défense de la profession et surtout pour son développement.

Il se fit une réputation de Robin des Bois, de redresseur de torts, mais également de fin négociateur. On fit souvent appel à lui pour régler les conflits au sein des syndicats ou des coopératives.

Par exemple la Coopérative fédérée, qui était déjà une importante institution, était paralysée par des oppositions entre les dirigeants, – des exploitants agricoles –, et le personnel d’assez haut niveau qui assurait la logistique et l’administration.

On eut recours à Laliberté et à sa méthode bien rodée depuis Roquemaure. Après avoir dit à chacun ses quatre vérités, il expliquait qu’ils pouvaient très bien travailler ensemble à condition qu’un homme d’autorité remette de l’ordre, et il n’en connaissait qu’un : lui-même. Il prenait un court mandat pour réaliser ses promesses, puis laissait la place au plus compétent.

Une seule fois, Laliberté se heurta à une partie du personnel qui s’opposa à ses décisions et présenta une démission collective pour le faire céder. C’était mal le connaître : leur démission fut aussitôt acceptée !

Les récits de ces incidents sont savoureux, on admire l’homme capable, intelligent, charitable aussi – car il était bon chrétien. Mais ils permettent surtout de comprendre la difficulté de ces organismes populaires, gérés à temps partiel par les gens du milieu, qui n’avaient pas toujours le savoir et les qualités nécessaires pour résister aux pressions.

Il eut également des relations tendues avec le clergé, qui garda un rôle important jusque dans les années soixante. Toutefois, comme lui n’acceptait pas sans broncher toutes les suggestions préconisées par les évêques, certains aumôniers régionaux mettaient en garde contre lui les participants des assemblées générales.

Par exemple, ils auraient aimé que soit autorisé un projet de coopérative d’abattage à domicile et de réfrigération de la viande. Laliberté s’y opposa tout de suite parce que ce n’était pas suffisamment avantageux pour les agriculteurs. En outre, en creusant la question, il s’aperçut que ceux qui le proposaient étaient des escrocs.

C’est un aspect noir des années 1940 à 1970 : la modernisation de l’agriculture entraîna une multiplication des sollicitations auprès des cultivateurs, avec l’approbation du clergé ou des représentants du parti au pouvoir, promesses électorales à la clef. Laliberté fut un des plus redoutables grains de sable dans cette machine bien huilée des lobbys, comme on dit aujourd’hui.

LES CHANTIERS COOPÉRATIFS

Toutefois, son legs le plus important fut la mise en place des « chantiers coopératifs de Roquemaure » pour l’exploitation de la forêt. Son but était d’organiser l’achat et la vente du bois de pulpe, pour augmenter les revenus des producteurs, tout en assurant une source de financement de la coopérative qui pourrait ainsi offrir plus de services. La formule allait très rapidement se répandre d’abord en Abitibi, pour aboutir à une fédération en 1948 et à la création de chantiers-écoles pour accueillir des équipes de toute la province.

En 1951, le système était généralisé dans pratiquement tout le Québec. Certaines fédérations diocésaines de chantiers coopératifs demandèrent alors le regroupement de toutes au sein de l’Union catholique des cultivateurs, d’autres préféraient rester attachées à la fédération-mère, celle de l’Abitibi, et former une confédération avec elle.

Laliberté s’opposa avec fermeté au rattachement à l’UCC, dont il était pourtant le président pour la région d’Amos, pour deux raisons. L’UCC n’avait pas une compétence égale à celle de la fédération d’Abitibi pour mener des opérations qui impliquaient des milliers d’hommes et un chiffre d’affaires de plusieurs millions. En outre, la tentation serait grande pour le syndicat de faire des chantiers coopératifs une source de financement, au détriment des coopératives et de leurs membres.

Ce fut une nouvelle pomme de discorde avec les aumôniers et les évêques qui, eux, auraient voulu le rattachement à l’UCC, afin de contrer les manœuvres du Père Lévesque qui prônait la déconfessionnalisation.

À plusieurs reprises, les souvenirs de Jos Laliberté soulignent les inconvénients de l’intervention des évêques ou des aumôniers dans des domaines qui n’étaient pas directement les leurs. Ils étaient plus sensibles aux pressions du gouvernement ou de puissants bienfaiteurs au détriment des intérêts immédiats des cultivateurs, qu’ils connaissaient mal. Cela faisait des débats acharnés : « Au sortir des assemblées de ce genre, dit-il, j’étais assuré que peu de participants allaient travailler à ma canonisation. »

Cependant, il reconnaissait volontiers la valeur de certains évêques, en particulier celle de Mgr Desmarais, d’Amos, qui fit beaucoup pour la croissance de l’Abitibi.

Laliberté soutint aussi l’installation et le développement du village coopératif de Guyenne, une initiative de la Jeunesse agricole chrétienne, un peu utopique, mais qui réussit au-delà des espérances dans un premier temps, malgré les tracasseries du ministère de la Colonisation.

Avec son immense expérience des coopératives, Jos Laliberté considérait que le plus difficile était la coopérative de travail : faire travailler ensemble des hommes qui ont forcément une tendance individualiste était une gageure pour le gérant pris entre les décisions du conseil d’administration et l’esprit critique ou revendicateur de chacun. Il n’empêche que, dans toutes nos campagnes, il existait des hommes dévoués et de vertu éprouvée, formant une véritable élite, même si elle n’avait pas toujours l’instruction. C’est elle qui assura le développement de notre colonisation puis la modernisation de l’agriculture jusqu’à la fin des années soixante.

AU SERVICE DU MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE

Au printemps 1956, le poste d’agronome responsable du comté d’Abitibi-Ouest pour le ministère de l’Agriculture était devenu vacant, on le proposa à Laliberté. Celui-ci accepta à cause du bien à faire, mais il posa comme condition de pouvoir conserver ses fonctions au syndicat, à la Coopérative Fédérée, à la fédération de chantiers coopératifs et à la présidence du comité régional de l’abattoir. Il démissionnerait simplement de la présidence de l’Union régionale des Caisses populaires. On se demande comment il pouvait faire face à tout, d’autant plus qu’il avait gardé son élevage de moutons et un poulailler de 500 pondeuses.

À peine en fonction en 1957, il produisit un ambitieux et exhaustif plan de développement de l’agriculture en Abitibi. Outre le projet d’abattoir, il exposait les progrès à réaliser dans l’éducation et la vulgarisation des techniques auprès des agriculteurs, les problèmes de l’égouttement des terres, des travaux mécanisés, de l’établissement des jeunes. Il envisageait aussi la consolidation des entreprises agricoles et des paroisses, l’adaptation de la législation du crédit à l’agriculture. Il voulait encourager la recherche agronomique pour les nouvelles cultures, tels la betterave à sucre, le colza, les bleuets.

La saga de l’abattoir, un projet important, illustre bien les difficultés de la modernisation en région éloignée. Quand le dossier fut monté au complet, une délégation le présenta en 1959 à Duplessis qui l’approuva et fit voter les fonds pour l’acquisition du terrain et la construction. Mais la mort subite du chef de l’Union nationale puis l’élection des libéraux remirent tout en cause. Un imbroglio de promesses électorales provinciales et municipales aboutit à l’échec du projet. Heureusement, Laliberté eut l’idée d’y substituer le principe d’une subvention pour le transport des animaux. Il la proposa à Jean Lesage en tournée électorale en Abitibi, qui l’adopta immédiatement pour s’assurer le vote des agriculteurs. Il l’étendit ensuite à toutes les autres régions éloignées de la province.

Laliberté pilota aussi le dossier des rapports entre les producteurs laitiers et les propriétaires des usines de transformation du lait. Ce fut pour lui l’occasion de constater, au tout début des négociations, la crainte révérencielle qu’éprouvaient les délégués des éleveurs face au plus riche patron de l’industrie laitière en Abitibi. Il y vit l’expression d’un complexe d’infériorité, mais surtout la crainte d’indisposer un homme puissant qui, pour ainsi dire, tenait leur avenir entre ses mains, d’autant plus qu’il s’était présenté comme l’ami intime du représentant local du ministère de l’Agriculture. C’était faux et Laliberté le savait, car lui était un proche de ce fonctionnaire. Alors, Laliberté prit publiquement la parole et le convainquit de mensonge, ce qui eut l’effet immédiat que vous imaginez.

Laliberté démontra que l’intérêt du propriétaire des laiteries était d’empêcher un plan qui permettrait de négocier les prix entre les éleveurs, l’industrie et l’État. Grâce à ses contacts, il fit approuver rapidement une entente avec le gouvernement qui mit l’industriel devant le fait accompli. Toutefois, il fallut des années pour que les agriculteurs utilisent cette nouvelle procédure à leur disposition pour obtenir un juste prix, par crainte d’indisposer ceux « qui ont réussi ».

Laliberté trouva aussi un moyen efficace de surveiller les travaux mécanisés subventionnés dans toutes les paroisses et sur tous les lots. Il suffisait d’attribuer aux entreprises des zones bien précises et d’exiger le compte-rendu des travaux avant la tombée de la neige pour permettre une vérification des tâches. C’était du simple bon sens, mais cela provoqua un important ménage dans la profession.

Cependant, dès le début des années 50, un mouvement d’exode rural se dessinait. Les revenus de la terre étaient peu élevés, la vente du bois procurait peu, sauf en grande quantité, et le cultivateur devait assumer l’augmentation des taxes et des coûts de transport.

Laliberté encouragea donc une campagne de « conso-lidation des paroisses », comme il disait, pour ne pas rester les bras ballants devant une situation qui pouvait être modifiée, mais à condition d’améliorer l’enseignement agricole, d’implanter un abattoir régional et de développer localement l’industrie agroalimentaire, enfin, d’amender les conditions de crédit, le drainage des sols, etc. Il fallait faire en sorte que la richesse produite par le travail de la terre soit réinvestie sur place.

Or, le plan élaboré avec les représentants des différentes municipalités reçut un très mauvais accueil au ministère de l’Agriculture. Nous avons déjà rencontré de tels comportements à la fin du règne de Duplessis qui ne semble pas avoir saisi la nécessité de réagir aux évolutions de la société ou de l’économie. Le refus un peu méprisant du ministre va être très mal pris et eut des conséquences aux élections de 1960, quand l’Abitibi vota libéral.

DE BEAUX PLANS D’AVENIR

Bonne nouvelle alors pour l’Abitibi : ses deux députés furent nommés l’un ministre de l’Agriculture et l’autre ministre des Forêts ; on ne pouvait demander mieux. Le programme des développements paroissiaux et des exploitations fut mis aussitôt en place, en commençant par la paroisse pilote de Guyenne. On partit sur les chapeaux de roues... et on se heurta à la passivité de l’administration centrale dès qu’il s’est agi d’obtenir des crédits.

Joseph Laliberté à la fin de sa vie.
À la fin de sa vie.

Ce fut la même chose avec les projets d’amélioration des races par l’insémination artificielle. Toute la ruse et la persévérance de Laliberté furent nécessaires pour l’instauration d’un service qui fut étendu à toute la province en 1971.

Ce n’était pas suffisant, dans ces conditions, d’avoir convaincu les ministres directement concernés, il aurait fallu aussi avoir le consentement du ministre des Finances et du Premier ministre, et surtout que des fonctionnaires à Québec soient capables de comprendre les enjeux.

L’écoulement de la production posait également un défi. Le marché local étant vite saturé, les importants surplus devaient être expédiés à Montréal, les cultivateurs avaient donc à supporter en plus les frais de transport et d’entreposage. Pour qu’ils s’en sortent, il était nécessaire de rentabiliser leurs exploitations, donc de fusionner les coopératives. Or, ce n’était pas facile de convaincre une paroisse de fermer la sienne au profit d’une concurrente.

Le clergé ne jouait plus alors son rôle de conseiller écouté. « Nous entrions dans une période, écrit Laliberté, qui devait être mouvementée et assez décevante pour ceux qui comprenaient l’importance de l’évolution proposée pour l’économie agricole de la région. » Certains producteurs vont s’entêter à ne pas vouloir s’entendre avec les autres, ils finiront par tout perdre, sur une dizaine d’années.

Laliberté le leur avait prédit : en retardant leur fusion, les établissements trop petits auraient des investissements trop coûteux pour leurs moyens ; ils seront contraints d’accepter la vente pour éviter la faillite. Ce fut le cas dans l’industrie laitière : en dix ans, deux industriels acquirent toutes les coopératives, jusqu’à ce qu’en 1975 l’un rachetât l’autre.

L’idéal premier d’un développement agricole des régions lointaines comme une richesse pour le Québec était en train de mourir.

En 1969, l’Office de planification et de développement du Québec organisa une mission pour l’Abitibi afin d’établir un plan de réorientation et de développement de la région dans le cadre d’un réaménagement des budgets et des politiques des différents ministères. C’était donc quelque chose de précis et d’important.

Il en sortit la proposition d’un système de financement pour chaque entreprise agricole, établi en fonction de son plan de développement élaboré en concertation entre l’agriculteur et les agronomes. Le cultivateur restait donc le maître de son exploitation, tout en recevant une aide gouvernementale adaptée à sa réalité et incitant à réaliser l’objectif prévu, puisque la subvention était annuelle. Cela avait aussi l’heureux avantage d’établir une relation constante, précise et efficace entre l’agriculteur et le service technique du ministère tant au niveau des budgets et de la gestion qu’au niveau de l’orientation de chaque entreprise.

Les agriculteurs n’avaient plus besoin de s’engager dans de grosses dépenses pour espérer obtenir une aide financière du gouvernement, ils pouvaient concevoir un développement réaliste à long terme, ce qui faciliterait aussi le transfert de propriété.

En 1970, le ministre de l’Agriculture demanda à Laliberté et à deux autres spécialistes d’élaborer un plan de réorganisation de l’action de son ministère.

Le monde agricole accueillait très favorablement le projet, fruit de toute l’expérience de Laliberté, quand on apprit qu’une firme privée d’experts mandatée par le gouvernement pour une étude similaire concluait à l’opposé : l’agriculture n’était plus rentable en Abitibi ! La plupart des recommandations du comité de réorganisation de l’action du ministère tombèrent dans un grand trou noir ou bien furent dénaturées.

À ce coup, le monde agricole se démotiva, persuadé que le gouvernement avait décidé la fermeture de certains villages, comme c’était déjà le cas en Gaspésie.

Quand en 1972, l’heure de la retraite sonna pour Laliberté, le ministère demandait de zoner la région selon les perspectives de réussite maximale ou minimale, en spécifiant que l’acceptation du zonage n’était pas un engagement à aider les entreprises à long terme.

C’est avec cette triste perspective que s’acheva la carrière de Jos Laliberté.

* * *

L’histoire de la modernisation de l’agriculture vue à travers la riche expérience de Joseph Laliberté montre en dernière analyse que les nécessités électorales ont tué l’agriculture en Abitibi et dans les régions éloignées, et décidé de l’orientation de notre agriculture.

Dans ce Québec rural, profondément catholique, encadré par l’Église, dans chaque paroisse des hommes étaient capables non seulement de gérer leur exploitation, mais de réfléchir ensemble au développement de la municipalité, du comté, de leur métier. Ils pouvaient le faire d’autant mieux qu’ils bénéficiaient de l’aide dévouée et experte des agronomes formés au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière.

Quant au clergé, s’il a joué un rôle indispensable au début de la colonisation, il s’effaça peu à peu tout au long des quinze années de l’après-guerre. Les jeunes prêtres, moins compétents en la matière, ne pouvaient plus être les conseillers écoutés de leurs paroissiens. Les aumôniers des différentes organisations, eux, sont souvent intervenus dans les débats sur ordre de leurs évêques, mais avec parfois des préoccupations très étrangères au milieu agricole. Après 1960, c’est le grand silence.

Enfin, si le gouvernement a compris qu’il devait soutenir l’agriculture et l’orienter, il s’est laissé lui-même orienter par l’industrie agroalimentaire. Les suggestions intelligentes de politiques agricoles au bénéfice de tout le Québec, pour en assurer les besoins alimentaires tout en fixant la population des régions éloignées, se sont heurtées aux impératifs de la rentabilité maximale d’une industrie aux mains des financiers.

Sans l’arbitrage indépendant de l’État, les cultivateurs, même organisés en syndicats ou en coopératives, n’ont eu qu’une mince marge de négociations face aux acheteurs exclusifs de leur production. L’Abitibi comme la Gaspésie, comme des milliers de fermes familiales partout au Québec, firent les frais de la spécialisation de notre agriculture décrétée pour satisfaire les insatiables exigences de l’industrie agroalimentaire dans un contexte de libre-échange.

Aujourd’hui, Roquemaure a perdu presque un millier d’habitants, pour n’en garder que 409.

Au contraire, le maintien d’une agriculture diversifiée pour les besoins locaux, avec un organisme paritaire gérant la commercialisation des surplus, aurait valorisé le rôle de l’agriculteur qui aurait répondu aux nécessités de l’industrie sans en être l’esclave. Un pouvoir politique indépendant, soucieux du bien commun, aurait certes encouragé le développement d’un secteur agroalimentaire compétitif, modernisé l’agriculture, mais sans détruire les exploitations qui assuraient la vitalité des régions éloignées, véritable richesse pour le Québec.

Le curé Couture, l’église de Roquemaure, ses paroissiens et Joseph Laliberté

Le curé Couture, l’église de Roquemaure, ses paroissiens et Joseph Laliberté