LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

N° 266 – Juin 2023

Rédaction : Maison Sainte-Thérèse


La Laurentienne

La tentation des grandeurs

SI le fondateur des caisses populaires, Alphonse Desjardins, est bien connu, ceux de la Laurentienne, Gaspard-Arthur Carette et le docteur Aristide Tardif, sont aujour-d’hui oubliés.

Il faut reconnaître que Gaspard-Arthur était un original qui cadre mal avec le sérieux qu’un établissement financier doit projeter, mais quelle personnalité attachante !

LE ROI DES VENDEURS

C’était « une belle pièce d’homme », comme on disait : 1,85 m, 90 kilos, tout en muscle. Il est né en 1878 à Sainte-Marie-de-Beauce, dans une famille de dix enfants. Tous ses frères étaient employés dans l’entreprise de leur père, Thomas Carette, fabricant de carrioles et de voitures à cheval, de qualité. Ce fut une des premières manufactures du Québec à avoir adopté la chaîne de montage.

Gaspard-Arthur Carette
Gaspard-Arthur Carette

Gaspard-Arthur n’était pas un manuel mais un tendre, très extraverti, plutôt bagarreur et doué d’un esprit imaginatif nettement au-dessus de la moyenne ; aussi le travail en usine sous la direction de son aîné ne lui convenait pas. Il alla au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière faire des études commerciales qu’il termina aux États-Unis. Au retour, il était décidé à se lancer un jour en affaires.

Chaque année, l’entreprise paternelle fabriquait 200 voitures. Deux fois par an, le père envoyait deux de ses fils parcourir une région du Québec, avec chacun un train de 20 carrioles, dans le but de les vendre toutes – sinon pas la peine de revenir – et de prendre des commandes supplémentaires. Arthur le fit une fois, mais à son retour il expliqua au père qu’il ferait mieux de commercialiser sur catalogue. M. Carette adopta l’idée, de même que celle de la vente à crédit. À ce coup, la compagnie connut une expansion, tout en gardant un savoir-faire de grande qualité.

Là-dessus arriva l’automobile. Leur premier constructeur en série au Canada demanda à Thomas Carette de lui fabriquer ses carrosseries, alors en bois vernissé. Au retour d’une visite de l’usine en Ontario, Arthur déclara à son père : « Le père, on devrait s’en aller dans l’automobile ! » La réaction paternelle fut immédiate : il se retrouva à la rue avec sa jeune femme.

Il retourna voir le manufacturier d’automobiles pour lui proposer d’être son représentant au Québec : « Je vous vends dans l’année 200 voitures, si je ne vous les vends pas toutes, vous ne me devez rien. » Marché conclu. Il en vendit 200, et même plus. Avec son petit capital, il ouvrit un commerce de moteurs à deux temps, forts en demande pour mécaniser la machinerie agricole, après en avoir acquis l’exclusivité pour la Province.

Il fit fortune. Il avait alors 35 ans, mais la mort de son épouse lors de l’accouchement de son premier enfant lui fut un drame. Il sombra dans la dépression pendant deux ans, jusqu’à son second mariage en 1916.

Des commerçants en avaient profité pour lui ravir son monopole ; il arriva à le récupérer, mais il s’était dégoûté de ce commerce. Il se lança dans un tout autre domaine : la vente puis la fabrication de pianos, où il réussit à faire fortune après avoir fait le tour de la Province pour en offrir un à tous les couvents-écoles de filles, avec l’idée que les finissantes en achèteraient un semblable pour leur foyer.

Il put s’acquérir une magnifique maison, pour ne pas dire un petit palais, à Québec. Bon chrétien, il était très généreux pour les pauvres et pour l’Église, ce qui lui valut en 1923 d’être nommé Chevalier de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand.

Mais à l’automne de 1923, un incendie ravagea totalement son usine, deux jours après la date d’expiration du contrat d’assurance que le gérant avait oublié de renouveler. Il était ruiné.

De nouveau, et pour quatre ans cette fois, il fit une dépression, dilapidant son bien dans l’alcool. Il dut louer quelques appartements dans son château.

Or un jour, un de ses locataires lui demanda s’il pouvait lui trouver une assurance-vie. Sans rien y connaître, M. Carette lui répondit : « Je vais vous organiser cela. » L’après-midi même, il était devenu agent d’assurances de la Mutual Life of New-York qui avait pignon sur rue à Québec.

LE MONDE DE L’ASSURANCE-VIE

En renouant avec la vente, il renouait avec la vie et le succès. Il comprit que pour faire fortune dans ce métier il ne fallait pas démarcher auprès des petites gens, mais auprès des riches. Il persuada donc des conseils d’administration d’assurer leur président ou les directeurs d’entreprise. En quelque mois, il avait signé des contrats pour un million ; à l’époque c’était une somme considérable. La haute direction de la compagnie lui confia alors l’ouverture d’un bureau à Montréal. Il était parti de nouveau pour la gloire et s’acheta une grosse maison à Outremont.

Mais en même temps, il découvrait la face cachée des compagnies d’assurances, qui, en collectant une partie de l’épargne des petits et des faibles, créaient des réservoirs de capitaux énormes mis au service du capitalisme et du gouvernement. Il se percevait maintenant comme « un ramasseur de piastres » qui seront envoyées de l’autre côté de la frontière aider les Américains à devenir encore plus riches.

Il en arrivait à se dire qu’il lui faudrait trouver une compagnie canadienne-française quand survint la crise économique de 1929. D’un seul coup, il n’y avait plus de piastres à collecter. Il quitta la belle maison d’Outremont pour un appartement minable et il se trouva un emploi à la ville de Montréal, dans la distribution des ressources directes aux plus nécessiteux.

Pendant quatre ans, il côtoya la misère, constatant qu’elle touchait nettement plus les Canadiens-français que les Anglo-canadiens. Par exemple, 8000 habitants de Chicoutimi sur 12 000 vivaient de l’aide publique, tandis qu’à Cornwall, ville de même importance, on ne comptait que... 220 assistés. À Montréal, on avait aidé 47 000 personnes en 1930, 187 000 deux ans plus tard, 250 000 en 1935. En 1931, il mourut autant d’enfants à Montréal que dans tout l’Ontario.

Victor Barbeau
Victor Barbeau

Il n’était pas le seul à faire cette constatation. L’abbé Groulx, Ernest Laforce – futur collaborateur de Duplessis – Paul Bouchard, Claude-Henri Grignon s’insurgeaient contre cette situation. Mais c’est surtout le livre de Victor Barbeau, Mesure de notre taille, qui le bouleversa, car il montrait l’ampleur du problème dans tous les domaines. Il n’y avait pas de doute, si les Canadiens-français voulaient un jour améliorer leur condition, il leur fallait contrôler leur richesse.

Or, pour Gaspard-Arthur, il était évident que l’assurance-vie était un vol de cette richesse au profit des anglo-protestants. Il se décida à en étudier à fond l’histoire, à partir de la fondation de la Canada Life en 1847 par un banquier d’Hamilton, puis son fonctionnement, enfin ses résultats. Son but : récupérer le système à l’avantage de ses compatriotes spoliés depuis des décennies.

Passionné par ses recherches, Gaspard-Arthur ne vivait plus que pour cela. Il constata qu’avant la crise, les Canadiens-français versaient annuellement 53 millions en primes et détenaient des réserves de 300 millions. Il n’existait alors que trois compagnies francophones : l’Industrielle, la Prévoyance et la Sauvegarde ; 98 % des cotisations se retrouvaient dans les poches de compagnies étrangères, et enfin sur les 6 milliards de dollars d’assurances souscrits au Canada, à peine 140 millions l’étaient auprès de compagnies de chez nous.

Il n’eut pas de peine à se convaincre qu’il était urgent de doter le Canada français de son propre système d’assurance-vie pour le mettre au service de son économie. C’était son cœur de chrétien attaché à son pays qui lui dictait cette résolution, et non pas le goût de l’argent, comme la suite le montrera.

À la fin de la crise, il reprit son métier d’assureur, mais chez La Sauvegarde, il avait déjà 56 ans. Avec une équipe d’une vingtaine de collaborateurs recrutés à coups d’arguments patriotiques, il parcourut la rive-sud près de Montréal ; mais comme la haute direction de la compagnie lui paraissait trop pusillanime, il en vint rapidement à la conclusion qu’il devait se lancer en affaires.

Tous ses congés se passèrent alors à faire le tour des cimetières de la région en compagnie de ses fils, pour relever l’âge de tous les défunts, afin de calculer au plus juste les taux d’assurance de ses premiers clients. Il contacta aussi de grands commerçants de l’est de Montréal, mais quand il sut qu’ils appartenaient à l’Ordre de Jacques Cartier et que celui-ci voulait contrôler son projet, il coupa les relations.

UN NATIONALISTE PIEUX

Il en était à conclure presque à l’échec quand un jour, sonnèrent à la porte de son misérable appartement sa sœur et son beau-frère, fâchés depuis dix ans avec sa femme. Aristide Tardif, âgé de 38 ans, était devenu un riche médecin parmi les plus huppés de la région de Québec. Ils étaient à Montréal pour une réunion scientifique et ils profitaient de l’occasion pour renouer. De fil en aiguille, la discussion porta sur les projets d’avenir de Gaspard-Arthur, qui tout de suite passionnèrent Aristide.

Mgr Courchesne

Mgr Courchesne

Il faut dire que ce bon chrétien se faisait scrupule de sa vie de nanti, entouré de compatriotes vivant dans la misère. Il s’était bien intéressé à la politique, soutenant Paul Gouin et Philippe Hamel dans l’aventure de l’Action libérale nationale, mais il avait été déçu. Un sermon très ferme de Mgr Courchesne sur la responsabilité des riches avait secoué sa mauvaise conscience. Et là, soudainement, le beau-frère, souvent critiqué dans la famille, lui présentait un projet bien étudié qui avait le potentiel d’aider économiquement et durablement les Canadiens-français.

Ce serait plus efficace que la politique. D’ailleurs, Gaspard-Arthur expliqua aussi que Duplessis, nouvellement élu, ne pourrait pas remplir son programme faute de moyens financiers : La Sun Life avait un actif de 990 millions de dollars, tandis que la Province avait une dette de 350 millions ; le ministre des Finances du Québec – toujours un anglophone – rencontrait systématiquement le trésorier de La Sun Life pour la préparation du budget. La Province était à la merci des grands financiers américains.

Aristide Tardif
Aristide Tardif

Le docteur fut convaincu : Gaspard-Arthur avait toutes les connaissances techniques pour réussir, alors que lui ne maîtrisait pas ce domaine, mais il avait un réseau de relations prêtes à soutenir une œuvre patriotique ; elles serviraient de caution morale pour le lancement de la compagnie. Comme tous étaient de Lévis ou de Québec, Gaspard-Arthur quitta Montréal pour s’établir à Lévis en septembre 1937.

En fait, derrière le docteur Tardif c’était l’Ordre de Jacques Cartier. Celui-ci avait saisi l’intérêt nationaliste du projet et décida de le soutenir, persuadé que la bonne volonté et l’enthousiasme de M. Carette ne seraient pas suffisants pour le faire aboutir. Il lui fallait trouver un moyen de le « noyauter » secrètement, puisque celui-ci avait refusé leur première offre. C’est alors qu’il dénicha parmi ses membres son beau-frère et lui demanda de renouer avec lui, nonobstant la brouille entre leurs épouses.

Heureusement, le docteur Tardif, guère passionné par son métier, qu’il exerça pourtant jusqu’à sa retraite, s’enflamma sincèrement pour le projet. Devenus complices, les deux beaux-frères se lancèrent dans une croisade nationaliste qui ressembla plutôt à une aventure.

LA FONDATION DE LA LAURENTIENNE

Les trois premières années en furent vraiment une ! D’abord à cause de cet alliage disparate de leurs deux caractères si différents, mais aussi parce que l’imagination toujours débordante de Gaspard-Arthur créait des situations inusitées. Il n’était jamais à court d’idées et de stratagèmes pour recruter des partisans de son combat patriotique, car c’est ainsi que les deux présentaient la création de leur nouvelle compagnie. L’un, c’était le vendeur, le bluffeur, le fonceur, même s’il était le seul spécialiste en technique d’assurance ; l’autre, au contraire, savait garder son calme, il était un orateur classique, pieux à tendance nettement moralisatrice. Leur collaboration était nécessaire pour surmonter tous les obstacles, car il y en eut beaucoup.

Le premier consistait à trouver cinquante pétitionnaires qui s’engageraient à signer la demande de charte et à devenir actionnaires de la nouvelle compagnie. Évidemment, il fallait que ce soit des gens de la haute société pour impressionner le surintendant des finances. Or celui-ci était a priori convaincu que La Sun Life était suffisante pour les besoins de la Province, qu’il n’était pas opportun de lui créer une concurrence qui, d’ailleurs, n’avait aucune chance de réussir.

C’est là que les relations secrètes de l’Ordre de Jacques Cartier allaient être bien utiles. Sans elles, nos deux aventuriers n’auraient pas trouvé leurs cinquante pétitionnaires en décembre 1937. Et quand ensuite, le surintendant bloqua encore le dossier, un appel opportun à un ministre de Duplessis arrangea tout. Enfin, presque tout, puisque le surintendant refusa aussi le nom proposé pour la nouvelle compagnie. Finalement, ce fut en discutant avec son anesthésiste pendant une opération qu’Aristide trouva le bon nom : La Laurentienne.

Le 3 mars 1938, La Laurentienne était incorporée, sa première assemblée générale nomma le premier conseil d’administration et son président : le docteur Tardif. Volontairement, Gaspard-Arthur préféra se faire nommer surintendant général, autrement dit il se réserva la direction générale. On proposa aussi « que les destinées de la compagnie soient placées sous la protection du Christ-Roi ».

Nos croisés de l’assurance n’en avaient pas fini pour autant, il fallait que la compagnie se constitue un capital avant de pouvoir fonctionner. Carette eut alors une idée de génie qui leur évita de payer des frais de courtier tout en accélérant la mise en œuvre : il commença par recruter les futurs agents d’assurances en leur donnant comme premier mandat d’aller chercher des actionnaires, puis de placer les polices, et en les intéressant aux deux ventes.

Le recrutement de ce qui fut le noyau de la compagnie mériterait d’être raconté en détail. Il fut facilité par les relations de l’Ordre de Jacques Cartier, mais il n’en fallut pas moins toute la perspicacité et l’audace de Gaspard-Arthur avec la maîtrise du docteur Tardif, pris au jeu malgré l’opposition de son épouse, pour arriver à leurs fins.

Ils mettaient l’accent sur l’aspect patriotique du projet. Ils rédigèrent un prospectus pour exposer la raison d’être de la Laurentienne : « Nous voulons redonner confiance aux organisations canadiennes-françaises. Faire de La Laurentienne une compagnie qui s’impose à l’attention des étrangers, qui leur impose le respect, la fierté de la nation canadienne-française. »

Dans l’esprit de quelques-uns, notamment du président, il ne s’agissait pas de faire du profit, ce devait être d’abord une œuvre de charité chrétienne destinée à améliorer le bien-être de leurs compatriotes et desserrer la pression de la puissance anglo-protestante. Pour éviter de devenir victime de la spéculation boursière, on décida que personne ne pourrait posséder plus de dix actions.

Pour assurer leur existence, ils résolurent d’aller chercher 150 000 $ de capital, le double de ce qu’exigeait la loi. Pour ce faire, il leur fallut placer 10 000 actions, ce qui n’était pas rien et ce qui pourtant allait se faire assez facilement.

En décembre 1938, avec déjà plus de 100 000 $ de capitalisation, La Laurentienne était prête à recevoir son permis d’exploitation. C’est en février 1939 que ses sept gérants de district et ses quarante agents disséminés sur le territoire passèrent à l’action sans qu’elle eût un seul sou à débourser. « La stratégie du patriotisme combinée à celle de l’agent-courtier s’est révélée non seulement payante, mais presque géniale », conclut Gérard Godin, l’historien de la compagnie.

Le siège social fut inauguré à Lévis, dans une maison restaurée et aménagée gratuitement par un architecte, membre de son conseil d’administration. Une ambiance de joyeuse exaltation y régnait, malgré le peu de moyens et surtout les salaires minables.

À défaut de pouvoir rémunérer de vrais professionnels, un jeune comptable nationaliste de 23 ans, qui avait étudié un peu l’actuariat en Écosse, veillait sur la rentabilité de la compagnie.

DES DÉBUTS PROMETTEURS

Les ventes partirent en flèche. En un trimestre, on dénombra déjà un demi-million d’assurances. Lors de la petite fête qui marqua l’événement, Gaspard-Arthur déclara : « Ce soir, nous célébrons la volonté de redressement de notre peuple, la prise de possession de secteurs économiques vitaux, le contrôle amplifié du crédit et des capitaux. Personne ni rien ne nous délogera de ces positions invulnérables maintenant que nous y sommes affermis. »

En septembre 1939, La Laurentienne avait enregistré 902 contrats d’assurance pour une valeur de 1, 5 million. En janvier 1940, elle en était à 1100 polices.

C’est alors que le jeune comptable tira la sonnette d’alarme. On vendait trop ! Il ne fallait pas oublier que lorsqu’un contrat de 100 $ était signé, la première année il fallait débourser 140 $ en commission, boni et frais divers. « Nous allons être bientôt dans le rouge. Notre actif n’est que de 170 000 $. Heureusement que personne n’est mort encore. »

Gaspard-Arthur explosa : « Ce sont des niaiseries d’ingénieur, il faut vendre ! Ce n’est pas une compagnie qu’on fait, on est à restaurer l’économie du Québec ! »

Cet enthousiasme avait tout de même du mal à supporter la pression des chiffres. Aussi, les vieux démons de Gaspard-Arthur ressortirent, il se remit à consommer beaucoup d’alcool. Cela finit par se savoir et par faire scandale. Le docteur Tardif essaya de temporiser.

Mais en août 1940, devant la situation financière catastrophique, Gaspard-Arthur prétendit qu’on pouvait puiser dans la réserve légale pour faire face au manque de liquidités, son beau-frère comprit alors qu’on était au bord du gouffre et qu’il était temps de l’évincer. Malheureusement, il ne se laissa pas faire ; la situation s’envenimait quand, fin octobre 1940, il fut victime d’une phlébite et mourut sans s’être réconcilié avec son beau-frère, le 2 novembre 1940. Triste épilogue qui explique que son nom se soit effacé de la mémoire collective du Québec, quoiqu’il ait été le vrai fondateur de La Laurentienne.

UNE COMPAGNIE CANADIENNE-FRANÇAISE

Tardif choisit Bernard Benoît, le gérant du district de Trois-Rivières, comme nouveau surintendant général. Il avait 35 ans, c’était un vendeur hors pair, un homme dont on disait qu’il n’était pas possible d’être son ennemi. Heureusement, parce que sa nomination suscita bien des jalousies ; mais il sut vite se faire accepter.

Bernard Benoît
Bernard Benoît

L’année 1940 se termina avec une progression des résultats de 150 %, le nombre d’assurés avait doublé, on en était à 2 600 pour 4 millions d’assurances. La compagnie avait alors 75 vendeurs. Un seul bénéficiaire était décédé, causant un déboursé de 1000 $.

La décennie suivante fut celle d’un formidable développement. La Laurentienne fit preuve d’un dynamisme extraordinaire, sous la direction efficace de Bernard Benoît. Par contre, l’esprit commençait à changer. Si on parlait encore de nationalisme comme argument de vente, la véritable motivation était de plus en plus la rentabilité. Du coup, président et surintendant ne voyaient et n’abordaient plus les différentes questions de la même manière.

Or, après dix ans d’activité, il fallut penser au placement des actifs et à leur rendement. Au début des années 1950, si 30 % restèrent dans l’immobilier, on commença à investir en bourse. Le projet initial avait été de soutenir les entreprises canadiennes-françaises, mais sous prétexte qu’elles étaient peu nombreuses, on s’intéressa aussi aux anglo-protestantes. Par contre, on garda un fort pourcentage dans les obligations municipales, en en faisant même un argument publicitaire.

Les affaires allaient si bien que le siège social déménagea sur la prestigieuse Grande Allée à Québec.

Le docteur Tardif, lui, restait toujours fidèle à son idée de développer l’économie canadienne-française ; il n’hésita pas à céder son meilleur vendeur au Mouvement Desjardins pour monter sa division assurance-vie, qui allait devenir son principal rival. C’était désintéressé parce qu’il considérait que plus il y aurait d’assurés, plus l’économie de la Province en profiterait.

Mais c’est une autre affaire qui provoqua à la longue le divorce entre le docteur Tardif et le surintendant Benoît. En 1951, L’Alliance nationale, une vieille compagnie de Montréal d’importance à peu près égale à La Laurentienne, mais sans dynamisme, lui proposa la fusion. Alors que Benoît manifesta son intérêt sans hésitation, Tardif refusa l’offre : « Si nous fusionnons, nous aurons dans une même ville sept ou huit compagnies anglophones et une seule compagnie francophone au lieu de deux, nous ne serons pas capables de lutter. »

Furieux, Benoît démissionna pour entrer au service de L’Alliance nationale, et s’employa à débaucher ses vendeurs. Au conseil d’administration, ce fut la panique, seul le docteur Tardif demeura calme en s’appuyant sur sa foi. Il considéra que c’était une bonne chose que ceux qui n’avaient pas l’esprit de la compagnie la quittent, et puisque La Laurentienne était une œuvre catholique pour une société catholique, il fallait faire confiance à la Providence et rester fidèles. Le flot de démissions s’arrêta net.

Cette année 1952 se clôtura avec une hausse des affaires de 22 %, ce qui permit d’accorder pour la première fois un dividende aux actionnaires.

De plus en plus florissante, La Laurentienne attirait des convoitises. Elle fut la victime en 1958 d’un achat groupé d’actions pour prendre le contrôle. Le conseil d’administration fut placé devant cette alternative : soit un rachat massif des actions, soit la mutualisation. Cette fois encore, le docteur Tardif sauva la compagnie en optant résolument pour la mutualisation comme plus fidèle à l’esprit originel : « À l’origine, en répartissant le capital-actions le plus possible, nous voulions servir l’intérêt général, l’intérêt de la nation, non ceux d’un petit groupe. »

Duplessis intervint personnellement pour accélérer le vote nécessaire à la transformation du statut juridique.

UNE RÉUSSITE QUÉBÉCOISE

Cet épisode clôt la première partie de la vie de La Laurentienne. Entre les années 1960 à 1978, une expansion par acquisition en fit une grande entreprise nationale, dont l’architecte fut Jean-Marie Poitras. Ce brillant agent d’assurances, le docteur l’avait appelé au siège social dans la pensée d’en faire son conseiller puis son dauphin. Tout de suite, il s’imposa par ses qualités humaines, ses compétences en matière de vente et ses initiatives. Avec lui, on retrouvait un peu l’esprit de Gaspard-Arthur. Mais la succession du docteur Tardif ne se fit pas comme celui-ci l’avait prévue.

Jean-Marie Poitras
Jean-Marie Poitras

Ce dernier avait toujours été très ouvert aux nouvelles idées et à la modernisation, du moment que l’entreprise restait catholique au service du Canada français. Le slogan du parti libéral, « Maître chez nous », le fascina et lui fit perdre tout sens critique. N’était-ce pas le but qu’il s’était donné avec Gaspard-Arthur ?

Il eut la même réaction lorsqu’en mai 1961 il prit connaissance de l’encyclique Mater et Magistra de Jean XXIII sur les questions sociales. Il en fit des conférences interminables aux employés du siège social et il la citait à tout propos à l’égal de l’Évangile.

Il ne se rendait pas compte que ce qui était bien accepté avant 1960, ou du moins toléré, devenait de plus en plus insupportable au personnel gagné par l’esprit de la Révolution tranquille contre la religion et la société traditionnelle, exaltant la liberté individuelle, etc.

Poitras, lui, voyait clair. Il considéra que, pour le bien de la compagnie, il fallait forcer le départ du président fondateur. Il obtint facilement son accord pour organiser, en août 1965, une opération vérité au siège social. Pendant une journée, le personnel fut invité à présenter ses suggestions. Mais ce fut principalement un abattage de sa mentalité religieuse, de son nationalisme suranné, de ses méthodes de gestion, de ses bas salaires, etc.

Le soir, le docteur qui avait tout écouté avec un calme impressionnant, dit simplement : « Vous venez de me faire passer mon calvaire ». Il démissionna le 30 septembre.

Poitras continua à développer l’entreprise avec une grande énergie, par voie d’acquisition. C’est-à-dire qu’il achetait des compagnies qui occupaient un créneau important, soit dans une région voisine de celle où La Laurentienne était déjà bien implantée, soit dans un domaine proche, par exemple, les assurances générales. Ainsi La Laurentienne pouvait bonifier son offre et ne plus proposer que l’assurance-vie.

Fasciné par les empires financiers européens ou américains, ceux des Rothschild et des Rockefeller, il imposa à La Laurentienne une cadence de développement endiablée. « Nous devons vivre dangereusement », recommandait-il à ses collaborateurs. Pas de doute, La Laurentienne avait connu sa révolution tranquille.

Il s’engagea dans la cablo-distribution au début des années 1970 et dans le domaine de la construction de complexes locatifs en 1974.

L’année 1975 fut l’année charnière dans l’histoire de La Laurentienne avec l’acquisition de La Prévoyance, une grande compagnie d’assurances de Montréal. La Laurentienne devenait ainsi le premier assureur du Québec, avec 200 millions d’actif, 80 millions de chiffre d’affaires annuel et un millier d’employés. Et ce n’était pas fini.

Elle réussit à acheter L’Impérial de Toronto, une des plus grosses compagnies d’assurance-vie du Canada. C’était un coup de maître qui portait son actif à un milliard de dollars. Parmi les acteurs de cette acquisition, remarquons Claude Castonguay, le concepteur des rentes du Québec, de l’assurance maladie, de la carte soleil, qui avait commencé sa carrière d’actuaire à La Laurentienne, avant de partir à La Prévoyance, puis d’ouvrir son propre cabinet, enfin d’être recruté par le gouvernement. Quelque peu dégoûté de la politique, il décida en 1974 de revenir à La Laurentienne dont il connaissait tout le potentiel.

C’était d’ailleurs aussi l’idée de Poitras qui considérait qu’il était temps maintenant pour La Laurentienne de se lancer dans les services financiers, dans la banque. Ce fut chose faite avec la création de la Banque laurentienne à la suite de l’achat de la Banque d’Épargne de Montréal, une institution centenaire à l’actif de près d’un milliard de dollars, mais manquant totalement de dynamisme.

Quand Poitras avait pris les rênes du groupe en 1971, il représentait 600 employés et gérait 80 millions de dollars. À son départ, dix ans plus tard, La Laurentienne, c’était 3500 employés, 20 compagnies, 28 milliards. À elle seule, l’assurance-vie était passée de 750 millions à plus de 24 milliards.

VERS LA CHUTE

En 1982, Claude Castonguay succéda tout naturellement à Poitras. Ce dernier avait ouvert La Laurentienne sur tout le Canada, persuadé que le Québec était trop petit pour les affaires ; Castonguay, lui, considéra que le Canada était encore trop petit pour garantir la prospérité de son groupe. Il réalisa des acquisitions aux États-Unis, puis au Royaume-Uni, avec une antenne à Hong-kong dans le but de prendre sa part du marché en Asie. En 5 ans il hisse sa réserve de capitaux à hauteur de 12 milliards.

Claude Castonguay
Claude Castonguay

Il s’est fait aussi le chantre du décloisonnement des services financiers. Le guichet unique permettrait à ses yeux de fidéliser la clientèle, tout en multipliant les activités du groupe, donc ses revenus financiers.

En 1993, le groupe possédait 20 milliards d’actif, pourtant, il se retrouva au bord du gouffre, par manque de liquidités. Que s’était-il passé ?

Absorbés par son développement faramineux, les dirigeants de La Laurentienne ne se sont pas rendu compte que les conditions du marché de l’assurance se modifiaient. Les plans d’assurances temporaires devenaient à la mode ; or, elle n’en proposait pratiquement pas d’intéressants.

Elle subit donc la concurrence féroce des autres compagnies, d’abord ontariennes puis de Desjardins. Elle y perdit une importante part de ses ressources financières au moment où sa division d’assurances générales devait faire face à une augmentation considérable d’aides à la suite de plusieurs catastrophes naturelles.

Comme la mutuelle assurance-vie n’était pas en mesure de lever rapidement des fonds à injecter, La Laurentienne se retrouvait à vendre. Tout fut absorbé par Desjardins, qui devenait ainsi le cinquième groupe d’assurances au Canada et une institution financière de premier ordre. Seule La Banque Laurentienne garda son indépendance.

Finalement, on constate que La Laurentienne a été victime tout d’abord de sa propre évolution en trahissant sa raison d’être première, mais aussi victime de la mutation de la société canadienne-française.

LA LEÇON : LE RETOUR AUX SOURCES

Gérard Gosselin en avril 1999 s’efforça de tirer les leçons de cette crise fatale, dans le but de sauver ce qui pouvait encore l’être. Voici ce qu’il écrivait :

« N’est-il pas important de voir à ce que cette capitalisation collective par les assurances soit protégée, qu’elle serve au développement pour l’emploi et le bien-être des Québécois ? Ne doit-on pas réfléchir à neuf sur les façons de constituer un capital ferme, sans rapinerie, sans gains de bourse, mais fondé sur la fidélité réciproque des familles d’assurés avec leurs assureurs ?

« Au moment où la formation d’un capital national était proposée comme un objectif valable pour tous et où les compagnies canadiennes-françaises, quoi-que concurrentes, s’y employaient de toutes leurs forces, cela n’a-t-il pas été pour les uns comme pour les autres un facteur de progrès ? Il fut un temps où au nom de ce progrès collectif des entreprises comme la SSQ, l’assurance-vie Desjardins et La Laurentienne savaient s’épauler pour faire face à la menace de certaines compagnies américaines... Dans cet esprit, n’y-a-t-il pas moyen de concevoir que la concurrence soit ciblée contre les intérêts mégapolistiques des compagnies dont les opérations principales ne sont pas ici, de façon à mieux occuper notre marché intérieur ? Et d’envisager des formes d’alliance utiles dans l’honneur, plutôt que de chercher à tout prix fusions et annexions, ou, au contraire, la mise en déroute de son voisin et concurrent immédiat ? »

Autrement dit, en 1999, M. Gosselin souhaitait le retour à l’idéal de Gaspard Arthur Carette et du docteur Aristide Tardif. Il faudrait alors une société qui n’ait plus le culte de l’argent, mais qui ait la foi catholique, comme l’avaient les fondateurs.

L’histoire de La Laurentienne nous enseigne que le jour où une œuvre, catholique à ses débuts – même rocambolesques –, se trouve menée par une autorité qui ne l’est plus et immergée dans une société pratiquement athée, elle perdra le sens de la réalité première à l’origine de sa création, pour se fondre dans le paysage ambiant.

La Laurentienne est née et s’est développée parce que ses fondateurs étaient catholiques, parce que beaucoup de ses premiers collaborateurs l’étaient aussi, ne recherchant pas la richesse, mais le bien commun de leurs compatriotes. Quand, après-guerre, la société tout entière se fut éloignée de l’idéal évangélique, le docteur Tardif pouvait bien continuer ses sermons, ils n’étaient plus entendus ; la recherche du profit maximum devint fatalement le moteur de l’entreprise, au mépris de la vertu de prudence.

Il est vain de vouloir faire régner le Christ dans un secteur d’activité si, au même moment, la société cesse d’être catholique par la trahison des clercs. La Contre-Réforme dans l’Église est donc une œuvre première et nécessaire à la restauration de la civilisation chrétienne où Mammon aura été détrôné.