LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

N° 262 – Janvier 2023

Rédaction : Maison Sainte-Thérèse


Le Père Georges-Henri Lévesque o. p.

Le père de la Révolution tranquille

IL est pratiquement impossible d’étudier les grands événements de notre Église du Québec au 20e siècle, et même l’histoire politique et sociale, sans rencontrer le nom du Père Georges-Henri Lévesque, puisqu’il fut le formateur de l’élite québécoise ayant fait ou consolidé la Révolution tranquille.

C’est donc un personnage incontournable dont la doctrine et l’action permettent aussi de constater les carences de l’Église canadienne-française dès les années qui ont précédé immédiatement la dernière Guerre et qui l’ont suivie.

Père Georges-Henri LévesquePour ne pas être accusés de parti-pris, nous allons étudier l’évolution du personnage à partir de ses Souvenances publiées en 1983 pour la première partie, et en 1988 pour la seconde.

Georges-Henri Lévesque naquit le 16 février 1903 à Roberval, au Lac Saint-Jean ; son père, alors chef de gare, devint plus tard shérif du comté pour le récompenser d’avoir « fait l’élection » d’un ministre provincial libéral. Il était cependant un homme d’une foi ardente, toujours soucieux d’aider l’Église, en particulier les œuvres missionnaires. De sa mère, il dit qu’elle était comme « la femme forte » du Livre des Proverbes. Elle mit au monde quinze enfants : neuf garçons, dont l’un mourut jeune trappiste, « le saint de la famille », et six filles, dont deux furent ursulines. Elle était aussi une pianiste accomplie, elle présidait la Ligue catholique féminine et s’activait au cercle des fermières, aux Dames de sainte Anne et à l’œuvre du Tabernacle.

Enfant agité, mais bon élève, notre futur dominicain passa des Frères maristes, dont il garda un excellent souvenir, au séminaire de Chicoutimi où l’on recevait, dit-il, « une formation humaniste éminemment valable. »

Il s’y enthousiasma pour Victor Hugo et les romantiques, car ils sont « le libéralisme en littérature ». Il dit devoir ses premières orientations sociales aux romanciers Mauriac, Balzac, Duhamel, Bloy, Giono et Dostoïevski.

Il cite encore le philosophe Alain, qui « lui aussi estime la liberté à sa juste valeur », et Huxley, pour qui « l’homme idéal est sans attache (...), sauf à une réalité finale plus grande et plus importante que le moi. »

Ce qui l’attire comme irrésistiblement, c’est la liberté, l’épanouissement de soi. Il confesse tout de même que ses directeurs de conscience furent unanimes à lui reprocher une tendance à l’égocentrisme, « que je n’ai décelé petit à petit qu’à travers un désir grandissant d’être le premier partout, grâce aussi à la sourde envie que cette prétention pouvait provoquer chez certains compagnons et aux justes monitions qu’elle inspirait à mes éducateurs. (...) Ma vie fut toujours ainsi coincée dans le dilemme : me servir ou servir. »

Devenu secrétaire général local de l’ACJC, il eut l’occasion de rencontrer souvent le supérieur du Séminaire et pionnier du syndicalisme catholique au Saguenay, Mgr Eugène Lapointe, qui lui donna le goût des sciences sociales en lui faisant lire Albert de Mun et Frédéric Le Play, mais Georges-Henri leur préféra Tourville, leur disciple... infidèle.

LA VOCATION DOMINICAINE

Même si Mgr Lapointe lui avait laissé entendre qu’un jour il pourrait lui succéder, il préféra devenir « un père qui prêche », comme il l’avait décidé à l’intime après avoir été fasciné par le prédicateur de la retraite d’ouverture de l’année scolaire de ses six ans. Le jour où, au détour d’une lecture, il découvrit que c’était la définition des fils de saint Dominique, il résolut de se faire dominicain, le plus tôt possible : « J’aimais le monde, on me le faisait souvent remarquer, et je craignais de trop m’y attacher, avec le risque, sait-on jamais ? de perdre ma vocation. » Le 23 juillet 1923, il franchit les portes du noviciat de Saint-Hyacinthe.

Dans ses mémoires, il est plein de sarcasmes pour son noviciat, les pénitences, les humiliations, l’habit religieux ; seul le chant grégorien y échappe.

Pourtant, il dit avoir fait un noviciat très fervent, rêvant d’imiter son saint patron, le Bx Henri Suso. Mais en même temps qu’il découvre les saints de la famille dominicaine, il n’en garde que ce qui renforce son culte de la liberté. De saint Dominique, il admire surtout la forme démocratique qu’il donna à l’organisation de son ordre, au point d’inspirer, selon lui, les constituants américains ! De sainte Catherine de Sienne, il retient son non-conformisme. De saint Thomas d’Aquin, l’audace de se mettre à l’école d’Aristote le païen.

À la fin de son noviciat, il reçut son obédience pour Ottawa où, durant six ans, il poursuivit ses études de philosophie et de théologie. Il y fut ordonné prêtre en 1928.

Dans l’œuvre du Docteur angélique, il ne s’intéressa pratiquement qu’à la morale : « Toute une morale fondée sur le grand modèle (Dieu) à imiter librement. » Or, puisque l’une des caractéristiques de Dieu est sa liberté et son épanouissement, le jeune Père Lévesque fit du développement de la personne humaine, de sa dignité et de son épanouissement le but de la morale. Sa thèse de doctorat fut le commentaire d’un énoncé de saint Thomas : « L’amour de soi est la racine et le modèle de tous les autres amours. » Cinquante ans après, en la relisant, il y trouva une espèce de prophétie : « L’homme sera sauvé quand il se sentira d’abord quelqu’un. Qu’ainsi donc l’homme se fasse lui-même à l’image de Dieu ! ». Du Paul VI avant la lettre !

Le Docteur angélique l’avait convaincu de ne pas dogmatiser en morale, au point d’affirmer péremptoirement que si l’Église avait été fidèle à cette leçon, la désaffection religieuse ne serait pas survenue.

Évidemment le Père Lévesque ne concevait pas la dignité de l’homme sans liberté. Il a reçu « le culte de la liberté » – c’est son expression – de Lacordaire (le restaurateur des Dominicains après la Révolution française, mais dans un tout autre esprit que celui de saint Dominique) et Lamennais, le père du progressisme. Il cite celui-là parlant au lendemain de la mort de celui-ci : « Le voilà mort incrédule, sans certitude, sans ami, laissant une mémoire qui demeure, dans la chrétienté, comme un poids éternel ! », le Père Lévesque continue : « Vous avouerai-je que j’ai toujours eu l’impression de porter moi-même une partie de ce poids ? » Avec eux, il se sent « une parenté d’âme et de cœur à travers leur idéal social, leur amour du peuple et leur esprit de liberté ».

« Je vais jusqu’à soutenir, ce dont je suis toujours convaincu, que la liberté vient de Dieu, avant même l’autorité, comme cadeau à la personne humaine, qui précède la société. » Si on ne peut reprocher à notre jeune dominicain de ne pas connaître la métaphysique totale de l’abbé de Nantes, doctrine en tous points contraire à la sienne, il dit avoir lu « Mes idées politiques » de Charles Maurras, qui démontre que la société est antérieure à l’individu, ne serait-ce que parce que celui-ci est incapable de vivre seul ; il n’en a rien retenu.

Une dernière confidence de notre jeune religieux nous permet de mieux saisir son état d’esprit :

« Mes conseillers spirituels n’ont jamais cessé de me mettre en garde contre ce qu’ils appelaient, sans préciser davantage, mon naturalisme à la Jean-Jacques. Ils voyaient clair. Je suis un vrai terrestre. » Comment concilier un tel naturalisme avec les exigences évangéliques ? « Situation plus que cornélienne ! Comment en sortir ? Par la solution radicale du refus d’une option ou de l’autre ? (le monde ou la croix). D’aucuns l’ont essayée ou choisie. N’ont-ils pas du coup démissionné devant le défi ? Pour ma part, j’ai toujours préféré relever courageusement les défis (...). Comme je l’ai souvent répété à mon entourage, l’important consiste à faire vraiment son possible, avec son petit fanal et sa petite pioche, tout simplement, mais de tout cœur. Et à rester fidèle, malgré tout, jusqu’à la fin. Voilà ma philosophie de la vie ou plutôt ma théologie. Que chacune d’elles veille jalousement sur mon bonheur et sur mon optimisme ! »

« Rester fidèle, malgré tout, jusqu’à la fin » ; mais fidèle à quoi ? Certainement pas à la volonté divine ! mais à la solution du défi qu’il s’est posé : réconcilier le monde et la croix, plus exactement réconcilier le monde et ce qui s’appelle encore le catholicisme.

Doris Lussier qui, avant d’être un célèbre humoriste, fut un disciple très brillant du Père Lévesque, rapporte ce mot de lui : « Notre maître, l’avenir. » Comment quelque chose qu’on ne connaît pas peut-il être notre maître, sinon parce qu’on se croit capable de le bâtir soi-même. On reste pantois devant un tel orgueil.

Toutefois, une fois oubliées les pratiques dépassées et mortifiantes du noviciat, le jeune Père Lévesque est parfaitement à l’aise dans sa communauté. Tout va pour le mieux : ses supérieurs acceptent qu’il se spécialise en sciences sociales « pour faire face aux nouveaux défis de l’industrialisation » ; il sera donc le premier dominicain sociologue canadien.

SÉJOUR EN EUROPE

À Lille, où il est envoyé pour sa formation, il se retrouve en plein fief du libéralisme démocrate-chrétien ; disons tout de suite que le Père Lévesque n’aura jamais été à proprement parler un maître mais un écolâtre du progressisme européen.

Il a en effet rencontré tout ce que la France et la Belgique comptaient alors de libéraux, de progressistes et de modernistes, condamnés par saint Pie X, mais revenus en grâce sous le pontificat de Pie XI. Celui-ci, par son encyclique Quadragesimo anno, a renoué avec la doctrine sociale de Léon XIII, méprisant les mises en garde de saint Pie X, en acceptant le système capitaliste libéral tout en lui prêchant la justice sociale pour en limiter les excès.

Le jeune religieux canadien devient le protégé du dominicain Ceslas Rutten, conseiller du Pape, héraut de la démocratie chrétienne et promoteur du syndicalisme ouvrier dans son pays. Sous son aile, il participe aux Semaines sociales de Louvain, aux rassemblements de la JOC et de la JEC Ces expériences le marquent.

À la faculté catholique de Lille, il étudie sous la direction du Père Delos, autre dominicain, grand partisan du rapprochement franco-allemand (en 1930 !), très lié avec Emmanuel Mounier qui fonde la revue Esprit en 1931. Il fréquente aussi l’école théologique dominicaine du Saulchoir où étudie alors le Père Congar. Surtout, il rencontre Maritain, Gilson, d’Ormesson.

Comme sujet de thèse, le Père Lévesque pensait choisir l’autorité, tant il estimait que le Québec souffrait d’un excès d’autoritarisme. Le Père Delos l’en dissuada au profit d’un sujet neutre à souhait : « La bourse des valeurs ». Inutile d’éveiller les soupçons des prétendues terribles autorités ecclésiastiques du Québec, juste au moment où il allait revenir au pays !

JEUNE EXPERT SANS EXPÉRIENCE

En décembre 1932, le voici donc au Canada, avec la perspective d’une carrière universitaire. Dès janvier 1933, il commença à donner des cours de philosophie sociale à Ottawa, mettant en relief l’influence de la vie économique sur la vie sociale.

Le Père Lévesque avec le Père Archambault.
Avec le Père Archambault

L’année précédente, avait été fondé au Canada un parti politique ouvertement socialiste : The Cooperative Commonwealth Federation (CCF). Les évêques s’interrogeaient sur l’attitude à adopter. Les catholiques pouvaient-ils y adhérer ? Le Père Archambault, jésuite, dont l’influence conservatrice dans le domaine social était considérable auprès de l’épiscopat, eut l’idée de demander au jeune diplômé de retour d’Europe un rapport sur le CCF. Le vicaire général d’Ottawa, Mgr Charbonneau, futur archevêque de Montréal, s’intéressait lui aussi vivement à cette question ; ce fut le début d’une indéfectible amitié entre les deux ecclésiastiques.

Le résultat de leur travail fut la condamnation de la CCF par l’épiscopat. Mais quelques années plus tard, lorsque le parti évolua légèrement et opportunément pour devenir l’actuel NPD, le Père Lévesque regretta cette rigueur première. Ce ne fut pas le seul regret de notre dominicain ; la plus honteuse faute pour un futur père de la Révolution tranquille fut d’avoir soutenu, en 1935, le Crédit social, le créditisme, allant jusqu’à l’enseigner et écrire en sa faveur. Passons vite sur ces « erreurs de jeunesse », qui nous révèlent tout de même son immaturité doctrinale, ou son souci de plaire.

Aussi, on ne s’étonne pas qu’une fois revenu au pays, il se soit montré réactionnaire, entreprenant des tournées de conférences anticommunistes. Toutefois, plutôt qu’une réfutation en règle du marxisme, il abordait « la question de façon plus positive en suggérant les réformes sociales qui serviraient de palliatif ou d’antidote (...). Humaniser notre économie, c’est-à-dire lui donner sa vraie fin : l’homme, la mettre au service de la personne humaine, mais de toute la personne humaine et enfin de toutes les personnes humaines. » En octobre 1934, devant toutes les personnalités de la Province, il prononça une brillante conférence sur « l’individualisme source du communisme ». Le cardinal Villeneuve l’applaudit chaleureusement et, dès le lendemain, il lança ce mot d’ordre à l’Action catholique : « Mort à l’individualisme, éveil du sens social et action catholique. »

Malheureusement, personne ne se rendit compte que les propos anti-individualistes des démocrates-chrétiens personnalistes n’aboutiraient à rien, puisqu’ils étaient contradictoires. Soit l’exaltation de LA personne humaine détournerait des sacrifices nécessaires au bien commun, soit la défense des exploités au nom de la dignité de l’homme conduirait à la lutte révolutionnaire. Il faudra la métaphysique totale et la morale totale de l’abbé de Nantes pour sortir de ce dilemme.

LE FOSSOYEUR DU NATIONALISME CANADIEN-FRANÇAIS

Revenons à notre jeune dominicain ambitieux : en trois ans, il sortit de l’anonymat et il s’entoura d’un cercle d’étudiants, « L’Atelier », farouchement partisan du nationalisme canadien-français, allant presque jusqu’au séparatisme.

Le 5 avril 1935, dans une conférence publique sur « la mission des intellectuels canadiens-français », il critiqua le fédéralisme au nom de la “ survivance nationale ” et fit un éloge flatteur, ému et sincère de l’abbé Groulx. Il adhérait sans restriction à sa pensée nationaliste canadienne-française, catholique.

Or, en novembre de la même année, il la renia en recommandant aux évêques de dissocier l’action catholique et l’action sociale, jusqu’alors unies dans l’ACJC.

Pour comprendre, il faut se rappeler que l’ACJC avait été fondée en 1903, encore sous Léon XIII. Cédant de bon cœur aux pressions de Wilfrid Laurier, alors Premier ministre, Mgr Bruchési, archevêque de Montréal, en avait fait avant tout un mouvement de piété catholique. « Piété, étude, action » lui tenait lieu de devise.

Toutefois, dans les années suivantes, conformément aux enseignements de saint Pie X, le mouvement se fit aussi nettement nationaliste canadien-français sous l’influence de l’abbé Groulx, tout en restant d’Action catholique.

Or, à la fin des années 20, l’Action catholique spécialisée (JEC, JOC, JAC) s’implanta avec un vif succès dans la Province, encouragée ouvertement par Pie XI. Dans l’esprit du Pape, il s’agissait non seulement de promouvoir une nouvelle forme d’apostolat, celui « du milieu par le milieu », mais aussi (surtout ?) de détourner la jeunesse des mouvements nationalistes, de L’Action française en France, de l’ACJC au Québec. Le pape Pie XI, démocrate, considérait en effet, comme il le dit à Henri Bourassa le 18 novembre 1926, que le nationalisme était « le principal obstacle à l’action de la papauté et de l’Église dans le monde ».

Un conflit entre l’ancienne et la nouvelle Action catholique était donc inévitable. En 1931, les évêques, qui tenaient encore à l’ACJC, avaient placé tous les autres mouvements sous sa tutelle. Le différend ne fit que s’envenimer lorsqu’on crut le résoudre en 1935 par la nomination à la direction de l’ACJC de représentants des mouvements d’Action catholique spécialisée.

Dans ce conflit, le Père Lévesque se garda de prendre parti, mais il défendit un point de vue tout à fait nouveau au Canada, dans nos milieux catholiques nationalistes : celui du sociologue.

Une société nouvelle qui rejetait l’emprise envahissante de la religion, expliquait-il, était en train d’émerger. Fallait-il défendre la société ancienne ? Évidemment non, il fallait prendre conscience des changements inéluctables qu’entraînaient l’industrialisation, l’urbanisation et la prolétarisation ; la société évoluait désormais indépendamment de la religion.

Lamennais, après la Révolution française, avait vu naître la société démocratique universelle et il pressa l’Église de s’y rallier, sous peine de disparaître. Le jeune Père Lévesque en était maintenant convaincu : le monde nouveau exigeait d’abord la liberté, donc, si l’Église ne voulait pas disparaître, il lui fallait laisser la société se développer comme elle l’entendait, ne gardant pour elle que le domaine spirituel selon le besoin de ses fidèles. Autrement dit : il était temps de mettre fin à la chrétienté !

Le Père Lévesque proposait donc de distinguer action catholique et action sociale, avec l’appui du vicaire général d’Ottawa, Mgr Charbonneau, et du Père Chenu (future sommité du concile Vatican II), alors de passage au Canada.

Cela vaut la peine de citer le raisonnement captieux du Père Lévesque : « Malgré certains beaux discours sur l’Église gardienne de la nation ou sur la mission apostolique de la race française [les siens, trois mois auparavant !], rechristianiser et refranciser, essentiellement parlant, cela ne veut pas dire la même chose. Le catholicisme n’est pas plus essentiellement français que le français n’est essentiellement catholique. Ceci et cela sont d’un autre ordre, dirait Pascal. Ici, du surnaturel, là du naturel. Ne mêlons donc pas ces actions. »

Le dominicain expliquait : « Si chez les individus ces deux types d’action doivent être unis dans une légitime subordination, il en va tout autrement dans le cas des associations » (ah bon !). « De par la volonté expresse du Souverain Pontife, celles-ci doivent s’en tenir à un seul but : ‟ propager le Règne du Christ  ; voilà leur unique affaire (...). Il n’est donc pas juste de dire qu’une organisation officielle d’action catholique tout en ayant cette action même pour but principal peut aussi se donner l’action nationale comme fin secondaire. » Notre dominicain aurait raison, si le Règne du Christ se limitait aux cœurs de ses fidèles, mais il oublie que le Christ est roi de l’univers, qu’il est Dieu aussi pour toute la société. C’est justement la raison pour laquelle il faut propager le Règne du Christ en alliant l’action spirituelle individuelle à l’action catholique nationaliste, sociale et politique.

Sur le moment, le travail du Père Lévesque fut censuré, ce qu’il attribua dans ses Mémoires à l’influence considérable du chanoine Groulx.

Pourtant, son auteur n’en fut pas pour autant renvoyé à ses études pour parfaire sa connaissance de l’histoire de France, des enseignements du Bx Pie IX et de saint Pie X. Au contraire, Mgr Gauthier, l’archevêque de Montréal, celui qui avait introduit au pays l’Action catholique spécialisée par obéissance au pape Pie XI, lui écrivit pour s’excuser d’avoir dû interdire la publication de son article afin de ne pas envenimer les choses, mais il lui redisait son plein accord.

Le processus de sécularisation du Canada français, promu par le Père Lévesque, a donc été approuvé par une grande partie de l’épiscopat soumise aux théories antinationalistes de Pie XI.

Léon XIII, en ordonnant pratiquement la ‟ légitimité ” du gouvernement libéral, avait porté le premier coup à notre chrétienté canadienne-française. Sous Pie XI, il était devenu urgent de dénoncer le nationalisme, mais le Père Lévesque allait plus loin en affirmant que, pour éradiquer le nationalisme, il fallait séculariser peu à peu la société !

LE PÈRE DE LA RÉVOLUTION TRANQUILLE

Dans ce but, avec LAtelier, son groupe de jeunes étudiants, il organisa des « Journées thomistes » que le cardinal Villeneuve honora de sa présence. On décida d’envoyer des représentants au « Congrès mondial de la jeunesse » à Genève, jusqu’à ce qu’on apprenne que l’évêque du lieu interdisait à ses diocésains d’y participer parce qu’il était question d’y bâtir un monde nouveau, de justice sociale sans le Christ, ambition condamnée solennellement par saint Pie X dans sa Lettre sur le Sillon.

Pourtant, le cardinal Villeneuve n’exigea pas du Père Lévesque la moindre rétractation. Avait-il pressenti que le jeune dominicain n’allait pas trop loin mais trop vite ? En effet, vingt-cinq ans plus tard, cette pensée s’imposera à Vatican II.

« Il demeure cependant, ajoute le Père Lévesque, que (...) toute la jeunesse d’un peuple durant une longue décennie a été brassée, secouée, stimulée par les idées nouvelles résultant de son nouvel entourage et de sa propre vitalité. Combien de jeunes en sont sortis mieux préparés pour participer ensuite plus fructueusement et efficacement à une révolution qu’on a appelée tranquille, amorcée par· ces mêmes jeunes ! »

À partir de cette année 1936, le Père Lévesque commença une lutte implacable, cachée, hypocrite, contre l’Autorité, pour construire une société nouvelle où la Liberté et la Justice régneraient.

« Je ne sais pas si vous partagez mon opinion, mais à la fin de ces trente-cinq années vécues avec vous, j’ai l’impression d’être né et d’avoir été éduqué en fonction d’un type spécial d’activité sociale à venir. » Ainsi débute la dernière partie du premier tome de ses mémoires. Elle retrace l’histoire de la fondation de l’École, puis Faculté, des Sciences sociales de l’université Laval, pour remédier à la cruelle absence d’un enseignement des sciences sociales au niveau universitaire digne de ce nom dans la Province. Pourquoi à Québec et non pas à Montréal ? Pour des raisons pratiques, mais aussi « peut-être avons-nous en outre pensé à la possibilité d’influencer la politique... ou le cas échéant de nous défendre contre elle. » Et c’est ainsi que l’Université Laval, déjà berceau du libéralisme au siècle dernier, fut aussi celui de la Révolution tranquille.

Quatre personnalités jouèrent un rôle déterminant pour cette fondation : trois prêtres fort amis et influents, dont les préoccupations sociales rejoignaient celles du Père Lévesque : l’abbé Garant, futur évêque auxiliaire de Québec, à cette époque conseiller social du cardinal et secrétaire de la faculté de théologie, l’abbé Georges-Léon Pelletier, futur évêque de Trois-Rivières, alors aumônier des étudiants, et l’abbé Alphonse-Marie Parent, alors pro-secrétaire de la faculté de philosophie, futur auteur du rapport qui porte son nom et qui accomplit le premier pas vers la laïcisation de l’enseignement.

Ils rencontraient chaque jour le Père Lévesque pour mettre au point la fondation : « Dieu seul sait tout ce que la faculté en gestation doit à cette bienveillante trinité. » Bien vite, il apparut qu’une seule chose, pourtant indispensable, était aléatoire : l’accord du chancelier, le cardinal Villeneuve. Mais Mgr Gagnon, doyen de la faculté de théologie, accepta de l’entreprendre. « Surprise ! Le cardinal fut immédiatement conquis. Et comme il lui déplaît de faire traîner les choses en longueur, il me convoque illico afin d’en discuter. » Le 28 février 1938, l’archevêque de Québec annonce officiellement la création de l’École.

Le cardinal Villeneuve – personnalité étonnante, voire déroutante, sur laquelle il nous faudra revenir un jour – sera ainsi la caution du Père Lévesque. Son successeur, Mgr Roy, adoptera la même position à partir de 1947.

L’originalité de cette École de Sciences sociales, devenue faculté en 1943, par rapport aux établissements comparables dans le monde anglo-américain., est de donner d’abord à tous les étudiants une formation de culture générale humaniste, avant la formation plus spécialisée dans l’un de ses départements : sociologie, économie, service social, etc. Le Père Lévesque voulait ainsi créer une véritable famille scientifique, qui ait une pensée commune. Son but était d’arriver à changer la mentalité de ses étudiants avant de les faire travailler pour (plutôt contre !) la société canadienne-française.

« Comme bien d’autres personnes lucides, j’en avais assez de ce gaspillage d’eau bénite, de cette confusion constante entre le domaine religieux et les autres, de cette exploitation, souvent naïve, parfois éhontée, du sacré au profit du profane. »

Nous l’avons déjà vu porter un coup mortel à notre nationalisme en en détournant l’Action catholique. Mais ce ne fut pas son seul méfait.

Après avoir étoffé le corps professoral de sa faculté en faisant venir à Québec des professeurs recrutés en Europe par les réseaux dominicains démocrates-chrétiens, il envoya ses meilleurs élèves poursuivre leurs études doctorales soit aux États-Unis soit en Europe. Il privilégiait évidemment Londres, Paris, Louvain, les milieux les plus éloignés possibles du catholicisme intégral. Il forma ainsi en quelques années un corps professoral canadien-français d’origine, mais complètement coupé de notre culture franco-catholique.

En même temps, il mit l’accent sur l’action sociale. La science sans l’action ne valait pas grand-chose à ses yeux. Il organisa dans les paroisses quantité de réunions de vulgarisation des sciences sociales, animées par ses élèves. Il utilisait donc l’institution de l’Église pour y aller semer des principes nouveaux.

LA DÉCONFESSIONNALISATION DU MOUVEMENT COOPÉRATIF

Enfin, il se passionna pour le mouvement coopératif. Il n’en fut pas l’inventeur, Alphonse Desjardins ayant travaillé aux caisses populaires depuis le début des années 1900. Mais il en comprit l’intérêt pour développer le pouvoir économique des Canadiens français. Il y forma ses élèves, travailla avec eux au perfectionnement du système et créa un conseil supérieur de la Coopération.

Très rapidement, dès 1945, il prôna la déconfessionnalisation du mouvement coopératif. Ce fut une seconde révolution, qui provoqua cette fois une réaction dont l’importance justifie qu’on en reporte l’étude à la prochaine conférence.

Nous verrons qu’il l’emporta finalement avec l’appui de certains évêques et malgré l’opposition d’autres prélats, tandis que Duplessis ne prenait pas parti. Remarquons que Duplessis a toujours soutenu l’École de Sciences sociales puis la faculté des Sciences sociales.

C’était pourtant une étape déterminante vers la sécularisation de notre société.

Le cardinal Villeneuve avait calmé le débat sur le devant de la scène, mais pas dans les coulisses.

Les supérieurs du Père Lévesque prirent sa défense, mais son ami Mgr Courchesne, l’archevêque de Rimouski, était devenu son opposant le plus clairvoyant et il avait l’oreille de Pie XII. Il fut le principal responsable de la démission forcée de Mgr Charbonneau, l’archevêque de Montréal, qui partageait totalement les vues du Père Lévesque. Celui-ci se sentit alors tellement menacé qu’un projet de fondation d’une faculté de Sciences sociales à Ottawa fut lancé pour lui donner un point de chute loin de Québec, au cas où... Finalement, cela ne se concrétisa pas, car le Père Lévesque avait aussi des protecteurs haut placés, dont Mgr Montini, le futur Paul VI. L’affaire se tassa.

En avril 1949, le Père Lévesque fut appelé à faire partie de la Commission Massey, Il était donc suffisamment reconnu comme une personnalité du monde intellectuel canadien pour que le gouvernement fédéral voulût le voir participer à cette Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences, sous la présidence de Vincent Massey, ancien gouverneur général du Canada. Le rapport, présenté en mai 1951, recommandait le financement par Ottawa d’un large éventail d’activités culturelles. Il fit aussi des recommandations qui contribuèrent à la création de la Bibliothèque nationale du Canada et du Conseil des arts du Canada, ainsi qu’à l’obtention d’une aide de l’État aux universités et aux projets de conservation de lieux historiques, entre autres.

C’est à ce coup que Duplessis comprit qu’il avait nourri un ennemi politique, un fédéraliste ! La position du Père Lévesque était pourtant logique : si la religion catholique était séparée du profane et si le nationalisme était condamnable, il n’y avait aucune raison de priver les institutions du Québec de la manne financière que seul le gouvernement fédéral était en mesure de fournir aux institutions intellectuelles et culturelles.

Or, Duplessis avait des moyens de pression sur l’Université, il lui fut donc facile d’obtenir la démission du dominicain révolutionnaire, en 1955.

Mais il ne put l’éloigner pour autant de Québec, ses supérieurs ayant approuvé son projet d’acheter un hôtel à côté des chutes de Montmorency, face au cap Diamant, et d’en faire un « lieu d’accueil pour tous ceux qui cherchent loyalement la vérité, une oasis de paix où chacun serait libre de converser, échanger, réfléchir ou même prier. » Pendant les huit années où il en sera le supérieur, cette « maison dominicaine » d’un genre nouveau fut le rendez-vous discret de ses anciens élèves et de toute l’intelligentsia de Québec. Ils y préparèrent la Révolution tranquille en étudiant les réformes à mettre en place. C’était un véritable travail de sape, quasi clandestin.

En outre, le Père Lévesque, donnait des conférences un peu partout dans le monde pour vanter l’expérience et la réussite de la faculté de Sciences sociales. C’est surtout en Espagne et au Venezuela qu’il fut écouté et imité.

L’UNIVERSITÉ DU RWANDA

Une fois la Révolution tranquille sur ses rails et la révolution conciliaire en marche, la maison Montmorency perdit son utilité. Ses supérieurs demandèrent alors au Père Lévesque de se rendre au Rwanda, devenu indépendant en 1962, où les Dominicains étaient très implantés. Il s’agissait d’y conseiller les nouvelles autorités pour asseoir le nouveau régime dans un pays où le pouvoir revenait traditionnellement à la minorité tutsi alors que la majorité du pays était hutu.

Père Georges-Henri LévesqueLe développement d’un enseignement supérieur sembla au Père Lévesque le moyen approprié. En janvier 1963, il déclara au Président de la République : « Il vous faut à tout prix une université bien à vous, et le plus tôt possible. Si vous le voulez, je m’offre non seulement pour la fonder, mais encore pour en financer la réalisation. » En six ans, il dota ce petit pays d’une université où l’élite apprit la démocratie, avec le résultat que l’on sait : une succession de crises jusqu’au génocide des Tutsis en 1994, suivi du retour au pouvoir d’un Tutsi, Paul Kagame, qui dirige depuis le pays avec une poigne de fer.

Après cette aventure africaine, le Père Lévesque, revenu au pays en 1972 à la veille de ses 70 ans, va vivre encore trente ans au couvent dominicain de Québec, comblé d’honneurs, racontant ses souvenirs et ses hauts faits, aimant conseiller les plus jeunes et retourner à l’Université Laval, tout en soutenant la politique multiculturelle de Trudeau. Il s’adonnait aussi à son violon d’Ingres, la musique, surtout celle de Beethoven. Il s’éteignit, apparemment content de lui, le 15 janvier 2000.

Voilà l’homme qui fut l’un des premiers responsables de la ruine de notre chrétienté canadienne-française. Il nous restera à étudier son action en faveur de la déconfessionnalisation et les réactions qu’elle provoqua, même au sein de ses disciples.