LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

N° 251 – Janvier 2020

Rédaction : Maison Sainte-Thérèse


L’expédition canadienne en Sibérie 
à l’aide des Russes blancs 
(1917-1919)

SOUS le titre à première vue énigmatique, De Victoria à Vladivostok, le Professeur Benjamin Isitt publie aux Presses de l’Université Laval un récit documenté de l’expédition canadienne en Sibérie, une page peu connue de notre histoire politique et militaire.

Le 15 mars 1917, le tsar Nicolas II abdiquait et la République fut proclamée. La Grande-Bretagne, la France et l’Italie la reconnurent aussitôt, dans le but d’empêcher Kerensky, le chef du nouveau gouvernement, de signer une paix séparée avec l’Allemagne, qui aurait permis à celle-ci de renforcer considérablement ses effectifs sur le front Ouest.

Le Canada suivit évidemment la position de Londres, même si quelques jours auparavant, une délégation canadienne était reçue en grande pompe par le gouvernement du Tsar et avait envoyé un rapport louangeur sur les efforts de la Russie pour soutenir les Alliés et contenir les troupes allemandes : les Russes se battaient alors sur cinq fronts.

Les Anglais craignaient tellement cette paix séparée qu’ils n’hésitèrent pas à faire arrêter Trotski, en escale à Halifax entre les États-Unis où il était réfugié et la Russie. Il fut interné pendant vingt-six jours au camp d’Amherst où il réussit à y endoctriner les prisonniers allemands, qui l’acclamèrent à sa libération ! Dans son rapport, le commandant du camp le décrivait comme « l’homme à la personnalité la plus puissante de tous les hommes qu’il avait rencontrés ».

FACE AUX CONSÉQUENCES DE LA RÉVOLUTION BOLCHÉVIQUE

On ne sait pas comment se décida sa libération. Toujours est-il que, fin avril, il fut mis sur un navire danois qui le débarqua en Finlande. De là, il rejoignit Lénine à Saint-Pétersbourg, où il prit la présidence du comité militaire révolutionnaire qui fit la Révolution d’octobre, puis le commandement de l’Armée rouge.

Trotski

Le malheur que les Occidentaux avaient voulu éviter, en reconnaissant le gouvernement Kerensky, se réalisa alors. Lénine négocia une paix séparée avec l’Allemagne et récusa l’emprunt de 13 milliards de dollars contracté par le Tsar auprès de la Grande-Bretagne et de la France.

Il n’en fallut pas davantage pour que les Alliés décident d’aider les contre-révolutionnaires russes.

Cependant, la Révolution russe suscita un écho favorable dans la population ouvrière de nos pays occidentaux. À Londres, par exemple, 10 000 ouvriers se rassemblèrent à l’Albert Hall pour ovationner chaleureusement Lénine et les siens.

Il en fut de même au Canada, surtout en Colombie-Britannique où la propagande léniniste séduisait une part du monde ouvrier mécontent de la conscription obligatoire votée en juin 1917, et de leurs conditions de travail souvent très pénibles.

Kerensky

Dans le journal BC Federationist, notamment, on pouvait lire sous le titre Acclamons le peuple russe : « Ils ont vraiment donné au monde un exemple de patriotisme qui pourrait bien être suivi par les peuples d’autres pays susceptibles d’une manière ou d’une autre d’être menacés par les forces de la réaction et de la tyrannie. (...) Si le peuple allemand voulait bien suivre l’exemple de la Russie, la paix reviendrait en Europe sur-le-champ. »

Le 15 novembre 1917, 1500 ouvriers métallurgistes d’une filiale du Canadien Pacifique se mirent en grève. Au bout de cinq semaines, comme ils fabriquaient des matériaux nécessaires à la production de munitions pour les Alliés, le gouvernement finit incorporer de force dans l’armée des meneurs pour les envoyer au front.

Cette mesure énergique n’empêcha pas le mouvement de s’amplifier tout au long de 1918, et de gagner d’autres usines. Le 28 septembre, le gouvernement fédéral déclara illégales quatorze associations ouvrières. Le 11 octobre, il interdit pratiquement les grèves dans la plupart des industries.

Dans un tel contexte social difficile, on peut s’interroger sur les raisons qui déterminèrent le gouvernement Borden de s’engager dans l’expédition sibérienne. L’examen des documents montre que sa motivation principale était économique.

Carte de la Russie montrant la ligne de chemin de fer Transsibérien et son intérêt stratégique.

LES INTÉRÊTS CANADIENS EN EXTRÊME-ORIENT RUSSE
ET L’INTERVENTION DES ALLIÉS

Ce n’est qu’au milieu du 19e siècle que la Russie s’empara de cette région au détriment de la Chine. Vladivostok ne devint un port qu’en 1862. Mais la mise en valeur des richesses naturelles de la Sibérie entraîna un afflux de capitaux étrangers et de populations. En dix ans, plus d’un million cent mille Russes d’Europe s’y installèrent. La population de Vladivostok doubla entre 1913 et 1917 pour atteindre 110 000 habitants.

La place du Canada dans ce développement s’accrut considérablement après la déclaration de guerre. Par exemple, cinq sous-marins furent construits par les Canadiens pour la marine russe et transportés à Vladisvostok en pièces détachées. En 1916, le marché russe est le septième importateur de nos produits, essentiellement des munitions, du matériel de guerre et des machines agricoles. Pour garantir ses emprunts en Occident, la Russie avait fait passer à Vancouver le quart de ses réserves d’or qui étaient les plus importantes du monde, le dernier bateau y fut déchargé le jour même de l’abdication de Nicolas II.

La chute de l’empire des Romanov fut connue rapidement à Vladivostok par le télégraphe, mais le courrier et les journaux n’arrivèrent que deux semaines plus tard. Entre-temps, des soviets improvisés s’étaient installés dans les usines et les villages environnants ; les bolchéviques exilés qui s’empressaient de rentrer au pays les prirent aussitôt en main. Mais en même temps, paradoxalement, beaucoup d’aristocrates et d’officiers fuyant la révolution trouvèrent refuge à Vladivostok.

Aux élections de l’Assemblée constituante, les candidats bolchéviques dans la région obtinrent 49 % des voix, un des résultats les plus élevés de toute la Russie. Ce succès s’explique par le mécontentement général de la population qui, outre de dures conditions de travail dans les industries et sur le port, subissait une inflation galopante qui provoqua des émeutes de la faim. Les troupes aussi se radicalisaient, distribuant des armes aux ouvriers ; la propagande bolchévique gagnait la flotte du Pacifique.

Le 18 novembre 1917, dix jours après leur prise de pouvoir à Saint-Pétersbourg, les bolchéviques prenaient le contrôle de Vladivostok, tandis que les habitants et les réfugiés les plus fortunés s’enfuyaient au Japon.

Les Alliés se concertèrent immédiatement pour isoler le nouveau gouvernement russe et aider ses opposants : les Russes blancs. Seulement, leurs intérêts étaient divergents.

La France et l’Angleterre étaient de gros souscripteurs des emprunts russes, ce qui justifiait amplement leur volonté de soutenir la contre-révolution. En outre, les capitaux anglais contrôlaient le commerce du blé sur la Volga, la totalité de celui du sucre en Ukraine, plusieurs centaines de milliers d’hectares de forêts d’accès facile et de champs de coton. Ils avaient aussi d’importants investissements dans les assurances, le charbon, le pétrole et le ciment. Cependant ni la France ni l’Angleterre n’avaient les capacités militaires et logistiques nécessaires pour intervenir si loin.

Quant au Japon, il avait des visées expansionnistes sur l’Extrême-Orient russe et ses richesses naturelles qui lui auraient permis de s’émanciper de la tutelle américaine. À contrario, c’était là une raison de plus pour les Américains, qui se réjouissaient fort de l’affaiblissement de la Russie, concurrent économique potentiel, d’être les moins opposés au régime bolchévique.

Pendant que les Alliés discutaient, les réfugiés affluaient à Vladivostok dans le but de quitter le pays, mais ils se heurtaient aux soviets qui les en empêchaient. En deux semaines, la population de la ville doubla.

Heureusement, les Japonais envoyèrent deux croiseurs qui mouillèrent dans le port, bientôt rejoints par un navire anglais. Leur présence assura la défense des réfugiés, tandis que l’armée chinoise désarmait les troupes pro-soviétiques qui avaient pris le contrôle du Transsibérien en Mandchourie.

En avril 1918, l’assassinat de deux japonais fournit le prétexte aux soldats nippons pour investir une partie de la ville.

AU SECOURS DE L’ARMÉE CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE

Pendant ce temps, des armées blanches, surtout cosaques, se constituaient. Pour elles, l’accès au Transsibérien et à son débouché maritime de Vladivostok était une priorité stratégique afin d’assurer leur ravitaillement en munitions et, éventuellement, en renforts.

Or, providentiellement, un événement fortuit allait le leur fournir. Une légion tchèque, composée de prisonniers de guerre qui s’étaient rangés avec les troupes russes contre les Allemands, avait négocié son départ avec les bolchéviques, via Vladivostok, que ses 7000 hommes devaient gagner peu à peu par chemin de fer. Or, un soir, une bagarre dégénéra dans une gare, au point que les Tchèques prirent le contrôle de la ville. Trotski donna alors l’ordre de les désarmer. L’ayant appris et sachant ce qui les attendait, les Tchèques le devancèrent en s’emparant du Transsibérien sur près de 7000 km, de la Volga à Vladivostok. Des opposants aux soviets les rejoignirent, finalement ce fut une armée de 15 000 hommes qui était en mesure à ce moment-là d’assurer la protection de la ligne de chemin de fer.

Le 29 juin 1918, avec l’aide des Japonais et de quelques soldats anglais, les Tchèques débarrassaient Vladivostok des soviets.

Quelques jours plus tard, les Alliés adoptaient enfin le principe d’une intervention en Sibérie, le Canada fut sollicité de s’y joindre.

Après les Japonais, le premier contingent arrivé sur place fut celui de l’Angleterre : un millier d’hommes, presque inaptes au combat, prélevés sur la garnison de Hong Kong. Le corps expéditionnaire japonais de 15 000 hommes allait s’étoffer jusqu’à en compter 70 000, les Américains en envoyèrent 12 000, les Italiens 2 000, les Polonais 12 000, les Chinois 5000. Il faut ajouter aussi 4000 Serbes, autant de Roumains, 1850 Français (en fait, des Vietnamiens). Avec les Russes blancs, cela formait une armée de 350 000 hommes, le double de celle de Trotski !

Amiral Koltchak

Le 13 août 1918, le Canada annonçait officiellement l’envoi de 4210 hommes sous le commandement du général de division James Elmsley, et de trois millions de pièces de munition. Mais le contingent ne devait être à pied d’œuvre que fin décembre.

Par contre, une délégation de cadres de la Banque royale du Canada s’installait rapidement à Vladivostok, intérêts économiques obligent !

Tous les espoirs d’une réussite militaire auraient été permis si les Russes blancs avaient été unis. Ce qui n’était malheureusement pas le cas. Heureusement, le 21 septembre arrivait à Vladivostok l’ancien commandant de la flotte de la mer Noire, l’amiral Koltchak. Brillant officier, très intelligent ; Kerensky, qui le craignait, l’avait éloigné en l’envoyant comme son représentant à Londres et aux États-Unis. Son retour signifiait la possibilité de former un gouvernement russe anti-bolchévique.

Le colonel Ward

Paradoxalement, c’est l’armistice du 11 novembre 1918 qui allait redistribuer les cartes et créer les conditions de l’échec.

Le 18 novembre, après un accord passé avec le colonel Ward, représentant du gouvernement britannique, Koltchak est proclamé chef suprême de la Russie. Il déclare : « Je ne prendrai ni le chemin de la réaction ni la route fatale de la partisanerie. Je me fixe pour objectifs principaux la création d’une armée efficace, la victoire sur le bolchévisme et l’établissement de la loi et de l’ordre. »

La plupart des grands chefs militaires des armées blanches, Dénikine, Dutoff, Horvath, se rallient.

Plus tard, Ward écrira : « Les faits étaient enfin éclaircis : les terroristes à Moscou, les constitutionnalistes à Omsk. Si seulement, en cette occasion, les alliés avaient traduit leurs promesses en actes, combien de souffrances inouïes auraient été épargnées à la Russie et à l’Europe. »

Rassemblement d’ouvriers bolchéviques

LA MUTINERIE D’UNE PARTIE DU CONTINGENT CANADIEN

En effet, tandis que les troupes canadiennes se préparent pour leur embarquement fixé le 21 décembre, Londres commence déjà à trahir ses promesses à Koltchak en lui refusant des renforts supplémentaires.

Quant au départ du corps expéditionnaire canadien, il fut compromis un moment par une importante mutinerie. Elle éclata au sein du 259e bataillon, composé essentiellement de conscrits canadiens-français, qui ne comprenaient pas pourquoi ils devaient aller se battre à l’autre bout du monde, alors que l’armistice était signé, que leurs familles attendaient leur retour, qu’on leur avait promis que seuls les volontaires partiraient en Sibérie.

Beaucoup d’entre eux avaient assisté, les semaines précédentes, aux réunions de grévistes à Vancouver. Ils avaient donc entendu la propagande communiste en faveur de la paix et l’éloge de la Révolution russe. C’est une explication supplémentaire de leur mutinerie.

Elle fut rapidement matée avec le concours d’autres unités qui embarquaient en même temps. À leur arrivée à Vladivostok, quelques mutins furent condamnés aux travaux forcés, question de faire réfléchir leurs camarades ; toutefois ils seront libérés au moment du rappel du corps expéditionnaire au Canada.

LA TRAHISON DES ALLIÉS

Ce que les mutins ne savaient pas, c’est qu’au même moment, le gouvernement canadien commençait lui aussi à envisager de revenir sur son engagement. Le 22 décembre, le chef d’état-major de la Défense à Ottawa câblait au général commandant l’expédition : « Secret : Le détachement de troupes du Canada continuera pour le présent, mais ils reviendront tous au printemps prochain. Dans l’intervalle, ils ne s’engageront pas dans des opérations militaires, et ne s’enfonceront pas dans le pays sans le consentement du gouvernement canadien. »

Aux élections britanniques de décembre, la remontée spectaculaire du Parti travailliste, hostile à cette expédition, explique la reculade du gouvernement anglais, et du nôtre à sa suite, aux prises avec l’opposition des élus québécois.

L’attitude trouble du Japon était aussi de mauvais augure pour Kotchlak et les Russes blancs. Son contingent était donc de loin le plus important, mais le gouvernement japonais avait fait savoir qu’il ne combattrait pas au-delà de l’Oural. Autrement dit, qu’il n’épaulerait pas une offensive de l’Armée contre-révolutionnaire. En outre – c’était un secret de Polichinelle – il soutenait en sous-main les Russes blancs contestataires de l’autorité de Koltchak. Bref, il devenait évident que les Japonais visaient davantage le contrôle des ressources minières de Sibérie que le renversement du régime bolchévique. Or, comme les Américains préféraient que les bolchéviques l’emportent plutôt que de voir les Japonais disposer de ces richesses naturelles, les Anglais en conclurent que l’expédition était condamnée à l’échec avant même d’avoir commencé.

Nos officiers, eux, venus avec l’idée de remplir leur mission officielle, firent preuve d’une impressionnante clairvoyance. Dès leur arrivée, ils comprirent que le temps était compté si on voulait vaincre l’Armée rouge. Il fallait à tout prix assurer la sécurité du Transsibérien à la place des Tchèques qui rentraient chez eux. Il était urgent aussi de fournir des renforts à Koltchak qui se battait sur l’Oural. En effet, quand ses troupes affrontaient l’ennemi à armes égales, elles l’emportaient, mais lorsque Trotski rassemblait des effectifs plus importants, elles finissaient par céder le terrain. Au total, sans l’aide des Alliés, Koltchak disposait de 66 000 hommes sur l’Oural, bientôt l’Armée rouge en aurait 114 000.

LE RAPPEL DU CORPS EXPÉDITIONNAIRE

Pendant ce temps, la situation à Vladivostok était devenue catastrophique. La ville surpeuplée, sans nourriture suffisante, était de plus en plus dangereuse, « en raison, écrit un Canadien à sa famille, des dizaines de milliers de réfugiés – Russes blancs, Polonais, Géorgiens, Mongoliens, Chinois et Coréens, aristocrates, bourgeois, paysans et mendiants... On disait que l’on pouvait faire couper la gorge à quelqu’un pour un rouble. »

Le contingent canadien s’était heureusement construit un cantonnement à l’extérieur, où les soldats étaient occupés à des exercices à longueur de journée.

Le Général Ivanov-Rinov

Face à la menace des soviets qui, clandestinement, se réimplantaient dans la ville, le général Ivanov-Rinov, représentant du gouvernement Koltchak, fit régner la terreur, ce qui ne lui concilia pas la population. En février 1919, la vallée de Soutchan, au nord de Vladivostok, se souleva pour échapper à la conscription de tous les hommes valides décrétée par Koltchak. Il s’en suivra des expéditions punitives très violentes qui achèveront de convaincre les paysans de se rallier aux bolchéviques.

Fin 1918, début 1919, sur le front de l’Oural, Koltchak avait remporté quelques belles victoires contre les rouges. Mais Trotski, sachant sa supériorité numérique, prit le temps de rassembler ses troupes avant de lancer des offensives limitées. L’Armée blanche recula alors, submergée par le nombre.

En mars 1919, la situation était déjà désespérée, au point que les Canadiens s’attendaient à une attaque bolchévique sur Vladivostok. L’élément précurseur canadien envoyé à Omsk, près de Koltchak, fut rappelé à Vladivostok. Il mit un mois pour parcourir les 5700 km qui le séparaient du gros des troupes canadiennes. C’est que le Transsibérien n’était plus protégé depuis le départ des Tchèques. Quand ce n’étaient pas des sabotages, c’étaient les grèves des employés de chemin de fer, sans salaire depuis des mois, qui le paralysaient, ou encore le général Semionov, soutenu par les Japonais, qui retenait le matériel roulant au détriment de Koltchak. Dès ce printemps 1919, privé d’une logistique assurée et de renforts extérieurs, Koltchak savait bien que sa cause était perdue, à moins d’un réveil énergique et massif des Alliés... qui, au contraire, préparaient leur abandon.

En définitive, les Canadiens n’auront qu’une occasion d’aller au combat, mi-avril 1919, pour reprendre, à cinquante kilomètres au nord de Vladisvostok, la petite ville de Chkotovo qui contrôle l’alimentation en charbon du port. Mais arrivés sur place en soutien du détachement japonais, ils constatèrent que l’ennemi s’était déjà replié. Nous eûmes tout de même un blessé... accidentellement.

Dans une telle situation, dès le 13 février, le gouvernement Borden avait décidé de rapatrier au plus vite le corps expéditionnaire canadien. Pour ce faire, il réquisitionna à prix d’or trois navires. Le premier appareilla le 21 avril avec 1076 hommes à bord, le deuxième le 19 mai avec 1450 hommes ; les derniers soldats canadiens quittèrent la Russie le 5 juin 1919.

LA CONTAGION BOLCHÉVIQUE

Les bolchéviques reprirent Vladivostok en janvier 1920, Koltchak fut fait prisonnier et exécuté par les rouges le 7 février, après avoir été trahi par la délégation militaire française.

À leur retour, nos conscrits, qui n’étaient pas restés insensibles à la propagande bolchévique, trouvèrent le Canada en proie à une agitation socialiste. Le Komintern, l’organe de propagande internationale communiste sous la direction de Moscou, avait été fondé en mars 1919 et n’avait pas tardé à faire preuve d’efficacité. L’agitation ouvrière ne s’était pas apaisée depuis l’armistice, surtout dans l’Ouest, tandis qu’au Québec l’expédition sibérienne était l’objet d’une condamnation quasi unanime des hommes politiques. Ce fut d’ailleurs une des raisons qui poussèrent Borden à y mettre fin rapidement.

La propagande socialiste et syndicaliste décrivait la participation forcée de nos conscrits au soutien des Russes blancs comme un acte de despotisme capitaliste. « La révolution russe avait donné aux travailleurs canadiens un cadre d’interprétation et un exemple d’agir pour contester l’autorité des employeurs et la légitimité de l’État. »

C’est une des causes du « samedi sanglant » de Winnipeg où, le 19 juin 1919, quatre régiments de la milice brisèrent les reins de la grève générale qui avait été décrétée et suivie par 12 000 ouvriers. Bilan : 2 morts et 30 blessés, arrestation de tous les chefs syndicaux. La police fédérale, qui prend le nom de Gendarmerie royale du Canada au lendemain de ces événements tragiques, reçut alors la mission de surveiller étroitement 4806 sympathisants socialistes.

Le samedi sanglant à Winnipeg

Heureusement pour le Canada, le Parti socialiste, ici comme en France, se divisera l’année suivante : la plus grande partie de ses membres fera confiance à la démocratie pour faire évoluer la situation ouvrière. « Il faut faire la grève avec son bulletin de vote », disaient-ils. C’est l’origine lointaine du NPD actuel.

Les autres formèrent le Parti communiste du Canada, parti semi-clandestin, qui vivota jusqu’à la fin des années 1950.

Le bilan de cette expédition sibérienne est donc catastrophique. Outre cet apport en hommes au mouvement socialiste de ce côté du Pacifique, elle avait participé à la trahison de l’amiral Koltchak et des Russes blancs. Alors qu’en janvier 1919, l’Armée rouge était aux abois, nos gouvernements démocratiques lui ont offert la victoire et ont consolidé le pouvoir de Lénine, en manquant à leurs promesses au moment décisif.

Après la page glorieuse de la participation des soldats canadiens à la victoire contre l’Allemagne, l’expédition sibérienne est un déshonneur qui met bien en relief l’imprévoyance et l’inconséquence de nos gouvernements démocratiques livrés aux exigences électorales.