LA RENAISSANCE CATHOLIQUE
N° 253 – Juin 2020
Rédaction : Maison Sainte-Thérèse
Histoire volontaire du Canada français (16)
Trudeau, Bourassa, Lévesque :
les trois fossoyeurs du Canada-français
LE 5 juin 1966, l’Union nationale reprend le pouvoir, un peu plus de six ans après la mort de Duplessis. Son chef, Daniel Johnson, est un politicien et non pas un homme de doctrine. Il ne tentera même pas de revenir sur les réformes de la Révolution tranquille dont d’ardents partisans encadrent sa fonction publique.
Pourtant, depuis 1962, la société québécoise est agitée par différents courants, allant du séparatisme marxisant et violent, à des réactions de droite qu’on aurait tort d’oublier. Dans un tel contexte, comment expliquer la consolidation sans aucune remise en cause des acquis de la Révolution tranquille ?
Le ralliement béat d’une grande partie du clergé, en soumission à un épiscopat hypnotisé par les réformes conciliaires, y est pour beaucoup. N’étaient-ce pas les rêves de l’Action catholique spécialisée qui semblaient se concrétiser ?
Mais il a fallu aussi que toute velléité de réaction politique devienne impossible. Ce fut l’œuvre de trois hommes politiques, apparemment ennemis, en réalité alliés idéologiques : Pierre-Elliott Trudeau, Robert Bourassa, René Lévesque.
RENÉ LÉVESQUE : LA SÉDUCTION AMÉRICAINE ET GAULLISTE
Né en Gaspésie en 1922, René Lévesque est issu d’un milieu aisé. Son père est avocat et, quoique canadien-français, il s’est fait un nom parmi les riches familles anglophones ; cependant, il apprend à son fils à ne pas mépriser le peuple pauvre, trop souvent exploité sans vergogne en Gaspésie par ce milieu protestant dans lequel il vit. Il lui transmet aussi son goût pour la politique et pour l’histoire. René sera un brillant élève des jésuites au séminaire de Gaspé.
La mort de son père, surtout le déménagement et le rapide remariage de sa mère à Québec sont un choc pour cet adolescent de quatorze ans. Il néglige ses études, finit de justesse son cours secondaire et, l’année suivante, il n’achève pas sa première année de droit à Laval. Il rêve maintenant d’être radioreporter ; pour arriver à ses fins, il s’engage dans l’armée américaine comme correspondant de guerre en Europe. Là-bas, il fournit aussi des reportages à la presse gaulliste.
Puis il couvre la guerre de Corée. En 1952, il abandonne la radio au profit de la télévision. Très doué, il collectionne les scoops et devient en peu de temps le journaliste-vedette du réseau francophone de Radio-Canada.
En 1956, il lance son émission Point de mire. Ses dons de pédagogue appliqués aux grands enjeux de l’époque lui assurent une large audience. Il s’intéresse tout particulièrement aux guerres d’indépendance, notamment à celle d’Algérie qu’il commente avec des lunettes gaullistes.
Toutefois, l’aplomb remarquable avec lequel il juge de tout cache en fait une formation en pointillé. Après ses bonnes études à Gaspé, c’est un grand vide jusqu’au bain de vie américaine et gaulliste. Il n’a qu’une vue superficielle sur les événements contemporains, influencée par les slogans de l’époque. Il ne sera jamais un penseur politique doté d’une doctrine élaborée.
Ses biographes remarquent aussi que de 1945 à 1960, il a relégué aux oubliettes le nationalisme canadien-français de sa jeunesse, comme la foi catholique de son enfance, pour laisser libre cours à ses mœurs dissolues.
Admiratif des États-Unis, du monde moderne où la liberté est reine, il déteste l’ordre, celui du Canada-français traditionnel comme celui du Canada anglais hérité des loyalistes. Surtout, la Province de Québec lui paraît étouffée par l’emprise de l’Église.
Il n’est pas le seul à penser ainsi : entre deux reportages à l’étranger, il retrouve ses anciens amis de son éphémère année de droit à Québec, dont Jean Marchand. Parfois, Pierre-Elliott Trudeau les rejoint. Ces jeunes ambitieux désirent faire évoluer aussi bien le Canada français que tout le Canada qu’ils jugent en retard sur les États-Unis. Il est temps, comme ils disent, « d’exister sur la carte du monde ».
Point de mire n’a d’ailleurs d’autre but que d’ouvrir les fenêtres des Canadiens-français sur l’extérieur.
LE RÉVEIL DU NATIONALISME
Quand, en 1959, la direction de Radio-Canada refuse aux réalisateurs canadiens-français de se syndiquer, Lévesque n’est ni chef syndical ni réalisateur. Pourtant, réagissant spontanément à cette injustice flagrante avec son populaire bagout, il en devient la figure de proue.
Le 27 janvier 1960, il est si choqué du mépris total du gouvernement fédéral à l’arrivée de la marche des grévistes sur Ottawa, qu’il décide de s’engager en politique ! Plus tard, il dira que son nationalisme date de ce jour.
C’est qu’il a immédiatement saisi qu’une telle injustice pouvait mobiliser une bonne partie de la population francophone, non pas pour réveiller son nationalisme traditionnel, mais pour lui faire revendiquer sa dignité et ses droits.
Pour le Parti libéral, alors en lutte contre l’Union nationale, il représente évidemment une recrue de choix, même si sa position ferme vis-à-vis d’Ottawa pouvait en effaroucher plusieurs : « Le séparatisme, dira-t-il, est une idée respectable même si je ne suis pas convaincu de son opportunité. »
Ministre dans le premier gouvernement Lesage, il parvient à faire passer au premier plan du programme libéral son projet de nationalisation de l’électricité. La victoire électorale de 1962 lui donne donc la possibilité de compléter ce que Duplessis avait déjà réalisé : Hydro-Québec absorbe tout ce qui était resté aux mains des Anglo-canadiens, grâce au financement qu’il se procure aux États-Unis.
Pour Lévesque, l’État doit être l’instrument de la libération du Québec. Il y aura toujours chez lui un côté socialisant, pour ne pas dire totalitaire, car, comme beaucoup à l’époque, il n’est pas exempt de l’influence marxiste.
Évidemment, ce n’est pas l’esprit du Parti libéral de Jean Lesage. Aussi, durant ses premières années en politique, se montre-t-il prudent tout en appartenant à l’aile gauche du gouvernement.
ROBERT BOURASSA
Après leur défaite de 1966 au profit de l’Union nationale, les libéraux se divisent. Les plus conservateurs d’entre eux reprochent au gouvernement d’avoir fait trop de réformes trop vite. Les réformistes, au contraire, lui font grief de ne pas avoir été assez loin. Tous poussent Lesage vers la sortie. Néanmoins, ce sont trois réformistes qui émergent pour sa succession : Gérin-Lajoie, le brillant et tenace ministre de l’Éducation, René Lévesque, et un tout jeune arrivé, l’enfant chéri de Lesage, Robert Bourassa.
Né en 1933, celui-ci a donc 33 ans à l’époque. C’est une grosse tête : très brillant élève au collège Saint-Jean-de-Brébeuf puis à l’Université de Montréal, à Oxford et enfin à Harvard, c’est d’abord un fiscaliste et un économiste. Il épousa une héritière des Simard, la famille d’industriels établie alors à Sorel. Lui aussi rêve de modernisation du Québec. Il fréquente des cercles d’initiés, comme celui qui deviendra la Trilatérale, dont seront issus la plupart des hommes politiques importants du monde occidental, de la décennie 70.
On sait moins que Bourassa et Lévesque étaient alors très amis. Ils sont la mouche du coche des réformistes libéraux et ont d’interminables discussions sur ce qu’il faudrait faire. C’est ainsi que peu à peu s’élabore un premier programme de gouvernement souverainiste, Lévesque étant persuadé qu’il faut faire vibrer la fibre nationaliste pour que le Québec évolue.
Cette conviction, même prudemment et progressivement avancée, effraie une bonne partie du courant libéral-progressiste, son électorat restant fédéraliste. Robert Bourassa n’en demeure pas moins un des soutiens les plus ardents de René Lévesque. C’est dire que ce brillant technocrate n’est pas plus attaché au Canada français traditionnel que son ami.
« VIVE LE QUÉBEC LIBRE ! »
Le 24 juillet 1967, de Gaulle lance son « Vive le Québec libre » du balcon de l’hôtel de ville de Montréal. Les effets de cette bombe ne sont pas près de s’estomper.
Le Parti libéral s’insurge aussitôt contre l’ingérence gaullienne dans nos affaires canadiennes. Bourassa reste de marbre. Lévesque se tait pour ne pas donner l’impression d’être un agent gaulliste, mais il n’en pense pas moins. Toutefois, comme ses idées sont connues, la plupart des libéraux réformistes jugent prudent de l’abandonner. Mais pas Bourassa, qui lui prête même sa machine à écrire pour rédiger ce qui deviendra Option Québec.
En effet, puisque son désaveu au prochain congrès libéral en octobre est désormais inévitable, Lévesque prépare activement la fondation de son parti, dont l’essentiel du programme sera de déclarer d’abord la souveraineté du Québec, puis de négocier son association avec le reste du Canada.
C’est au tout dernier moment que Bourassa se sépare de lui, opportunément pour son avenir politique. Il estime alors qu’une grave divergence l’empêche de continuer sa collaboration avec René Lévesque. Ce dernier, en effet, prétend qu’il n’y aura pas de Québec souverain sans sa propre monnaie ; il a raison. Mais Bourassa lui objecte en économiste qu’une monnaie québécoise ne serait qu’un leurre, qu’elle serait forcément dominée par l’économie de ses voisins, dont celle des États-Unis, qui ne nous feront pas de cadeau. Puisqu’on ne peut être souverain sans sa propre monnaie et que le Québec ne peut avoir sa propre politique monétaire, il ne peut pas être souverain. Bourassa a raison. Pourquoi alors avoir attendu si longtemps pour lâcher son ami Lévesque ?
En fait, ces deux hommes veulent avant tout détacher le Canada-français de ses traditions catholiques rétrogrades. C’est pourquoi les changements de gouvernement à Québec durant les vingt années suivantes ne feront que consolider la Révolution tranquille. Quand le Parti Québécois sera au pouvoir, le moteur sera sur le mode accélération ; lorsque les Libéraux le reprendront, ils freineront, mais pour mieux garder le cap. Cette convergence va renforcer celle que nous allons découvrir entre Lévesque et Trudeau.
Habile politique, Lévesque va faire de son exclusion du Parti libéral, largement médiatisée, le lancement du Parti Québécois, première manière : le Mouvement souveraineté-association. Ses premiers adhérents sont soit de gauche, soit nationalistes anglophobes. D’autres nationalistes, plus réfléchis, refusent de le suivre, pensant à juste titre que faire l’indépendance du Québec. ce serait abandonner les minorités francophones dans le reste du continent, et donc contredire la vocation traditionnelle du Canada-français.
De fait, le parti de Lévesque n’est pas soucieux de défendre le bien commun de la communauté historique qui lui est antérieure. Au contraire, il va travailler à sa disparition en utilisant « pêle-mêle et dans une confusion séduisante les mots de liberté, de justice, de fraternité et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal comprise » (Saint Pie X, Lettre sur le Sillon, condamnant la démocratie-chrétienne).
OTTAWA-QUÉBEC, MÊME COMBAT CACHÉ
Or, à la même époque arrivent au pouvoir à Ottawa, les trois colombes : Gérard Pelletier, ancien de la JEC, démocrate chrétien de gauche ; Jean Marchand, syndicaliste, ami de René Lévesque et anti-duplessiste virulent, et Pierre-Elliott Trudeau, qu’il n’est pas besoin de présenter.
Ce dernier revendique la direction du Parti libéral fédéral, donc le poste de Premier ministre, dans le but de faire évoluer toute la société canadienne, à l’instar de son ami Lévesque au Québec.
Cela ne se fera pas facilement et, paradoxalement, ce sont les agitations de la société québécoise qui vont l’y aider.
Le « Vive le Québec libre » a braqué les projecteurs sur les mouvements séparatistes au Québec. On sait maintenant que le KGB les soutenait, tout particulièrement le FLQ qui n’hésita pas à employer la violence « pour répondre à la violence du système ».
La manifestation de la Saint-Jean-Baptiste, la veille des élections fédérales de 1968, n’est pas un hasard, elle permit à Trudeau de donner au bon moment l’impression d’être l’homme fort qui ferait face aux révolutionnaires et agitateurs de toutes sortes.
Les années 1968, 1969 et 1970 sont en effet des années de perturbations au Québec. Outre les revendications indépendantistes et les attentats à la bombe du FLQ, la question linguistique enflamme Montréal. La métropole connaît un afflux de population attirée par sa modernisation et de nouveaux emplois, alors que les régions régressent et que le monde rural vit une mutation aux conséquences imprévues. Les inconvénients sont facilement occultés par l’enrichissement général de la société, tandis que l’influence de l’Église s’estompe sauf lorsqu’il s’agit de soutenir les aspirations de la jeunesse.
Aux élections de 1970, l’Union nationale perd le pouvoir au profit du Parti libéral dont Robert Bourassa, qui n’a alors que 36 ans, a réussi à prendre les rênes. Il doit sa victoire à son allégeance au Canada contre les séparatistes et à son programme économique.
Mais à peine devenu Premier ministre, il doit affronter la crise d’octobre : l’enlèvement par le FLQ de J. Ross, l’attaché commercial britannique, et de Pierre Laporte, le ministre du Travail, qui sera assassiné par ses ravisseurs. C’est un choc considérable. Trudeau, à la demande de Bourassa, mais en se frottant les mains, a recours à la loi sur les mesures de guerre. Il a ainsi les moyens de contrôler tous les partisans du séparatisme, mais surtout de se donner une légitimité qui devrait lui permettre de faire sa révolution à lui.
ROBERT BOURASSA, LE TECHNOCRATE SANS FIBRE CATHOLIQUE.
La paix publique revenue, Bourassa mène sa politique dans la ligne droite de la Révolution tranquille. Il ouvre l’immense chantier de l’aménagement de la baie James, pour valoriser nos ressources hydro-électriques. Il met en place un plan de développement industriel, malheureusement au détriment des régions. En 1970, il fait adopter la loi sur l’assurance maladie ; en 1973, l’aide juridique et les allocations familiales et, en 1975, la charte québécoise des droits et des libertés de la personne.
La Loi 22 fait du français la langue officielle de la Province. Mais elle ne réussit pas à calmer les esprits ; les plus nationalistes la jugent trop faible, alors qu’au contraire elle scandalise les anglophones qui pourtant votent traditionnellement libéral.
Or, depuis l’échec de la conférence interprovinciale de 1971, Bourassa traînait déjà l’image d’un politicien sans envergure. Fâché par son refus de ses propositions, Trudeau l’avait traité de « mangeur de hot-dog », plus soucieux de satisfaire son électorat nationaliste que de considérer ce que lui, Trudeau, pensait être le bien commun.
Pendant ce temps, le jeune Parti Québécois augmentait son audience. Les élections de 1970 ne lui avaient accordé que 7 sièges pour 23 % des suffrages. En 1973, il perdit un siège, mais il récolta 40 % des voix francophones et 30 % des anglophones.
Lévesque eut alors le coup de génie d’inscrire à son programme la tenue d’un référendum. C’était mettre au premier plan la question des relations avec Ottawa et reléguer au second toutes celles qui divisaient les membres du parti. Comme les séparatistes étaient en faveur d’un référendum, mais également les fédéralistes afin qu’on sorte de l’ambiguïté de ces dernières années, il se constitua ainsi un bon socle électoral.
Parce qu’on le savait plus tolérant que Bourassa sur la question linguistique, le Parti Québécois put rallier aussi des anglophones déçus de la Loi 22 et, en région, les opposants à la politique de modernisation économique forcée, tels que les maires des villages, les agriculteurs et les personnes âgées, tous allergiques à la technocratie.
Résultat : le 15 novembre 1976, le Parti Québécois passait de 6 à 71 députés, le Parti libéral de 97 à 26.
Lévesque s’entoura d’une équipe de dix-huit ministres, essentiellement des hauts fonctionnaires comme Parizeau, Morin, Bérubé, Landry, ou des personnalités populaires comme Lise Payette, Louise Harel, etc.
À peine installé, le gouvernement lança une série de réformes, malgré le mauvais état des finances publiques et une charge fiscale déjà fort lourde : une famille québécoise de quatre membres payait mille dollars en taxes de plus qu’une famille comparable dans une autre province. La liste est longue : réforme du financement des partis, réforme de la carte électorale, Loi 101 pour protéger la langue française, qui provoqua le départ de 130 000 anglophones et de quelques sièges sociaux, lois sur l’assurance automobile, sur la protection du territoire agricole, sur l’abolition de la taxe sur les biens de consommation courante, sur le régime d’épargne-actions pour initier les Québécois à la bourse, sur la protection de la jeunesse, sur la santé et la sécurité du travail, sur l’avortement.
En même temps, Lévesque donna plus d’ampleur à la timide politique étrangère inaugurée par ses prédécesseurs qui avaient saisi la main tendue par de Gaulle.
À OTTAWA, TRUDEAU GALÈRE...
Officiellement, cette politique de Lévesque, comme auparavant celle de Bourassa, ne pouvait convenir à Trudeau, puisque toutes deux prétendaient pour le moins limiter les pouvoirs du fédéral. Trudeau, au contraire, en réclamait le maximum pour mener à bien l’évolution de la société canadienne.
Cependant, la cote de popularité du gouvernement libéral était au plus bas. Aux prises avec les conséquences des chocs pétroliers de 1973 et 1978, il n’arrivait pas à freiner l’inflation et à diminuer le chômage. En voulant faire profiter tout le pays de la production pétrolière de l’Alberta, Trudeau s’était mis à dos cette province, ainsi que la haute fonction publique anglophone en lui imposant le bilinguisme.
Aux élections d’octobre 1972, déjà, il avait été réélu de justesse pour un gouvernement minoritaire. En 1974, on retourne aux urnes, mais cette fois il organise une formidable campagne centrée sur lui, sa femme et leur bébé Justin. Il est réélu !
Mais la trudeaumanie ne dure pas. Sa mésentente avec sa femme éclate et se termine par un divorce. La conférence interprovinciale pour le rapatriement de la constitution est un nouvel échec. Les difficultés économiques, sa politique étrangère de plus en plus antiaméricaine, enfin son arrogance qui scandalise tout de même beaucoup de gens, font fondre sa popularité artificielle. Il perd les élections de mai 1979 au profit du Parti Conservateur dirigé par Joe Clark, un chef pourtant sans envergure.
Apparemment, c’est donc le fiasco total, Trudeau n’a pu imposer sa réforme la plus efficace pour changer le Canada : la Charte des Droits de l’homme.
Il n’a plus qu’à quitter la politique et à assister de loin à l’évolution du Québec qui obtiendra probablement la reconnaissance de son caractère distinct, tandis que le Canada anglais restera ce qu’il est, à moins que l’etablishment de Toronto n’en décide autrement. En novembre 1979, il démissionne donc de la chefferie libérale. Exit Trudeau. Du moins tout le monde le pense, lorsque, coup de théâtre : le 13 décembre, lors de la présentation du budget à la Chambre des communes, les libéraux par une entourloupette imprévisible ( !) arrivent à renverser le gouvernement conservateur.
... AVANT DE TRIOMPHER
Au même moment – quelle coïncidence ! – René Lévesque fait savoir que la question référendaire sera rendue publique après le conseil des ministres du 19 décembre. Alors, le 18, Trudeau décide de revenir sur sa démission, sous prétexte que le Parti ne peut pas se lancer dans une course à la chefferie dans un tel contexte.
« Lévesque a tout prévu, sauf le retour de son rival », dit son biographe. Ce serait à démontrer, car si Lévesque avait attendu un peu plus longtemps pour annoncer son intention, Trudeau aurait définitivement quitté la vie politique, et les partisans de l’indépendance n’auraient eu aucun fédéraliste capable de s’y opposer efficacement. La face du Canada et du Québec en aurait été changée... mais cela n’aurait pas été le changement voulu ni par Lévesque ni par Trudeau.
Le 8 mai, un sondage donne le camp du oui à l’indépendance largement gagnant deux semaines plus tard. Trudeau se lance alors dans la bataille, se posant comme le défenseur de l’unité du pays et le protecteur des Canadiens français contre cette folle aventure. Il a surtout l’habileté, dans son dernier discours à Montréal, de prendre « l’engagement le plus solennel de mettre en marche [...] le mécanisme de renouvellement de la Constitution » si le Québec votait non au référendum.
Tout le monde comprit qu’il s’engageait à satisfaire les revendications constitutionnelles du Québec. D’autant plus qu’en janvier précédent un groupe de travail gouvernemental avait recommandé une décentralisation des pouvoirs et un statut particulier pour le Québec. À l’époque, ce n’était pas ce que Trudeau voulait entendre et le rapport avait été vite oublié, mais en mai 1980, il passait pour donner la position du Parti libéral.
Tenant sa promesse, Trudeau met en route le mécanisme de révision de la Constitution le lendemain de la courte victoire du non, il va enfin arriver à son but. Toutefois, il a devant lui un fameux adversaire, tout au moins en apparence : René Lévesque, qui ne peut pas accepter la Charte puisqu’il sait que la défense du caractère distinct du Québec, en particulier la défense du français, implique une législation discriminatoire pour les anglophones ; ses mesures seraient donc implacablement jugées anticonstitutionnelles. En plus, pour garder son capital politique, Lévesque doit continuer à être un farouche opposant à Ottawa.
C’est pour cette raison que Lévesque s’est employé à faire un front commun de la plupart des provinces pour exiger beaucoup du fédéral, en profitant de la révision constitutionnelle.
Mais Trudeau est prêt à tout pour obtenir l’accord des provinces, réticentes à l’idée d’inscrire les Droits de l’homme dans la Constitution. À leur avis, cette Charte créerait un flou juridique qui ne se préciserait que par la jurisprudence, ce qui revenait à créer un « gouvernement des juges », guère conforme à notre tradition parlementaire.
La conférence interprovinciale d’Ottawa, en septembre 1980, aboutit donc à une impasse. Pour s’en sortir, Trudeau demande à la Cour suprême s’il peut agir unilatéralement et se passer de l’accord des provinces pour rapatrier et modifier la Constitution.
Lévesque, lui, déclenche des élections provinciales qui prennent l’allure d’un plébiscite en sa faveur : le 13 avril 1981, le Parti Québécois remporte les deux tiers des sièges.
Le 16, les huit provinces s’entendent sur un projet de réforme constitutionnelle, mais – c’était le prix à payer – Lévesque renonce à la traditionnelle exigence du Québec pour un droit de veto, se contentant d’un droit de retrait avec compensation financière.
Fin septembre, la Cour suprême se prononce sur la légalité du rapatriement unilatéral, en donnant en partie raison à Ottawa : la coutume veut qu’on ne puisse pas changer la constitution sans l’accord des provinces, mais la loi ne l’oblige pas.
Début novembre, réunion interprovinciale de la dernière chance, à Ottawa : Trudeau rejette le texte présenté par le front commun des provinces et manœuvre pour isoler le Québec en promettant en secret à chaque Premier ministre la satisfaction de ses demandes et en expliquant que faire alliance avec Lévesque contre Ottawa revient à encourager son séparatisme.
Tant et si bien qu’au dernier matin de la conférence, Lévesque se voit présenter le texte d’un accord négocié dans la nuit par les ministres Chrétien (pour le fédéral), Romanow (de la Saskatchewan) et Roy McMurtry (de l’Ontario), et approuvé par tous les autres Premiers ministres. Le front commun a volé en éclats, sans que Lévesque en ait été averti.
Ces tractations nocturnes passeront dans l’histoire du Québec comme la « nuit des longs couteaux ». Mystérieuse nuit où toute la délégation québécoise est restée tranquillement au bar et dans ses chambres d’hôtel, sans penser que les autres délégations puissent se rencontrer ! Mais, quand on sait que Claude Morin, l’un des membres les plus importants de la délégation québécoise, avait déjà été payé par la Gendarmerie royale du Canada pour des renseignements sur le Parti Québécois, et qu’on n’oublie pas la connivence idéologique entre Lévesque et Trudeau, on peut sérieusement se poser des questions.
Toujours est-il que Trudeau est arrivé à ses fins, sa seule concession aura été une clause dérogatoire qui réduit la portée de la nouvelle constitution en matière de liberté d’expression, de religion et de langue, et un droit de retrait – et non pas de veto – sans compensation financière, accordé à toutes les provinces. Par contre, le Québec se voit imposer le bilinguisme officiel au parlement et dans les cours de justice, mais pas l’Ontario où pourtant existe une forte minorité francophone. Les anglophones des autres provinces pourront avoir accès aux écoles anglophones du Québec, à l’encontre de la Loi 101. Surtout, la reconnaissance du caractère distinct du Québec est exclue.
Pour Lévesque, le désastre est total. La nouvelle Constitution réduit les pouvoirs du seul État français de la fédération, sans son consentement ! Elle est si en deçà de nos exigences historiques que Lévesque refuse de la signer. Ce qui vaut au Canada cette particularité juridique d’une province, la deuxième en importance, assujettie à la loi fondamentale du pays sans l’avoir approuvée. Le 2 décembre 1981, jour où la Chambre des communes adopte la motion sur la nouvelle constitution, Lévesque fait mettre en berne le fleurdelisé au Parlement.
Mais en fait, Trudeau et lui en 1984 ont pu partir la tête haute, même si leur popularité était alors au plus bas. La véritable mission qu’ils s’étaient donnée était accomplie. Les acquis de la Révolution tranquille étaient là pour rester, le Québec laïc s’est substitué au Canada français, abandonnant les minorités francophones des autres provinces.
Le Canada, lui, est devenu une société multiculturelle, avec la bénédiction du pape Jean-Paul II lors de son discours à Ottawa en septembre 1984. Il donna notre pays en exemple de société nouvelle, tolérante, terre de liberté où l’Église peut assurer avec toutes les religions l’animation spirituelle.
Conclusion de notre histoire volontaire et sainte du Canada français, mais qu’il faudra développer : si la chrétienté canadienne-française peut être considérée aujourd’hui comme disparue, la responsabilité première en revient à l’Église qui en était l’âme. À partir du moment où elle s’est ralliée à la démocratie, que Lord Durham avait pourtant en 1837 indiquée comme l’instrument irrésistible de notre assimilation, c’était perdu.
Seuls le triomphe du Cœur Immaculé de Marie puis une Contre-Réforme dans l’Église pourront faire renaître le Canada français et en faire un jour un « grand peuple » (René Lévesque), par les mérites des saints de ce « petit peuple » (Lionel Groulx) qui fut si longtemps attaché à sa foi. Suivons leurs traces, gardons l’héritage en attendant que la doctrine de notre Père puisse servir à sa renaissance.