Frère Flavien Laplante : II. Un cœur Missionnaire Jusqu’au bout
LORSQU’EN 1949, frère Flavien revient à Diang après un premier séjour au Canada, il a hâte de se remettre au travail. Avec l’accord de ses supérieurs, il veut développer les œuvres entreprises à l’occasion de la guerre, pour le diocèse de Chittagong, et s’occuper des 65 000 pêcheurs de la côte Est de la baie du Bengale, afin de leur montrer en actes et en paroles la charité du Christ et l’amour de la Vierge Marie.
Il ne va pas tarder à perdre les quelques kilos qu’il venait de regagner à la table familiale, après dix-sept ans de mission ! Une barge transportant un chargement de poutres métalliques et de tôles, destinées à la toiture d’une église, a coulé au milieu du fleuve ; pour récupérer ce « trésor », l’évêque ne voit que le frère Flavien et ses pêcheurs ! Il leur faudra quinze jours d’efforts surhumains pour remonter à la surface, pièce par pièce, la précieuse cargaison. Son biographe note alors : « Depuis plusieurs mois déjà il médite les messages de la Vierge, spécialement celui de Fatima. L’insistance de la Vierge sur la pénitence pour les pécheurs, la nécessité de la prière, la récitation du rosaire sont autant d’invitations pressantes qui remuent le cœur du Frère Flavien. »
C’est ce cœur que nous allons voir à l’œuvre, jusqu’au bout, malgré toutes les difficultés et le bouleversement qui résulteront du concile Vatican II.
L’ORPHELINAT DE DIANG
Rappelons qu’il a 43 ans lorsqu’il peut se consacrer de nouveau entièrement à Diang en août 1950. Pendant les 31 ans qu’il lui reste à vivre, il se donnera totalement à ses chers pêcheurs et à leurs familles, hindous parias au milieu d’une population majoritairement musulmane. Il sera leur père : tout en améliorant considérablement leur situation matérielle et sociale, il leur apprendra à aimer la Sainte Vierge, faute de pouvoir en conduire beaucoup au baptême.
Il nous est impossible ici de respecter l’ordre chronologique pour raconter ces années de labeur, cette suite impressionnante d’œuvres, d’entreprises dans tous les domaines, agrémentées d’aventures et de mésaventures qui auraient découragé tout autre que le frère Flavien.
Son amour de Notre-Dame inspire son activité débordante. En 1950, après avoir organisé de grandes fêtes en l’honneur de la proclamation de l’Assomption de la Vierge Marie au milieu de cette population hindoue, il écrit : « Pour amener tous les pêcheurs du Bengale à la vraie lumière, il faut plus que ça, il faut un centre où la Sainte Vierge distribuera ses faveurs de choix, et c’est ce sanctuaire que je demande de toutes mes forces. Il faut un temple où la Sainte Vierge recevra ses enfants misérables, les plus misérables de tous, ses derniers-nés, dans la famille du Seigneur. »
Son activité principale reste officiellement l’orphelinat, qu’il transforme peu à peu en école de garçons destinée à tous. L’arrivée des sœurs de Sainte-Croix lui permet d’ouvrir une école pour les filles. Il fait de ces établissements des modèles. Il ne se contente pas de nourrir ces pauvres enfants, ni même de les éduquer, il jette les bases des futures familles. En dix ans, le mariage de ses orphelins lui permet d’en installer une centaine près de Diang, qui doivent devenir le noyau de son œuvre de réhabilitation des pêcheurs.
« Cent orphelins : cent foyers en l’espace de dix ans, tous établis autour de Notre-Dame des Missions, tous unis par une même foi et le même idéal, formant une même grande famille en pèlerinage vers le ciel ; un nouveau village pour donner l’élan à cent autres, éparpillés dans le district. Ce village apportera la lumière aux 50 000 brebis sans pasteur, réfractaires à la lumière. »
C’est ainsi que ces malheureux orphelins recueillis dans les ruines des bombardements se retrouvent des privilégiés par l’éducation qu’il leur fait donner, bien adaptée à leur situation. Il ne veut pas en faire des messieurs, mais des pères de famille capables de nourrir les leurs, de développer leur petit patrimoine et de faire face à l’administration. À côté de la formation générale, ils apprennent la navigation et la pêche, mais aussi des rudiments d’agriculture – la ferme de Diang va devenir un établissement modèle –, de menuiserie, de mécanique et de comptabilité.
Il pousse les plus doués à faire des études supérieures. Il trouve les ressources nécessaires pour en envoyer quelques-uns au Canada, afin qu’à leur retour ils prennent la tête de leurs communautés, et notamment des coopératives de pêcheurs, la prunelle de ses yeux !
LES COOPÉRATIVES DE PÊCHEURS
Que de soucis, que de sacrifices et de prières ne lui ont-elles pas demandés ! Il a vite compris, en effet, que l’amélioration de la condition de vie des pêcheurs passe par de simples progrès matériels qui exigent cependant leur regroupement professionnel. Par exemple, aucun pêcheur n’a les moyens de pourvoir à l’achat et à l’entretien d’un moteur pour gagner plus rapidement le large, donc pour augmenter le temps de pêche, et pour aussi se mettre vite à l’abri lorsque les imprévisibles et meurtrières tempêtes se lèvent dans le Golfe. Leur organisation en coopératives permet d’obtenir du crédit, des prix réduits et de se doter d’un atelier d’entretien communautaire.
Comme les pêcheurs perdent beaucoup de temps à revenir porter leurs prises au marché du port de Chittagong, il imagine une spécialisation des bateaux pour que certains ne fassent que la navette entre le large et le port. Pour qu’un afflux de marchandise sur le marché ne fasse pas chuter les prix, il conçoit un système de réfrigération qui permet de stocker le poisson et de l’écouler régulièrement.
Décidé à obtenir ces résultats, il déploie une incroyable énergie pour vaincre l’inertie multiséculaire de ces parias sans instruction pour les convaincre de se regrouper en coopérative, leur en expliquer le fonctionnement, leur en faire respecter ensuite les règles et trancher les innombrables chicanes.
Sans la grâce et sans son inlassable charité, il n’aurait jamais conquis les cœurs et entraîné les volontés rebelles. Ses lettres à sa famille racontent, dans un style très vivant, les mille péripéties de cette lutte. Il conclut l’une d’elles ainsi : « Voilà ce que c’est de vivre chez Notre-Dame de la Misère, mais ça ne fait rien, la vie est belle et vaut la peine d’être vécue ; je me souviens de nos jours de misère et je suis fier et courageux pour toujours ; si parfois vous avez des petites difficultés, ne vous y arrêtez pas pour vous apitoyer, mais souriez à la misère et dites : “ s’il n’y a que ça à souffrir pour gagner le ciel ”, et c’est avec joie que vous le ferez. »
Pendant des mois, par exemple, on lui vole du poisson, la batterie du tracteur et sa mobylette, des moteurs de bateau et celui de la pompe à eau. Cela le met hors de lui : « Imaginez que les méchants, la nuit dernière, ont arraché un tuyau enfoui deux pieds sous terre et l’ont emporté avec la pompe que j’avais installée sur le bord de l’étang afin d’empêcher les enfants de descendre dans l’étang et d’y brouiller l’eau. J’ai eu la nouvelle au réveil avant d’aller à la méditation, et vous vous imaginez que j’en ai pensé des mots dits à l’envers ; les cochons, ils finiront par payer cela et ils payeront cher, si ce n’est dans ce monde, ce sera dans l’autre. Voler des orphelins comme ils le font, leur donner tant de misère comme ils leur en donnent, ils s’amassent des charbons ardents ; ce qui vient à dire que tout ce que j’installerai à l’avenir sera mis dans le ciment, et ils auront à piocher longtemps avant d’en arracher un seul morceau. (...) Pourtant on l’aime quand même ce beau Bengale, champs de bataille, champs de misères, mais ça ne fait rien, on bataille comme de bons soldats, et on oublie la misère. »
Une autre fois : « Ces pauvres gens en arrachent ; et dire que ceux qui créent tout le trouble sont des gens riches, que les richesses ne peuvent jamais assouvir. Je les plains beaucoup, ces pauvres gens, et je leur répète souvent de ne pas lâcher, c’est pire. »
L’HEURE DU SACRIFICE
En 1953, l’œuvre prend de l’ampleur et l’évêque de Chittagong s’en inquiète. Pour mener à bien le lancement de sa coopérative, les constructions des écoles et de la ferme modèle, la plantation de centaines d’arbres fruitiers, le frère a emprunté. Certes, ni le diocèse ni la Congrégation n’ont engagé leur responsabilité ; mais en cas de faillite, est-ce qu’on ne se retournerait pas contre eux sous prétexte que le frère, étant religieux, a agi dans l’obéissance ?
Aussi, à la demande de l’évêque, et tout en disant au frère Flavien leur admiration pour ce qui a déjà été réalisé et qu’ils veulent continuer, ses supérieurs décident de le retirer de Diang et de le nommer directeur de l’école de Noakhali.
Le frère accepte religieusement cette nouvelle obédience. Ce qui fera dire à un confrère : « Si vous avez une niche pour mettre un saint, gardez-la pour y mettre frère Flavien. »
Le voilà donc redevenu directeur d’école, loin de ses chers pêcheurs et de ses orphelins. Avec le même entrain, il se donne à sa nouvelle tâche ; mais son cœur est resté à Diang. Aux bienfaiteurs, il écrit : « Même mon absence ne sera qu’un gage de réussite, car l’un sème et l’autre récolte, mais s’il y a plus de joie à récolter, il n’y en a pas moins pour celui qui sème, s’il sait semer profond et y mettre beaucoup d’amour et de dévouement. »
Toutefois, peu à peu, le sacrifice se fait plus durement ressentir. Assez souvent, on lui demande d’aller régler tel ou tel problème à Diang. Ses séjours y sont brefs, mais suffisants pour lui permettre de constater que l’esprit communautaire s’étiole. Un jour, il apprend que des musulmans ont profité de son absence pour persuader beaucoup de ses pauvres de leur vendre leurs droits de pêche à un prix dérisoire, afin de les leur relouer... très cher !
D’octobre 1960 à juin 1961, cinq ouragans successifs ravagent la région. Ce sont des scènes effroyables et on compte les victimes par dizaines de milliers. Les Pères de Sainte-Croix savent que le frère Flavien est bien le seul à pouvoir faire face à la situation ; ses supérieurs l’envoient donc sur place ; il déploie des trésors de compassion et d’efficacité pour organiser les secours.
Mais une fois sa tâche terminée, il retourne à son école, plus malheureux encore. Heureusement, le temps passant, les autorités religieuses sont davantage persuadées de l’importance missionnaire de Diang et acceptent plus volontiers qu’un simple frère enseignant en soit le responsable. À la même époque, Edward Jaladas, le jeune orphelin envoyé au Canada acquérir une formation universitaire pour la gestion des pêcheries, est de retour, bardé de diplômes ; il est prêt à renoncer à une brillante carrière pour rester à Diang, mais à la condition que le frère Flavien y revienne. L’évêque cède enfin.
ASHRAM MIRIAM
Frère Flavien écrit à sa sœur : « Je retourne à Chittagong au milieu des pêcheurs ; je serai en charge de la propriété de Notre-Dame-de-la-Misère, où les enfants ont grandi dans le passé et où j’en élèverai encore plusieurs autres dans les années à venir. J’y serai en paix cette fois-ci ; j’y ferai un immense jardin ; j’établirai un lieu de pèlerinage à Notre-Dame et j’y amènerai les pauvres pêcheurs à venir prier la Sainte Vierge. J’y bâtirai un sanctuaire, un endroit de repos, un lieu de paix et de méditation. »
Le 9 juin 1962, il arrive avec armes et bagages : deux boîtes de carton qui contiennent son linge et quelques paperasses. Au cours de la retraite annuelle, quelques jours plus tard, il s’adresse à ses frères : « Je leur ai dit combien mon amour pour les pauvres m’apportait de joie ; combien les pauvres se tournent vers nous autres pour leur besoin de sympathie et d’amour. On est pauvre, on n’a rien, mais l’amour coûte si peu, s’intéresser à eux autres, à leurs familles, à tout ce qu’ils ont et n’ont pas, enfin les visiter, s’asseoir avec eux autres, parler de leurs problèmes ; les pauvres nous pensent de si grosses gens, qu’ils sont contents de voir qu’on s’adresse à eux autres. » À un moment donné, se remémorant les scènes très pénibles de la famine ou des désastres causés par les cyclones, il éclate en sanglots. Puis il se ressaisit, s’excuse et explique qu’il se sent toujours très ému lorsqu’il pense à la misère des pauvres.
Sa première décision est de rebaptiser Diang, qui devient Miriam Ashram, l’ermitage de Marie. Et il veut ériger sur un des coteaux un humble oratoire en l’honneur de Notre-Dame de Lourdes. Connaissant la mentalité de ces pauvres hindous, il demande à ses supérieurs d’envoyer là un saint religieux qui vivrait en ermite, les pauvres pourraient venir le consulter et il aurait ainsi rapidement une grande influence. Mais il se heurte pour lors à une incompréhension totale ; quatorze ans plus tard, c’est lui qui, dans l’obéissance, s’acquittera de cet apostolat.
Il faut dire que nous sommes alors en plein bouleversement conciliaire. Certains confrères le critiquent, lui reprochent son triomphalisme chrétien, son absence d’égards pour la majorité musulmane : pourquoi ne pas avoir installé son ashram en terrain neutre plutôt que dans une propriété appartenant à l’Église catholique ? On lui fait grief aussi d’avoir choisi une statue de Notre-Dame de Lourdes : c’est vraiment ne pas avoir le sens de l’inculturation !
Ce persiflage le blesse certainement, mais ne l’arrête pas. Une religieuse de Sainte-Croix, sœur Pauline Nadeau, lui propose son aide pour s’occuper des femmes, les visiter à domicile et leur apprendre la lecture et l’hygiène, etc. Le frère l’accueille par ces simples mots qui en disent long : « Cela fait cinquante ans que je vous attends ! »
Il arrive enfin à moderniser toute la flotte des pêcheurs, à la doter d’un atelier de mécanique et d’une école de mécaniciens, vite réputée. Tout cela disparaîtra peu de temps après sa mort, lorsque le gouvernement aura ouvert le golfe du Bengale aux flottes de pêche internationales, qui épuiseront les ressources halieutiques en quelques années. Heureusement, le frère aura préparé la survie de ces familles pauvres en initiant les jeunes générations à la culture maraîchère.
Il organise aussi une coopérative de logements, afin de construire des maisons solides, attribuées ensuite par tirage au sort. La formule avait fait des merveilles au Québec, mais elle heurtera trop la mentalité des Bengalis pour donner tous les résultats attendus.
En 1966, le domaine est électrifié, ce qui représente un progrès considérable. Le dévouement du frère Joyal, enrôlé un peu par surprise dans l’aventure, lui permet de développer une véritable école d’agriculture. Avant lui, on ne connaissait dans cette région que le riz et le poisson ; maintenant, les collines se couvrent de vergers, les vallées de potagers, on cultive les ananas, les caféiers, etc.
LES GRANDS BOULEVERSEMENTS
Lorsqu’en 1970, un cyclone avec des vents de plus de 200 km/h ravage le golfe du Bengale, Miriam Ashram est relativement épargné, car le frère avait su tirer des leçons des catastrophes de 1960. Mais ailleurs, c’est la dévastation. Dans sa région, on parle de 650 000 victimes. « On n’a jamais rien vu d’aussi terrible, écrit-il à sa sœur, c’est le désastre du siècle. (...) il y a des cadavres partout. Il y avait des jeunes et des vieux, des enfants innocents et sans doute de grands pécheurs, peut-être des bandits, des meurtriers qui payaient la peine capitale sans avoir à être jugés par les leurs ; le seul Juge, le Grand Juge, ils l’ont vu et ont reçu la sentence sans avoir à faire appel à une injustice quelconque dans le jugement et la sentence. C’est pas drôle. »
À ses confrères du Canada, il écrit : « J’ai vu le grand témoignage chrétien au milieu des sinistrés et c’est quelque chose qui frappe : combien de charité, combien de désintéressement, combien de dévouement, combien de don de soi. J’ai aussi mesuré la misère des gens ; les yeux n’auront jamais vu, les oreilles jamais entendu et la bouche jamais goûté quelque chose d’aussi misérable. Les gens ont maintenant peur de vivre, et ils sont assis et attendent quoi... la mort. On essaie de leur donner ou redonner le sens de la vie, mais ça ne paraît pas les intéresser. »
En février 1971, bien loin de l’admiration générale du Concile pour toutes les religions, il écrit : « On vient de fêter les ides musulmanes, fête du sacrifice durant lequel des centaines de mille têtes de bétail ont été immolées ; on penserait que les offrir aux sinistrés qui n’ont plus de bétail pour labourer eut été un aussi bon et beau sacrifice ; mais non, du point de vue de la religion musulmane, l’immolation est nécessaire, alors on a tué partout les plus belles bêtes. Il y a plusieurs sortes de religions et de sacrifices, et c’est là qu’on voit que toutes les religions ne sont pas pareilles. »
Durant ces années, le Pakistan oriental obtient son indépendance et devient le Bangladesh, non sans subir d’abord une terrible répression. L’ashram accueille beaucoup de réfugiés et soigne de nombreux blessés. Un jour, le frère, apprenant que deux jeunes filles avaient été enlevées par des militaires pakistanais, alla les arracher aux mains des soldats.
Comment le frère vit-il les bouleversements conciliaires ? Ses deux biographes ne s’étendent pas sur la question. Il n’y a pas de doute qu’il accepte tout en religieux obéissant, très étranger aux débats doctrinaux. Pour lui, Vatican II est l’adaptation normale de l’Église à son époque. À l’un de ses neveux qui lui demande s’il croit que « la religion d’hier était supérieure à celle de nos jours », il répond : « La religion ne change pas, elle évolue et ce qu’on appelle changement n’est qu’un agencement, une adaptation à de nouvelles circonstances créées par un développement continuel de la société vers un meilleur bien-être social qui ne semble pas devoir atteindre de limite ni se stabiliser. »
Venu au Bangladesh pour convertir, provoquer des baptêmes, nous l’avons vu ne se faire aucune illusion sur l’hindouisme ou l’islam, qui ne sont pour lui que fausses religions, coupables, en outre, de maintenir des populations entières dans la misère. Le Concile, au contraire, lui demande de discerner en elles leur part de vérité. Cela aussi, il semble l’avoir accepté, et d’autant plus facilement qu’après trente années de dévouement, il s’est acquis le respect de tous ; le climat d’affrontement des premières années a complètement disparu. Et aujourd’hui encore, alors que les chrétiens de l’ouest du pays connaissent des persécutions, la région de Chittagong reste paisible.
Toutefois, il ne peut pas ne pas constater que ses confrères prient moins ; que les jeunes missionnaires parlent de promotion de l’Homme, de justice sociale, mais ignorent bien des exigences évangéliques. Il s’étonne de voir ses supérieurs tolérer des comportements qu’il juge incompatibles avec la vie religieuse.
Pour lui, le missionnaire doit être le témoin de l’amour miséricordieux du Christ Sauveur, il doit donc se donner totalement, sans rien garder pour lui. Ajoutez à cela un amour sans bornes pour la Sainte Vierge, vous avez là toute la spiritualité du frère Flavien ! Alors que, pour certains de ses confrères, la vie missionnaire est un témoignage de l’exigence de la justice sociale, de l’épanouissement de chacun, et du respect de la liberté de tous, au nom de la dignité humaine.
Sans saisir les tenants et aboutissants de cette révolution de la mentalité missionnaire, alors que se préparait le chapitre général de sa Congrégation, auquel il assista à titre de délégué des missions du Bangladesh, il comprit que, arrivé à la fin de sa vie, il devait témoigner de ce qui lui tenait le plus à cœur.
LE GOUROU CHRÉTIEN
De retour à Chittagong, ses confrères furent frappés de sa ferveur spirituelle : « Autant il avait œuvré dans la vigne du Maître, autant il était devenu transformé et il vibrait comme s’il avait rencontré le Maître en personne. Il était, si je peux m’exprimer ainsi, comme devait être Saul après avoir vu Jésus sur le chemin de Damas. Moi, ce qui me dépassait, c’était de l’entendre parler du Bon Dieu, de l’écouter nous parler de la grandeur du Seigneur et de sa bonté comme je ne l’avais jamais entendu auparavant. »
Il se retira donc en ermite, près du petit oratoire de Notre-Dame de Lourdes, Notre-Dame-de-la-Misère : « Après 44 ans de vie active dans laquelle j’ai cherché souvent distraitement et superficiellement à rencontrer le Christ dans ses frères pauvres, opprimés, orphelins, veuves et malades, je suis devenu Shadou pour montrer que la vie spirituelle a préséance sur les objectifs matériels. »
Un journaliste canadien lui demanda la réaction de ses pauvres pêcheurs, il répondit que, certes, leur mentalité les empêchait de bien comprendre ce qu’est la charité chrétienne, mais il était persuadé que, peu à peu, ils y arriveraient en constatant qu’il voulait se donner totalement, ne rien garder pour lui.
Il se construisit donc deux petites cellules de 8 pieds sur 8, avec toit de chaume, une pour lui, l’autre pour un visiteur ; entre les deux, un auvent, et au fond de l’auvent, un oratoire avec un tabernacle. Il s’y retira le 24 décembre 1976.
Toutes les nuits, il se levait à minuit pour trois heures d’oraison et de prière d’intercession. Après un court repos, il se relevait pour réciter les psaumes, faire une lecture spirituelle, puis répondre à son abondante correspondance. Après le repas de midi et la sieste, il travaillait manuellement, le plus souvent au verger. Enfin, avant la messe, il recevait les visiteurs jusqu’à la prière du soir à 21 heures.
Tout au long de la journée, il avait le chapelet à la main, comme cela avait toujours été.
La sainte Écriture, surtout les Évangiles, était sa nourriture spirituelle. Il lut aussi le Père Loew, mais avec bien du mal : il avoua qu’il lui fallait reprendre trois fois chaque paragraphe pour comprendre. En revanche, il ne se lassait pas de la biographie de sainte Bernadette, sa sainte préférée.
Voilà pourquoi il établit le pèlerinage à Notre-Dame de Lourdes en 1977. L’évêque le reconnaît officiellement l’année suivante ; c’est aujourd’hui le principal sanctuaire marial du pays. Il est impressionnant de voir ces foules venir prier la Sainte Vierge ; au milieu des chrétiens, bon nombre d’hindous et de musulmans implorent l’aide et la protection de la Mère de Dieu ; ils sont certainement exaucés puisque leur nombre augmente.
Frère Flavien va vivre ainsi en ermite pendant six ans, dans une solitude relative puisque les visiteurs ne manquent pas : beaucoup de ses anciens orphelins, dont certains ont atteint des postes importants dans la société et sont maintenant les bienfaiteurs de Miriam Ashram, mais surtout des pauvres qui lui demandent prières et conseils. Il récolte alors les fruits de son dévouement passé qui lui a gagné les cœurs. Le frère Flavien est devenu le gourou chrétien au Bangladesh... comme le bienheureux Père de Foucauld était le marabout chrétien au Sahara.
Quelques-uns, mais si rares, demandent le baptême ; alors, pour tous les autres, le frère continue son travail missionnaire de longue haleine, d’apprivoisement par la conquête des cœurs, tandis que son œuvre se maintient, soutenue par la Congrégation de Sainte-Croix.
SI LE GRAIN NE MEURT...
Au début de 1981, il fut pris de terribles douleurs à l’estomac. On diagnostiqua un cancer en phase terminale. Toute sa vie, il avait apparemment joui d’une santé de fer ; apparemment, car il ne faut pas oublier qu’il avait eu à souffrir des fièvres tropicales, de la dysenterie et de quatre graves accidents, mais comme il se remettait toujours très rapidement et qu’il ne se lamentait jamais, prenant tout avec humour... on finissait par croire qu’il ne pouvait pas être malade.
Il fut très souffrant à partir du 19 mars, au point de recevoir l’extrême-onction le 3 avril, en présence d’une centaine de personnes qu’il eut la force de remercier. Deux semaines plus tard, comme il avait assisté aux offices de la Semaine sainte, et que son état s’était nettement amélioré, d’aucuns parlèrent déjà de guérison miraculeuse. Mais à la mi-mai, le mal redoublait ses souffrances.
Son évêque, Mgr Rozario, vint le visiter. Il y eut alors une scène touchante : l’évêque et le frère se demandèrent mutuellement pardon des souffrances occasionnées involontairement pendant des années. Peu après, il perdit rapidement ce qui lui restait de force, son visage était devenu livide. Mais jamais il ne se plaignit, répondant invariablement à ses visiteurs : « Tout va bien pour moi. »
Le vendredi 19 juin, dans un soupir, il demanda la visite de son supérieur, le frère Lawrence Dias. À 16 heures, on célébra la messe, il eut beaucoup de mal à avaler l’hostie. Ce fut sa dernière communion.
En fin de journée, le frère entra en agonie, restant parfaitement lucide. Son supérieur lui suggéra de répéter « Viens, Seigneur Jésus ! » Ce furent ses dernières paroles. Quelques minutes après, il rendit son dernier soupir.
Aussitôt, on sonna le glas et on vit accourir de partout des pauvres qui voulaient rendre hommage au protecteur et ami qu’ils venaient de perdre. Contrairement à l’usage local selon lequel les funérailles ont lieu dans les vingt-quatre heures, décision fut prise de les retarder jusqu’au dimanche matin. Mgr Rozario les présida et fit une homélie, la voix brisée par l’émotion et le visage en larmes.
On l’enterra dans ce qui allait devenir le cimetière de la communauté et non pas à l’ermitage, de peur que les gens y viennent en pèlerinage avant le jugement de l’Église.
Ainsi se termina cette vie consacrée à la mission, aux périphéries, comme le recommande le pape François. Le frère Flavien touchait les plaies du Christ dans les pauvres, se donnant totalement, soutenu par la joie de la présence de Dieu puisée dans l’adoration du Saint-Sacrement et l’amour de la Sainte Vierge.
Il est remarquable que cette vie puisse soutenir aujourd’hui l’œuvre de réforme – en fait, de contre-réforme – entreprise par le Saint-Père dans l’Église actuelle, sans que le frère Flavien ait été pour autant un opposant au Concile.
En restant attaché à l’essentiel de sa vocation, tel qu’il l’avait appris tout au long de sa formation religieuse, il est aujourd’hui un modèle de vie consacrée. Le Concile prôna la recherche de l’épanouissement de la personne et son autoréalisation : le frère Flavien, lui, voulut vivre jusqu’au bout en instrument de la miséricorde divine, dans une totale abnégation, crucifié avec son Maître pour ressusciter avec Lui. En cette année de la vie consacrée, puisse sa leçon être entendue de beaucoup.