Un religieux canadien aux périphéries : Le frère Flavien Laplante c.s.c
LE Bangladesh est le pays du monde le plus densément peuplé : 153 millions d’habitants sur un dixième du territoire du Québec ou un cinquième de celui de la France. Quatre Bengalis sur cinq ont un niveau de vie inférieur à celui de la pauvreté absolue ; chaque année, au temps de la mousson, entre un cinquième et un tiers du territoire est inondé. Les catholiques ne représentent même pas 2 % de la population, musulmane à 80 % depuis l’indépendance de l’Inde.
Au sud de Chittagong, la seconde agglomération du pays, un vaste sanctuaire marial dédié à Notre-Dame de Lourdes attire les chrétiens, mais aussi des musulmans et des hindouistes. Son fondateur est un religieux enseignant canadien, de la Congrégation de Sainte-Croix, le frère Flavien Laplante, décédé en 1981.
Son procès de béatification a été ouvert le 13 février 2009, devant une foule de huit mille pèlerins ; comme son apostolat et ses vertus sont tellement à l’unisson de la prédication du pape François, on peut espérer qu’il aboutira rapidement.
Parcourons sa passionnante biographie, un vrai roman d’aventures en tout genre, pour notre édification, mais aussi pour avoir un bel exemple de saint religieux qui a souffert des réformes de Vatican II, tout en sachant garder humblement la charité et l’essentiel de sa vocation, faisant ainsi un ultime progrès sur le chemin de la perfection.
UN FRUIT DE LA GRANDE NOIRCEUR
Doria Laplante, le futur frère Flavien, est né et a été baptisé le 27 juillet 1907 à Saint-Louis de Richelieu. Il est le septième enfant d’une famille qui en comptera neuf, et le quatrième garçon sur six.
Ses parents ont une belle ferme. Sa mère, Louise, est une de ces admirables femmes canadiennes : très pieuse, très aimée et dévouée dans la paroisse. Mais elle meurt à 39 ans, en donnant naissance à son dernier. Doria n’a pas encore 6 ans. C’est la sœur aînée qui prend en charge la maison. Comme le père, en plus des travaux de la ferme, est charpentier, l’ouvrage ne manque pas et les enfants sont vite habitués à travailler dur.
Ils vont tout de même à l’école, car c’était la dernière volonté de la maman. Les pages qui racontent l’enfance du frère Flavien sont charmantes. On a l’impression que la vie, si pénible par le travail, se déroule dans cette atmosphère de perpétuelle joie de vivre, propre aux familles chrétiennes, qui est devenue si rare aujourd’hui. Par exemple, il parlera des anniversaires comme « des journées inoubliables de bonheur ». Lui, Doria, c’est l’enfant difficile de la famille, au point que ses grands-parents refusent de le garder longtemps. « J’étais peut-être trop tannant », avoue-t-il, mais c’était par excès de joie et non par méchanceté. Toutefois, à l’école, il brille tout de suite par son intelligence.
Un beau jour de l’été de ses douze ans, son existence va prendre son orientation définitive. Le frère Conrad, son grand-oncle, de la Congrégation de Sainte-Croix, lui propose d’entrer à leur juvénat de Saint-Césaire, il accepte d’enthousiasme.
Il quitte la maison familiale et ses joies, le 5 septembre 1919, pour pratiquement ne plus y revenir. Mais il garde sa joie !
Les chapitres concernant sa formation religieuse, qui s’étend sur neuf années, mériteraient d’être abondamment cités, car ils sont un nouveau démenti du mythe de la grande noirceur et de ses lugubres couvents où les ardeurs de la jeunesse étaient étouffées sous une chape de plomb janséniste.
Le juvénat rassemblait une soixantaine d’élèves sous la gouverne de deux religieux d’expérience, admirés autant qu’aimés. Le directeur était un fin psychologue et un animateur de premier ordre, ouvert à beaucoup de disciplines : travaux manuels, musique, sciences naturelles, astronomie. Son adjoint avait une santé de fer et une énergie inépuisable : « Il pouvait tout faire et était partout à la fois. » L’été, d’autres religieux venaient en renfort : « Je me souviens du frère Godefroy : charpente géante, botaniste de haut génie, grand coureur des bois et des coteaux aux alentours, un de ses pas en valait deux des nôtres. Il semblait tout connaître, tout savoir... Je me souviens aussi du frère Alcide : grand sportif et violoniste émérite, raconteur d’histoires à nous tenir des heures en suspens ; il savait la Chanson de Roland par cœur et le son du cor du traître résonne encore à nos oreilles. »
« Il y avait classe dans l’avant-midi et dans l’après-midi, des heures d’études régulières, six jours la semaine, congé les jeudis après-midi et souvent les mardis après-midi. » Évidemment, les exercices de piété rythmaient la journée, autant que les parties endiablées de base-ball ou de hockey, où les frères n’étaient pas les derniers à se donner !
Le dimanche était la journée de parloir, mais Doria n’en avait pas, les siens restant trop loin. Une fois en trois ans, son père et sa sœur aînée sont venus lui rendre visite.
Des programmes spéciaux d’études et de récréations, des jeux organisés, remplissaient les jours de congé et les vacances, « de sorte que les jours s’envolaient dans une joie familiale inédite. (...) La joie débordait toujours et chacun rivalisait de son mieux à rendre son voisin heureux. » En plus du programme académique, Doria apprit au juvénat la comptabilité, la calligraphie, la télégraphie, la dactylographie, le dessin linéaire.
Il entra au noviciat à l’âge de seize ans, le 23 avril 1923, et reçut alors le nom de frère Flavien. Il prononça ses premiers vœux le 15 août 1924. « L’année avait été heureuse et frère Léonidas ne cacha pas son admiration pour le bel esprit qui nous animait tous. Le Père-maître se mêlait souvent à nous autres en récréation ; le Père Hudon, toujours âgé de 72 ans depuis des années, ne vieillissait pas et il jouait à la balle au mur avec entrain, comme un déchaîné. »
Le noviciat terminé, il lui restait à faire quatre années de scolasticat pour apprendre son métier de religieux enseignant et obtenir les grades universitaires exigés. Le frère Flavien sera titulaire de trois baccalauréats : ès arts, ès sciences et en pédagogie.
L’acquisition des connaissances académiques n’empêchait pas la continuation de la formation à la vie religieuse et communautaire. Notre futur missionnaire fit déjà preuve d’un dévouement inlassable, d’une constante alacrité et d’une remarquable résistance physique.
UN JEUNE RELIGIEUX ARDENT
Depuis le passage au juvénat de l’évêque de Dacca, au Bangladesh, frère Flavien désirait aller en mission. Mais à la fin du scolasticat, il reçut son obédience pour le collège Notre-Dame de Côte-des-Neiges, au pied de l’Oratoire Saint-Joseph, où l’organisation des loisirs des quatre cents élèves serait son lot.
Il se donna à fond dans cette charge : « J’étais un grand sportif, j’aimais jouer et faire jouer. » Il aurait pu ajouter : « J’aimais gagner et que mon club gagne. » On s’est longtemps souvenu de la grande glissoire pour traîne sauvage que, chaque hiver, il érigeait avec un groupe de volontaires : elle permettait de glisser sur près de deux kilomètres ! Il fallait une demi-heure aux gamins arrivés en bout de piste pour revenir au collège.
Le soir, après la préparation des loisirs du lendemain, il entraînait ses jeunes aides-bénévoles prier la Sainte Vierge à la chapelle, avant de monter sans bruit au dortoir.
Lui-même aimait beaucoup veiller devant le Saint-Sacrement. Le frère resta toujours discret sur ses heureux moments ; plutôt que livrer les secrets de son âme, il préférait raconter les fois où le gardien de nuit l’y trouvait agenouillé... profondément endormi.
DÉBUTS MISSIONNAIRES
En août 1932, alors qu’il était en train de préparer des terrains de jeux, un confrère lui apprit sa nomination pour la mission du Bengale. Il crut avoir affaire à un farceur et il ne s’en émut pas. Mais le soir, au souper, la nouvelle était confirmée. Ce fut une explosion de joie.
Le 17 octobre 1932, après un dernier séjour en famille achevé par une grande cérémonie qui réunit toute la paroisse, ce fut le départ. Le frère Flavien était allé demander sa bénédiction au saint frère André, qui lui avait dit : « Vous êtes chanceux de partir, je vous envie. »
Après quarante-cinq jours de voyage, l’arrivée à Calcutta, puis la route jusqu’à Chittagong était déjà un apprentissage de la vie missionnaire dans ces pays si différents du nôtre. Aussi était-ce avec une joie non dissimulée, qu’arrivés à destination, les néophytes missionnaires retrouvaient des confrères, avides, eux, d’avoir des nouvelles du pays. Le frère Flavien ne fut pas une exception, mais cela ne l’empêcha pas d’aller discrètement faire son heure d’adoration, ce qui provoqua ce commentaire du supérieur : « Voilà un jeune homme qui prend au sérieux sa vie de missionnaire ; il fera beaucoup de bien dans notre mission. »
Le 16 décembre, il fut désigné comme compagnon du frère Godefroy, un vétéran, envoyé à Padrishibpur, dans le delta du Gange, pour fonder une école secondaire.
Il découvrit là les rigueurs de la vie en mission à cette époque, marquée au coin de la plus grande pauvreté, avec aussi ses lenteurs et ses déconvenues. Tandis qu’il commençait l’étude difficile du bengali, son confrère ouvrait l’école secondaire et son misérable pensionnat.
Peu de temps après, ce fut la mousson. « On m’avait dit qu’il pleuvait ; or, ce fut un déluge continuel pendant des semaines. J’appris à jouer dans la pluie, l’eau et la boue avec les enfants. Beau temps, mauvais temps, il y avait classes, travaux, récréations, soccer, courses, bousculades dans l’eau et les terrains de jeux ; les gars étaient faits en caoutchouc, rarement des heurts douloureux, mais toujours dans un esprit d’amitié et de gaieté qui défiait tout ennui qu’aurait pu créer un ciel gris et sombre à longueur de semaine. »
Il se fit rapidement une réputation de travailleur, au milieu d’une population plutôt indolente. C’était surtout un extraordinaire entraîneur d’hommes, capable de communiquer son enthousiasme pour venir à bout de tâches apparemment insurmontables. Par exemple, avec les élèves, il défricha un terrain adjacent à la mission, abattant des arbres de près d’un mètre de diamètre, dont il fit des trottoirs de bois à la canadienne jusqu’à la rivière et un quai pour permettre aux enfants d’aller faire leur toilette sans patauger dans la boue.
Il créa un potager, nivela des chemins, planta une magnifique allée de palmiers qui est encore la fierté de la mission.
En 1934, le frère Godefroy lui céda la direction de l’école, et écrivit à leur Provincial : « Frère Flavien est à mon sens le frère de Sainte-Croix le mieux doué qui ait jamais mis les pieds sur le sol du Bengale et un grand merci vous est dû pour nous l’avoir donné. À cause de son grand zèle et de ses merveilleuses aptitudes missionnaires, j’aimerais le voir toujours demeurer dans la jungle loin de l’influence desséchante de la ville. »
DIRECTEUR D’ÉCOLE DE PADRISHIBPUR
Ayant reçu le renfort de quatre confrères, il construisit un nouveau pensionnat qui parut un palais pour ces pauvres. Puis il éleva le couvent des religieuses et l’école pour les filles qui complétèrent la mission.
Pour financer ce développement, il eut l’idée d’aller quêter auprès d’un potentat local, musulman comme la plupart de ses élèves. Ce fut sa première expérience de l’insensibilité du cœur des riches et du fatalisme musulman, contre lesquels il luttera toute sa vie par charité. En effet, après avoir écouté son ardente plaidoirie, le riche se contenta de lui remettre deux piécettes : « Je vous remets cette offrande, non pour l’éducation des enfants pauvres et mes frères musulmans, mais pour vous dédommager des dépenses faites dans cette randonnée fatigante et vous permettre un peu de rafraîchissement en cours de route de retour. » En d’autres termes : « Allah m’a fait riche, je m’en réjouis ; Allah les a faits pauvres et ignorants, qu’ils y restent. »
En décembre 1936, il fut nommé directeur de l’école de Noakhali, toujours dans le delta du Gange, mais sur la rive gauche. Avant de le suivre là, glanons dans les souvenirs de ses anciens élèves quelques traits édifiants.
« Frère Flavien goûte à la nourriture des pensionnaires tous les jours pour vérifier s’ils sont nourris comme il faut. Si un pensionnaire tombe malade, il le soigne avec tout l’amour d’une mère. Il nettoie même les toilettes des pensionnaires avec un balai », tâche réservée ordinairement aux plus basses classes, les intouchables.
« Frère Flavien voit à ce que les jeunes observent la discipline et punit les coupables. L’enfant pleure-t-il, frère Flavien en a les larmes aux yeux, et lui donne une friandise pour lui faire oublier la punition. Quand il sent la colère monter, il s’empare d’une pioche et travaille dans le jardin tant que sa bonne humeur n’est pas revenue. »
« Frère Flavien n’est pas attaché à l’argent. Quand il en reçoit, il le distribue aux pauvres. S’il lui en manque, le jeudi, jour du marché, il s’enferme dans son bureau et... pleure. Puis il emprunte et finit par acheter au moins le nécessaire pour ses pensionnaires. »
BROTHER ANDRÉ SCHOOL
À Noakhali, il trouva une école primaire dans un état lamentable : il n’y avait que six élèves. Comme le frère André venait de mourir, il décida de la baptiser Brother André School ; c’est le premier établissement catholique au monde à s’être mis sous le patronage du saint thaumaturge du Mont-Royal.
Pédagogue de premier ordre, enseignant toutes les matières sauf le bengali, il arrivait à faire faire deux années scolaires en une à ses élèves. Il était si passionnant que les congés étaient pour ceux-ci des jours de tristesse.
Comme toujours, il organisait les loisirs. À Noakhali, il lança une troupe de théâtre à laquelle il fit jouer « La nuit tachée de sang », sur le drame des Vendéens ; nous étions évidemment loin de l’idée d’inculturation ! Il n’empêche que le succès fut prodigieux, au point que la troupe fut invitée à donner une représentation dans la ville épiscopale, tous frais payés. Résultat : le nombre d’inscrits à l’école augmenta ; en deux ans, il en fit un établissement modèle que son successeur prolongea par le cours secondaire.
En 1939, nouvelle obédience, cette fois à l’école Saint-Placide de Chittagong, qui accueillait aussi des élèves plus fortunés. Dans ce milieu urbain, les pauvres étaient victimes d’usuriers et de souteneurs. Pour essayer de les retenir sur le bon chemin, il invitait les externes, le soir après l’étude, à prier avec lui à la chapelle. Mais rien n’y fit ; il en fut profondément mortifié. « Plus j’étudie la faillite du Christ, plus j’aime le Grand Frère qui nous veut comme lui. »
Il avait alors trente-trois ans. Pendant la célébration particulièrement fervente des fêtes de la Semaine sainte, au souvenir très vif des souffrances de Notre-Seigneur, il s’offrit en sacrifice, si tel était le bon plaisir de Dieu.
Peu de temps après, un riche parent d’élève l’accusa faussement de lui avoir offert un pot de vin pour procurer un emploi à un élève pauvre. L’accusation prit des proportions hors du vraisemblable. Devant l’évêque, le frère n’eut aucune peine à se disculper, mais pour éviter tout scandale il dut quitter l’école. Le soir même, il partait pour Padrishibpur. « Je me souvins alors de mon offrande des jours saints et j’y trouvai un baume qui me procura une grande joie intérieure. »
DE RETOUR À PADRISHIBPUR
Retrouvant les lieux de son noviciat missionnaire, dont il admira les développements en son absence, il remplaça dans ses cours le directeur malade. Il y ajouta l’organisation d’un club de jardiniers, le club des têtes de pioches, qui jouit en peu de temps d’un ascendant considérable sur les autres élèves par une assiduité diligente et une conduite modèle.
C’est lors d’une sortie avec eux au marché d’une ville voisine, qu’il révéla son courage. Au milieu d’une foule de 10 000 personnes, une bagarre éclata entre deux groupes d’une centaine de partisans, armés chacun de redoutables bambous. Le frère Flavien, en soutane blanche, avec le grand cordon noir autour des reins, s’interposa. Il impressionna cette foule ameutée qui finit par se taire. Il demanda aux chefs de venir s’expliquer, une palabre commença, qu’il fit durer à plaisir... si bien que les protagonistes les uns après les autres partirent faire leur marché. « Je fus un ange de paix pour un jour, mais combien de mésententes encore se régleront à coups de bâtons ou de couteaux, au prix de vies précieuses sacrifiées à la légère. »
Les années 1940 et 1941 se déroulèrent à l’écart de la guerre. Mais, en 1942, l’avance japonaise jusqu’en Birmanie voisine troubla la paix des missions catholiques. L’armée britannique réquisitionna les écoles pour le logement de ses troupes. En mai, on le chargea de conduire au noviciat de Noakhali deux postulants ; ce qui devait être une absence de trois jours allait devenir une belle œuvre missionnaire auprès des plus pauvres.
LE SAUVEUR DES PÊCHEURS
En effet, arrivé à destination, le frère apprit le bombardement de Chittagong par l’aviation japonaise. Les réfugiés envahissaient les routes, on disait que les victimes étaient nombreuses et les dégâts immenses. Pensant à ses frères en religion et à leurs élèves qui avaient certainement besoin d’aide, au lieu de repartir pour Padrishibpur, il prit le train en direction de Chittagong. Il arriva dans une ville quasi désertée, l’établissement de Sainte-Croix était vide. Il se décidait à rebrousser chemin lorsqu’il croisa un prêtre autochtone, l’un des deux que l’évêque avait laissés sur place avant d’être évacué avec tous les autres religieux et les élèves, sur ordre de l’armée britannique. Le prêtre refusa de le laisser repartir, malgré les télégrammes de ses supérieurs et de l’évêque ; il devait en effet faire face à une situation catastrophique.
Il fallait d’abord venir en aide aux victimes des raids aériens qui se succédèrent jusqu’en décembre. Mais à partir de janvier, et pour des mois entiers, un autre mal terrible ravagea toute la région : la famine, qui fit des centaines de milliers de victimes.
Soixante-cinq mille pêcheurs et leurs familles furent privés de ressources à la suite de la confiscation de leurs barques par l’armée anglaise. Ils s’ajoutaient aux soixante mille Bengalis à qui l’occupation japonaise interdisait d’aller en Birmanie planter puis récolter le riz. Les Japonais empêchaient aussi le débarquement à Chittagong des sept mille tonnes de riz hebdomadaires, nécessaires à l’approvisionnement local.
Le frère Joseph Rodrigues, arrivé de l’intérieur des terres, organisa une soupe populaire pour les familles anglo-indiennes et musulmanes, en profitant des restes du mess de la base aérienne anglaise.
Le frère Flavien, lui, s’occupa des plus pauvres, les hindous. Il se démena pour nourrir les affamés qui se présentaient, et pour les soigner comme il pouvait. Son dévouement était tel qu’il força l’admiration d’un aumônier protestant anglais qui se mit sous ses ordres, et celle des autorités, qui l’aidèrent de plus en plus généreusement, mettant à sa disposition nourriture, vêtements, pansements et médicaments.
Un beau jour, impressionnée par son efficacité, l’autorité militaire lui fit part d’une de ses difficultés : elle manquait de filets de camouflage. En peu de temps, le frère utilisa le savoir-faire des pêcheurs, et organisa une production en série. On eut aussi recours à ses services pour le déchargement des navires dans le port. Ainsi, il put procurer un revenu stable à plusieurs centaines de familles démunies. Les sachant facilement la proie des usuriers et des marchands véreux, il organisa un magasin où ses travailleurs pourraient s’approvisionner à prix coûtant. Il se faisait verser leur salaire par l’armée, et le leur redistribuait sous forme de bons d’achat.
Dans les vastes entrepôts désertés du port, il installa de grands dortoirs pour les réfugiés, et même une école pour les enfants. Il pensait à tout, y compris à la sécurité pour laquelle il forma une troupe de gardiens avec des jeunes gens.
Sa consolation était de pouvoir parler de la Sainte Vierge à tous ces pauvres, surtout aux enfants. De leur expliquer qu’ils avaient une mère au Ciel qui veillait sur eux.
À la fin de la guerre, c’est tout naturellement à lui que les autorités britanniques s’adressèrent lorsqu’il fallut remettre au travail les pêcheurs dont toutes les embarcations confisquées avaient pourri. À la tête d’une armée de bûcherons faméliques, il s’enfonça à l’intérieur des terres pour y abattre 800 arbres magnifiques de 20 mètres de long. Avec cela, il reconstitua une première flotte dont les bateaux furent confiés à un groupe de deux mille pêcheurs soigneusement sélectionnés par lui, capables de respecter les conditions d’emprunt, fixées par contrat.
Cependant, à peine eurent-ils repris la mer qu’ils redevinrent la proie des pirates. Le fatalisme séculaire des pêcheurs scandalisait le frère Flavien autant que la piraterie. Aussi décida-t-il d’en finir. Armé d’un pistolet chargé à blanc, il tendit une embuscade aux pirates ; dès qu’il les vit attaquer une barque et s’emparer de sa cargaison, il fonça sur eux, criant à l’équipage attaqué de retenir leurs sampans. Les pirates se sauvèrent alors à la nage, mais impressionnés par le pistolet du frère Flavien, ils se laissèrent capturer. La scène observée de la rive provoqua aussitôt un attroupement et la nouvelle de leur capture précéda l’arrivée des pirates au port. Le frère fut accueilli comme un libérateur par une foule en liesse, même s’il faudra encore une douzaine d’opérations de ce genre pour éradiquer la piraterie de la baie du Bengale.
Tous ces événements ne firent que tisser plus étroitement les liens entre le frère Flavien et les pêcheurs bengalis, qui étaient les plus pauvres de ce pays. Hindous de la dernière caste, au milieu d’une majorité musulmane, ils étaient des parias. Le cœur d’apôtre du frère ne pouvait que s’attacher à eux, et tout particulièrement aux deux cents orphelins qu’il avait recueillis dans les ruines de Chittagong.
Avec l’accord de l’évêque et de ses supérieurs, qui lui envoyèrent de l’aide, il se décida à construire un orphelinat à l’extérieur de la ville, près de la côte. Très facilement, il obtint des autorités civiles les subventions pour acquérir un vaste terrain d’environ 70 hectares dans les collines de Diang, à 15 km au sud de Chittagong. Un lieu idéal pour commencer pauvrement, à peu de frais, mais propre à la mise en culture.
Élément non négligeable à ses yeux, la propriété était voisine d’un petit village chrétien délaissé d’une demi-douzaine de familles, sans doute descendantes des Portugais. Le frère Flavien considéra que son voisinage ne pouvait que les encourager et soutenir leur foi.
En fait, le frère voyait plus loin que la fondation d’un orphelinat. S’y grefferaient nécessairement une école, un dispensaire, une ferme expérimentale. Les orphelins et les élèves, une fois formés, s’établiraient dans les villages environnants, ils y seraient les auxiliaires indispensables aux missionnaires pour donner aux parias les institutions qui les élèveraient, et attirer leurs âmes au Christ. Le plan était bon... Le diable se déchaîna.
LA FONDATION DE DIANG
À peine le frère et les orphelins arrivés sur place et les travaux commencés que la population musulmane des environs s’agita. On inventa qu’il y avait eu un cimetière à l’emplacement du chantier, qu’on ne pouvait donc y bâtir sans le profaner. Chaque matin, des manifestants empêchaient les travaux. La nuit, des bandes de voleurs s’emparaient des matériaux après avoir battu les gardiens. Il fallut faire appel à la police, mais en vain. « On voyait d’un mauvais œil dispenser l’instruction à ces petits pauvres. »
Le frère décida d’aller bâtir plus loin. Le calme fut de courte durée. À deux reprises, le feu fut mis au bâtiment et c’est un miracle qu’il ait pu être éteint sans avoir fait de victimes. Il fallut s’organiser pour garder les lieux en permanence.
En 1947, la décolonisation fit du Bengale la partie orientale du Pakistan, destinée à recevoir les musulmans chassés de l’Inde. Le sort des hindous qui s’y trouvaient devint encore plus précaire.
À cette époque, l’établissement de Diang comptait déjà cinq cents personnes. Or, depuis deux ans, malgré les persécutions, le frère Flavien prodiguait sa charité aussi bien à ses chers pêcheurs qu’aux musulmans dont il avait accepté les enfants à l’école. Les méfaits continuaient, mais ils se faisaient plus rares et, à des petits signes, le frère se rendait compte qu’il gagnait de plus en plus le respect de la population.
Un soir de 1946, revenant à pied chez lui, il entendit du bruit, se retourna et fit face à un homme brandissant une épée : « Si c’est de l’argent que vous voulez, venez à l’orphelinat et je vous engagerai comme employé ! » lui dit le frère Flavien, impassible. Le tueur à gages laissa tomber son arme et prit la fuite. Plus tard, le frère l’engagea comme... garde de sécurité à l’orphelinat !
« Avant et après l’indépendance, écrivit-il, les troubles entre hindous et musulmans éclatèrent à maintes reprises. Il y eut des tueries un peu partout dans le pays. Je me souviens, un jour vers midi, une bande de tueurs passa tout près de l’école. Ils criaient à faire frémir : Allah O Akbar. Les enfants se renfermèrent dans leurs salles, barrèrent les portes, puis attendirent. J’étais à travailler dehors. Je regardai les gars passer ; ils étaient tous bien armés de couteaux. Ils s’assirent au milieu du terrain de jeux. Ils délibérèrent pendant dix minutes. L’attente fut longue. Puis, ils disparurent par un autre chemin. Le bruit courut à la ville que les enfants et moi-même avions été attaqués. Les orphelines du couvent étaient inquiètes au point de refuser de prendre leur repos. La mère directrice envoya un messager s’enquérir si nous étions encore vivants. Oui, mais les jours passaient, parfois sombres, et les nuits étaient bien longues.
« Les enfants continuèrent à grandir, et la foi à s’affermir. Plusieurs demandèrent à être baptisés. On procéda lentement, les laissant vieillir suffisamment pour comprendre leur nouveau milieu, leurs nouvelles obligations. »
Il faut se rendre compte aussi des difficultés matérielles du début. C’était la misère, et la misère noire : seule la dévotion à la Sainte Vierge venait l’éclairer, que le frère transmettait avec bonheur à ses enfants : « Notre Dame de la Misère », ainsi nommait-il une pauvre statue de Notre-Dame de Lourdes qui va se montrer la protectrice efficace de son œuvre et la mère de tous ceux que le zèle missionnaire de son serviteur attirera à Diang.
« Chaque jour, les enfants transportent l’eau à fournir à la cuisine pour environ 500 personnes. Tout un contrat ! C’est un ouvrage monotone auquel les enfants se prêtent d’assez bonne grâce, car s’ils veulent manger, il faut d’abord cuisiner. Samedi est jour de marché pour toute la semaine. Il faut alors que les élèves, grands ou petits, transportent le ravitaillement sur leur tête ou leurs épaules, de la rivière à l’institution, soit trois kilomètres aller-retour, beau temps, mauvais temps. Chaque mois, transport de 2 tonnes de riz et 2 tonnes de charbon. De bonne heure, après le petit déjeuner, les enfants munis d’une serviette ou d’un sac se rendent à la rivière. On ouvre les sacs de riz et chaque élève reçoit la part qu’il a à transporter. Deux cents porteurs à la file indienne sur 500 mètres, font deux voyages dans l’avant-midi et un dans l’après-midi. Les jours de pluie, pas de pitié ! Chacun transporte son lot à la pluie battante. Le lendemain, on étend le riz trempé sur des nattes au soleil ou dans la salle de jeux. Les enfants ont alors leur provision de riz pour un mois. »
Ajoutez à cela les classes, évidemment, mais aussi les loisirs : sports, théâtre, grandes sorties. C’est avec une joie reconnaissante que les anciens se souviennent encore des années passées sous la direction du frère Flavien.
Début 1949, il apprend de ses supérieurs qu’il pourra jouir d’un congé bien mérité de huit mois au Canada, après dix-sept ans de dur labeur en mission. Il part, heureux de revoir les siens, conscient aussi qu’il a besoin de ce repos, mais surtout décidé à en profiter pour se bâtir un réseau de bienfaiteurs et pour acquérir toutes sortes de matériel nécessaire aux pêcheurs bengalis, pour leur bien temporel, mais surtout pour celui de leurs âmes. À suivre.