Le père Eugène Prévost et la dévotion à la Sainte Face
NOTRE pèlerinage à Turin pour la nouvelle ostension du Saint Suaire est l’occasion de raviver notre dévotion à la Sainte Face. Or, celle-ci était très répandue au Canada français ; dans les années quarante, rares étaient les foyers qui n’en possédaient pas l’image. Il s’agissait non pas d’une photographie du Saint Suaire de Turin, mais de la reproduction d’une grisaille peinte par Céline, la sœur de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, au carmel de Lisieux. Ce tableau fut répandu partout dans le monde, mais surtout au Canada et en France, grâce à l’esprit entreprenant d’un prêtre canadien, dont le procès de béatification vient d’être ouvert : le Père Eugène Prévost.
TOUT UN CARACTÈRE !
Il est le fils du « bon docteur Jules », l’une des figures les plus célèbres des Pays d’En-Haut, aux côtés du curé Labelle. Né le 24 août 1860 à Saint-Jérôme, Eugène est le sixième enfant d’une famille qui en comptera treize. Les Prévost ne brillent généralement pas par leur piété, mais par leur joie de vivre extraordinaire ; tous sont musiciens accomplis. On se passionne aussi pour la politique, on est vrais nationalistes, quoique de tradition libérale et patriote.
Eugène tranche sur ses frères et sœurs : très sensible, il est plus pieux que les autres. « Dès mes premières années, dira-t-il, j’ai senti que Dieu m’aimait. » Ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement dissipé et turbulent. L’école l’ennuie, tout particulièrement le séminaire Sainte-Thérèse où il fait son secondaire. À seize ans, il décide d’employer les grands moyens pour ne plus avoir à y retourner : il fait, en hiver, les vingt-cinq kilomètres du trajet qui sépare sa maison du collège, sur le toit de la diligence, sans protection afin de s’y geler. Il y réussit si bien… qu’il reste pendant presque une semaine entre la vie et la mort ! Mais ce sera l’occasion de sa conversion.
Au séminaire, son état de santé lui donne droit à une chambre particulière qui donne sur la tribune de la chapelle. Il s’y rend souvent et y passe des heures inoubliables, fasciné par la Présence eucharistique de Notre-Seigneur.
Il se donne alors à Jésus et prend la résolution de devenir un saint. Toutefois, sa réputation de chahuteur invétéré est telle qu’il faudra deux ans à ses professeurs pour admettre que ce n’est pas de l’hypocrisie.
UNE FERVENTE DÉVOTION EUCHARISTIQUE ET UNE ARDENTE ACTIVITÉ APOSTOLIQUE
Il entre tout naturellement au grand séminaire de Montréal, où le supérieur sulpicien, Monsieur Lecoq, le remarque, en fait son servant de messe et lui donne la permission, exceptionnelle à l’époque, de communier tous les jours. Il l’oriente vers les Pères du Saint-Sacrement, quoique cette congrégation, fondée en France en 1856 par saint Pierre-Julien Eymard, n’ait pas d’établissement au pays. Il est le premier Canadien à y entrer, en août 1881.
Novice très fervent, il ne souffre que d’une chose : ne plus pouvoir communier chaque jour, mais seulement trois fois par semaine. Ses lettres à sa famille et à ses amis sont d’un enthousiasme extraordinaire ; il en sera d’ailleurs ainsi toute sa vie, ce qui lui vaudra le reproche d’être un exalté, un faux mystique.
Au printemps 1883, la santé fragile de frère Eugène inquiète ses supérieurs, au point d’envisager son renvoi, mais il a le privilège de rencontrer un instant don Bosco qui, lors de son séjour triomphal à Paris, loge chez un bienfaiteur de la communauté ; le saint thaumaturge rassure les Pères, et le frère pourra faire profession le 29 septembre 1883.
En novembre suivant, il reçoit ses premières grâces mystiques, sous forme de locution intérieure. Il en sera ainsi pendant quatre ans ; mais il ne s’en ouvre pas à son directeur spirituel.
Il se prépare au sacerdoce à Rome. Nous sommes sous le pontificat de Léon XIII qu’il admire immensément. Remarquons que dans les abondants écrits du Père Prévost, on ne trouve aucune mention des combats de l’Église. Une seule chose compte pour lui : l’Eucharistie, la grandeur de ce sacrement et, par conséquent, la grandeur du sacerdoce.
En 1885, lors de sa retraite annuelle, il entend Notre-Seigneur lui dire : « Mon enfant, je mets en toi mes complaisances, je me plais en toi. » Ces dernières paroles, écrira-t-il plus tard, « me percèrent le cœur comme un dard enflammé : je fus embrasé d’un amour si violent que mon cœur semblait vouloir éclater. »
Au moment de son ordination, le 4 juin 1887 à Saint-Jean-de-Latran, il jouit du sentiment de la présence de la Sainte Vierge à ses côtés.
Il reçoit alors la direction générale d’une des œuvres de la congrégation : les prêtres adorateurs. Il l’assumera pendant douze ans, malgré une santé souvent déficiente.
À son arrivée, l’œuvre regroupe six mille prêtres ; trois ans plus tard, ils sont vingt mille. Il multiplie les congrès, les récollections, les retraites, tout en entretenant une immense correspondance. Il a l’idée d’organiser un mémorable pèlerinage des prêtres à Lourdes. Lors d’un séjour dans sa famille, il jette les bases de la fondation des Pères du Saint-Sacrement à Montréal. Bref, toujours sur la brèche, il déploie une activité incroyable sans ternir son aura d’homme de prière et même de saint.
Le chapitre de 1887, où s’opposent les contemplatifs, qui souhaiteraient le rattachement de la Congrégation aux bénédictins, et les apostoliques qui veulent adjoindre à l’adoration eucharistique des activités pastorales, tranche résolument en faveur des seconds. Il y est élu consulteur. Cette fonction et la direction générale de l’œuvre des prêtres adorateurs, avec l’autonomie financière qui l’accompagne, lui donnent, malgré son jeune âge, une influence considérable dans la Congrégation, face au Père Tesnières, le supérieur général.
Ce dernier, qui était le disciple préféré du fondateur, s’inquiète de l’activisme de son jeune sujet et veut le freiner. Au chapitre de 1894, le Père Prévost s’oppose ouvertement à lui, et certains s’attendent à le voir élu à sa place. Toutefois, les capitulants leur préfèrent le Père Audibert, qui ne tarde pas, lui aussi, à juger téméraire et imprudente l’action du Père Prévost. Les frictions entre les deux prêtres vont se multiplier.
À l’automne 1899, sur le bateau qui le ramène d’un séjour en famille au Canada, il lit l’Histoire d’une âme, l’autobiographie d’une religieuse du carmel de Lisieux, encore pratiquement inconnue : sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face. C’est le coup de foudre. Débarquant au Havre, il fait le détour par Lisieux. Les carmélites sont impressionnées par ce prêtre si spirituel, pieux et ardent. Il rencontre aussi l’oncle des sœurs Martin, Isidore Guérin, avec lequel il lie amitié.
De retour à Paris, le Père Prévost perçoit que sa situation ne s’arrange pas. Quelques jours plus tard, le conseil de la communauté lui oppose un refus définitif à ses demandes réitérées de développer les œuvres sacerdotales. Comme il fait savoir qu’il fera appel à Rome, il est aussitôt destitué de ses charges et renvoyé au Canada comme simple religieux. Nous sommes fin 1899.
Avant son départ, il fait une courte retraite au noviciat des Pères du Saint-Sacrement, à Sarcelles, durant laquelle il reçoit une lumière sur sa vocation :
« Il y a deux grands Sacrements qui s’appellent mutuellement, inséparables l’un de l’autre : l’Eucharistie et le Sacerdoce. L’Eucharistie est tout dans l’Église, car Elle est Jésus. Après l’Eucharistie, rien ici-bas n’est grand et digne de respect et d’amour comme le Prêtre. Honorer le Prêtre, c’est honorer Jésus, c’est honorer le Saint-Sacrement pour lequel le Prêtre existe. […]
« Des œuvres de tous genres se sont fondées à la gloire du Saint-Sacrement. […] Il semble qu’un mouvement semblable, proportion gardée, devait se produire en faveur du Sacerdoce, et qu’à côté des œuvres eucharistiques, devaient naître des œuvres sacerdotales.
« Toutes les classes de la société, enfants, vieillards, pauvres, malades, orphelins, infirmes ont des corps religieux qui leur sont consacrés. Le Prêtre n’en a pas. Aucun ne fait de la sanctification et du salut des Prêtres son objet spécial, immédiat et constant. Aucun ne se constitue officiellement l’appui, le secours des Prêtres. Aucun ne se consacre par vocation au soulagement des Prêtres malades, infirmes, vieillards, retirés du ministère et vivant dans l’isolement. […] Il manque une congrégation qui en fasse son but spécial et qui assure à toutes ces œuvres sacerdotales, le développement et la perpétuité.
« Le temps n’est-il pas arrivé de la fonder ? Il semble que oui. Cette œuvre serait le couronnement de bien d’autres. »
Puisque l’archevêque de Montréal, Mgr Bruchési, accepte de l’incardiner dans son diocèse, il demande à Rome d’être relevé de ses vœux, ce qui lui est accordé le 1er août 1900.
FONDATEUR DE LA FRATERNITÉ SACERDOTALE
La congrégation qu’il pense avoir la mission de fonder s’appellera la Fraternité sacerdotale. Sa sœur Léonie, sa préférée, surnommée Ninette, aura la charge de la branche féminine, les Oblates de Béthanie. Son plan est simple : il rentre en France, où il connaît beaucoup de monde, afin de se constituer un réseau de bienfaiteurs et, si possible, de recruter des prêtres qui acceptent de commencer la congrégation avec lui. Puis il soumettra ses intentions à Rome. Il quitte Montréal le 4 octobre 1900.
La tournée de l’abbé Prévost le conduit évidemment à Lisieux où l’oncle Guérin appuie tous ses projets. Au carmel, il fait une aumône importante demandant en retour qu’une carmélite prie tout spécialement pour les Œuvres sacerdotales ; les trois sœurs Martin se proposent aussitôt, bientôt rejointes par la quatrième sœur, Léonie, à la Visitation de Caen. Le seul refus qu’elles lui opposent, c’est lorsqu’il les sollicite de prendre sa sœur Ninette pendant quelques semaines au carmel afin de la former à la vie religieuse.
À partir de cette époque, l’abbé Prévost, l’oncle Guérin et le carmel de Lisieux entretiennent une correspondance régulière pour s’informer mutuellement, d’une part, du résultat des démarches pour la fondation de la Fraternité sacerdotale et, d’autre part, de la diffusion des écrits de la future sainte Thérèse et des miracles qui lui sont attribués.
À la surprise générale, les affaires de l’abbé Prévost avancent vite à Rome. Dès sa première audience avec Léon XIII, le 17 février 1901, il obtient l’approbation de ses œuvres et la permission de fonder la branche féminine. Pendant qu’il rédige les constitutions, le cardinal Richard prépare le nécessaire pour l’ouverture de la première maison à Paris. Au Canada, l’évêque de Trois-Rivières le presse de venir fonder. C’est dans cette exaltation qu’il prononce ses vœux le 4 avril 1901, et que Léon XIII le reçoit à plusieurs reprises.
Mais en même temps, il enregistre la défection de la plupart des prêtres français qui s’étaient proposés pour le suivre, un seul tiendra ses promesses. S’il prêche d’admirables retraites qui convainquent des prêtres de profiter des services qu’offre la Fraternité sacerdotale – très vite sa première maison à Paris est pleine – il ne suscite pas de vocations en France. Au Canada, en revanche, les novices affluent, mais ils devront recevoir une formation complète de plusieurs années avant de pouvoir lui être utiles, et beaucoup abandonneront.
Pendant presque vingt ans, le Père Prévost portera pratiquement seul le poids des œuvres qu’il fonde.
C’est à lui que revient le mérite d’avoir fait connaître sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus à Rome, et tout d’abord au cardinal Vivès, son protecteur. Ce jeune cardinal d’à peine cinquante ans s’enthousiasme pour la sainte carmélite de Lisieux ; il sera le premier à vouloir sa béatification et à demander au Père Prévost d’y travailler.
En 1904, celui-ci rencontre le nouveau pape, Pie X, muni des recommandations du cardinal-archevêque de Paris et de celles des cardinaux italiens Svampa, Vivès et Gennari, ces deux derniers le pressant de fonder une maison à Rome.
L’accueil de saint Pie X dépasse en bonté et encouragement ce qu’il pouvait espérer. Toutes les permissions données par Léon XIII sont renouvelées, et le projet d’une maison dans la Ville éternelle est confirmé. Avec son sens pratique, le Pape lui en suggère une que le Saint-Office vient de mettre en vente, s’enquiert de son prix… et lui avance les fonds. Seulement, ce bâtiment ne convient pas au Père Prévost qui en trouvera un autre, magnifique, très bien placé, avec un domaine de dix hectares ; bref, l’idéal.
Ce peu de soumission aux désirs du Saint-Père est très mal vu des fonctionnaires romains, mais Pie X, qui suit de très près les débuts de cette fondation, approuve : si on veut réhabiliter des prêtres tombés, autant les faire vivre dans un beau cadre ! Et comme la Providence fournit les sommes nécessaires, loin de perdre la faveur pontificale, le Père Prévost obtient en plus un droit sur les honoraires de messes, qui seront, pendant longtemps, la principale source régulière de revenus pour la Congrégation. Tout cela provoque bien des jalousies à Rome.
Évidemment, le carmel de Lisieux est mis au courant et se réjouit. Le Père Prévost lui fait part également du désir du cardinal Vivès de voir s’ouvrir le procès de béatification de sœur Thérèse. Or, en 1903, un jeune prêtre écossais de passage à Lisieux, l’abbé Taylor, avait proposé d’entreprendre les démarches. Accueillie d’abord avec étonnement, l’idée avait fait son chemin. Un an plus tard, seul l’oncle Guérin est encore réticent. Mais le Père Prévost vient à bout de son opposition.
LA SAINTE FACE DE CÉLINE
Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face était morte le 30 septembre 1897. Au mois de mars suivant, eut lieu à Turin une ostension du Saint Suaire. C’est à cette occasion que, à l’instigation du salésien Noguier de Malijay, le roi d’Italie demanda à son photographe, Secundo Pia, de prendre les premiers clichés de la sainte Relique qui feront apparaître, en positif, le véritable portrait de Notre Seigneur. En 1902, Paul Vignon publia son premier livre, Le Linceul du Christ, illustré par les clichés de Pia. L’oncle Isidore Guérin se le procura immédiatement et le prêta à sa nièce Céline, en religion sœur Geneviève, la dernière de la famille Martin à être entrée au Carmel.
Laissons son biographe nous raconter ce qui arriva :
« Le soir dans sa cellule, à l’heure du silence, la religieuse déploie les planches qui reproduisent en positif la forme négative imprimée sur l’étoffe imbibée d’aromates. Elle demeure muette d’émotion. “ C’était bien mon Jésus, tel que mon cœur l’avait pressenti… Et, cherchant les traces de ses douleurs, je suivis par les blessures l’empreinte de la cruelle couronne d’épines. Je vis le sang coagulé dans les cheveux, puis coulant en larges gouttes. Au sommet de la tête, à gauche, on sent que la couronne a dû être arrachée avec peine. Cet effort a maintenu raidis les cheveux collés entre eux par le sang… Alors, ne pouvant plus contenir les sentiments de mon cœur, je couvris cette face adorable de mes baisers et l’arrosai de mes larmes. Et je pris la résolution de peindre une Sainte Face d’après cet idéal que j’avais entrevu. ”
« Sœur Geneviève ne put se mettre à la tâche qu’à Pâques 1904, et exécuta d’abord un dessin au fusain. Les maisons d’édition auxquelles elle s’adressa représentèrent que la reproduction serait défectueuse. Mieux valait faire une grisaille en peinture. Elle s’y appliqua dès 1905, au temps pascal, y consacrant tous ses temps libres : dimanches, jours de fête et heures de silence. Elle travaillait debout, ce qui lui était un supplice, face à une image, grandeur naturelle, du Visage du Christ, s’appliquant à suivre à la loupe les moindres fils de tissu et les traces correspondantes. Sacrifiant la sieste, elle se contentait de se coucher en pelote au pied de sa toile, les dix dernières minutes, la tête appuyée sur son mouchoir roulé en boule : ce qu’elle appelait “ faire le chien ”.
« Elle mobilisait tout le Ciel à son secours, déposant chaque soir pinceaux et ouvrage devant la Vierge du Sourire, portant, quand elle était seule, son tableau devant le Saint-Sacrement, comme pour le soumettre à ses divins rayons. Elle y intéressait aussi saint Joseph, toute la milice céleste et sa propre famille de là-haut. Quand l’effort était trop dur, elle songeait à la Vierge Douloureuse au sommet du Calvaire. Au cours de ces quelques mois, il lui arriva trois ou quatre fois – que ce soit sous l’effet d’une imagination hantée par son sujet ou d’un privilège de choix récompensant un tel labeur – d’apercevoir devant elle, l’espace d’une minute (“ ce n’était pas des yeux du corps ”, précise-t-elle) “ le visage de Jésus souffrant, d’une beauté et d’une netteté saisissantes ”.
« La toile achevée, elle la porta à la Sainte Vierge “ pour lui en donner les prémices ”. Puis elle eut l’inspiration de consulter l’Évangile et tomba sur le verset de saint Matthieu : “ Tous ceux qui étaient là et qui virent ce qui se passait dirent : Celui-ci est vraiment le Fils de Dieu. ” »
LA DIFFUSION DE LA SAINTE FACE
Au carmel, c’est l’enthousiasme pour ce tableau, l’oncle Guérin en fait faire tout de suite des reproductions. On en envoie une au Père Prévost en lui demandant de la remettre, si possible, au pape Pie X afin d’obtenir de lui une approbation pour la diffusion de cette image. Céline précise qu’elle pourra ensuite être vendue au profit de l’œuvre des Prêtres, qui en aura la propriété. C’est un cadeau du Ciel pour le Père Prévost, toujours en mal de financement pour ses œuvres. Sans le savoir, les carmélites viennent d’enclencher un vaste mouvement de dévotion à la Sainte Face et le procès de béatification de leur sainte petite Thérèse, les deux vont se trouver liés.
En voyant cette image, saint Pie X en est très bouleversé. Il ne fait aucune difficulté pour y écrire en bas quelques lignes, accordant sa bénédiction et de nombreuses indulgences à tous ceux qui méditeront sur la Passion devant cette image.
Le Père Prévost envoie à Lisieux la photographie autographiée par saint Pie X. En retour, Céline lui fait parvenir une autre reproduction, plus grande, qui sera magnifiquement encadrée avant d’être offerte au Pape le 14 mars 1906.
Toutefois, pour diffuser largement cette image indulgenciée, le Père Prévost doit investir une somme énorme, évaluée à 80 000 francs de l’époque. Peut-il le faire ?
Dans l’expectative, il demande des prières à ses connaissances. La domestique d’une de ses bienfaitrices est tellement touchée par le tableau de sœur Geneviève qu’elle lui remet toutes ses économies : 8 000 francs, c’est le plus gros don qu’il ait jamais reçu ! Y voyant un signe du Ciel, le Père Prévost n’hésite plus : il se lance dans cette vaste opération, malgré les nombreuses difficultés qui pèsent sur l’avenir de ses maisons de Paris et de Rome.
En mai 1906, une lettre du cardinal Gennari le confirme dans sa décision : elle lui fait connaître que Pie X désire « que cette image soit répandue en tous lieux et soit exposée à la vénération dans toutes les familles chrétiennes », elle est recommandée d’une manière particulière aux évêques et au clergé, et le Pape bénit « tous ceux qui s’en feront les propagateurs ».
Le Père Prévost met sur pied un bureau de propagande à Rome. Les gravures sont éditées en différents formats avec un imprimé explicatif en huit langues. Il trouve des prêteurs qu’il rembourse au fur et à mesure des ventes.
En juin 1906, alors qu’il fait part au Saint-Père de son hésitation à se rendre au Canada pour prêcher des retraites sacerdotales et diffuser la Sainte Face, Pie X lui répond : « Le Bon Dieu vous a donné une mission pour répandre cette Sainte Face. Allez au Canada […] et quand vous serez de retour, hâtez-vous de revenir à Rome. »
Durant son séjour du 28 juillet au 6 décembre, il déploie une activité incroyable. À Montréal, il ouvre un centre de diffusion, qui regroupera jusqu’à trois cents zélateurs. À Saint-Jérôme, une petite dizaine de secrétaires s’activent dans la maison familiale transformée en quartier général. Dans tous les diocèses de la province, il donne au moins une conférence aux prêtres et une prédication à la cathédrale, il réunit les zélatrices et visite les communautés religieuses. Seul l’archevêque de Montréal, Mgr Bruchési, lui interdit de prêcher au profit de ses œuvres ; il ne lui pardonne pas d’avoir diffusé une brochure, pourtant imprimée sur les presses du Vatican, expliquant le but de la Fraternité sacerdotale, mais révélant à cette occasion l’état réel d’une partie du clergé.
Malgré cela et son impuissance, cette fois, à recruter des vocations, sa tournée est une réussite, financière d’abord, mais surtout spirituelle : sa prédication et la Sainte Face ont provoqué nombre de conversions.
En mars 1907, revenu à Rome, le Père Prévost remit à saint Pie X un exemplaire de la nouvelle édition d’Histoire d’une âme, illustrée par l’image de la Sainte Face peinte par sœur Geneviève. Feuilletant le volume, le Pape la reconnut tout de suite et accepta bien volontiers le livre qu’il lira avec un grand intérêt. Il en conçut immédiatement une immense admiration pour cette jeune religieuse qu’il désigna comme « la plus grande sainte des temps modernes », et voulut qu’on entreprenne au plus vite son procès de béatification. C’est ainsi que la dévotion à la Sainte Face et la dévotion à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus se trouvèrent intimement liées.
En 1912, le Père Prévost peut écrire au pape Pie X : « Il est consolant de constater, d’après les lettres que nous recevons de tous les pays, le bien immense que produit dans les âmes la contemplation de l’adorable Figure de notre divin Maître. Presque partout l’on unit étroitement la dévotion à la Sainte Face à celle au Sacré-Cœur, toutes deux révélant Jésus et excitant à la vertu. C’est ainsi que nous nous efforçons d’apporter une réparation toute sacerdotale à la Face adorable de Jésus, si indignement outragée par le baiser de Judas. »
Le Père Prévost confia aussi que le Seigneur lui avait fait une grâce illuminatrice qui laissa dans son âme une « impression profonde » : il comprit « combien était beau et grand l’apostolat qu’Il lui avait confié, que son dessein était de se révéler au monde sous les traits de sa Face adorable, comme il l’avait fait pour son Sacré-Cœur, mais que, pour cela, il aurait beaucoup à souffrir. Que, comme Lui, il serait humilié et méprisé et qu’il devrait trouver son bonheur à Lui ressembler. »
DE VIVES CONTRADICTIONS
De fait, au fil des mois, les oppositions au Père Prévost se renforcent. À Rome, certains le considèrent comme un exalté à la vertu douteuse, au comportement hypocrite. Des dossiers circulent, Mgr Bruchési y va du sien, s’appuyant sur des témoignages de Pères du Saint-Sacrement.
Cette campagne aboutit à la rupture des relations entre le carmel de Lisieux et le Père Prévost, pourtant sans aucun nuage jusqu’en 1907. Le Carmel l’avait naturellement proposé pour être le postulateur de la cause de sainte Thérèse. Lorsque l’évêque de Bayeux s’y opposa, à la suite de l’intervention de Mgr Amette, coadjuteur de Paris et ancien évêque de Bayeux, sur la foi de renseignements reçus de Rome, l’oncle Guérin avait défendu le choix des carmélites dans une lettre énergique adressée à son évêque ; on fit même intervenir le cardinal Vivès.
L’affaire en était là, lorsque le Père Pichon, qui fut directeur spirituel de la famille Martin, prit parti à son tour contre le Père Prévost à cause de ce qu’il avait entendu dire sur lui à Montréal d’où il revenait. À la fin de 1908, le carmel se rallia à la décision de l’évêque de Bayeux.
Cette cabale inquiéta les sœurs. Si la Fraternité sacerdotale en venait à être dissoute, les prêts du carmel consentis au Père Prévost ne seraient-ils pas perdus ? Qui deviendrait propriétaire des droits de reproduction de la Sainte Face ?
Le carmel de Lisieux décida donc de réclamer au plus vite le remboursement de ses prêts et la pleine propriété sur l’image de la Sainte Face. Le Père Prévost fit valoir que le Pape lui avait donné mission de répandre cette image dont les profits étaient nécessaires pour son œuvre de réhabilitation des prêtres. La cause sera tranchée en 1912 par la Congrégation des Religieux, qui accorda au Père Prévost un certain droit sur les images, mais il dut rembourser les prêts et rendre les meubles de la famille donnés par l’oncle Guérin, qui retrouveront leur place aux Buissonnets.
Ce différend ralentit la diffusion de la Sainte Face. Une période douloureuse d’une quinzaine d’années s’ouvre pour le Père Prévost, conduisant son œuvre au bord de la ruine. Le départ de sa sœur tant aimée, qui entraîne celui de presque toutes les Oblates de Béthanie – une seule lui reste fidèle ! – est son épreuve la plus pénible. Toutefois, peu de temps après, prêchant une retraite à Brest, il rencontre des religieuses d’une petite congrégation locale, inquiètes pour leur avenir ; elles se placent sous sa direction et remplacent celles qui ont quitté.
Pendant les années noires de la Première Guerre mondiale, il avait ouvert un noviciat à Rome et fondé un journal, Le Sacerdoce, dans lequel il commença la publication de méditations qui connurent une large diffusion. Depuis, il travailla aussi à répandre la dévotion au Saint Nom de Jésus.
Après la canonisation de sainte Thérèse, il semble que beaucoup de ses difficultés se soient aplanies : les vocations canadiennes abondent et il retrouve les faveurs de Pie XI, tout au moins pour un temps, car, en 1927, à la suite d’une dénonciation par une oblate, il subit une enquête canonique. Elle durera quatre ans, mais elle aboutira à la reconnaissance définitive de sa congrégation en 1932.
Il n’en a pas pour autant fini avec les épreuves. Ses détracteurs lui reprochent surtout d’avoir délaissé son œuvre première, la réhabilitation des prêtres tombés. Mais sans suffisamment de sujets bien formés à ce ministère particulier et délicat, que pouvait-il faire ?
UN NOUVEL ÉLAN DE DIFFUSION
À la fin des années trente, ses difficultés financières chroniques ont encore empiré. L’achat des propriétés l’a endetté tandis que la crise économique réduisit de beaucoup la générosité des bienfaiteurs.
Il décide alors de revenir au Canada où la dévotion à la Sainte Face est restée très vive, surtout dans le diocèse de Trois-Rivières. Dès son arrivée, en août 1938, Mgr Comtois lui permet de visiter toutes les paroisses et toutes les familles du diocèse.
À chaque messe dominicale, un prêtre de la Fraternité donne un sermon sur la Sainte Face. Ceux du Père Prévost sont particulièrement enflammants. Il parle sans notes et sans grands gestes, semblant improviser, mais il suit en fait un plan d’exposé bien fixé.
Après la prédication, une notice de six pages, contenant un court historique du Saint Suaire, est distribuée à tous les fidèles. À l’arrière de l’église, un choix d’images – le plus grand format est recommandé pour « favoriser un culte persistant dans les familles. » – de lampions et de consoles est présenté aux paroissiens pour que chaque foyer puisse avoir son lieu de dévotion. Durant la semaine, les Pères de la Fraternité visitent toutes les maisons.
Le succès est tel qu’on envisage la construction d’un sanctuaire dédié à la Sainte Face, au bord du Fleuve, à Pointe-du-Lac. Il deviendrait un centre de pèlerinage. Les rumeurs de guerre étouffent le projet, tandis que le Père Prévost s’empresse de rentrer en Europe ; il ne reviendra plus jamais au Canada.
En France, il lance une nouvelle revue, La voix du Bon Pasteur, pour être l’organe de l’Association de la Sainte Face et de la Ligue du Saint Nom de Jésus. Il la veut « presque luxueusement présentée, illustrée, instructive, pieuse, variée et intéressante ». Il lui fixe trois objectifs : « Révéler Jésus, Le faire aimer, Lui attirer les âmes dans la doctrine et l’esprit qui nous caractérisent », mais aussi faire connaître les œuvres de la Fraternité sacerdotale et développer la diffusion des publications.
Il en est pratiquement l’unique rédacteur. Malgré son âge, il a 77 ans, il est enthousiaste de ce projet ; à son plus proche collaborateur, le Père Lapointe, il avoue : « Jamais depuis le début de la congrégation, je n’ai eu une chose plus à cœur. Jamais depuis le début de la fondation nous n’avons fait une chose plus importante. »
Il a le soutien inconditionnel du cardinal Verdier, archevêque de Paris, qui érige canoniquement les Oblates et qui demande à Pie XII l’érection de la Fraternité en congrégation de droit pontifical, elle compte déjà 114 membres. Toutefois la Congrégation des Religieux est toujours méfiante et Pie XII ne donne pas suite.
Le Père Prévost pense alors développer son œuvre en France selon les méthodes employées au Canada, mais les évêques français n’apprécient pas ces procédés. Cela le décide à revenir dans le diocèse de Trois-Rivières afin de concrétiser le projet de basilique en l’honneur de la Sainte Face. Il serait parti si les Allemands n’avaient pas envahi la France.
Comme citoyen d’une nation belligérante, il est interné dans un camp de prisonniers avec les autres Canadiens de la communauté. À la Libération, aucun ne manque à l’appel, si bien qu’il relance ses œuvres avec toujours la même énergie, durant les deux ans qu’il lui reste à vivre.
Après trois mois de maladie, il s’éteint le 1er août 1946, jour anniversaire de la mort de saint Pierre-Julien Eymard et jour consacré par Pie XI à honorer le sacerdoce.
Son œuvre lui survivra modestement, jusqu’au coup fatal porté par le Concile ; sa conception très haute du sacerdoce ne correspond pas à l’esprit conciliaire. Depuis, les vocations se sont taries, la congrégation n’a plus que deux maisons, l’une à Montréal et l’autre en Colombie. Même celle de Pointe-du-Lac, où se trouvait le tombeau du fondateur, a dû être vendue.
Quant à la dévotion à la Sainte Face, elle a connu elle aussi son éclipse. Aujourd’hui, ce sont les photographies du Saint Suaire de Turin qui sont plus largement diffusées. À partir de ces clichés, l’informatique a prétendu reconstituer le visage de Notre-Seigneur, mais leur image de synthèse est bien impuissante à susciter la même dévotion que la Sainte Face peinte avec tant de piété par Céline. Il est bien dommage que ce tableau qui avait tant ému le saint pape Pie X soit maintenant oublié, même au Canada.
Qu’au moins dans nos familles se retrouve une tendre et ardente dévotion à la Sainte Face. C’est la grâce que demanderont nos pèlerins de Turin.