Le Père Éphrem Longpré : Un savant canadien malheureusement oublié
PAR son incapacité à apporter une solution aux problèmes contemporains, l’élite canadienne-française, et tout particulièrement l’épiscopat, a facilité l’éclosion de la Révolution tranquille. Pourtant un religieux franciscain canadien, savant médiéviste de réputation mondiale, a réalisé une œuvre remarquable qui, si elle avait été prise en considération par ses compatriotes, aurait pu changer le visage de l’Église canadienne dans les années 1940-1950. Il s’agit du Père Éphrem Longpré, dont les convictions rejoignent la doctrine de l’abbé de Nantes et ouvrent une voie pour la renaissance de l’Église catholique au Canada.
UN P’TIT GARS D’CHEZ NOUS
Son grand-père paternel avait été un ardent Patriote, mais son père, Joseph Longpré, fut un conservateur passionné. Homme fort et vigoureux, rude bûcheron, aimé et respecté de ses camarades, joyeux autant que grand travailleur, il était l’ami des quêteux qu’il accueillait généreusement sous le toit familial. Analphabète, il voulait que tous ses enfants soient instruits, et gare aux paresseux.
La maman était aussi typiquement canadienne-française : très dévote à la Sainte Vierge, tertiaire franciscaine, pétrie par les vertus chrétiennes : douceur, charité, sens du devoir, piété.
Zéphirin était le premier de leurs douze enfants. Il naquit le 24 août 1890, à Woonsocket aux États-Unis, où ses parents gagnaient de quoi acquérir une belle terre en Montérégie.
À deux ans, il contracta la diphtérie. L’avis du médecin était sans appel : « Ce soir à dix heures, il sera mort. » Alors, sa mère le prit, l’éleva vers l’image du Cœur Immaculé de Marie et vers celle de la Sainte Famille, qui étaient au mur, elle dit : « Je vous donne mon enfant. Sauvez-le. Lorsqu’il sera grand, s’il veut être prêtre, je vous promets que je ferai tout pour qu’il le devienne ! » Puis, elle remit l’enfant au berceau, s’agenouilla, pleura et pria toute la nuit. Le lendemain matin, le docteur trouva l’enfant dormant paisiblement, il l’ausculta et dit : « Madame, il n’a plus rien, plus de trace de diphtérie. Ce n’est pas tous les jours que l’on voit de tels miracles. Laissez-le dormir. » Et il se retira bouleversé.
Deux ans plus tard, la famille s’installa à Upton. Zéphirin y connut une enfance imprégnée de religion, de joie de vivre, mais aussi des durs travaux de la campagne. À l’école, sa soif de lectures et sa mémoire prodigieuse en firent un excellent élève.
Encouragé par sa mère, qui n’avait pas oublié sa promesse à la Sainte Vierge, ce fut un enfant très pieux. Lorsqu’elle allait au village, elle l’emmenait toujours pour qu’il puisse faire une visite au Saint-Sacrement à l’église. C’est là qu’il ressentit les premiers attraits pour la vocation religieuse, soutenu par son curé, l’abbé Edmond Lessard, un saint prêtre qui passait des heures en prière devant le tabernacle, préférant coucher sur les marches de l’autel plutôt qu’au presbytère ; quarante prêtres et environ cent-cinquante religieuses lui doivent leur vocation !
Il fit sa première communion en 1900. Pour l’occasion, un franciscain vint prêcher une retraite dans la paroisse et installa une grande statue de saint Antoine de Padoue dans l’église. La vocation franciscaine de notre héros date de ce jour.
Deux ans plus tard, il commença sa scolarité secondaire au Collège séraphique de Montréal, destiné à éprouver les vocations, la vie y était très austère : repas pris en silence, visite exceptionnelle des parents, un jour par semaine sans chauffage, menu invariable au déjeuner : un morceau de pain sec avec une bouillie aux légumes. Mais la bonté du supérieur, le Père Célestin Demers, adoucissait tout et marquait les enfants.
Sans la protection de ce dernier et celle du provincial, le Père Colomban Dreyer, qui avaient été frappés par sa grande piété et son intelligence supérieure, Zéphirin n’y serait pourtant pas resté. Son tempérament jovial, qui le prédisposait au chahut, et surtout son apparente indifférence aux remontrances, habitué qu’il était aux colères bien plus terribles de son père, indisposaient ses maîtres et les surveillants.
En 1906, gravement malade, il dut rentrer au foyer paternel. Le Père Demers le regretta beaucoup et garda contact avec lui. Au bout de deux ans, voyant qu’il n’y avait pas d’amélioration sensible, il l’invita à venir avec lui rencontrer le frère André à la petite chapelle du Mont-Royal qui venait d’ouvrir. Le thaumaturge le fixa dans les yeux, posa ses mains sur ses épaules et dit : « Mais oui, mais oui, mon petit. Il faut reprendre. Tu seras prêtre. Tu ne seras plus malade pour t’arrêter encore. » Puis, il ajouta : « Écoute bien ce que je vais te dire : tu vas le payer. Il faut payer les grâces du Bon Dieu. Cela, ne l’oublie pas. » Enfin, il lui donna une médaille de saint Joseph, que le Père Éphrem garda toujours avec lui.
UNE FORMATION ÉPROUVANTE
Après avoir complété son secondaire avec brio, il entra au noviciat le 5 août 1911, prit l’habit le jour de la fête de l’Assomption et reçut le nom de frère Éphrem.
Le maître des novices était le Père Marie-Raymond Sifantus, qui jouissait d’une grande réputation dans l’Ordre. Malheureusement, un malencontreux jeu de mots du frère Éphrem sur le nom de famille du père maître convainquit celui-ci que le novice n’avait pas sa place chez les disciples de saint François. Comme les autorités provinciales s’opposaient à son renvoi, il crut de son devoir de le décourager pour qu’il quitte de lui-même.
« Mon noviciat a été sévère, traversé de très grandes épreuves de tout genre. Et j’avoue aujourd’hui ne pas comprendre comment il m’a été donné de rester dans l’Ordre de St François : la Sainte Vierge et Saint François d’Assise m’ont singulièrement aimé. » Les humiliations se succédèrent sans relâche jusqu’au jour où le supérieur du couvent de Québec éclata et ordonna au Père Raymond de laisser tranquille le frère Éphrem.
C’est ainsi qu’il put faire profession le 25 août 1912, mais on lui refusa d’ajouter à son nom religieux celui de Marie, « parce qu’il en était indigne ».
Ce pénible noviciat lui fut tout de même bénéfique. Il le convainquit de la protection de la Sainte Vierge, lui fit faire des progrès de vertus. Il comprit aussi que l’Ordre souffrait du discrédit jeté sur la mystique au profit d’un ascétisme desséchant.
C’est au scolasticat de Québec qu’il se prépara au sacerdoce. La formation y était très médiocre. Comme il était très brillant, il passa à travers les manuels en quelques semaines et s’ennuya. On lui permit, à titre tout à fait exceptionnel, de lire à la bibliothèque les œuvres des anciens franciscains, à commencer par celles de saint Bonaventure qui l’enchantèrent.
Et puis, un beau jour d’octobre 1912, un vieux Père lui remit « le plus beau livre qui ait été écrit sur le Sacré-Cœur de Jésus » : Le Sacré-Coeur de Jésus : conférences selon la doctrine du bienheureux Duns Scot, du Père Déodat de Basly, un franciscain français (1862 – 1937), le premier à avoir essayé de renouer avec la spiritualité franciscaine, dans la ligne des Pères de l’Église. Le chapitre présentant la place du Sacré-Cœur dans le plan divin de la création et l’économie divine fut une révélation et une conquête pour le jeune frère Éphrem. Il passait du cadre étroit, quelque peu artificiel et froid, de la philosophie et de la théologie scolastiques, à une théologie biblique qui mettait l’accent sur la grâce et l’action divine, guidée par la Révélation.
Cet enthousiasme sera parfaitement compris et encouragé par le Père Berchmans, son directeur spirituel, qui fut, avec le bienheureux Père Frédéric, l’un des principaux restaurateurs de l’Ordre au Canada. Ce saint religieux, grand prédicateur, évidemment très admiratif de saint François, l’était également du saint Curé d’Ars et de l’École française de spiritualité, notamment de saint François de Sales. Le frère Éphrem but donc aussi abondamment à cette source, retrouvant là bien des intuitions du bienheureux Duns Scot et de saint Bonaventure. Si bien qu’à la fin de son scolasticat s’imposa à lui la conviction qu’il n’y avait qu’une seule spiritualité véritable, celle qui mettait le Christ au centre, celle de la Primauté absolue et universelle de Jésus-Christ en tout et en tous.
Il fut ordonné le 14 juillet 1918 par Mgr Roy, évêque auxiliaire de Québec, qu’il admirait immensément pour son engagement social et nationaliste. La nuit précédente, il avait reçu une grâce mystique intense qui le fit entrer définitivement, semble-t-il, dans une vie d’oraison infuse.
Nommé professeur de versification au Collège séraphique de Trois-Rivières, ce qui n’était évidemment pas à la mesure de ses talents, il conquit en quelques jours le cœur de ses élèves aussi bien que de ses confrères. Toutefois, il ne restera pas longtemps en Mauricie.
Au printemps de 1917, sans que le frère Éphrem en soit averti, le Ministre général des Franciscains avait demandé qu’il soit ordonné immédiatement et envoyé à Rome, sur la recommandation de son bras droit, le Père Colomban Dreyer, ancien provincial au Canada. Il s’agissait en effet de répondre à une demande pressante de sujets brillants pour l’Institut oriental, nouvellement fondé par le pape Benoît XV, dans le but de travailler à la réunion des Églises.
Or, le provincial de Montréal avait envoyé à Rome un autre sujet, un original dont il voulait se débarrasser, et ne fit ordonner le Père Éphrem qu’en 1918. Le pot aux roses fut découvert par le Ministre général lorsqu’il reçut une plainte de l’Institut oriental contre l’incapable que les Franciscains lui avaient envoyé. Il menaça alors le provincial de déposition si le Père Éphrem n’était pas à Rome dans les plus brefs délais.
Lorsque ce dernier arriva un soir à la ferme familiale pour un court séjour d’adieux, il eut la surprise de la trouver dans le noir et d’entendre les animaux hurler à l’étable. Il découvrit avec effroi tous les siens atteints de la grippe espagnole, en train de mourir sans avoir eu la force d’aller chercher du secours. Il les soigna, les nourrit, s’occupa des bêtes, et leur trouva de l’aide, si bien que lorsqu’il les quitta après quatre jours, ils étaient sauvés.
UN JEUNE SAVANT
Tout au long de l’année scolaire 1918-1919, il suivit les cours de l’Institut oriental avec la même facilité que ceux du scolasticat ; ce qui lui procura suffisamment de loisirs pour assister aux cours de spiritualité du Père Garrigou-Lagrange et pour visiter la Ville éternelle. Déjà premier de sa promotion, « Summa cum laude », sa thèse sur « la procession du Saint Esprit et l’École franciscaine » lui valut la note maxima et les félicitations du jury.
À l’été 1920, après un séjour à Assise qui le marqua profondément, il fut affecté à la section Alexandre de Halès, au collège Saint-Bonaventure à Quaracchi, en banlieue de Florence, le haut lieu de la science franciscaine.
Sa tâche principale était de collaborer à l’édition critique de la Somme théologique de ce théologien du milieu du XIIIe siècle, fondateur de l’École franciscaine à l’Université de Paris, qui fut parmi les premiers à tenter de présenter la théologie sous une forme systématique. Saint Thomas d’Aquin reprendra son œuvre et la parachèvera à l’aide des principes de la philosophie d’Aristote.
Quatre mois suffirent au Père Éphrem pour maîtriser la paléographie, la science du déchiffrement des manuscrits, et se mettre au travail.
L’édition finale de la Somme théologique de Halès fut très critiquée par les médiévistes qui lui reprochèrent ses approximations et ses affirmations insuffisamment justifiées. Mais certaines parties échappèrent aux objections et furent louangées, notamment par Étienne Gilson, le plus grand médiéviste de l’époque ; leur auteur était le jeune Père Éphrem. C’est ainsi qu’il acquit, dès 1924, à 34 ans, sa réputation internationale.
Déjà, neuf mois après son arrivée à Quaracchi, il avait publié un article sur la théologie mystique de saint Bonaventure, le Docteur séraphique, qui le fit considérer aussitôt comme l’un des plus profonds connaisseurs de la mystique franciscaine. C’est que, pour se détendre de son travail de Romain sur Alexandre de Halès, il s’était mis à étudier l’œuvre de saint Bonaventure dans les manuscrits originaux ! Cette spiritualité imprégnée de l’Écriture sainte le ravissait.
Pour nous rendre compte de son extraordinaire capacité de travail, citons cette lettre de 1921, adressée à un confrère au Canada : « La paléographie est entrée assez facilement dans ma tête. Ce n’est pas la patience qui manque ni le goût. Tout en collaborant à Halès qui va trop lentement, me semble-t-il, je prépare l’édition critique d’un Franciscain d’Oxford, jusqu’ici à peu près inconnu, mais fort intéressant pour les doctrines franciscaines de 1270-1300. J’ai également sur le métier un gros travail sur saint Bonaventure à Paris en 1269-1273, qui, je l’espère, sera une révélation. La première étude prendra deux ans, l’autre plus encore, si Dieu me donne la santé et sa bénédiction. Quant à Duns Scot, j’ai déniché dans les vieux bouquins quelques traits, rares sans doute, mais gros d’intérêt. » En sept ans, il publia trente-deux articles scientifiques.
LA RÉHABILITATION DE DUNS SCOT
Mais tout cela n’était qu’une mise en route. En 1922, une collection renommée publia une thèse de Sorbonne d’un certain abbé Bernard Landry sur la philosophie de Duns Scot, contenant de nombreuses et malveillantes erreurs. Les supérieurs de l’Ordre confièrent sa réfutation au jeune Père Éphrem, qui s’en acquitta avec brio par une série d’articles très documentés qui firent de lui « le plus grand scotiste moderne ».
C’était le premier acte de réhabilitation de celui qu’on avait appelé le Docteur subtil, à cause de sa pensée rigoureuse et fine, mais que l’École thomiste considérait comme son principal ennemi. Son influence avait été cependant importante jusqu’à la Renaissance qui brocarda la subtilité de sa pensée, cette fois dans un sens péjoratif. Duns Scot ne retrouva une certaine notoriété qu’à la toute fin du XIXe siècle chez les philosophes existentialistes, tandis que Léon XIII faisait de l’œuvre de saint Thomas l’expression authentique de la théologie catholique.
Comme on pensa longtemps que Guillaume d’Occam, le père du nominalisme qui influença Luther, avait été disciple de Duns Scot, la mauvaise réputation de ce dernier était faite. Dans les séminaires le scotisme était synonyme de danger d’hérésie, malgré l’apport décisif de ses thèses en faveur du dogme de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie.
C’est donc le Père Éphrem qui lava sa mémoire de toutes les fausses accusations colportées par les scolastiques. Ses recherches lui permirent de constituer un dossier de cinq cents pages de documents originaux pour prouver non seulement l’orthodoxie de Duns Scot, mais aussi sa sainteté. Il fut remis à Rome en 1924 par les autorités de l’Ordre franciscain ; celles-ci demandèrent alors sa béatification, qui ne fut proclamée qu’en 1999.
À trente ans, le Père Éphrem avait solidement établi ses convictions. Elles se trouvent parfaitement exprimées dans une lettre à son frère prêtre, du 30 juin 1925 :
« Je crois aussi qu’il est excessivement regrettable que, dans les universités et les collèges, saint Bonaventure soit ignoré. Je pense en effet que pas un auteur ne peut donner au prêtre, au séminariste, le tempérament surnaturel comme le Docteur Séraphique ; pas un ne peut nous marquer plus profondément de ce caractère suprême d’homme de Dieu, qui doit être le nôtre. Science et vertu, saint Bonaventure peut tout faire fleurir magnifiquement dans les cloîtres, les séminaires et chez les gens instruits et dirigeants. Voilà pourquoi je suis bonaventurien jusqu’à la dernière fibre du cœur. Je suis aussi disciple de Duns Scot, parce qu’il est augustinien sans doute, parce qu’il est calomnié par des ignorants ensuite (et j’ai le cœur ainsi fait que j’aime immensément tous ceux qui souffrent injustement), mais aussi parce que Duns Scot a écrit sur le Christ sa grande thèse. Duns Scot enseigne que le Christ a été décrété avant tout, que tout a été fait pour lui, qu’il est le Roi des anges et des hommes. Cette thèse de la Royauté universelle du Christ est si sublime. Duns Scot l’a écrite en traits de feu. Or, je crois que seule l’acceptation totale de cette idée nous délivrera du paganisme des gouvernements et des peuples, lesquels sont minés par le libéralisme. Voilà pourquoi je suis scotiste : parce que Duns Scot a couronné la Sainte Vierge de la gloire de l’Immaculée Conception, parce qu’il est le Docteur incomparable de la Royauté de Notre-Seigneur. Jamais, tant que j’aurai un souffle de vie, je ne permettrai qu’on le déprécie. C’est là le secret de mon travail : Duns Scot a droit à nos hommages, à ces titres immortels. »
En mai 1927, le Pape Pie XI, qui estimait son travail, lui permit de donner un cours de philosophie scotiste à l’Université de Milan. C’était la première atteinte officielle au monopole thomiste dans l’enseignement supérieur de l’Église, depuis le pontificat de Léon XIII.
Après un pèlerinage comblé de grâces à Lourdes, le Père Éphrem avait bien mérité de revoir les siens au bout de dix ans d’absence. Ce séjour au Canada, qui devait être uniquement familial, lui fournit cependant l’occasion de prononcer quatre conférences sur Duns Scot qui déclenchèrent une réaction incisive des thomistes canadiens-français. Nous n’en disons pas davantage sur cet incident, car il eut une telle importance pour l’histoire de l’Église au Canada, que nous lui consacrerons un prochain article.
L’ÉDITION CRITIQUE DES ŒUVRES DE DUNS SCOT
Au retour du Québec, en décembre 1927, il était nommé préfet de la section scotiste à Quaracchi, dont le Ministre général venait de décider la fondation.
Malgré son contentement de voir exhumée scientifiquement toute l’œuvre du Docteur subtil, il ne fut guère heureux de cette obédience. Il savait, en effet, que ce serait un travail immense, qu’il ne faudrait pas moins de vingt ans pour en arriver à bout, que les collaborateurs de valeur seraient rares. Surtout, il ne se faisait pas d’illusion : après l’engouement du début, on rechignerait à lui accorder les moyens nécessaires. Cependant, il se mit immédiatement à l’œuvre.
Ses supérieurs étant convaincus de l’importance de cette étude, il leur fit admettre qu’elle devait donc être exhaustive et solidement établie pour être exempte de toute critique, comme l’avait été l’édition de la Somme théologique d’Alexandre de Halès ou de celle de saint Thomas d’Aquin par les Dominicains.
Il commença d’une manière très méthodique par consulter, page par page, la quasi-totalité des catalogues des bibliothèques européennes, privées et publiques, soit sept cents ouvrages, qui se trouvaient à Paris. Il repéra ainsi les manuscrits à aller consulter ou les bibliothèques susceptibles de posséder des inédits.
Ensuite, pendant dix ans, il parcourut l’Europe recherchant tous les textes de son cher Duns Scot. N’oublions pas qu’il n’y avait ni ordinateur ni photocopieuse. Il fallait donc non seulement retrouver les manuscrits, les déchiffrer, mais encore les répertorier et les photographier, ce qui nécessitait tout un matériel de prise de vues et de développement des clichés. Heureusement, un frère franciscain belge se fit son socius et s’acquitta avec soin de cet aspect technique du travail.
Souvent ses recherches étaient facilitées par des archivistes compétents, mais il arrivait aussi qu’il eût à affronter de redoutables cerbères ignorants. Parfois, il trouvait d’agréables conditions de travail, d’autres fois il dut s’accommoder du manque de place, du froid ou de la chaleur, quand ce n’était pas de la guerre civile, comme en Espagne, ou des persécutions nazies comme dans certaines bibliothèques allemandes ou autrichiennes.
C’est d’ailleurs à Munich, en 1938, qu’il acheva son tour d’Europe. La moisson était abondante : 450 manuscrits de Duns Scot, la plupart inédits, soit 29 650 photographies, auxquelles s’ajoutaient 6174 autres clichés de manuscrits contemporains de Duns Scot, dont beaucoup d’inédits. Il fit aussi photographier page par page, 1500 livres connus, mais très rares et donc de consultation difficile.
Le travail de comparaison des manuscrits avait déjà débuté avec le seul collaborateur vraiment à la hauteur de la tâche, un Canadien, le Père Vincent Doucet. Tous les autres s’étaient découragés assez rapidement.
LA CARRIÈRE BRISÉE
Or, le 24 avril 1938, à Munich, il reçut une lettre de Rome lui annonçant sans ménagement sa déposition comme préfet de la section scotiste. Quel coup ! Après tant d’années de laborieux et fastidieux travaux, être privé de la consolation du travail le plus intéressant, et le voir confié à un autre. Et quel autre !
Le Père Éphrem connaissait bien en effet son successeur, le Père Balic, un franciscain belge d’origine hongroise. En 1921, il lui avait fourni de précieux renseignements pour une thèse sur Duns Scot.
Mais à sa parution en 1924, il avait été indigné des erreurs qu’elle contenait, et il avait cru de son devoir d’en faire part aux autorités supérieures de l’Ordre. Le Père Balic s’était soumis, mais il en gardait rancune et il ne manquait pas une occasion de dénigrer la lenteur du travail de la section scotiste.
L’élection d’un nouveau Ministre général, soucieux de réduire les dépenses de l’Ordre en cette période de grave crise économique, lui donna l’occasion de prendre sa revanche. Sans prévenir qui que ce soit, il proposa au chapitre général un plan de travail pour éditer bien plus rapidement les textes de Duns Scot ; évidemment ce ne serait pas l’œuvre complète, méticuleusement reconstituée comme voulait faire le P. Éphrem, mais ce serait largement suffisant. Le chapitre, sans même entendre le préfet de la section scotiste, approuva le projet Balic.
Il accorda au Père Éphrem la faveur de se retirer dans le couvent de son choix. Comme il aimait Paris, tout particulièrement sa cathédrale et la chapelle de la Médaille miraculeuse et, bien sûr, la Bibliothèque nationale si riche en manuscrits anciens, il élut domicile au couvent de la rue Marie-Rose, récemment édifié par dom Bellot.
La nouvelle de son éviction provoqua un séisme dans le monde médiéviste. Les Jésuites lui proposèrent de quitter les Franciscains pour rentrer chez eux, sans noviciat ni formalité par indult pontifical ! Il leur répondit : « Grand merci de votre offre. Je me suis donné à saint François. Personne ne pourra me ravir saint François, ni saint Bonaventure, ni le bienheureux Duns Scot. J’ai fait vœu de travailler jusqu’à la mort à restaurer l’École franciscaine, et de défendre, même seul, la primauté absolue et universelle de Jésus-Christ, et la totale plénitude de grâce en Marie, dès le premier instant de son existence, je mourrai avec mon drapeau. »
Avec le recul du temps, on doit considérer que cette éviction de Quaracchi fut providentielle. L’essentiel du travail de réhabilitation de Duns Scot était accompli, il put se vouer à la complète restauration de l’École de spiritualité franciscaine.
LE RESTAURATEUR DE L’ÉCOLE DE SPIRITUALITÉ FRANCISCAINE
Durant la guerre, le Père Éphrem échappa quasi miraculeusement à l’internement par les Allemands. Réfugié à Pau, où il se dévoua auprès des clarisses de la ville et de celles de Lourdes, son confessionnal devint la boite aux lettres des nationalistes d’Action française de la région, qui réussirent à faire passer en Espagne environ quatre cents Juifs ou aviateurs alliés.
Finalement, pour éviter de justesse son arrestation par la Gestapo, il gagna le maquis où il attendit la fin de la guerre. À la Libération, il apprit avec horreur les assassinats de ses amis monarchistes par les résistants communistes ; au point qu’il s’attendait à connaître le même sort. Cependant, il put regagner Paris en mars 1945, mais avec une santé maintenant définitivement ébranlée, il souffrait d’insomnie et de faiblesse nerveuse.
Lors d’un pèlerinage d’action de grâces à Lourdes, en septembre 1945, il demanda à l’Immaculée « les grâces de sainteté, de lumière et d’adhérence à Jésus dont j’ai besoin pour réaliser mon éternelle prédestination dans le Christ Jésus. » Il écrit : « Toute ma vie doit être tendue dans un immense effort de glorification : glorifier Jésus-Christ, sa Primauté, Marie Immaculée. »
Aussi reprit-il son labeur scientifique avec ardeur pour les vingt ans qui lui restaient à vivre. Ils furent d’une extraordinaire fécondité. 159 livres et articles, dont 104 pour des dictionnaires religieux, notamment le Dictionnaire de spiritualité édité par les Jésuites. Ses textes sur l’Eucharistie, sur saint Bonaventure ou sur saint François y sont l’équivalent de livres, ils font encore autorité. Il faudrait ajouter 15 recensions de volumes, 5 ouvrages en collaboration, et de nombreuses conférences, sans oublier les corrections de thèses.
On le consulte de partout. Comprenant l’urgence et le besoin qu’a l’Église de connaître la spiritualité franciscaine, c’est un martyre pour lui de ne pouvoir répondre à toutes les demandes.
Parmi d’autres, voici le témoignage du R.P. Stéphane Piat, auteur d’ouvrages bien connus sur sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et sur sa famille. « Le P. Longpré avait le culte du labeur. Il n’en avouait pas moins qu’à certaines heures de fatigue ou de lassitude morale, sa grande mortification était de se fixer sur ses dossiers, s’interdisant toute évasion. Cela ne l’empêchait pas de se montrer d’une extrême complaisance quand vous alliez le déranger en pleine besogne. Que de fois ne m’a-t-il pas aidé à dénicher l’ouvrage approprié, à retrouver une citation, à mettre au point une pensée. Aux lettres sollicitant des renseignements, il répondait aussitôt, longuement, avec précision, prodiguant sa science sans pose ni réticence. Il était conscient de l’immensité de son savoir, de la sécurité de ses méthodes, mais il en faisait hommage à Dieu en toute humilité. »
Il eut aussi le courage de visiter régulièrement en prison le philosophe Jacques Chevalier, ancien ministre de l’Instruction publique du Maréchal Pétain. Il lui apportait des livres et faisait pour lui les recherches en bibliothèque nécessaires à la rédaction de sa monumentale Histoire de la pensée. C’est dans cet ouvrage que l’abbé de Nantes découvrit plus en détail la métaphysique de Duns Scot.
Cette activité intellectuelle déjà prodigieuse n’affectait pas le ministère sacerdotal du Père Éphrem. Assidu au confessionnal, il était aussi l’aumônier dévoué du couvent parisien des Sœurs franciscaines missionnaires de Marie, qui comptait cent cinquante religieuses. Elles ont gardé le texte de plus de deux cents de ses conférences spirituelles.
LE SACRIFICE
Son impressionnante prestance et sa constante jovialité donnaient le change sur son état de santé. Mais, à partir des années 1950, son journal spirituel note des souffrances physiques presque ininterrompues mais soigneusement gardées secrètes, jusqu’à ce qu’une pneumonie aiguë le menât aux portes de la mort, en décembre 1963. Il en revint grâce à un énergique traitement, qui le laissa très diminué.
Il ne travaillait plus que très épisodiquement. C’est certainement la raison pour laquelle il n’a pas analysé en profondeur les actes du Concile, dont il a cru qu’il allait être l’occasion de la proclamation de la Primauté du Christ. Pourtant chaque annonce de l’infidélité de confrères prêtres l’accablait moralement. « La solution de bien des problèmes d’Église, saint François l’a donnée depuis longtemps, écrit-il dans une lettre de mai 1963. Tout le vacarme moderne des “ réunions ”, des sessions, et toutes les pirouettes oratoires de nos “ apprentis théologiens journalistes ” ne mènent pas loin. Il n’y aurait guère de problèmes si l’on suivait saint François d’Assise, car il a suivi Jésus-Christ, et la lumière et la solution de tout sont là, pas ailleurs. »
De graves troubles hépatiques nécessitèrent son hospitalisation définitive fin juin 1965. « Le Bon Dieu m’a accordé quelques mois de maladie pour achever de m’assouplir le caractère », disait-il plaisamment en essayant toujours de cacher ses grandes souffrances.
À la toute extrémité, il était encore souriant malgré la douleur. Un religieux qui le visitait s’en étonna, il lui répondit : « Au Ciel, il faut bien sourire ! – Quoi, vous êtes déjà au Ciel ? – Pas encore, mais presque. »
Il s’éteignit doucement au matin du 19 octobre, en la fête de saint Pierre d’Alcantara, le réformateur des franciscains au XVIe siècle.
En guise de conclusion, et de transition avec notre prochaine étude, citons le père Longpré une dernière fois : « Cette doctrine de la Primauté absolue et universelle du Verbe incarné et conséquemment de Marie et de l’Église, je l’ai apprise chez les théologiens et les mystiques de l’École franciscaine, nourris de st Paul, de st Jean ; chez les Pères grecs ; chez st François de Sales et chez les grands mystiques de l’École française. Je respecte ceux qui ne pensent pas comme moi ; mais je réclame d’eux le même respect. Un jour viendra où le renouveau biblique amorcé depuis une cinquantaine d’années et qui a atteint un si haut développement en ces derniers temps fera naître la synthèse christologique de l’avenir. Ce sera la fin des écoles particulières de théologie. Il ne sera plus nécessaire d’argumenter. La Primauté absolue et universelle de Jésus, de Marie et de l’Église, apparaîtra dans une telle évidence que tout le monde se demandera comment on a pu penser autrement pendant si longtemps. »
C’est justement cette synthèse admirable, fondée sur l’Écriture sainte, qu’a accomplie l’abbé de Nantes, elle sera la doctrine de la renaissance catholique.
frère Pierre de la Transfiguration