Une polémique aux funestes conséquences : Duns Scot, interdit au canada-français !

Éphrem Longpré
Éphrem Longpré

APRÈS avoir étudié la vie et l’œuvre du Père Éphrem Longpré, revenons sur un épisode qui lui laissa un souvenir amer et, surtout, qui eut de graves conséquences pour le Canada-français : la polémique suscitée par sa tournée de conférences sur l’École franciscaine et, tout particulièrement, sur Duns Scot.

C’est à la fin de l’été 1927 que le savant médiéviste franciscain revint au pays, qu’il avait quitté précipitamment dix ans auparavant sur l’ordre de ses supérieurs, pour se rendre à Rome. Son intention était de profiter de sa famille et de prendre un légitime repos.

Mais ses confrères et de nombreux amis ne l’entendaient pas ainsi. Ils étaient fiers de la renommée qui était déjà la sienne ; l’année précédente, sur la recommandation pressante et argumentée d’Édouard Montpetit, l’ACJC lui avait décerné son prix « d’action intellectuelle en philosophie ». Quant à ses frères franciscains canadiens, ils adhérèrent vite au renouveau scotiste dont il fut la cheville ouvrière. Même son ancien maître des novices, le Père Raymond Sifantus, qui, entre autres persécutions, s’était moqué de son attrait pour la mystique, est maintenant devenu scotiste.

De son côté, le Père Longpré n’avait rien renié de son ardeur nationaliste. Il avait toujours suivi, même de loin, le progrès du nationalisme canadien-français auquel les Franciscains concouraient, comme il s’intéressait aux mouvements nationalistes en Europe, notamment à l’Action française de Charles Maurras. Il était donc convaincu de l’importance de la doctrine de Duns Scot pour la défense de la société chrétienne, tout particulièrement de la chrétienté canadienne-française, déjà attaquée par un demi-siècle de libéralisme, mais encore bien vivante.

Aussi n’eut-on pas besoin d’insister longtemps pour qu’il accepte le projet de donner un cycle de conférences aux étudiants de l’Université Laval et à ceux de l’Université de Montréal. Toutefois, les organisateurs se heurtèrent à un refus inattendu de la part des autorités : il n’était pas question d’enseigner dans ces établissements autre chose, en philosophie et en théologie, que saint Thomas d’Aquin, et surtout pas celui qui passait pour son adversaire, le père du volontarisme et du nominalisme, qui aurait préparé les voies à Luther !

Étienne Gilson
Étienne Gilson

Ils eurent beau arguer que le Père venait de donner un cours de philosophie scotiste dans les premiers mois de cette année 1927 à l’Université catholique de Milan, que le Pape Pie XI, alors régnant, accordait son estime au conférencier, ce fut en vain. Ils eurent beau rappeler les propos de l’éminent médiéviste français Étienne Gilson, l’année précédente, à l’Institut médiéval des Dominicains de Montréal : « Je ne connais pas actuellement de plus grand médiéviste que votre compatriote, le Père Éphrem Longpré. » Ou sa déclaration à l’institut médiéval de Toronto : « Quand Éphrem Longpré parle, toute l’Europe écoute », rien n’y fit : les autorités universitaires furent intraitables, au point de refuser même la location d’une salle dans leurs locaux.

Plutôt que d’abandonner leur projet, dont ils mesuraient l’importance, les organisateurs décidèrent de louer des salles publiques et d’organiser cinq conférences. La première à Trois-Rivières, le « diocèse le plus franciscain du monde » à cause de ses nombreux tertiaires, aurait pour thème « La royauté du Christ chez les grands docteurs franciscains ». La deuxième à Québec évoquerait « L’École franciscaine du XIIIe siècle ». C’est à Montréal que le Père Éphrem exposerait « La mission doctrinale de Duns Scot ». Puis à Toronto, public anglophone oblige, il parlerait de : « Thomas d’York, la première somme métaphysique du moyen-âge ». Enfin, il conclurait à Montréal sur « La pensée franciscaine au XIIIe siècle ».

Chaque réunion fut soigneusement annoncée. Les journaux locaux leur faisaient largement écho et donnaient de larges extraits de la conférence. Le Devoir de Montréal, auquel pratiquement tous les presbytères, les couvents et les institutions religieuses étaient abonnés, les publiait intégralement.

C’est la troisième conférence, donnée dans la grande salle de la Bibliothèque Saint-Sulpice à Montréal, qui va provoquer la polémique. Mgr Piette, recteur de l’Université de Montréal, y assistait, ainsi que tout le gratin nationaliste montréalais, au premier rang duquel l’abbé Lionel Groulx, le chanoine Perrier, le Père Archambault.

Se sachant tout de même en terrain miné, le Père Éphrem Longpré ne prononça pas une seule fois le nom de saint Thomas, car il ne voulait pas faire de polémique. Son but était de laver Duns Scot des calomnies qui ternissaient sa réputation et faisaient dédaigner sa doctrine malgré son grand intérêt et son actualité. Deux phrases résument parfaitement sa pensée :

Bienheureux Duns Scot
Bienheureux Duns Scot

« Duns Scot avait compris, dit-il, que la pensée médiévale se devait à elle-même non pas seulement de réfuter disjointement des erreurs ou même de coudre à tous les enseignements de l’Écriture, la philosophie d’Aristote [ce que saint Thomas d’Aquin fit excellemment] mais surtout d’organiser, dans la pleine lumière du Christ, par-dessus et contre les métaphysiques du Stagirite [Aristote] et de l’Islam [c’est le penseur musulman Averroès qui fit connaître à l’Occident les œuvres d’Aristote, au XIIIe siècle.], une synthèse intégralement chrétienne qui fît face à tous les dangers. »

Il acheva sa conférence par ces mots : « Toute cette philosophie, Messieurs, n’est peut-être pas celle qui dissèque les essences et analyse les concepts transcendantaux ou s’authentifie par un texte d’Aristote ou de Platon, mais elle constitue en définitive le plus haut sommet d’une métaphysique pleinement chrétienne. Réponse fière aussi, Messieurs, aux averroïstes et aux rationalistes de Paris et qu’il ne serait pas moins opportun d’opposer aujourd’hui aux concepts vides des philosophies laïcisées ou neutres. [...] En réclamant pour Duns Scot le champ d’action auquel il a droit, l’idéal qui nous inspire n’est pas autre que d’ouvrir toutes larges des voies vers l’apaisement final dans la vérité de la métaphysique chrétienne. Comme le prouve votre extrême bienveillance, Messieurs, il n’en est point parmi vous qui ne permettront au bienheureux Duns Scot de continuer à notre époque la mission doctrinale qui fut la raison de sa pensée et demeure la plus grande gloire de son génie. »

Tonnerre d’applaudissements, tout particulièrement des jeunes qui assistaient nombreux à la conférence, avant même que Mgr Piette exprimât au conférencier de chaleureux remerciements. Cet enthousiasme, avec l’élogieuse recension du Devoir, complétée par la publication en feuilleton du texte intégral de la conférence, provoqua une onde de nouvelle ferveur scotiste qui atteignit les séminaires et les scolasticats, au grand dam de leurs responsables attachés à l’enseignement de saint Thomas par obéissance aux volontés pontificales.

En effet, Léon XIII avait été formel dans son encyclique Aeterni Patris du 4 août 1879, confirmée par sa lettre au ministre général des Franciscains de novembre 1898 : « S’éloigner sans réflexion et témérairement des préceptes du docteur angélique est contraire à notre volonté et plein de périls.... Ceux qui veulent être vraiment philosophes sont obligés d’établir les principes et les bases de leur doctrine sur saint Thomas d’Aquin. » Saint Pie X avait rappelé cette obligation dans l’encyclique Pascendi contre le modernisme (1907), de même Pie XI dans son encyclique Studiorum Ducem (1923), à l’occasion du sixième centenaire de la canonisation de saint Thomas.

Père Rodrigue Villeneuve
Père Rodrigue Villeneuve

Des supérieurs et des professeurs s’émurent donc, parmi eux des jésuites, des dominicains, des prêtres séculiers, comme le très influent et vénéré Mgr Louis-Adolphe Paquet, de l’Université Laval, et même des évêques, comme Mgr Ross, de Gaspé. Le Devoir subit des pressions pour arrêter la publication des conférences, comme l’atteste une note de la rédaction qui rappelait la valeur reconnue du Père Longpré : « Tous les intellectuels lisent, consultent, écoutent ce jeune franciscain [il a 37 ans]. C’est pour satisfaire le goût de plusieurs de nos lecteurs que nous avons publié par tranches le texte intégral de la conférence. »

Le Père Rodrigue Villeneuve, supérieur du scolasticat des Oblats de Marie Immaculée à Ottawa, décida de réagir publiquement. Dans le journal Le Droit d’Ottawa, il publia une lettre ouverte le jour même de la seconde conférence du Père à Montréal.

Son argumentation était simple. Il rappelait le canon 1366 selon lequel les professeurs doivent traiter les études de philosophie rationnelle et de théologie et former les élèves « tout à fait selon la méthode, la doctrine et les principes du Docteur angélique, et qu’ils s’y tiennent saintement ». Puis, sur un ton inquisitorial, il posait au savant franciscain une série de questions sur saint Thomas d’Aquin, pour que ses réponses aident « à comprendre le sentiment du docte conférencier par rapport à la philosophie préconisée par les documents pontificaux » qu’il énumérait.

Un laïc, Hermas Bastien, jeune docteur en philosophie de l’Université de Montréal, emboîta le pas dans l’Action française, la revue dirigée par l’abbé Groulx ! À son avis, « vu la direction disciplinaire de l’Église, il est déplacé de prétendre que les docteurs franciscains ont dans notre siècle la plus haute mission intellectuelle à remplir. »

Éphrem LongpréLa réplique du Père Longpré ne se fit pas attendre, et fut publiée dans Le Droit. Il constatait que ses contradicteurs n’évoquaient même pas le contenu de sa conférence et se contentaient de lui opposer des directives pontificales sur l’enseignement de la théologie, alors qu’il n’enseignait pas la théologie mais exposait les résultats de ses études. Il eut beau jeu alors d’évoquer les papes qui « ont solennellement reconnu la liberté des Écoles catholiques », reprenant le même texte de Pie XI cité par le Père Villeneuve, mais sans l’amputer de sa fin : « Pour favoriser l’honnête émulation dans une juste liberté, condition du progrès dans les études, on évitera d’exiger les uns des autres plus que n’exige de tous l’Église, mère et maîtresse ; et que nul ne soit empêché de suivre l’opinion qui lui paraît la plus probable là où les Écoles catholiques, les auteurs de meilleure marque se partagent ordinairement en avis contraires. » Autrement dit, vous n’avez pas le droit de m’imposer saint Thomas lorsque je défends saint François d’Assise, saint Bonaventure et Duns Scot.

Dans un long texte, le Père Villeneuve protesta de sa volonté de mettre fin à la polémique en exposant les motifs de son attitude : il ne voulait pas que les propos du savant franciscain viennent appuyer ceux qui pensent que l’Église s’est abusée au sujet de saint Thomas, ceux qui prétendent « qu’avant dix ans peut-être St Thomas aura perdu sa dictature doctrinale. » Il rappela aussi que Pie XI avait affirmé « qu’aucun docteur de l’Église n’inspire aux modernistes et aux ennemis de la Foi catholique autant de terreur et de crainte que l’Aquinate. »

Les Dominicains prirent le relais de l’attaque. Dans le Bulletin de droit canonique, un grand article démontra l’importance normative absolue du canon 1366, donc du caractère contraignant et obligatoire de l’adhésion à la philosophie thomiste.

En mars 1928, le Père Villeneuve donna une conférence spirituelle à l’église des Dominicains d’Ottawa sous le titre « Saint Thomas, mystique docteur » ; évidemment, cela se voulait une réponse à ceux qui prétendaient que saint Thomas n’était pas aussi mystique que les auteurs franciscains.

Le mois suivant, Mgr Louis-Adolphe Paquet publiait dans la Revue dominicaine un article intitulé « Saint Thomas et les besoins de notre âge », pour répliquer à ceux qui prétendaient que Duns Scot avait un système théologique adapté aux questions contemporaines.

Une plainte fut même déposée contre le Père Longpré au Saint-Office, à Rome. Mais, elle n’eut aucune suite.

Tout cela n’est pas étonnant si on se souvient qu’avant même les conférences de ce dernier au Québec, le jeune père franciscain Léonard Puech, qui n’était pas encore le professeur de théologie recherché qu’il deviendra, avait reçu de Mgr Bruchési, archevêque de Montréal, après la publication d’un article où il citait Duns Scot, l’ordre de se taire ou de s’exiler.

Sœur Clotilde Lemieux
Portrait de sœur Clotilde Lemieux dite Clotilde-Angèle de Jésus. (© Archives du Monastère des Ursulines de Trois-Rivières)

La forteresse thomiste était donc bien verrouillée au Canada-français. Une seule exception : l’ouvrage intitulé « Jean Duns Scot, un docteur des temps nouveaux », de Béraud de Saint-Maurice, paru en 1944. Béraud de Saint-Maurice était en fait un pseudonyme qui préservait l’anonymat d’une religieuse ursuline de Trois-Rivières, sœur Clotilde-Angèle de Jésus. Professeur d’anglais et de musique, mais passionnée de philosophie, correspondante du Père Éphrem Longpré, cette religieuse dut à ses relations familiales de pouvoir oser braver l’interdit. Elle était en effet la fille de Rodolphe Lemieux, une notabilité du Parti libéral, et sa mère était la fille du Lieutenant-gouverneur général Jetté. Les démarches maternelles obtinrent une courte lettre de préface de Mgr Maurault, sulpicien, et l’indispensable nihil obstat du dominicain Louis-Marie Régis.

Elle ne craignit pas de contester un propos de Mgr Rodrigue Villeneuve, devenu tout-puissant cardinal archevêque de Québec, toujours en faveur de l’enseignement exclusif de saint Thomas : « Si on veut signifier “ hors saint Thomas, point de vérité ! ” écrivit-elle, parce qu’il détiendrait à lui seul et pour toujours le monopole des sciences philosophiques et théologiques, nous croirions rendre un très mauvais service à l’Église, à saint Thomas lui-même, [...] ainsi qu’à l’avancement de la science catholique en restreignant ainsi la scolastique médiévale. »

Son ouvrage, quoique moins scientifique que l’œuvre du Père Longpré, ne présenta pas moins une intéressante synthèse de l’œuvre du Docteur subtil, surtout dans le but d’en montrer l’actualité. Elle était en effet persuadée que « Duns Scot est appelé à combler le vide effroyable qui sépare la pensée chrétienne de la philosophie contemporaine », tout particulièrement l’existentialisme moderne.

« Nous osons même affirmer que son message, s’il avait été entendu plus tôt, portait en soi d’efficaces préventifs contre ces pestes qui affligèrent si longtemps l’Église et la société, le jansénisme, le gallicanisme, le rationalisme, le modernisme et, de nos jours, le communisme. » Affirmation qu’elle développait dans son dernier chapitre intitulé « l’Ordre dans l’amour ».

Mais, pas davantage que son mentor, elle ne réussit à ébranler la forteresse thomiste au Canada. Les conséquences furent dramatiques.

En effet, si le thomisme excelle en particulier dans l’analyse, dans la clarification des questions et donc dans la détection des erreurs, son substantialisme aristotélicien est mal adapté à l’individualisme de la pensée moderne, même s’il est le fondement des sciences modernes. Tout ce qui caractérise les individus est relégué dans la catégorie des « accidents », évidemment d’un intérêt moindre que les substances. Or, de nos jours, ce qui intéresse, c’est justement ce qui nous différencie les uns des autres, les raisons de l’existence, de la pérennité ou au contraire de la caducité des individus, des sociétés les unes par rapport aux autres, ce qui fait l’histoire. Autrement dit, la pensée moderne s’intéresse davantage à l’explication des différences qu’à la description des similitudes.

Le scotisme, au contraire, partant non pas du classement des natures abstraites du réel, mais de l’intuition de l’Être créateur et de la certitude de sa Révélation, le montre à l’origine de tout : substances et accidents, comme de notre liberté. Il est l’Alpha et l’Oméga, la Vérité sur tout être.

Collège classiqueEnseigné en vase clos, comme étaient nos collèges classiques, nos séminaires et nos scolasticats, le thomisme paraissait aux professeurs comme aux élèves délivrer toutes les lumières nécessaires à la société catholique qu’était le Canada-français d’avant-guerre, dans sa presque totalité. Mais la crise économique, la guerre, puis l’après-guerre avec son extraordinaire progrès technique et prospérité, ainsi que l’irruption de la pensée philosophique moderne, tout contribua à ébranler cette certitude. Pour ainsi dire, du jour au lendemain, le jeune prêtre ou le jeune gradué était séduit par un monde nouveau et un questionnement nouveau auquel ses cours de philosophie ne répondaient plus.

Pour peu que ce jeune prêtre ou ce jeune gradué soit passé par les rangs de la JEC qui lui a appris à « Voir, juger, agir », il était vite persuadé que ses cours de philosophie et de théologie étaient dépassés, qu’il fallait donc trouver un autre système pour guider son action afin de devenir « maîtres chez nous ! », comme disait le slogan de la Révolution tranquille.

Jacques Maritain
Jacques Maritain

S’il ne relégua pas alors aux oubliettes le thomisme et la foi catholique, c’est qu’il trouva une solution dans « l’Humanisme intégral » de Maritain. Autant le Père Longpré et son Duns Scot avaient été considérés comme la peste et le choléra, autant Jacques Maritain fut accueilli au Québec à bras ouverts pendant son exil en Amérique du Nord durant la guerre. C’est qu’il était thomiste !

Son mauvais génie fut de parer la substance homme d’une dignité sans égale, en l’élevant au rang de personne transcendante de par sa ressemblance avec Dieu : la société devait être à son service et Dieu devait respecter sa liberté. Cette conception de l’Homme permettait à l’Église de se réconcilier avec les libéraux, de devenir un mouvement d’animation spirituelle de la Révolution tranquille ici, et de la démocratie universelle dans le monde. C’est ce à quoi travaillèrent le pape Paul VI et le Concile Vatican II, comme notre Père l’abbé de Nantes les en a accusés, sans contredit.

Mises à part quelques réactions isolées de prêtres et une critique de Maritain par le professeur Charles De Koninck, nos catholiques canadiens-français ont suivi docilement et ont accepté que, du jour au lendemain, la liberté devienne la règle de toute éducation comme de toute pratique religieuse, que l’épanouissement individuel en toutes choses dès ici-bas soit le but de la vie, et que la démocratie soit l’incontestable panacée à tous les problèmes de société.

Il aurait pu en être autrement si, formés aussi à l’École franciscaine, notre clergé et notre élite avaient compris que la relation avec Dieu n’était pas seulement au sommet de l’ordre naturel qui, par ailleurs, fonctionnait déjà fort bien sans Lui, mais qu’il en était l’origine et la fin, qu’il en était le Roi et que Lui seul donnait un sens à l’histoire comme à l’existence de chaque être. Donc, qu’il ne pouvait pas y avoir de société viable sans le Christ. « Sans moi, vous ne pouvez rien faire. », disait Notre-Seigneur. C’est la Primauté du Christ, chère à Duns Scot comme à saint Paul.

Après un demi-siècle de libéralisme qui les a anesthésiés pour le plus grand profit de la Finance américaine et des sectes, les Canadiens français auraient pu retrouver l’élan conquérant qu’ils avaient sous l’épiscopat de Mgr Bourget.

Une chose est à remarquer depuis ces années 1920 : l’absence totale de grands hommes d’Église parmi les nationalistes canadiens-français. Mis à part peut-être Mgr Charbonneau, le frère Marie-Victorin et le frère Théode, l’ensemble de l’épiscopat et du clergé a été aveuglé sur l’évolution de la société. Certains se sont réveillés dans les années 1950, mais ce fut à la lumière des sciences sociales apprises en Europe, faussées par le personnalisme quand ce n’était pas par le marxisme.

En interdisant l’enseignement de Duns Scot au Canada français, l’Église s’est donc privée d’une source doctrinale qui lui aurait permis de réagir chrétiennement aux erreurs modernes et d’échapper à la désorientation.

Le Père Éphrem Longpré avait raison de conclure sa conférence à Montréal en affirmant : « Si la synthèse de Duns Scot est une lumière et un itinéraire vers le vrai, dans la confusion extrême des philosophies contemporaines, si elle avive l’inquiétude métaphysique et religieuse par ses intuitions sur l’infini, si enfin, au laïcisme contemporain des philosophies et des systèmes politiques, elle oppose une grandiose synthèse où le Christ est l’explication de tout le réel et où sa royauté universelle est le but des sociétés humaines et de leurs évolutions, de quel droit, Messieurs, sera-t-il permis de la méconnaître et de l’ignorer ? »

S’étant permis de « la méconnaître et de l’ignorer » et même de s’y opposer, le Père Villeneuve et les autres portent une part de la responsabilité du triomphe du laïcisme et de la mort de la chrétienté canadienne-française.

GdN-MST04Un seul théologien contemporain a ignoré Duns Scot, à cause de sa formation thomiste, mais pour en retrouver tout l’acquis par son propre génie, c’est l’abbé de Nantes. Mieux encore, réalisant la synthèse des Écoles théologiques fondée sur l’Écriture sainte qu’appelait de ses vœux le Père Éphrem Longpré, sa métaphysique totale, sa théologie totale, toute sa doctrine complètent le “ Docteur subtil ”, au moins sur trois points.

Il tire toutes les conséquences de l’Acte créateur qui nous pose dans l’existence, comprenant qu’il ne nous définit pas uniquement par le don d’une vocation, mais que celle-ci se précise et se réalise au sein d’un réseau de relations, toutes créées par Lui. Ce sont ces relations qui nous définissent et non pas uniquement « la relation constituante » qui nous crée.

L’abbé de Nantes complète la Primauté du Christ par celle de l’Immaculée Conception, la première création divine, donc préexistante à toute l’œuvre créatrice subséquente. Il donne ainsi un fondement métaphysique à la Co-rédemption et à la Médiation universelle de la Vierge Marie. Ainsi s’explique l’importance que Dieu accorde à la dévotion au Cœur Immaculé, au point que son refus par l’Église ait pu entraîner la grande apostasie et un châtiment des nations sans précédent, comme le révéla la Sainte Vierge elle-même à Fatima.

Enfin, notre Père ajoute à Duns Scot un regard historique. Alors que la théologie du franciscain est très conceptuelle, notre Père ajoute toujours l’étude de l’histoire, ce qui nous donne un amour vivant, incarné de l’Église, et nous fait mieux comprendre la réalisation du dessein de Dieu, ce qu’il nomme « l’orthodromie divine ».

Il n’y aura de renaissance et d’avenir pour nos nations catholiques que par une adhésion à cette vérité révélée mais aussi métaphysique, qui unit Foi et raison pour la plus grande Gloire de Dieu et le triomphe du Christ par le Cœur Immaculé de Marie.

frère Pierre de la Transfiguration