LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

N° 259 – Janvier 2022

Rédaction : Maison Sainte-Thérèse


La survivance de l’Acadie

La déportation des Acadiens

À la différence des minorités franco-catholiques de l’Ontario et de l’Ouest canadien, les Acadiens sont arrivés à s’imposer dans la province du Nouveau-Brunswick en 1960. Pour bien apprécier ce tour de force, il nous faut d’abord retracer leur histoire mouvementée.

Les rivages de l’Acadie furent explorés pour la première fois en 1524 par l’italien Verrazano, qui les nomma Arcadie à cause de leur végétation luxuriante lui rappelant la région homonyme de la Grèce célébrée par les poètes antiques pour sa fertilité. Au XVIIe siècle, le r est tombé et l’Acadie désigna dès lors ce qu’on appelle aujourd’hui les Maritimes.

En 1604, un premier établissement s’y était installé, mais il fut fragilisé par le scorbut et les convoitises anglaises. En 1613, la colonie devint officiellement anglaise. Entre-temps Champlain était parti fonder Québec, où les Anglais allèrent l’y déloger à son tour en 1629. Mais en 1632, au traité de Saint-Germain, l’Angleterre dut restituer à la France la Nouvelle-France et l’Acadie.

Toutefois, l’histoire de celle-ci ne cessa pas pour autant d’être chaotique, comme abandonnée à elle-même, sans pratiquement plus recevoir de nouveaux colons de France. Les Acadiens sont tous les descendants de la petite cinquantaine de familles françaises arrivées avant 1650.

Quoique les Hollandais l’aient ravagée une fois et que les Anglais l’aient prise plusieurs fois, l’Acadie même française avait, de par sa situation géographique, plus de rapports avec les possessions anglaises du sud qu’avec Québec. Or, en 1670, l’Acadie comptait 400 habitants, dont 60 miliciens, et 30 soldats, le Massachusetts en avait déjà 50 000 ; c’était peu pour leur tenir tête même si la colonie pouvait compter sur ses alliés autochtones.

Tout cela lui façonna naturellement une mentalité très indépendante, d’autant plus qu’elle se sentait délaissée de Versailles, qui considérait les Acadiens comme des colons de moindre valeur que ceux de la Nouvelle-France : on les surnommait les « défricheurs d’eau ». En effet, dans la baie Française, à l’aide d’ingénieuses et imposantes digues, ils étaient arrivés à contrôler les marées de forte amplitude, ce qui leur permit la culture de terres alluviales très fertiles aux bons rendements sans avoir à défricher des terres à l’intérieur.

FRANÇAIS DE CŒUR,
SOUVENT ANGLAIS PAR NÉCESSITÉ

Chaque conflit entre la France et l’Angleterre se répercutait sur l’Acadie qui n’avait pratiquement pas de moyen de défense. Aussi, même si les cœurs restaient français et sans jamais renier vraiment leur appartenance à la France, les Acadiens étaient prompts à se soumettre pour limiter les dégâts.

Par exemple, après le traité d’Utrecht en 1713, qui les fit sujets de Sa Majesté britannique, les Acadiens trouvèrent bien des façons pour ne pas payer d’impôt et faussèrent les résultats du recensement. S’ils refusèrent évidemment de prendre les armes aux côtés des Anglais, ils ne répondirent pas non plus à l’appel du Roi de France pour venir peupler l’île Royale, l’actuelle île du Cap-Breton, où le port maritime stratégique de Louisbourg était construit.

Comme ils refusaient de prêter un acte d’allégeance à la Couronne anglaise, puisqu’ils voulaient rester catholiques et qu’il était hors de question pour eux d’avoir à se battre contre les Français ou contre les Autochtones, ils furent menacés d’expulsion en 1713. Le gouverneur ne passa pas à l’acte, d’une part parce qu’il n’avait pas de colons anglais pour les remplacer et d’autre part parce qu’ils seraient allés renforcer les positions de la Nouvelle-France ou de l’île Royale. En 1730, de guerre lasse, leur neutralité fut reconnue ainsi que la liberté de pratiquer leur religion. La Société des Missions étrangères de Paris leur envoya des prêtres qui eurent beaucoup trop d’influence, au goût des autorités anglaises.

Pendant la guerre de Succession d’Autriche, les Acadiens restèrent neutres pendant que Louisbourg, mal défendu par des troupes indisciplinées, était pris en 1745. L’année suivante, le Roi de France voulut reprendre ce port stratégique ainsi que l’Acadie, par une offensive terrestre à partir de la Nouvelle-France, combinée avec une attaque maritime d’une flotte de 72 navires et 7000 hommes ; mais, prise dans une terrible tempête, celle-ci disparut pour moitié dans les flots, tandis que les survivants faisaient demi-tour.

LA GRANDE DÉPORTATION ET SES SUITES

Dans ce contexte, Londres considéra les 12 000 habitants de l’Acadie comme une menace, et ordonna leur déportation en 1755. Toutes leurs maisons et leurs biens furent détruits pour décourager tout espoir de retour et eux furent débarqués par petits groupes tout au long de la côte des États-Unis, sans tenir compte des liens familiaux. Les fuyards furent recherchés et poursuivis jusqu’en 1763.

On estime qu’à cette date, 3700 Acadiens avaient réussi à s’installer aux États-Unis, 1250 en Nouvelle-Écosse, 300 en Louisiane, 850 en Angleterre, 300 à l’Ile-du-Prince-Édouard, 700 à la baie des Chaleurs, 2 000 en Nouvelle-France ; 3500 avaient pu regagner la France.

Beaucoup ont tenté de revenir sur leur terre natale, mais dans l’impossibilité de s’y implanter de nouveau, ils s’établirent dans le nord et l’est du Nouveau-Brunswick ou encore dans l’ouest de la Nouvelle-Écosse.

Catholiques, ils étaient privés de droits politiques, faute de pouvoir prêter le serment du test dont des clauses étaient dirigées contre la foi en l’Eucharistie et contre l’autorité du Pape. Ils n’eurent le droit de vote qu’en 1810, l’éligibilité en 1830.

Il n’y eut pratiquement pas d’école primaire francophone avant 1820, et d’établissement d’enseignement secondaire avant 1854.

Du point de vue religieux, les Acadiens appartenaient au diocèse de Québec. Manquant de prêtres après la Conquête, l’évêque ne pouvait leur en envoyer qu’à intervalles irréguliers, autrement dit rarement. Le premier d’entre eux, en 1768, fut l’abbé Bailly de Messein, le futur évêque auxiliaire de Québec, à qui les autorités anglaises donnèrent bien de la tablature. Revenu à Québec, il n’oublia jamais l’Acadie et légua une petite fortune en faveur des missions acadiennes.

La première paroisse avec un curé résidant fut établie à Memramcook en 1781, la seconde à Caraquet en 1785, et la troisième en 1792 à Saint-Basile.

En 1790, Mgr Hubert avait réclamé à Londres des prêtres bilingues parmi les émigrés de la Révolution, y compris pour les Acadiens. Treize d’entre eux furent autorisés à s’installer en Nouvelle-Écosse, dont le fameux Père Sigogne qui y fit un ministère très bienfaisant et fructueux jusqu’à sa mort en 1844.

C’est seulement en 1795, que l’évêque de Québec put y faire une première visite pastorale.

LA FIDÉLITÉ DES ACADIENS MALGRÉ LES IRLANDAIS

En 1816, un prêtre anglophone réclama à Rome des prélats anglophones pour les Irlandais et les Écossais, que les prêtres du Québec méprisaient et délaissaient. Du moins, c’est ce qu’il affirma pour persuader le Saint-Siège, qui décida, sans même consulter l’évêque de Québec, la division de son diocèse et la création d’un vicariat apostolique pour la Nouvelle-Écosse. D’autres prêtres firent la même demande pour Charlottetown, c’est-à-dire pour les autres colonies des Maritimes, et pour le Haut-Canada. Cette fois-ci Québec fut consulté et eut la bonté de faire remarquer que les séparer de Québec revenait à les priver de tous moyens financiers et humains pour accomplir leur mission. En 1819, Charlottetown et Kingston furent donc érigés en districts épiscopaux suffragants de Québec.

Malgré cette bonne volonté de Québec, ces prélats anglophones ne furent pas favorables aux Acadiens, qu’ils n’estimaient guère. Commença alors un affrontement de 70 ans pour obtenir un clergé et surtout un évêque francophone.

En 1842, un troisième diocèse est créé pour le Nouveau-Brunswick avec siège à Frédéricton. Québec eut beau proposer des prêtres bilingues et loyaux à la couronne anglaise, Rome nomma encore un prélat anglophone, sous la pression du gouvernement anglais ou du clergé irlandais.

Le petit nombre de prêtres et le désintérêt de leurs évêques anglophones vont amener les Acadiens à développer une vie paroissiale originale, qui aurait pu inspirer nos tournants missionnaires. En effet, les baptêmes, les enterrements, les mariages se faisaient sous la présidence de laïcs. Le dimanche, là où il n’y avait pas de prêtre résidant ou de missionnaire de passage, il y avait « messe blanche » c’est-à-dire qu’un fidèle lisait les lectures et les prières de la messe en omettant les paroles de la consécration, mais on ne communiait pas. L’esprit communautaire paroissial était très développé, au point que les prêtres eurent souvent à composer avec les autorités laïques locales. Par exemple, plusieurs paroisses refusaient de payer la dîme, puisqu’elles ne voyaient le prêtre qu’une fois par an. Cela n’arrangeait pas les relations avec l’évêque irlandais.

LES PRÊTRES PATRIOTIQUES

De gauche à droite : Le curé Lafrance, le Père Philias Bourgeois, l’Abbé Hubert Girroir, le Père Stanislas Doucet

De gauche à droite : Le curé Lafrance, le Père Philias Bourgeois, l’Abbé Hubert Girroir, le Père Stanislas Doucet

Au milieu du XIXe siècle, l’arrivée de jeunes prêtres acadiens bien formés au Québec qui venait de connaître sa renaissance catholique, modifia la situation, d’autant plus que, au même moment, les Maritimes vivaient une période de prospérité qui fit émerger une classe moyenne.

Profitant, entre 1840 et 1860, d’un formidable développement de l’industrie forestière, de la construction navale et de la pêche, les Acadiens se forgèrent une conscience collective, comme disent les sociologues, sous la conduite de ce jeune clergé.

Les ultramontains canadiens-français, que nous préférons appeler catholiques intégraux, ont évidemment soutenu ce mouvement. Désirant un Canada respectueux de l’Église et de la loi de Dieu, ils ne pouvaient que s’intéresser de près à l’avenir des minorités catholiques des autres colonies anglaises d’Amérique du Nord et entretenir des rapports avec eux.

Il faut également mentionner l’influence déterminante du poème Évangéline, de l’américain Longfellow, publié en 1847. Les Acadiens se sont reconnus dans cette œuvre de fiction qui raconte leur déportation. Le grand succès littéraire de l’ouvrage, traduit en douze langues, leur redonna une fierté bien légitime.

De même pour la première histoire de l’Acadie écrite en leur langue par l’historien français Edme Rameau de Saint-Père. Elle fut publiée en 1859, et jusqu’à sa mort quarante ans plus tard, l’auteur s’appliqua à tisser des liens entre la France et l’Acadie, si bien que d’autres s’intéressèrent à l’histoire peu commune de ce petit peuple qui gardait sa foi et sa langue en dépit de tout.

Le premier souci du jeune clergé patriotique, à partir du milieu du XIXe siècle, fut l’éducation. Tous les établissements francophones ouverts entre 1854 et 1960 le furent par des prêtres ou par des congrégations religieuses. Le premier fut le curé Lafrance, à Memramcook en 1854, qui accueillit 95 élèves. Pour assurer la pérennité de son œuvre, il dut la remettre aux Pères de Sainte-Croix, dont le supérieur était le Père Camille Lefebvre.

Les hôpitaux furent tous eux-aussi fondés par des communautés religieuses féminines. Une vingtaine de couvents s’ouvrirent en Acadie entre 1856 et 1948, parfois malgré l’opposition des évêques irlandais.

Parmi ces prêtres qui ont fait l’Acadie moderne, nommons au premier rang, les abbés Marcel-François Richard et Hubert Girroir, mais aussi les Pères Stanislas Doucet, Philias Bourgeois et Camille Lefebvre.

UNE SURVIVANCE ACTIVE

Amand Landry
Amand Landry

En politique, les rares députés acadiens (le premier est élu en 1836) étaient plutôt timides. Ils se rangèrent du côté des réformistes, c’est-à-dire qu’ils réclamaient que le Premier ministre soit le chef de la majorité parlementaire.

La seule exception fut Amand Landry, qui devint la première grande figure politique acadienne. Il reprochait au gouvernement de ne pas s’intéresser au développement économique des régions acadiennes, il fut aussi un opposant au projet de la Confédération, puisque les catholiques s’y retrouveraient minoritaires.

Les évêques, eux, s’y étaient ralliés, mais la population acadienne le rejeta à une forte majorité. C’est à cette occasion que commença de s’affirmer la particularité des Acadiens face aux Irlandais.

Le curé Richard

Le curé Richard

L’abbé Richard, curé de Saint-Louis, allait devenir un de leurs chefs de file ; déjà en 1864, il avait fondé dans sa paroisse un collège d’enseignement supérieur exclusivement francophone. Cela déplut fortement à son évêque irlandais qui l’obligea à le fermer, déclenchant les hostilités entre les deux peuples.

Aussi l’affaire des écoles du Nouveau-Brunswick fut-elle la première occasion d’une opposition entre franco-catholiques et anglophones au sein du nouveau Canada. Malheureusement, les catholiques libéraux au Québec, ne voulant pas faire pression sur la majorité protestante du parti conservateur, n’exigèrent pas le respect des droits constitutionnels de la minorité acadienne, leurs écoles furent donc abandonnées à leur triste sort : n’étant plus considérées comme “ établissement public ”, elles ne furent plus subventionnées.

Ce qui n’empêcha pas les congrégations enseignantes féminines de donner une éducation de qualité aux jeunes filles qui purent y suivre leur scolarité. Curieusement, celles-là eurent plus de libertés pour enseigner le français que les prêtres ou les religieux ; c’est que les obstacles venaient plus de l’épiscopat irlandais que des autorités civiles qui se montraient dans l’ensemble tolérantes ; même lorsqu’on imposa des manuels en anglais, on admettait encore l’usage parallèle des manuels en français.

Si bien que c’est au Nouveau-Brunswick que le français put le plus rapidement reconquérir ses droits. Dès 1870, les débats au parlement furent publiés dans les deux langues.

Comme la population acadienne était en constante progression – de 26 % entre 1871 et 1881, ce qui est considérable – et qu’elle était moins sensible aux sirènes états-uniennes qui poussaient à l’immigration, il n’est pas étonnant que l’élite, formée essentiellement au collège Saint-Joseph de Memramcook, se décidât à aller de l’avant. Le nationalisme acadien se réveilla parallèlement au nationalisme canadien-français, encouragé par la Société Saint-Jean-Baptiste.

La première convention nationale des 20-21 juillet 1881 à Memramcook réunit 5000 personnes. On y proclama l’acte de naissance de l’Acadie moderne, revendiquant son développement et la fidélité à ses caractères propres. Les progrès de l’agriculture, la colonisation, l’émigration, l’éducation, le journalisme, le rôle de l’Église donnèrent lieu à des débats. Des comités permanents furent établis pour en assurer le suivi et la Société nationale de l’Assomption vit le jour, sorte de mini-gouvernement des Acadiens.

On débattit aussi du choix d’une fête nationale, le curé Richard mit tout son poids pour qu’elle soit spécifiquement acadienne. Finalement, on adopta la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge, le 15 août, par référence au vœu de Louis XIII consacrant en 1639 à la Reine des Cieux son Royaume, donc l’Acadie, et l’Ave maris stella fut choisi comme hymne national.

Ensuite, les conventions se succédèrent sur un rythme quinquennal, malgré la prouesse d’organisation que cela représentait à chaque fois, pour un milieu généralement pauvre.

Mais ces grandes réunions avec leurs offices religieux en plein air avaient quelque chose d’enthousiasmant.

Rassemblement des Acadiens à la convention nationale au moment de la messe en plein air

Rassemblement des Acadiens à la convention nationale au moment de la messe en plein air

 LA LUTTE 

Dès 1881, la grande revendication des Acadiens, ce qu’ils ont appelé la lutte, fut d’avoir des évêques acadiens, ce qui semblait devoir obliger à modifier la carte des diocèses, car il n’était pas pensable de donner aux Irlandais un prélat francophone ni même bilingue s’il était acadien.

Mgr Rogers

Mgr Rogers

L’abbé Marcel-François Richard fut le fer de lance de cette lutte. Son évêque, Mgr Rogers, l’avait contraint de fermer son collège francophone à Saint-Louis, puis l’avait envoyé comme curé-fondateur d’une misérable paroisse, Rogersville. Il lui interdit aussi de fonder une congrégation religieuse féminine essentiellement destinée aux Acadiennes.

Cela n’affaiblit pas la volonté de résistance du curé, dès lors admiré et aimé par tous ses compatriotes. Son évêque lui interdit de participer à la convention de 1890 et refusa d’aller confirmer dans sa paroisse ; il fit savoir en outre que la même chose arriverait aux curés qui accueilleraient chez eux l’abbé Richard.

Quand, en 1893, on apprit que Mgr Rogers faisait des démarches pour obtenir un coadjuteur irlandais avec droit de succession, ce fut la mobilisation des Acadiens dans le but contraire. Mais on se heurta à l’anglophilie de la diplomatie vaticane qui rejaillissait sur les nominations épiscopales. En 1896, un évêque coadjuteur irlandais fut accordé à Mgr Rogers et, pour faire bonne mesure, on en accorda également un à l’évêque de Saint-Jean qui n’en demandait pas. Aucun prêtre acadien, sauf le vicaire de la cathédrale, n’assista à leur sacre.

Sans se décourager pour autant, les Acadiens continuèrent à réclamer un diocèse acadien, dont le siège serait Moncton. Évidemment, les prélats irlandais refusèrent d’appuyer la requête pour des raisons économiques, tout en soulignant que le mauvais esprit des Acadiens faisait un effet déplorable sur les protestants.

Mgr Sbaretti et Pascal Poirier

Mgr Sbaretti et Pascal Poirier

En 1905, le délégué apostolique Mgr Sbaretti, dont la francophobie était bien connue, fit une tournée dans les Maritimes. Sa rencontre avec les représentants acadiens se passa mal : à Shediac, quand le sénateur Pascal Poirier lui tint tête, le délégué apostolique, perdant tout contrôle de lui-même, s’élança contre lui, poings levés. Le sang de Poirier ne fit qu’un tour, il leva ses poings, lui aussi, et comme il était visiblement plus fort que le prélat, celui-ci recula jusqu’au mur tandis que Poirier le menaçait toujours. « Presque affaissé, Mgr Sbaretti faisait pitié à voir, dit un témoin, il répétait : “ Ne frappez pas, ne frappez pas, il est interdit de frapper un prêtre. ” » Les deux se calmèrent, mais Poirier lui fit promettre que les Acadiens auraient prochainement leur évêque... Évidemment, rien ne se fit.

Mgr Stagni
Mgr Stagni

Mgr Richard – il avait été nommé prélat domestique par le Pape en 1905 – décida alors d’aller à Rome pour s’adresser directement à saint Pie X ; en 1908, il accompagna un vieux prêtre irlandais qui voulait y faire pèlerinage avant de mourir. Saint Pie X lui promit un évêque acadien pour bientôt. Le lendemain, le délégué apostolique recevait l’ordre de faire savoir aux évêques des Maritimes la volonté du Saint-Père de créer un nouveau diocèse pour les Acadiens. Pourtant, rien ne se passa.

Deux ans plus tard, Mgr Richard retourna à Rome. Le Pape, apprenant le mépris de ses ordres, envoya un délégué apostolique incognito parcourir le Canada afin de lui faire rapport sur le traitement des minorités franco-catholiques par le clergé irlandais. À la suite de quoi, Mgr Sbaretti, quelques jours après avoir contraint des hebdomadaires acadiens à fermer pour cause de trop grande véhémence dans la réclamation d’un évêque acadien, fut rappelé à Rome et remplacé par le francophile Mgr Stagni.

Mgr Richard

Mgr Richard

En 1912, l’abbé Édouard Leblanc, modeste curé de Wymouth en Nouvelle-Écosse, acadien mais bilingue, fut nommé évêque de Saint-Jean, diocèse majoritairement irlandais. Ce fut un coup de tonnerre qui provoqua la stupéfaction des Irlandais et l’euphorie des Acadiens. Remarquons qu’en ne nommant pas un prêtre hautement nationaliste comme évêque et en ne créant pas un diocèse acadien, saint Pie X, avec sagesse, maintenait la cohésion de l’Église dans les Maritimes. Mgr Leblanc comprit que sa mission première était l’acclimatation des Irlandais à un épiscopat acadien.

Car, la fondation d’un diocèse acadien à Moncton s’imposait évidemment comme la prochaine étape. Malheureusement la mort de saint Pie X, en 1914, allait tout retarder. La revanche des Irlandais sous Benoît XV, qui renoua avec la politique de Léon XIII, s’exerça sur Mgr Richard, accusé par les autorités romaines d’être responsable de la division du clergé. Il fut contraint au silence et décéda quelques jours plus tard, le 18 juin 1915.

Fidèle à sa mémoire, le clergé acadien et les conventions continuèrent leurs réclamations à Rome. Elles ne furent satisfaites qu’en 1936, par Pie XI, avec le transfert du siège de Chatham à Bathurst et la création de l’archevêché de Moncton, les deux sièges revenant à des prêtres acadiens.

RECRUDESCENCE DE LA PERSÉCUTION, 
MAIS VITALITÉ DE LA NOUVELLE ACADIE

Après cette lutte, les conventions ne pensèrent pas à élaborer un programme politique. Il est vrai qu’à l’époque, le gouvernement intervenait très peu dans la vie quotidienne des citoyens. Ordinairement, l’Acadie votait libéral, et ce depuis Wilfrid Laurier, probablement parce qu’il était francophone.

La situation catastrophique de l’économie des Maritimes après la Première Guerre mondiale allait tout de même changer les choses. Avant même la crise de 1929, la production avait baissé de 26 % dans la région. On favorisa alors un « retour à la terre », surtout dans le nord du Nouveau-Brunswick où des villages de colonisation furent fondés. On encouragea aussi les coopératives et les caisses populaires connurent un grand succès à partir de 1936.

Quand les Acadiens Aubin Arsenault et Pierre-Jean Véniot devinrent premier ministre, le premier de l’Ile du Prince-Édouard, le second du Nouveau-Brunswick, ce fut un accident et ils ne purent jamais être réélus. Les tensions entre anglophones et francophones s’accentuèrent même entre les deux guerres : la French Domination fut dénoncée dans les campagnes électorales, la franc-maçonnerie orangiste demanda la diminution de la part du français dans les écoles. Quand, en 1934, la Mutuelle l’Assomption voulut encourager l’usage du français dans les commerces, le chiffre d’affaires de bon nombre d’établissements baissa.

L’antagonisme des deux communautés fut également évident à propos de la conscription. Que ce soit en 1917 ou en 1942, les Acadiens s’y manifestèrent autant opposés que les Canadiens-français, tandis que le reste de la population des Maritimes y était favorable.

Tout cela n’empêcha pas, au même moment, l’essor de l’éducation supérieure francophone grâce à un nouveau collège fondé par les Eudistes à Edmunston, qui devint en 1945 le siège d’un quatrième diocèse acadien.

Parmi toutes les minorités franco-catholiques, l’Acadie s’est donc distinguée par son exceptionnel dynamisme, que ce soit pour l’expansion de son réseau d’enseignement, pour la défense de la langue ou par son développement économique et par une véritable vie culturelle en plein progrès. Grâce à son clergé soutenant toutes les actions nationalistes, elle était prête à obtenir ce qui était inimaginable un siècle plus tôt : s’imposer à la majorité anglophone...