LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

N° 258 – Décembre 2021

Rédaction : Maison Sainte-Thérèse


Saint Joseph, patron du Canada

LA dévotion à saint Joseph  s’implante au Canada avec l’arrivée du premier missionnaire, le Père Joseph Le Caron, l’un des récollets – nous dirions aujourd’hui franciscains – obtenus de peine et de misère par Champlain en mai 1615, sept ans après la fondation de la petite colonie de Québec.

Frère Thomas, dans son article « Saint Joseph, gouverneur au saint Royaume de France », a rappelé la dévotion traditionnelle des disciples du Poverello pour le Chef de la Sainte Famille, mais chez le Père Le Caron celle-ci était très ardente. Aussi lui consacra-t-il sa première mission chez les Hurons, quelques mois après son arrivée à Québec.

LA CONSÉCRATION DU CANADA À SAINT JOSEPH

Deux ans plus tard, revenu auprès de Champlain et constatant les difficultés inextricables de la colonie, c’est lui qui le persuada de consacrer le Canada à saint Joseph.

Tableau devant lequel eut lieu la consécration du Canada

La cérémonie réunit tous les colons, une bonne centaine, mais aussi bon nombre de sauvages qui se trouvaient à Québec. On n’en connaît pas le jour exact, mais de différents documents on déduit qu’elle dut avoir lieu entre le 16 juillet et le 15 août 1624. Le Père Le Caron et Champlain prononcèrent la consécration devant une petite peinture sur cuivre (12 x 17 cm) représentant saint Joseph et l’Enfant-Jésus, conservée au musée des Beaux-Arts de Québec. Leur ferveur n’avait d’égale que la pauvreté, digne de l’étable de Bethléem.

Il n’en fallut pas davantage pour que la dévotion à saint Joseph embrase les cœurs de nos valeureux colons, en témoigne le nombre important de fiefs ou de lacs qui reçurent son nom.

Mais surtout, saint Joseph inaugura ses bienfaits pour la Nouvelle-France en obtenant qu’en 1625 le jeune duc de Ventadour, pair de France, devienne Vice-roi de la Nouvelle-France et la prenne à cœur. C’était un homme très pieux, qui s’était placé sous la direction spirituelle des jésuites. Six ans plus tard, il quitta la cour de France pour être ordonné prêtre tandis que son épouse, avec laquelle il n’avait pas consommé le mariage, entrait au carmel. En 1627, il fut l’un des fondateurs de la Compagnie du Saint-Sacrement, organisation secrète réunissant de courageux chrétiens prêts à défendre, au péril de leur vie, le Saint-Sacrement contre les actions sacrilèges des protestants. Cependant, très vite, ses membres s’appliquèrent aussi à soutenir les œuvres de Contre-Réforme par leurs dons ou leur influence. Québec aussi bien que Ville-Marie en seront les heureux bénéficiaires.

Avant cela, une des premières décisions du duc de Ventadour, prise sur les instances de Champlain, fut d’interdire sur mer comme sur terre l’exercice de la religion prétendument réformée. Ce fut déterminant pour l’avenir de la Nouvelle-France, car les principales difficultés de Champlain pour faire de son implantation au cap Diamant une véritable colonie venaient des protestants qui ne s’intéressaient qu’au commerce.

LES JÉSUITES, DIGNES HÉRITIERS DES RÉCOLLETS

Sur la recommandation du Père Le Caron, le duc convainquit les jésuites de remplacer les récollets à Québec pour une tâche qui était manifestement trop lourde pour eux. Cinq y furent envoyés à ses frais. Ils seront pendant près de vingt ans les colonnes de la Nouvelle-France, sans eux rien n’aurait été possible. Or, eux-aussi vouaient un culte à saint Joseph : « Saint-Joseph n’avait-il pas passé sa vie dans la compagnie de Jésus ? »

Dès leur premier séjour en 1625, leur supérieur, le Père Lalemant fit vœu de donner le nom de Joseph au premier indigène baptisé.

La dévotion à saint Joseph eut aussi une place éminente dans la mission des Hurons. La liste des grâces reçues de lui, dont les Relations des Jésuites nous ont gardé le témoignage, serait longue. Citons simplement saint Jean de Brébeuf :

« Je vis par plusieurs fois tout renversé et désespéré, jusqu’à ce que j’eus particulièrement recours à Notre-Seigneur Jésus..., et que j’eus fait un vœu au glorieux saint Joseph, nouveau patriarche des Hurons. [...] Nous devons aussi beaucoup au glorieux saint Joseph, époux de Notre-Dame et protecteur des Hurons, dont nous avons touché au doigt l’assistance plusieurs fois. Ce fut une chose remarquable que, le jour de sa fête et durant l’octave, les commodités nous venaient de toutes parts. »

Sa première mission en Huronie fut placée sous la protection de saint Joseph, c’est là que le Père Daniel mourut martyr dix ans plus tard. L’église réservée aux Amérindiens de Sainte-Marie-des-Hurons fut consacrée à saint Joseph. Quoique très pauvre, située pratiquement en plein bois et à un mois de canot de Québec, elle fut élevée au rang de basilique par le pape Urbain VIII, avec tous les privilèges et indulgences qui s’y trouvaient attachés, au profit de ces chers sauvages baptisés ou encore catéchumènes.

Après le martyre de saint Jean de Brébeuf et de saint Gabriel Lalemant, lorsque Sainte-Marie-des-Hurons fut assiégée par les Iroquois, c’est en invoquant leur habituel protecteur, promettant une messe par mois en son honneur, que les jésuites et les hurons chrétiens qui y étaient réfugiés obtinrent leur délivrance miraculeuse, le 18 mars 1649 : dans la nuit, les Iroquois s’enfuirent, frappés d’une terreur panique.

Ce n’était pas la première fois que les missionnaires furent ainsi délivrés de périls mortels, aussi mirent-ils sous la protection de saint Joseph leur rapatriement à Québec et celui des Hurons survivants.

SAINT JOSEPH À QUÉBEC

Après l’arrivée des disciples de saint Ignace, celle des Ursulines, avec à leur tête sainte Marie de l’Incarnation, sera déterminante pour la colonie. L’intervention du Chef de la Sainte Famille est, là encore, indubitable.

On se souvient qu’un songe, à Noël 1633, avait éveillé le zèle missionnaire dans l’âme de cette sainte religieuse cloîtrée. Ce n’est qu’en février 1635, que Notre-Seigneur lui en donna l’explication : il lui avait montré le Canada dont le gardien était saint Joseph : « Il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus et à Marie. » Le Ciel avait donc bien avalisé la consécration de la colonie naissante.

Une jeune veuve, madame de La Peltrie, se joignit à l’expédition dont elle assuma tous les frais, à la suite d’un vœu à saint Joseph, sa grande dévotion, pour obtenir sa guérison d’une grave maladie qui l’affligeait. Ce qui lui fut immédiatement accordé.

Une fois la fondation décidée et financée, Marie de l’Incarnation désignée pour en prendre la tête et le voyage organisé, une autre ursuline du couvent de Tours, sœur Marie de Saint-Bernard, désira vivement partir elle aussi, ce qui paraissait impossible. Elle promit tout simplement de changer son nom en Marie de Saint-Joseph si elle était tout de même désignée ; il n’en fallut pas davantage pour que son souhait se réalisât.

Pour achever de nous convaincre que l’installation de cette congrégation à Québec était voulue par le patron du Canada, rappelons la joie de nos religieuses lorsqu’elles constatèrent que « Saint Joseph » était le nom de leur navire. Lors de la traversée, celui-ci se trouva face à un iceberg : impossible d’éviter une fatale collision. Tandis qu’un jésuite donnait une absolution collective, sœur Marie de Saint-Joseph proposa un vœu : faire célébrer une messe en l’honneur de saint Joseph. Aussitôt, et sans qu’on sache comment cela arriva, la banquise fut en un instant derrière le bateau ; ce que tout l’équipage attesta.

Ne nous étonnons pas après cela que le monastère des Ursulines ait été consacré à saint Joseph, y compris leur immense jardin qui assura pendant longtemps la subsistance des sœurs, des élèves et de bien des pauvres.

À l’Hôtel-Dieu de Québec, autre fondation des débuts de la Nouvelle-France, les chanoinesses de Saint-Augustin et notamment la bienheureuse Catherine de Saint-Augustin ne furent pas en reste. En hommage au Chef de la Sainte Famille, il était prévu qu’elles accepteraient sans dot les postulantes pauvres qui désiraient devenir des religieuses de chœur.

Le jour de l’Ascension 1657, Catherine de Saint-Augustin vit Notre-Seigneur arriver au Ciel et distinguer saint Joseph parmi toute la cour céleste qui l’accueillait : « Serviteur fidèle, comme vous avez été l’économe de ma maison en terre, je veux qu’ici vous commandiez et que vous y ayez tout pouvoir. »

Le successeur de Champlain, monsieur de Montmagny, donna le nom de Joseph au premier sauvage converti dont il fut le parrain, « parce que ce saint avait été proclamé le patron du pays ». Tous les gouverneurs suivirent son exemple.

La fête de saint Joseph, le 19 mars, était toujours célébrée avec une pompe liturgique quasi égale à celle du jour de Pâques. Les feux d’artifices – très à la mode à l’époque-et de grands feux de joie étaient autorisés. Ces festivités impressionnaient vivement les Indiens, qui tenaient à organiser leur propre fête avec feux de joie, même lorsqu’ils étaient à la chasse dans les bois.

SAINT JOSEPH À VILLE-MARIE

Il n’est pas étonnant non plus que Ville-Marie fasse preuve d’une égale dévotion au patron du Canada quand on sait les origines surnaturelles de sa fondation. Elle fut demandée à monsieur de la Dauversière probablement dès 1630. Rien ne prédestinait à une telle œuvre ce receveur des tailles à La Flèche, même si le Ciel lui avait déjà annoncé qu’il fonderait une congrégation religieuse cloîtrée, les Sœurs hospitalières de Saint-Joseph, ce qui se réalisa lorsqu’il fut administrateur de l’Hôtel-Dieu de sa ville. Mais on comprend qu’il ait douté de sa mission : fonder une colonie outre-Atlantique sans pouvoir s’y rendre lui-même ! Il lui fallut donc, en 1635, une vision de la Sainte Famille à Notre-Dame de Paris pour le décider à aller de l’avant.

En 1642, Ville-Marie voyait le jour et son premier hôpital, édifié en 1645, fut consacré au patron du Canada. En 1658, les Sœurs hospitalières de Saint-Joseph y remplacèrent la vénérable Jeanne Mance.

Une anecdote nous montre l’ardente dévotion de la Nouvelle-France pour saint Joseph. Lorsqu’un officier canadien, M. Joseph de Villebon, alors en Acadie, apprit que des Anglais avaient profané une statue de saint Joseph qui se trouvait à la proue d’un navire dont ils s’étaient emparés, il résolut de l’acheter. Pour réparer les outrages qu’elle avait subis, il organisa une procession solennelle pour porter la statue dans une église où elle serait honorée. Ce qu’apprenant, les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Québec résolurent aussi de faire acte de réparation parce que « nous sommes très particulièrement sous la protection de saint Joseph, et que nous faisons profession de l’aimer et de l’honorer. » Par conséquent, chaque religieuse fit une amende honorable et promit d’accomplir une pénitence pour réparer cet affront. Elles supplièrent en outre le chef de la Sainte Famille d’obtenir la conversion des Anglais hérétiques.

Cette ardeur de dévotion fut entretenue au XVIIIe siècle par le grand orateur que fut ici le Père Joseph de la Colombière, le frère cadet de saint Claude de la Colombière.

La confrérie de la bonne mort, sous le patronage de saint Joseph, fut instituée en 1730.

C’est aussi à cette époque qu’en reconnaissance de sa guérison miraculeuse, François Charon de la Barre, riche négociant de Ville-Marie, y fonda un hospice et une école d’apprentissage qu’il confia à une congrégation nouvelle : les frères hospitaliers de la Croix et de saint Joseph. Ce fut un échec, mais saint Joseph avait un autre plan, car l’institution des frères Charon devint le berceau de l’œuvre de sainte Marguerite d’Youville, les Sœurs grises.

La conclusion s’impose : au temps de la Nouvelle-France, le patronage de saint Joseph présida à l’établissement d’une chrétienté paisible, dotée des institutions qui favorisaient la pratique des vertus de la Sainte Famille. C’est bien cela que le saint Patriarche voulait pour ce pays dont il est le gardien et pour lequel il ne lésina pas sur les miracles et les protections.

PROTECTEUR DE LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

Après la Conquête, la pratique religieuse et donc la foi des Canadiens français vont se trouver asphyxiées peu à peu, jusqu’à ce que le Cœur Immaculé de Marie, répondant à la prière du jeune mais déjà saint évêque de Montréal, Mgr Bourget, provoque leur retour en masse vers l’Église en 1840.

Lui-même, très dévot à saint Joseph, souhaitait lui établir un lieu de pèlerinage dans sa ville épiscopale. L’aumônier des Sœurs grises le voulait chez elles ; afin de forcer la main de son évêque, il commanda en France une grande et magnifique statue de saint Joseph. Malheureusement, le bateau qui transportait l’objet de ses pieux rêves sombra avec toute sa cargaison.

Un an plus tard, une caisse, portant sur une étiquette la simple mention « Sœurs grises », flottait dans le port de Montréal. On la porta donc à leur maison la plus proche du port, on l’ouvrit... c’était la fameuse statue ! Mgr Bourget, y voyant évidemment la volonté clairement exprimée de saint Joseph, fit de cette chapelle son sanctuaire diocésain ; il le resta jusqu’à la construction de l’Oratoire sous l’impulsion du frère André, quarante ans plus tard.

Toutes les fondations auxquelles l’infatigable évêque de Montréal présida, dans des conditions de pauvreté souvent héroïques, profitèrent d’aides providentielles récompensant leurs prières à saint Joseph.

Il en fut de même dans les grandes Plaines de l’Ouest comme dans les vastes étendues enneigées du Grand Nord canadien, au profit des Oblats de Marie Immaculée.

Dans ses mémoires, Mgr Breynat, qui fut 42 ans durant l’évêque du Mackenzie, consacra tout un chapitre aux interventions miraculeuses de saint Joseph en faveur de ses missionnaires. La plus connue, car la plus extraordinaire pour ceux qui ont l’expérience du Grand Nord, fut ce troupeau de caribous qui se présenta aux fusils des chasseurs d’une mission et de son pensionnat au bord de la famine, alors qu’aucune trace de harde n’avait été relevée de tout l’hiver.

C’est d’ailleurs à un autre évêque de l’Ouest canadien, Mgr Grouard, que l’on doit l’introduction de l’invocation à saint Joseph dans les louanges divines au Saint-Sacrement. Quant à Mgr Grandin, il avait si souvent éprouvé sa protection qu’il décida que chaque mission devait prendre en charge gratuitement un pauvre en l’honneur de leur céleste protecteur.

Dans l’Ouest canadien comme en Nouvelle-France, ou dans la province de Québec retrouvant sa foi, le fruit principal de la consécration à saint Joseph fut de former une chrétienté qui l’emportât par ses vertus sur les puissances adverses : la barbarie des autochtones ou l’impiété du libéralisme américain. Saint-Joseph voulait instaurer ou restaurer la chrétienté sur ce continent.

Or, celle-ci fut mise à mal à partir de 1867, avec la fondation du Canada moderne, la Confédération canadienne d’un océan à l’autre où les catholiques n’étaient plus qu’une forte minorité. Face à cette situation, certains évêques préconisaient de ne voter que pour les candidats qui s’engageraient à respecter les droits de l’Église, comptant ainsi contraindre le gouvernement au respect de la Loi divine. D’autres, au contraire, considéraient que le bien de l’Église passait par l’entente avec le pouvoir politique majoritairement anglo-protestant. Ce libéralisme provoqua une cassure qui s’avéra peu à peu fatale à la chrétienté canadienne.

Si la Sainte Vierge multiplia ses miracles au Cap-de-la-Madeleine pour soutenir les chefs de file partisans du « programme catholique », saint Joseph, à Montréal, contra pour un temps les funestes conséquences du libéralisme.

LE SAINT FRÈRE ANDRÉ

Alfred Bessette, né en 1845, apprit à aimer et à prier saint Joseph sur les genoux de sa mère ; c’est qu’elle-même en avait reçu de grandes grâces depuis son veuvage. Après une jeunesse pauvre et éprouvée, celui qu’on appela dès lors frère André, fut admis en 1870 au noviciat des frères de Sainte-Croix sur la recommandation du curé de saint Césaire qui avait remarqué sa piété. Ce que ce bon prêtre ne savait pas, c’est qu’un jour le jeune Bessette avait été favorisé d’une apparition de saint Joseph dans l’église paroissiale, venu lui apprendre à bien faire le chemin de croix !

Cependant, son renvoi avait été décidé à cause de sa mauvaise santé, lorsqu’à la faveur d’une visite canonique, le novice rencontra en tête à tête Mgr Bourget. On ne sait rien de cet entretien, sinon qu’ensuite, le conseil revint sur sa décision et le garda. En 1871, on lui donna son obédience pour le collège Notre-Dame de la Côte-des-Neiges à Montréal : il y fut l’homme à tout faire, avec une totale abnégation.

En 1877, après la démission de Mgr Bourget, les libéraux bientôt soutenus par Léon XIII vont avoir le champ libre. Mais saint Joseph s’interposa : le 5 février 1878, par l’intermédiaire du frère André, il guérit le frère Aldéric à la veille de son amputation, or celui-ci avait fait la promesse de publier sa guérison. Ce fut le premier miracle connu du petit frère, qui coïncida avec la première prise de pouvoir des libéraux à Québec.

Les années suivantes, frère André multiplia les miracles, mais uniquement au profit des élèves du collège et de leurs familles. Sa notoriété s’étendit, mais resta localisée à la Côte-des-Neiges.

En 1884, juste avant qu’éclate dans l’Ouest la révolte des métis qui se termina par l’affaire Riel, laquelle ouvrit aux libéraux la voie du gouvernement fédéral, une dame de la haute société montréalaise fut instantanément guérie par un simple mot du petit frère qui ne releva même pas la tête, tout occupé qu’il était à laver les planchers. C’en fut fini de sa tranquillité : de ce jour, bon nombre de gens vinrent quotidiennement lui confier leurs intentions et demander leur guérison, et beaucoup repartaient guéris. Il en fut ainsi pendant dix ans, ce qui n’allait pas sans perturber les activités scolaires. Aussi, à partir de 1894, il dut recevoir les quémandeurs dans l’abri de tramway.

Trois ans plus tard, la congrégation acheta un vaste terrain sur « la montagne », le Mont-Royal, en face du collège. Cela faisait des mois que frère André disait que saint Joseph voulait y être honoré. Il eut la permission d’y construire un petit oratoire qui fut béni le 19 octobre 1904. Frère André avait 59 ans : depuis vingt ans déjà il faisait chaque jour des miracles !

L’ORATOIRE SAINT-JOSEPH

Durant ce temps, Montréal avait bien changé : son port et l’industrie ferroviaire attiraient une population ouvrière pauvre et délaissée ; tandis que tous les gouvernements, qu’ils soient libéraux ou conservateurs, fixaient leur politique qu’en considération des intérêts financiers.

Mgr Bruchési, un prélat très intellectuel aux sympathies franchement libérales, était alors l’archevêque de Montréal. Il n’était pas homme à s’opposer à cette emprise de l’argent et du gouvernement sur la société canadienne-française. Aussi les injustices sociales se multipliaient-elles jusqu’à provoquer une première grève en 1903.

Mais le développement de l’Oratoire Saint-Joseph, parallèle au développement des institutions capitalistes et de la misère ouvrière à Montréal, va faire échec à la déchristianisation des familles canadiennes-françaises déracinées, vivant dans la plus grande pauvreté et subissant aussi bien la propagande libérale que celle des syndicats anticléricaux, et même du communisme : le 1er mai 1907, les ouvriers défilèrent dans les rues de Montréal avec des drapeaux rouges avant que les deux mille débardeurs du port se mettent en grève.

Certes, à la même époque Henri Bourassa, mais surtout l’Action catholique de la jeunesse canadienne et l’Action sociale catholique de Mgr Roy à Québec, firent renaître un courant nationaliste dans l’esprit de saint Pie X ; ils dénonçaient l’action de la franc-maçonnerie. Mais l’archevêque de Montréal ne les soutenait pas.

Pour que ce mouvement nationaliste ratisse large, à l’initiative de l’abbé Groulx, on lui donna comme modèle le héros de Ville-Marie, Dollard des Ormeaux. Quoique héroïquement courageux, ce n’était pas un saint, et il est bien dommage qu’il ait éclipsé la Sainte-Famille, dont la dévotion avait soutenu les colons de Nouvelle-France. C’est toute l’ambiguïté du nationalisme de cette époque, qui s’accentua encore sous Pie XI pour éviter ses foudres : même si pratiquement tous étaient catholiques, le mouvement nationaliste en tant que tel se voulut laïc.

En outre, il se cantonnait pour l’essentiel à la bourgeoisie. Si les ouvriers allaient encore à la messe, si le Congrès eucharistique de Montréal en 1910 fut un succès populaire considérable, c’est parce que pratiquement dans toutes les familles de Montréal il y avait un miraculé de saint Joseph par le frère André !

À Montréal, bientôt dans toute la Province et dans l’Est des États-Unis où les paroisses canadiennes-françaises prospéraient, qui ne connaissait pas le frère André ? Qui n’était pas allé prier à l’Oratoire, qui dut s’agrandir pour faire face au flot des pèlerins toujours plus nombreux ? Si tous ne renouaient pas avec une pratique religieuse régulière, tous savaient qu’il n’y avait pas de guérison sans confession, avant ou après.

Survolons ce développement de l’œuvre de saint Joseph, qui vint pallier l’inaction de l’archevêque et les insuffisances du mouvement nationaliste :

En 1909, le frère André fut nommé gardien de l’Oratoire, désormais ouvert toute l’année. Le secrétariat reçut déjà cette année-là 29 500 lettres d’intentions de prières ou de remerciements.

En janvier 1910, saint Joseph prépara une nouvelle étape de sa contre-offensive par la guérison d’un jeune ouvrier de Québec dont les deux jambes avaient été broyées par la chute d’un bloc de marbre. Après quatre mois de souffrances, il s’était présenté au bureau du frère André, en s’aidant de béquilles, ses deux membres complètement déformés ne pouvant plus le soutenir. Arrivé ainsi devant une petite foule de gens, il repartit sur ses deux jambes quelques minutes plus tard ! Les témoins stupéfaits répandirent la nouvelle dans toute la Province. Saint Joseph avait bien réussi : le Congrès eucharistique pouvait commencer, les participants ne manqueraient pas d’aller à l’Oratoire ; on compta 20 000 pèlerins en deux semaines !

Mgr Bruchési se décida alors à décréter une enquête canonique pour établir les faits, et examiner canoniquement quatre miracles sélectionnés sur les centaines déjà attestés. Au printemps 1911, ses conclusions favorables lui permirent de reconnaître officiellement le pèlerinage, d’autoriser la construction de la maison des chapelains et l’édition des Annales de Saint-Joseph. Mais déjà, on envisageait l’édification d’une basilique. Le nombre de pèlerins était tel que, sans attendre les plans définitifs de celle-ci, on décida de construire dès 1914 son soubassement, la crypte, qui pourra accueillir quatre mille personnes.

Pendant ce temps, frère André continue modestement sa vie de prière, de pénitence et de dévouement auprès des malades. Combien de scènes comme celle-ci :

Un ouvrier du chemin de fer se traîne à l’aide de ses béquilles jusqu’à l’Oratoire, il souffre de rhumatismes inflammatoires. Il attend son tour dans la salle d’attente, raconte ses malheurs à ses voisins. C’est terrible parce qu’il en est à ses derniers sous, il ne peut plus travailler et il n’a pas d’assurance maladie. « Je suis un homme fini ». Arrive son tour, il entre dans le petit bureau du frère, à peine cinq minutes plus tard, il en sort les béquilles à la main, marche parfaitement, se dirige vers la chapelle en donnant des coups de pied sur les cailloux : « Demain matin, crie-t-il, je retourne travailler ! ». Un peu plus tard, le frère André prend une enfant sur ses genoux ; c’est une petite bossue qui ne peut pas marcher : « Allons, marche ! » – « Mais, cela fait mal encore ! » Le frère renouvelle ses “ petites croix ” : « Tu es plaigneuse, un peu », dit-il. Et la petite se jette à terre : « Ça ne me fait plus mal. Je suis guérie » !

Saint Joseph sait bien qu’il faut maintenant de tels prodiges pour garder la foi au peuple canadien-français, puisque l’impiété envahit le pays sans que la hiérarchie réagisse.

Montréal, au lendemain de la Première Guerre mondiale, est alors une ville de 600 000 habitants, aux industries prospères. Mais la situation des ouvriers ne s’est pas améliorée. Le gouvernement inaugure timidement une législation sociale en obligeant les patrons à assurer les accidents du travail, ou en limitant le temps de travail à cinquante-cinq heures par semaine.

Pourtant, les manifestations socialistes et syndicales ne font plus recette, c’est l’Oratoire Saint-Joseph qui attire désormais les ouvriers : 50 000 pour la fête du Travail en 1922, fête précédée d’un congrès sur la doctrine sociale de l’Église réunissant les chefs des syndicats catholiques. L’exemple des pompiers de Montréal est représentatif du changement de mentalité. Au lendemain de la guerre, ils se sont syndiqués, tout comme les policiers de Montréal, en s’affiliant à une organisation internationale. À l’issue d’une grève particulièrement dure, le capitaine Gauthier est nommé chef des pompiers de Montréal ; or, c’est un ami du frère André. Peu à peu, il convertit tous ses hommes qui, désormais, assureront bénévolement le service d’ordre à l’Oratoire les jours de grande affluence, et ils deviendront des fidèles du chemin de croix du vendredi et de l’Heure sainte. Évidemment, on ne parlera plus de grève...

LE TRIOMPHE DE SAINT JOSEPH DU MONT-ROYAL

La crise de 1929 se fait durement sentir à Montréal : 25 % de la population est au chômage, et les salaires diminuent de 40 %. L’État libéral en profite pour accroître son emprise sur la société canadienne-française où une mentalité laïque se répand de plus en plus. Mais saint Joseph n’abandonne pas son peuple, car, en multipliant ses bienfaits, il le garde dans l’Église. Le 19 mars 1929, on recense 20 000 pèlerins. Le 3 janvier suivant, le contrat pour l’extraction de la pierre qui servira à la construction de la basilique est signé. Et tandis que le nombre des pèlerins américains dépasse maintenant le millier, des “ pèlerinages sociaux ”, c’est-à-dire réunissant tous les employés d’un même établissement, s’échelonnent tout au long de l’année. En 1931, donc en pleine crise, 38 000 travailleurs viennent prier saint Joseph pour la fête du Travail. En 1932, des pèlerinages de dizaines de chômeurs, parfois de centaines, se multiplient : ils viennent à pied de paroisses assez éloignées, comme celles de Terrebonne ou de Lachine. Saint Joseph n’y est pas insensible puisqu’en 1933, c’est la reprise économique.

Les miracles continuent, souvent bien touchants, comme celui-ci, pris parmi les milliers de témoignages gardés aux archives de l’Oratoire ; il nous montre à quel point ce peuple ouvrier, maintenant imbu de la dévotion à saint Joseph, était à mille lieues de l’esprit révolutionnaire :

Un père de famille au chômage prie saint Joseph, Puisque ce dernier était menuisier, il a l’idée de mettre à fabriquer de petits meubles, quoiqu’il ne connaisse pas le métier. « Dans la chambre où je travaillais se trouvait une image de saint Joseph avec l’Enfant-Jésus dans ses bras. J’allais à la messe chaque matin, j’allais faire chaque soir une heure d’adoration. » Mais sa femme est moins patiente. « J’entendais chaque jour mon épouse qui murmurait que ces meubles ne nous apporteraient pas à manger. Les premières fois, je restais sourd. Un jour que ses murmures augmentaient, je lui répondis que je travaillais avec saint Joseph. Elle me répondit que saint Joseph ne pouvait pas nous apporter d’argent comme ça. Ayant toujours aimé la paix, je me suis arrêté devant mon image de saint Joseph. J’implorai sa puissance auprès de Dieu et lui demandai de nous apporter le nécessaire. Ma prière terminée, je suis sorti de mon petit atelier, poussé, inspiré d’aller à telle place... Donc, je dis à ma femme : “ Prépare-toi. On va y aller. ” Elle me dit : “ Où veux-tu aller ? ” – “ Qu’importe, prépare-toi ” On m’a donné un vieux cheval, un vieil harnais, une vieille voiture. Je suis arrivé chez moi avec cet attelage... Quand mon épouse m’aperçut avec ces vieilleries, ce qu’il y avait de pire, elle ne voulut pas embarquer. Elle dit : “ Va chercher une autre voiture, ou bien je n’y vais pas. ” Je lui dis de mettre son orgueil de côté, car saint Joseph et le frère André avaient pratiqué tous les deux la vertu d’humilité. J’ajoutai qu’il fallait avoir une grande confiance, si elle désirait les faveurs de saint Joseph. Elle s’est soumise immédiatement. Nous sommes partis par un beau temps. Nous riions tous les deux de notre attelage. Pendant notre voyage, nous avons même fait allusion à la fuite en Égypte. »

Au bout de trois jours, après bien des rebuffades, ils revenaient avec... cent dollars et la voiture pleine de provisions. « Il ne nous restait qu’à remercier frère André et saint Joseph, et je dois avouer que, depuis ce temps-là, saint Joseph et le frère André ont enlevé la disette dans ma maison. »

Autre tradition de l’Oratoire Saint-Joseph, les pèlerinages d’action de grâces, comme par exemple celui de la paroisse Saint-Joseph-du-Lac, le 7 juin 1933, pour la guérison miraculeuse d’un de ses fils. Mille paroissiens l’accompagnèrent à l’Oratoire, dont quatre cents firent à pied le trajet d’une quarantaine de kilomètres, derrière le porte-bannière de la paroisse âgé de 74 ans ! Il n’y eut que six abandons.

Ce peuple protégé par saint Joseph a gardé ou retrouvé les vertus de la Nouvelle-France, qui sont celles de saint Joseph. À cette époque, le Canada français avait une puissance conquérante sans proportion sur le monde anglo-protestant. Sans les coups de frein de la politique de Pie XI, libérale et anglophile, l’Est des États-Unis se serait converti ; déjà, dans plusieurs États les Franco-américains commençaient à accéder aux plus hauts postes électifs, de même dans le centre du pays et en Louisiane, provoquant les réactions anti-catholiques du Ku Klux Klan. En Acadie comme dans l’Ouest canadien, les minorités franco-catholiques retrouvaient une certaine vitalité qui tranchait avec la mentalité états-unienne où l’argent est roi. Ainsi, le Canada-français sous la protection de saint Joseph réalisait sa vocation originelle d’œuvrer à la conversion du continent. Il en fut ainsi jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

À Montréal, malgré la maladie qui empêche de plus en plus souvent le frère André de recevoir les malades, la fréquentation de l’Oratoire ne baissait pas : les pèlerins affluaient toujours : 50 000 ouvriers pour la fête du Travail de 1936.

Si la crise avait arrêté la construction de la basilique, en 1936, elle put reprendre après que le frère André eut demandé qu’on aille en procession déposer une statue de saint Joseph dans une basilique... sans toit : « Si saint Joseph veut se couvrir, il y veillera ». Ce qui fut fait le 4 novembre 1936. Or, de ce jour, les difficultés financières trouvèrent une solution, et le 27 décembre 1936, tout était réglé pour la reprise et l’achèvement des travaux.

Le même jour, frère André attrapa une mauvaise grippe dont il ne se releva pas. Le 31, il était hospitalisé et le 6 janvier 1937, il rendait sa belle âme à Dieu, mission accomplie.

Saint Joseph, lui, continua la sienne. Les funérailles du saint frère furent grandioses, le peuple se précipita pour le voir une dernière fois, cent dix personnes à la minute, ce qui représente 100 000 personnes par jour pendant 10 jours et certains n’ont jamais pu atteindre le corps. Bien qu’il n’y ait pas eu d’embaumement, trois jours après la mort il paraissait toujours comme endormi. Pendant la procession ininterrompue des fidèles reconnaissants, il y eut encore des miracles tandis que les confessionnaux étaient assiégés. Il y eut aussi des miraculés parmi les personnes qui écoutaient les cérémonies à la radio !

Après la mort du thaumaturge, tout continua comme avant. La première fête de saint Joseph sans le frère André rassembla encore 25 000 personnes le 19 mars, et 92 000 durant la neuvaine. Les miracles de saint Joseph continuaient : par exemple, du 17 janvier au 17 octobre 1937, le secrétariat enregistra 933 miracles et 6700 faveurs ; de 1941 à 1943, 10 408 miracles. On ouvrit un bureau des constatations sur le modèle de celui de Lourdes. En 1958, il avait étudié 791 cas et en avait retenu 40.

Pendant la guerre, l’affluence augmenta encore : 138 000 personnes à la neuvaine de 1942. Durant les années 50, on estime à trois millions par an le nombre de pèlerins. Le nombre de communions, lui, est précis : 267 000 en 1953, 328 000 en 1955, 397 000 en 1957. Dix mille messes étaient célébrées chaque année et trente-deux chapelains étaient au service de l’Oratoire.

L’apothéose de l’affluence eut lieu le 13 octobre 1960. Ce jour-là, 12 000 personnes debout, serrées les unes contre les autres, remplissaient la basilique tandis que les abords étaient noirs de monde. Ils venaient prier Notre Dame de Fatima et attendaient la révélation du troisième secret... que Jean XXIII refusa de rendre public. On connaît la suite... l’Église allait devenir cette « grande ville à moitié en ruines » décrite dans le 3e Secret de Fatima qui ne fut révélé qu’en juin 2000.

SAINT JOSEPH OUBLIÉ !

L’Oratoire Saint-Joseph ne fut pas épargné. À partir de 1962, les chiffres de sa fréquentation baissent constamment. En 1978, l’année de la mort du pape Paul VI, on n’évaluait plus le nombre de pèlerins qu’à 525 000, cinq fois moins qu’avant le Concile. Aujourd’hui... il s’agit surtout de touristes !

Pour la première fois de son histoire, les portes de l’Oratoire ont été fermées pendant des semaines durant la pandémie du Covid19. Du jamais vu, même pendant l’épidémie de grippe espagnole. Mais surtout aucune autorité religieuse n’a pensé à faire prier publiquement saint Joseph, à organiser un pèlerinage. Non. C’est l’indice le plus incontestable de la disparition de la foi au Canada.

Que s’est-il passé ? La révolution conciliaire doublée de la Révolution tranquille ! L’esprit du monde dominé par l’argent, l’hédonisme, le personnalisme, le culte de l’homme l’ont emporté sur le culte de Dieu, sur l’idéal de la vie de Nazareth. Même si aujourd’hui encore des fidèles viennent prier saint Joseph, il est significatif que plus aucun groupe de pèlerins, sauf celui de la CRC, ne demande à faire le chemin de croix ; c’était pourtant la dévotion principale du frère André que lui avait enseignée saint Joseph en personne dans l’église de Saint-Césaire.

Saint Joseph, patron du Canada, a présidé à la fondation et à l’essor de Nouvelle-France, il a accompagné la renaissance catholique de Mgr Bourget avant de briser la vague d’anticléricalisme et d’impiété du début du XXe, sur le roc de l’Oratoire du Mont Royal où il manifesta sa bonté et sa puissance. Mais, devant l’actuelle apostasie des gens d’Église, qui méprisent le Cœur Immaculé de Marie, il ne veut plus faire de miracles ni protéger qui que ce soit, sinon ceux qui embrassent cette dévotion que Dieu veut instituer dans le monde.

Ceux-ci, il les reconnaît facilement : plutôt que de lui demander des faveurs pour eux, ils le prient d’abord pour que, patron de l’Église universelle, il se tourne vers sa chaste épouse afin qu’elle touche le cœur du Saint-Père et qu’il se soumette aux volontés du Ciel révélées à Fatima.

En attendant, la vision de saint Joseph bénissant le monde dans le ciel de Fatima, le 13 juillet 1917, suffit à fortifier notre espérance. Viendra bientôt le temps de la renaissance. Tout pourra être rebâti grâce à la puissance du Cœur Immaculé de Marie, auprès duquel brillera tout glorieux, le Cœur du saint et puissant patron et protecteur du Canada, qui convertira ce continent à lui confié.