LA RENAISSANCE CATHOLIQUE

N° 255 – Janvier 2021

Rédaction : Maison Sainte-Thérèse


Mgr Olivier-Elzéar Mathieu

Les franco‐catholiques contaminés
par le libéralisme

LE pontificat de Léon XIII fut une catastrophe pour le Canada-français. Sa politique d’entente avec les gouvernements, même ennemis de l’Église, et sa diplomatie anglophile nous ont valu la sécularisation progressive de la province de Québec et la perte du Nord-Ouest canadien, d’abord conquis par les missionnaires francophones. Alors qu’en 1870, la province du Manitoba avait été érigée sur le modèle de celle du Québec, vingt ans plus tard, les franco-catholiques n’étaient plus qu’une minorité dont les droits constitutionnels seraient perpétuellement menacés.

La nomination d’un épiscopat irlandais à la tête des diocèses fondés sur les vertus et les sacrifices héroïques des Oblats de Marie Immaculée, fut un des instruments les plus sûrs de la politique proanglaise de Léon XIII. Elle avait été confortée par le rapport de son délégué apostolique, le jeune Mgr Merry del Val, qui, trompé par les Libéraux, avait fait reposer sur quelques évêques canadiens-français la responsabilité de la division de l’épiscopat canadien, et avait exempté de tout reproche le gouvernement libéral de Wilfrid Laurier.

En 1908, les Acadiens scandalisés d’être soumis à un prélat irlandais parvinrent à en informer le pape saint Pie X. Soucieux de connaître la vérité, celui-ci envoya un délégué apostolique qui sillonna secrètement le pays pendant plusieurs semaines. Son rapport est aux antipodes de celui de Mgr Merry del Val, devenu entre-temps Secrétaire d’État.

Il va s’ensuivre, en 1910, une volonté expresse de changement de politique du Vatican au Canada, et tout particulièrement pour les nominations épiscopales : les Acadiens obtinrent un évêque francophone, le très nationaliste Mgr Charlebois hérita du nouveau vicariat apostolique du Keewatin et un Irlandais put succéder à Mgr Legal sur le siège de Saint-Albert-Edmonton parce qu’il avait été prouvé que les anglophones étaient en passe de devenir majoritaires dans l’ancien diocèse du saint Mgr Grandin.

Les Irlandais n’abandonnaient pas pour autant leurs ambitions. Paradoxalement et malgré lui, ce fut un évêque francophone, nommé à la même époque, qui allait les aider dans leur dessein. Il s’agit de Mgr Olivier-Elzéar Mathieu, premier évêque de Regina, diocèse résultant d’une nouvelle division de l’archidiocèse de Saint-Boniface, l’Église mère de l’Ouest canadien.

UN PUR PRODUIT DU SÉMINAIRE DE QUÉBEC

C’est dans une modeste famille d’artisans du quartier Saint-Roch de Québec que le futur évêque de Regina vit le jour en 1853. Il est le second d’une famille de sept enfants. Son père est menuisier, mais sa mère, bien éduquée par les religieuses, tient à ce que ses six garçons fassent des études. Le plus brillant sera Olivier-Elzéar, mais un de ses frères sera professeur de médecine à l’université Laval et deux autres feront des études de droit.

Au Séminaire de Québec, le jeune Olivier fut vraiment un brillant élève, y compris en anglais. Il participait aussi à toutes les activités parascolaires, patriotiques et littéraires qui agrémentaient la trame serrée de la vie disciplinée des étudiants de cette époque.

Pieux, il se laissa facilement guider vers la préparation au sacerdoce. C’est tout naturellement qu’il passa du petit au grand séminaire. Ordonné diacre en 1877 après trois ans de théologie, il obtint son doctorat en mai 1878, avec une thèse de théologie thomiste sur la genèse de la foi. Cela lui valut d’être remarqué par le futur cardinal Taschereau, alors jeune archevêque de Québec, et par le supérieur du séminaire Mgr Thomas Hamel, avec lesquels il noua des relations amicales.

Il est notable que l’abbé Mathieu avait un don pour provoquer des liens d’amitié avec les personnes qu’il rencontrait, et les entretenir fidèlement par une volumineuse correspondance.

Dès son ordination en juin 1878, il fut nommé professeur de philosophie thomiste au Séminaire de Québec. Il y fit toute sa carrière, gravissant les échelons de ce petit monde ecclésiastique assez fermé, voué à l’éducation des jeunes. Il résuma ainsi son ambition : « Nous voulons que les étudiants nous quittent avec quelque chose de plus qu’un parchemin, avec une intelligence ornée de connaissances, avec un cœur pur, avec un caractère fièrement trempé, avec tout ce qu’il faut pour qu’ils puissent plus tard donner l’exemple de toutes les vertus aussi bien dans la vie publique que dans la vie privée. »

L’abbé Mathieu, jeune

Le préfet des études était alors l’abbé Bégin, le futur cardinal. Plus que son supérieur, c’était un ami dont il solliciterait les conseils toute sa vie.

En 1882, l’abbé Mathieu fut nommé titulaire de la chaire de philosophie à la Faculté des Arts et Lettres de l’université Laval, il en réforma le programme pour l’axer sur saint Thomas d’Aquin.

De 1883 à 1893, il fut préfet des études, puis directeur du séminaire jusqu’en 1898. L’établissement comptait alors 450 élèves et une quarantaine de professeurs et de surveillants.

En 1898, son ami Mgr Bégin, devenu archevêque de Québec, le désigna pour prononcer l’hommage du cardinal Taschereau lors de ses funérailles. L’abbé Mathieu laissa parler son cœur pour louer ce prince de l’Église dont il vanta la piété, la charité, l’exactitude en toute chose, le sens du devoir et, bien entendu, son admiration pour le thomisme. Mais pas un mot de son discours n’évoqua les querelles politiques et doctrinales où le cardinal joua, malheureusement, un rôle déterminant.

Par sa correspondance, on entre dans l’atmosphère feutrée du Séminaire. Dans cette institution séculaire, où chacun a sa place bien fixée, où on se complimentait mutuellement, le bon esprit des élèves attachés à leurs professeurs était une source de contentement tandis que la moindre critique prenait une ampleur dramatique.

On sent qu’une véritable amitié sacerdotale unissait ces prêtres distingués, cultivés, soucieux de moralité, mais avec tout de même une autosatisfaction un peu gênante. On leur reprocherait ce qui semble être une absence de zèle pour le salut des âmes, hors celles de leurs étudiants, comme si leur horizon se limitait aux murs de l’institution dont ils avaient la charge ; si le Séminaire va, tout va ! On y cherche en vain une allusion aux grands combats de l’Église, comme on en trouve dans la correspondance des missionnaires oblats perdus dans les neiges du Nord-Ouest canadien.

Cette même année 1898, il arriva au sommet de sa carrière puisqu’il fut nommé supérieur du Séminaire et recteur de l’université Laval. Cette fonction fait de lui un homme public au niveau provincial, puisque l’université Laval était implantée aussi à Montréal, et même fédéral de par son importance. Il se fit ainsi connaître comme un ecclésiastique agréable à fréquenter et, surtout, partisan de l’entente entre les différentes composantes du nouveau pays.

Par exemple, le 18 juin 1902, pour la fin de l’année scolaire, en présence du Gouverneur général, il rappelle dans son discours une déclaration de l’héritier de la couronne britannique, le prince de Galles : « Si la couronne anglaise a fidèlement et honorablement rempli ses promesses de respecter notre foi, l’Église catholique a amplement rempli l’obligation d’enseigner le respect de la loi et de l’ordre et d’inspirer des sentiments de loyauté et de dévouement aux esprits qu’elle dirige. » Ces paroles « dignes d’un roi » dit-il, montraient la largeur de vue qui devait régner dorénavant ; il se félicitait que « l’étroitesse de vue tendait à disparaître ». Allusion à peine voilée aux catholiques ultramontains, que nous préférons appeler intégraux, dont le chef de file avait été Mgr Bourget puis Mgr Laflèche, l’irréductible opposant au libéralisme de Mgr Taschereau.

Il ne fait donc aucun doute que Mgr Mathieu fut un disciple de ce dernier, un pur fruit du Séminaire de Québec, qui avait déjà formé... Papineau.

AU SERVICE DE LA POLITIQUE DE LÉON XIII

Ce faisant, Mgr Mathieu est parfaitement à l’unisson de la pensée de Léon XIII, tant sur le thomisme, dont il sera un ardent propagandiste, que sur la politique de collaboration avec les gouvernements en place, fussent-ils ennemis de l’Église. En 1902, lors d’une audience particulière avec le Souverain Pontife, il eut la satisfaction de l’entendre louer le Séminaire, mais également d’être interrogé sur les relations avec le gouvernement et le délégué apostolique.

Il fut aussi très impressionné de constater l’estime dont jouissait à Rome Mgr Bruchési, l’archevêque de Montréal, son ami du temps où tous deux étaient secrétaires de la Faculté des Arts et Lettres de l’université Laval, l’un à Montréal, l’autre à Québec.

À la fin de son second mandat de recteur, il laissa volontiers sa place pour retourner à l’enseignement de la philosophie thomiste, heureux de ne pas avoir connu de grande crise : n’avait-il pas demandé une seule chose, la paix ?

Néanmoins, avec l’accord de l’archevêque, on fit une entorse aux statuts, pour lui confier un troisième mandat consécutif. Preuve que tous étaient satisfaits de lui, mais c’est aussi parce que l’université, envisageant de grands travaux et le développement de l’enseignement des sciences, avait besoin de subventions et donc de ses relations. Or, note son biographe, il était persona gratissima chez le gouverneur général Lord Grey.

Toutefois, les nationalistes derrière Henri Bourassa n’étaient pas tendres avec ces messieurs du Séminaire. On les blâmait de former trop d’avocats, de notaires, de pharmaciens et de médecins, alors que le Canada-français avait besoin d’ingénieurs, d’agronomes, d’industriels, d’économistes. « Nos jeunes gens ne sont pas formés pour l’accomplissement de leurs devoirs sociaux, religieux ou politiques : en résumé, nos collèges forment de bons individus, mais pas des citoyens ni de classe dirigeante. »

On leur reprocha aussi leur soutien timide à l’œuvre remarquable de l’Action sociale catholique de Mgr Eugène Roy. Le Séminaire s’en défendit en disant qu’on ne pouvait pas tout faire et que sa raison d’être était avant tout l’éducation.

Lady Grey, assise à la droite de Mgr Mathieu, en visite au domaine du Séminaire, à Petit-Cap en juin 1905.

AU SERVICE DU DÉLÉGUÉ APOSTOLIQUE

En 1905, Mgr Mathieu va intervenir discrètement, mais efficacement en faveur des écoles de l’Ouest canadien.

En effet, depuis l’affaire des écoles du Manitoba, le même problème se posa au moment de la formation des autres provinces : quel serait le régime des écoles séparées franco-catholiques face aux nouveaux pouvoirs provinciaux dominés par les Anglo-protestants qui voulaient leur suppression, malgré la Constitution.

Dans un premier temps, le gouvernement fédéral libéral de Wilfrid Laurier se proposait de défendre les droits constitutionnels de la minorité et de garantir leur financement. Évidemment, cela provoqua une réaction des Anglo-protestants et donc d’une partie de l’électorat libéral dans l’Ouest, qui contesta la décision de leur chef.

De leur côté, les nationalistes au Québec prirent parti contre les libéraux en qui ils n’avaient aucune confiance puisqu’ils les avaient floués à propos des écoles du Manitoba. Mgr Sbaretti, le délégué apostolique, fervent partisan de la politique de bonne entente de Léon XIII, demanda à Mgr Bégin de les faire taire. C’est alors que Mgr Mathieu prit sa plume pour renseigner Mgr Sbaretti sur la position des uns et des autres et pour le conseiller sur la manière d’obtenir un compromis. Après treize échanges de lettres, le recteur de l’université Laval fut invité à Ottawa.

Il y rencontra le ministre de la Justice libéral, F. Fitzpatrick, un catholique, qui souhaitait être soutenu pour imposer le second projet de loi du gouvernement, évidemment moins favorable aux franco-catholiques que le premier, mais leur offrant tout de même une certaine garantie. Il fit alors le traditionnel chantage des libéraux aux nationalistes canadiens-français : vos droits sont bafoués, certes ; mais si les conservateurs prennent le pouvoir, ce sera pire.

Mgr Mathieu accepta donc d’y aller de son influence. Il dit hautement sa déception de voir le gouvernement changer la rédaction des clauses qui avaient été acceptées par tous, mais aussi qu’il trouvait exagéré de traiter Fitzpatrick de traître. Il s’en prit à l’esprit de parti qui empêche de rechercher un terrain d’entente, pour enfin mettre en garde les évêques contre les conséquences de l’éventuelle arrivée au pouvoir des Conservateurs.

Finalement tous les évêques de l’Ontario acceptèrent publiquement le compromis, à l’exception de celui d’Ottawa, le valeureux Mgr Duhamel, qui ne voulait pas donner l’impression de renoncer à des garanties législatives contre des promesses de politiciens.

Le délégué apostolique pouvait être satisfait, l’entente cordiale avec le gouvernement était maintenue, et Mgr Mathieu n’y était pas pour rien.

En 1906, il fut de nouveau sollicité pour servir d’intermédiaire avec Ottawa pour une question de taxation des propriétés ecclésiastiques. C’est lui aussi qui obtint une intervention du Premier ministre auprès de certains députés libéraux trop facilement influencés par les anticléricaux français.

L’AMI DE WILFRID LAURIER

L’influence de Mgr Mathieu tenait essentiellement à son amitié avec Wilfrid Laurier. Celle-ci commença en décembre 1900, lorsque le recteur osa l’inviter au Séminaire. Cela fit sourciller Mgr Bégin, n’oublions pas que Laurier venait de trahir les écoles franco-catholiques du Manitoba et avait obtenu que Léon XIII contraigne au silence ses opposants épiscopaux par l’encyclique Affari vos. Mais l’archevêque laissa faire. Mgr Mathieu récidiva l’année suivante, et en mars 1902, il invita le Premier ministre aux fêtes du cinquantième anniversaire de la fondation de l’Université. Celui-ci fit mine de refuser, alléguant les risques de division au sein de l’auguste maison du Séminaire... Il faut lire la réponse de Mgr Mathieu, elle dit tout :

« Notre université n’a pas grand droit à vous demander des faveurs, mais je dois vous dire que, dans la maison, vous ne comptez que des amis. De plus vous savez quelle conduite nous avons essayé de tenir depuis des années ; mais une chose que vous ne saurez jamais, ce sont les ennuis que cette manière d’agir nous a causés. Nous ne méritons pas d’éloges pour cela, nous n’avons fait que notre devoir et nous avons fourni notre quote-part au rétablissement d’une paix dont le pays tout entier jouit pour le plus grand bien de l’Église.

« C’est votre lettre qui me met à l’esprit ces pensées. Vous semblez croire que votre absence de nos fêtes ne fait de la peine qu’à moi dont vous connaissez les sentiments pour vous. Je vous assure que votre présence eut fait plaisir à tous mes confrères sans exception et eut été considérée comme un honneur pour notre institution.

« Sincèrement, cher M. Laurier, les anciens préjugés disparaissent. Vos amis ont dit du bien de vous, en disant la vérité ; vous êtes plus connu, par conséquent mieux apprécié dans des milieux où autrement la calomnie [les dénonciations de Mgr Laflèche, qui se sont avérées justes puisque Laurier a abandonné les droits des franco-catholiques !] avait fait œuvre néfaste dans des âmes bonnes et naïves. Vous avez souffert de ces injustices sans doute, mais vous avez une trop belle nature pour ne pas oublier. Ce que je souhaite, c’est que l’université puisse vous donner des preuves évidentes de son admiration pour vos talents et de son attachement à votre personne.

« Prière de ne pas répondre. Rappelez-moi au bon souvenir de Lady Laurier. Croyez toujours à mon sincère attachement. »

ÉVÊQUE DE REGINA

Quand il quitta le rectorat à la fin de son troisième mandat, Mgr Mathieu prit une retraite toute relative, puisqu’il n’avait que cinquante-cinq ans et qu’il jouissait d’une bonne santé. Comme vice-recteur, il aida donc son ami et successeur Mgr Laflamme et entretint son réseau d’amitiés.

C’est à ce titre qu’en 1909, Mgr Langevin, archevêque de Saint-Boniface, l’informa de son projet de demander la division de son vaste diocèse.

Le futur diocèse de Regina, car c’est de lui qu’il s’agissait, comptait alors 50 000 non catholiques, 23 000 catholiques romains et 15 000 ruthènes. Sur ce territoire il y avait alors 60 prêtres, dont 34 religieux, 43 francophones, 13 allemands, 2 hollandais, 1 écossais et 1 polonais. S’il comptait 5 communautés de religieux et autant de religieuses, il n’avait aucune école secondaire.

Mgr Langevin proposait comme premier titulaire le curé de Winnipeg, l’abbé Cherrier ; mais comme cet excellent prêtre très aimé de ses paroissiens était aussi un terrible polémiste contre les prétentions des Irlandais, il craignait l’opposition de ces derniers. Il demanda donc à Mgr Mathieu de compenser leur funeste influence auprès du Premier ministre Laurier.

Ce projet de fondation du diocèse de Regina se concrétisa en 1910, au moment où saint Pie X reprit en main la question des nominations épiscopales au Canada et voulut réparer les torts causés aux Franco-catholiques. Les Irlandais comprirent qu’il serait vain pour eux de réclamer le siège puisque le nouveau diocèse ne comptait qu’un prêtre et que 2700 fidèles anglophones. Cependant, ils firent barrage à la nomination de l’abbé Cherrier.

Un autre nom s’imposa alors, celui d’un Canadien-français, pour satisfaire les volontés du Pape, mais ami du Premier ministre Laurier, pour rassurer les Irlandais : Mgr Mathieu.

Seul Mgr Langevin fut longtemps réticent, avant de s’incliner. C’est ce qui explique le délai entre l’érection du diocèse, le 4 mars 1910, et la désignation de son premier titulaire, le 14 juillet 1911.

Sacré à Québec le 5 novembre par Mgr Bégin assisté de Mgr Langevin et de Mgr Bruchési, Mgr Mathieu prit possession de son siège le 22 novembre 1911.

UN EXCELLENT ÉVÊQUE...

Commença pour lui une tout autre vie, connue dans tous ses détails grâce à la correspondance hebdomadaire qu’il entretint avec le cardinal Bégin, son mentor, et le journal qu’il tenait régulièrement dans le but d’informer son successeur.

Ce qui frappe le lecteur de ces documents, c’est la prudence et la sagesse avec lesquelles il affronta des situations vraiment compliquées.

Mgr Mathieu, évêque de Regina

Un seul exemple. À son arrivée à Regina, les 2500 catholiques majoritairement allemands n’avaient qu’une église, tenue par les Oblats. Les francophones regroupés dans un quartier éloigné en réclamaient une autre, mais les anglophones la voulaient pour eux puisque les francophones avaient déjà des prêtres à l’église principale ; le reste de la paroisse s’opposait à cette éventuelle division qui affaiblirait ses revenus. Après avoir pris en considération les desiderata des uns et des autres, l’évêque décida la construction d’une chapelle provisoire pour les francophones et anglophones, confiée aux Oblats et il fit appel aux Rédemptoristes pour desservir l’église principale. Tout alla bien, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que le supérieur de ces derniers, excellent religieux et pasteur, était un administrateur déplorable... Et tout est ainsi.

Ajoutons toutes les difficultés qui tenaient à la cohabitation de nationalités aux coutumes fort différentes. Un jour, il s’exclama : « Quelle tour de Babel que ce diocèse. » Outre le français, l’anglais, l’allemand, le russe, on y parlait le gaélique, le ruthène, le néerlandais, le hongrois.

De surcroît, les paroisses de colonisation se bâtissaient dans la plus grande pauvreté. Les colons n’avaient pas les moyens d’entretenir leur curé, de construire le presbytère, ni même de le chauffer. Les années de mauvaises récoltes, c’est pire encore. Heureusement le clergé était jeune : le plus âgé des prêtres avait soixante-cinq ans, le plus jeune vingt-huit. Cinquante-cinq prêtres sur soixante-dix-neuf avaient moins de quarante ans. Par contre, parmi eux se trouvaient plusieurs moutons noirs envoyés dans l’Ouest pour débarrasser leur diocèse d’origine. Avec le temps, Mgr Mathieu se fit beaucoup plus sévère pour accepter les transfuges.

Comme le saint Mgr Charlebois et avec le même succès, il adopta une universelle gentillesse comme méthode d’apostolat et développa les œuvres catholiques.

Avant son arrivée, les religieuses du petit hôpital catholique de la ville faisaient déjà merveille. Au point que le ministre de l’Instruction publique, tombé dangereusement malade, voulut s’y faire soigner, quoique protestant, plutôt qu’à l’hôpital général. Ce fut une priorité pour le nouvel évêque d’agrandir l’établissement des Sœurs grises, dont la majorité des patients étaient protestants. Le dévouement admirable des religieuses fait disparaître bien des préjugés, nota Mgr Mathieu.

Sa fierté fut le développement de l’enseignement secondaire. Le diocèse en était totalement dépourvu. En quelques années, il mit sur pied deux institutions importantes, de deux cents pensionnaires chacune : le collège de Gravelbourg pour les francophones et celui de Regina pour les autres langues. C’était un tour de force. Il se dépensa beaucoup pour trouver les fonds nécessaires à leur fondation et à leur fonctionnement, car la population était généralement trop pauvre pour supporter les frais de scolarité et de pensionnat. Il a été aidé efficacement par les Chevaliers de Colomb, une organisation qu’il avait abordée avec une certaine méfiance avant de l’adopter et d’en tirer parti.

L’instruction des jeunes filles n’avait pas été négligée pour autant. Malgré les récurrentes difficultés financières, il avait pu faire venir des congrégations religieuses du Québec ou de France pour prendre en charge les écoles. Toutefois, à plusieurs reprises, il constata que les sœurs avaient du mal à s’adapter à la mentalité de l’Ouest, alors que lui s’y était fait sans problème. Nous allons comprendre pourquoi.

... MAIS LIBÉRAL

Un autre domaine où l’ancien recteur de l’université Laval allait véritablement briller, ce fut celui de la défense du français. Il voulait que les Franco-canadiens gardent leur langue sous le drapeau anglais. Si Regina ne comptait que 3000 francophones sur 40 000 habitants en 1920, ils étaient le septième de la population du diocèse et la majorité des catholiques. Il encouragea donc la fondation d’organismes pour la sauvegarde de la langue, ne manquant jamais de participer aux congrès du parler français où ses discours soulignaient toujours l’exemple de la soumission à la couronne anglaise qu’avaient donné les Canadiens-français après la Conquête.

Tout cela lui concilia les autorités politiques, d’autant plus que celles-ci se rendaient compte que les Franco-catholiques devenaient un enjeu électoral. En effet, en organisant la vie paroissiale, l’évêque avait provoqué un regroupement des francophones leur donnant un poids politique. Avant son arrivée, ils n’avaient que deux députés au parlement, sur cinquante-deux. Pour gagner leurs voix, les politiciens devaient maintenant prendre en considération les œuvres catholiques. Les ministres se succédaient donc à l’évêché, aux inaugurations d’écoles et de couvents et faisaient savoir hautement leur contentement.

Alors qu’au même moment, en Ontario, la lutte scolaire contre le Règlement 17 battait son plein, en Saskatchewan, c’était la paix malgré les tentatives des Irlandais de jeter le trouble. Par exemple, à l’été 1915, les syndics procédèrent à la visite des écoles séparées : « Ils ont examiné chaque classe et interrogé les élèves. Ils ont pu constater les résultats de l’éducation et reconnaître les qualités des institutrices. Ils ont été assez honnêtes pour le proclamer publiquement. Tout cela fait un grand bien pour favoriser le développement intellectuel des jeunes. »

En octobre de la même année, à l’occasion de la bénédiction d’une nouvelle école, en présence du ministre de l’Éducation et de quelques protestants, il remarqua que le député approuvait son discours où il expliquait la spécificité des écoles séparées catholiques, qui formaient l’âme en même temps que l’intelligence, pour le bien des parents et de toute la société.

Cependant, la question scolaire agitait tout l’épiscopat de l’Ouest, car ailleurs, cela ne se passait pas aussi bien qu’à Regina. Mgr Mathieu prônait le dialogue, et d’abord entre évêques francophones et anglophones. Il désirait que le délégué apostolique les réunisse et que ses collègues francophones puissent expliquer sans passion leur point de vue. Il était persuadé qu’alors les Irlandais les comprendraient et qu’on aboutirait à une solution satisfaisante pour tous.

En fait, il ne se rendit pas compte de l’enjeu politique de la question. Plus exactement, il lui échappa totalement que derrière cette question scolaire et linguistique se dressait une opposition entre deux types de sociétés : l’une intégralement catholique, communautaire, comme celle du Québec, l’autre, une société où la liberté individuelle était reine. Or, lui, sans s’en apercevoir, était déjà gagné au type de société anglo-protestante libérale, voilà pourquoi il s’était si bien adapté dans l’Ouest. Simplement, il souhaitait qu’on respecte la liberté des franco-catholiques de garder leur langue maternelle.

Les Anglo-protestants et les Irlandais catholiques ne le voulaient pas, parce qu’ils n’aspiraient qu’à une société vraiment démocratique dont le lien serait la langue commune appelée à dominer le monde : l’anglais.

LA REVANCHE DES IRLANDAIS

Dès la mort de saint Pie X en 1914, les Irlandais relevèrent la tête. En 1915, Mgr Langevin, le “ Lion de Saint-Boniface ”, rendit sa belle âme à Dieu ; sa succession attisa certaines convoitises. Des franco-catholiques voulaient proposer Mgr Mathieu, mais celui-ci refusa catégoriquement. Cela n’empêcha pas qu’un dossier calomniateur fut envoyé contre lui à Rome, il en fut ulcéré sans que cela lui fasse perdre pour autant ses illusions sur l’épiscopat irlandais.

Finalement, c’est Mgr Béliveau, déjà évêque auxiliaire de Saint-Boniface, qui fut nommé le 9 décembre 1915. Même s’il était un ardent disciple de son prédécesseur, les Franco-catholiques ne triomphèrent pas, car le même jour l’archidiocèse fut divisé pour former le diocèse anglophone de Winnipeg. Les deux sièges épiscopaux n’étaient séparés que par la rivière Rouge, le premier rive droite, le second rive gauche ! Winnipeg hérita de la partie la plus vaste et la plus prospère et ne serait pas suffragant de Saint-Boniface, mais dépendrait directement de Rome. En outre, le siège revint à l’ancien secrétaire du délégué apostolique à Ottawa, rappelé à Rome par saint Pie X, Mgr Sinnott, qui ne cachait pas ses sentiments anti-français. C’est vraiment la revanche du clan irlandais, un temps mis de côté par le saint Pape.

Le choc fut terrible. C’est sur cette question que le saint Mgr Charlebois osa tenir tête au pape Benoît XV, tandis qu’un ami de Mgr Mathieu, bien placé à Rome, venait de l’informer que, de toute manière, « il avait été décidé que tout l’Ouest canadien était pour les Irlandais. »

Le même jour, Mgr Mathieu fut promu archevêque de Regina. Cette bonne nouvelle cachait en réalité un nouveau coup porté aux franco-catholiques : Regina ne serait plus alors sous la juridiction de Mgr Béliveau qui ne gardait plus comme suffragant que le vicariat apostolique du Keewatin. Surtout, cela préparait la division du diocèse de Regina qui se ferait à la mort de Mgr Mathieu, une perspective qu’il redoutait, mais qu’il ne put empêcher.

UNE ŒUVRE EXCELLENTE, COMPROMISE

En 1927, Mgr Mathieu tomba gravement malade. Rome lui refusa la nomination du coadjuteur qu’il réclamait légitimement, trouvant mille prétextes pour écarter les candidats francophones qui étaient présentés. Ce fut l’indice le plus sûr de ce qui se préparait.

Peu de temps après sa mort, survenue le 28 octobre 1929, le diocèse fut divisé. Sa partie sud-ouest, essentiellement francophone forma le nouveau diocèse de Gravelbourg, regroupant 24 000 fidèles, suffragant de Regina, qui compterait désormais 57 000 fidèles, dont le siège revint à un irlandais, Mgr McGuigan, bras droit de Mgr O’Leary d’Edmonton.

L’œuvre de Mgr Mathieu n’allait pas lui survivre longtemps. Il avait été apparemment un bon évêque : si, deux ans après son arrivée, son diocèse comptait 87 prêtres pour 62 000 catholiques dont 19 200 francophones, 16 300 allemands, 13 000 ruthènes, 6500 anglophones, quinze ans plus tard, à sa mort, il laissait 98 prêtres canadiens-français parfaitement bilingues, 33 prêtres allemands et 12 irlandais pour prendre soin de 75 000 catholiques, dont 25 000 francophones, 24 000 germanophones et 11 800 anglophones.

Une chose frappe cependant dans la correspondance de cet évêque entreprenant : le peu d’intérêt qu’il accordait aux conversions. Il semble que sa motivation fût plus la bonne entente entre les différentes composantes de son diocèse que leur retour à l’unique Église du Christ.

Après sa mort, son successeur l’a laissé dans l’oubli, malgré les protestations de certains de ses prêtres. Une simple pierre grise avec l’inscription de son nom, mais sans croix, sans distinction quelconque, recouvrait son tombeau. « On ne sait même pas que c’est un catholique qui y est enterré », écrivit un ancien collaborateur. Aussi ses restes furent-ils ramenés au Séminaire de Québec en 1949.

Peu à peu, les droits qu’il avait fait reconnaître furent supprimés, par exemple on ôta les emblèmes religieux dans les écoles publiques et on limita l’apprentissage du français.

Il était désormais évident qu’après 1930, nos évêques francophones de l’Ouest avaient abandonné l’idée de recréer une société catholique, une chrétienté, à l’image de ce que le Québec était encore.

En 1964, un monument en l’honneur de Mgr Mathieu fut tout de même érigé près de la cathédrale de Regina. Pour l’occasion un opuscule fut édité par le diocèse, mais il évoquait essentiellement ses bonnes relations avec Laurier et sa volonté d’unir les deux peuples.

Donc, tout est bien qui finit bien pour les catholiques libéraux qui l’ont emporté, d’autant plus qu’au même moment l’épiscopat faisait sa dernière mue sous l’influence du concile Vatican II ; elle permettrait de faire du Canada une société laïque multiculturelle respectueuse de tous. Ce que nous verrons une prochaine fois.